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Date : 20080205

Dossier : T-1364-05

Référence : 2008 CF 142

Ottawa (Ontario), le 5 février 2008

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE HUGHES

 

 

ENTRE :

ELI LILLY CANADA INC.

demanderesse

et

 

APOTEX INC. et

LE MINISTRE DE LA SANTÉ

défendeurs

 

et

 

ELI LILLY AND COMPANY LIMITED

défenderesse

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Il s’agit d’une demande présentée par Eli Lilly Canada Inc. en vertu des dispositions du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité), DORS/93‑133 (le Règlement sur les AC). La demande vise à interdire au ministre de la Santé de délivrer un avis de conformité (l’AC) à Apotex Inc. à l’égard d’une drogue contenant comme ingrédient actif un médicament communément appelé raloxifène pour un usage particulier, à savoir le traitement et la prévention de l’ostéoporose, en particulier chez les femmes postménopausées, jusqu’à l’expiration des lettres patentes canadiennes 2,101,356 (le brevet 356). Pour les motifs ci‑après énoncés, je conclus que la demande doit être rejetée.

 

LE CONTEXTE GÉNÉRAL

[2]               Eli Lilly avait antérieurement reçu du ministre un avis de conformité à l’égard de la vente de sa drogue contenant du raloxifène (sous forme de chlorhydrate de raloxifène) au Canada, destiné à être utilisé dans la prévention et le traitement de l’ostéoporose, en particulier chez les femmes postménopausées. Cette drogue est vendue sous forme de comprimé administré par voie buccale en concentration de 60 mg, sous le nom de marque EVISTA.

 

[3]               En vertu des dispositions du Règlement sur les AC, Eli Lilly a inscrit le brevet 356. Par conséquent, Apotex, en cherchant à obtenir son propre avis de conformité en vue de commercialiser sa version générique de la drogue, a signifié à Eli Lilly, le 16 juin 2005, un avis d’allégation dans lequel il était allégué que le brevet 356 était invalide et que sa version générique ne constituait pas une contrefaçon, compte tenu en particulier du prétendu moyen de défense Gillette. Par conséquent, Eli Lilly a engagé, le 5 août 2005, la présente instance visant à interdire au ministre de délivrer l’avis de conformité demandé par Apotex pour le motif que les allégations susmentionnées ne sont pas justifiées.

 

[4]               Les instances concernant des AC telles que celle‑ci doivent être entendues et un jugement doit être rendu dans les 24 mois de leur introduction, à moins que ce délai ne soit prorogé. Par une ordonnance rendue par la Cour le 14 mars 2007, ce délai a été prorogé, le nouveau délai devant expirer trois mois après la date à laquelle l’audition de l’affaire avait commencé. L’audience devait initialement commencer le 14 janvier 2008, mais elle a été reportée et elle a commencé le 21 janvier 2008, de sorte que le délai, aux fins du prononcé du jugement, expire le 21 avril 2008.

 

LES TÉMOINS

[5]               Les parties ont produit en preuve les affidavits de 19 témoins en tout, dont un grand nombre ont été contre‑interrogés.

 

[6]               Eli Lilly a produit la preuve de neuf témoins. Les huit témoins ci‑après désignés ont été présentés à titre de témoins experts. Tous ces témoins, sauf MM. Thisted et Stewart ainsi que Mme Azzarello, ont été contre‑interrogés par Apotex. Il s’agit des témoins suivants :

 

1.            Le docteur Russell : le docteur Russell est professeur de sciences musculosquelettiques pour la Fondation Norman Collisson et chef du Département de chirurgie orthopédique, au Collège Nuffield de l’Université d’Oxford. Il est médecin de profession et il a publié de nombreux articles sur des sujets se rapportant au métabolisme du calcium et aux maladies osseuses.

2.        Le docteur Turner : le docteur Turner est médecin de profession et professeur de sciences de la nutrition et de l’exercice à l’Université de l’État de l’Oregon; il est codirecteur du groupe musculosquelettique du Centre pour le vieillissement en santé et directeur du laboratoire de recherche sur les os de la faculté. Il a publié des articles dans les domaines des maladies osseuses et de l’ostéoporose.

3.        Le docteur Lindsay : le docteur Lindsay est chef du service de médecine interne de l’Hôpital Helen Hayes, à West Haverstraw, New York, et professeur de médecine clinique, à l’Université Columbia. Il a une vaste expérience clinique dans le traitement des patients atteints de maladies osseuses et est l’auteur d’articles sur l’ostéoporose et sur sa pathophysiologie et son traitement, y compris l’utilisation d’œstrogènes et de substances semblables à l’œstrogène.

4.        Le docteur Chalmers : le docteur Chalmers est professeur au Département de médecine (rhumatologie), à l’Université de la Colombie‑Britannique. Sa recherche est axée sur l’épidémiologie clinique, et plus précisément sur la polyarthrite rhumatoïde.

5.        Le docteur Thisted : le docteur Thisted est professeur au Département des études de la santé et président de ce département, à l’Université de Chicago; ce département fait partie de l’École de médecine Pritzker. Le docteur Thisted enseigne à des étudiants en médecine, à des résidents et à des boursiers dans le domaine de l’épidémiologie clinique, y compris l’interprétation de tests de diagnostic clinique, les facteurs de risque pour la maladie ainsi que la méthodologie et l’analyse d’études cliniques. Le docteur Thisted est également membre du Département de statistique de l’Université de Chicago et a publié des articles portant sur le calcul statistique.

6.        Le docteur Draper : le docteur Draper est spécialisé en endocrinologie clinique; il travaille pour Eli Lilly and Company depuis 1984. Il est titulaire d’un doctorat et d’un diplôme de médecine. Depuis 1984, il est responsable de diverses enquêtes cliniques et il a été le principal endocrinologue s’occupant d’essais cliniques auprès des humains pour le raloxifène.

7.        M. Steward : M. Stewart est agent de brevets inscrit et associé chez Sim & McBurney. Il exerce sa profession au Canada et aux États‑Unis depuis 1967.

8.        Mme Azzarello : Mme Azzarello est pharmacienne licenciée en Ontario; elle travaille dans l’industrie pharmaceutique depuis 1983. Elle a occupé le poste de directrice des affaires réglementaires dans une importante société pharmaceutique canadienne et, depuis 1996, elle est présidente de Market Access Strategic Regulatory Services Inc. En cette qualité, elle représente des sociétés canadiennes et américaines dans le processus fédéral d’approbation des médicaments et aux fins de l’inscription de produits génériques et de produits innovateurs dans le formulaire des médicaments.



[7]               De plus, Eli Lilly a soumis l’affidavit de Larry John Black, l’un des deux inventeurs désignés dans le brevet 356. M. Black a été contre‑interrogé. Aucune preuve de l’autre inventeur désigné, George Joseph Cullinan, n’a été produite par une partie ou l’autre.

 

[8]               Apotex a produit la preuve de neuf témoins qui ont été présentés à titre de témoins experts. Ces témoins ont tous été contre‑interrogés. Il s’agit des personnes suivantes :

 

1.      Le docteur Roos : le docteur Roos est directeur de la Section de gérontologie et de médecine gériatrique, directeur exécutif de l’Institut gériatrique et professeur de médecine à l’École de médecine Miller de l’Université de Miami. Ses recherches portent notamment sur l’ostéoporose et sur des études du métabolisme endocrinien et du vieillissement.

 

2.      Le docteur Hollis : le docteur Hollis est professeur de pédiatrie, de biochimie et de biologie moléculaire et directeur des sciences de la nutrition pédiatrique à l’Université médicale de la Caroline du Sud, à Charleston. Il a publié de nombreux articles sur le métabolisme du calcium, sur le métabolisme de la vitamine D et sur des modèles animaux de perte osseuse attribuable à une déficience des hormones ovariennes.

 

3.      Le docteur Klibanov : le docteur Klibanov est professeur de chimie et de biogénie au Massachusetts Institute of Technology; il est membre de comités éditoriaux de huit journaux scientifiques. Il se spécialise dans la chimie médicinale et a étudié les traitements de l’ostéoporose et les modèles animaux de l’ostéoporose.

 

4.      Le docteur Dordick : le docteur Dordick est professeur aux départements de biologie et de génie chimique et biologique à l’Institut polytechnique Rensselaer. Il est cofondateur d’une société s’occupant de découverte de drogues, Solidus Biosciences, qui se concentre sur la mise au point de tests de métabolisme humain au stade initial et de tests de toxicologie.

 

5.      Le docteur O’Keefe : le docteur O’Keefe est directeur des études en orthopédie et directeur du Centre de recherche musculosquelettique à l’Université de Rochester. Il supervise une gamme de programmes de recherche, notamment des programmes axés sur le métabolisme osseux et sur la régulation de l’activité des ostéoblastes et des ostéoclastes et se spécialise dans l’oncologie musculosquelettique et dans les maladies métaboliques osseuses.

 

6.      Le docteur Vieth : le docteur Vieth est professeur au Département des sciences de la nutrition et au Département de médecine de laboratoire et de pathobiologie, à l’Université de Toronto, et directeur du laboratoire des sciences squelettiques et minérales, à l’Université de Toronto et à l’Hôpital Mount Sinai. Il donne un cours de biostatistique et assure des services de laboratoire clinique axés sur les marqueurs de la formation osseuse et de la résorption osseuse.

 

7.      La docteure Dziak : la docteure Dziak est professeure de biologie orale à l’Université de Buffalo. Sa recherche est axée sur la biologie des cellules osseuses, plus précisément sur le métabolisme, et elle est directrice d’un cours d’enseignement supérieur portant sur la dynamique du squelette.

 

8.      Le docteur Bloch : le docteur Bloch est directeur de la recherche au Département de recherche et de politique de la santé, Section de biostatistique, à l’Université de Stanford. Sa recherche porte sur l’application de la statistique mathématique aux études scientifiques et sur l’avancement de la méthodologie de la recherche biostatistique.

 

9.      M. Oyen : M. Oyen est associé et agent de brevets chez Oyen Wiggs Green & Mutala LLP; il exerce sa profession dans le domaine du droit de la propriété intellectuelle, y compris le droit des brevets, depuis 1967.

 

 

[9]               De plus, Apotex a soumis l’affidavit de Megan Ellis, lequel a servi à produire en preuve l’avis d’allégation d’Apotex et de nombreuses antériorités. Mme Ellis n’a pas été contre‑interrogée.

 

[10]           Eli Lilly et Apotex ont chacune produit la preuve de plus de cinq témoins experts sans demander à la Cour l’autorisation de le faire. Or, la jurisprudence récente de la Cour montre clairement que la partie qui veut présenter la preuve de plus de cinq témoins experts doit demander l’autorisation de la Cour. Je me rends bien compte que cette jurisprudence est plus récente que la date à laquelle la preuve a été produite, de sorte que je ne rejetterai pas cette preuve, étant donné qu’aucune partie ne m’a demandé de le faire, mais je m’y reporterai lorsqu’il s’agira d’adjuger les dépens.

 

LE BREVET 356

[11]           Les lettres patentes canadiennes 2,101,356 ont été délivrées et accordées à la défenderesse Eli Lilly and Company, des États‑Unis, le 17 novembre 1998. La demanderesse Eli Lilly Canada Inc. est porteuse de licence en vertu de ce brevet. La demande se rapportant à ce brevet a été déposée au Bureau canadien des brevets le 27 juillet 1993, de sorte que les dispositions de la « nouvelle » Loi sur les brevets postérieure au mois d’octobre 1989, L.R.C. 1985, ch. P‑4, s’appliquent. Dans le brevet, la priorité est revendiquée par rapport à la demande 07/920,933 déposée au Bureau américain des brevets le 28 juillet 1992 (la date de priorité). La demande relative au brevet canadien est devenue accessible au public le 29 janvier 1994.

 

[12]           Le brevet 356 désigne Larry John Black et George Joseph Cullinan à titre d’inventeurs. Comme il en a ci‑dessus été fait mention, la preuve de M. Black a été produite dans la présente demande, mais la preuve de M. Cullinan ne l’a pas été.

 

[13]           Le brevet doit expirer 20 ans après la date du dépôt de la demande auprès du Bureau canadien des brevets, c’est‑à‑dire le 27 juillet 2013, à moins d’être déclaré invalide dans une action appropriée avant cette date. Il ne s’agit pas ici d’une telle instance.

 

[14]           Le brevet 356 renferme 17 revendications, qui sont toutes rédigées sous la forme « suisse ».

 

[15]           Lors de la conférence préparatoire tenue le 14 janvier 2008, les parties, par l’entremise de leurs avocats, ont convenu que les seules revendications que la Cour doit examiner sont les revendications 1, 3, 15 (telle qu’elle dépend de la revendication 14) et 17 du brevet 356. Ces revendications (y compris la revendication 14) sont libellées comme suit :

[traduction]

1.         L’utilisation d’un compose de formule (I):

 

                        où

                                    n est égal à 0, 1 ou 2;

 

R et R1, chacun de manière indépendante, représentent un atome d’hydrogène, un groupement hydroxyle, un groupement alcoxyle en C1-C6, un groupement acyloxy en C1-C6, un groupement alcoxy en C1-C6 - acyloxy en C2-C6, un groupement aroyloxy substitué par R3, un groupement carbonyloxy substitué par R4 , un atome de chlore ou de brome;

 

R2 représente un noyau hétérocyclique choisi dans le groupe de noyaux pyrrolidino, pipéridino ou hexaméthylèneimino;

 

R3 représente un groupement alkyle en C1-C3, un groupement alcoxy en  C1‑C3, un atome d’hydrogène ou un atome d’halogène

 

R4 représente un groupement alcoxy ou aryloxy en C1-C6;ou

un sel de qualité pharmaceutique de ce composé, dans la préparation d’un médicament utile pour le traitement ou la prévention de l’ostéoporose chez l’humain.

[…]

3.         L’utilisation du chlorhydrate de raloxifène dans la préparation d’un médicament utile en vue d’empêcher la perte osseuse chez un humain.

[…]

14.       L’utilisation de l’une ou l’autre des revendications 1 à 3 dans lesquelles le médicament sert au traitement d’un humain vieillissant.

 

15.       L’utilisation de la revendication 14 dans laquelle le médicament sert au traitement d’une femme postménopausée.

[...]

17.       L’utilisation de l’une ou l’autre des revendications 1 à 3 dans lesquelles le médicament sert au traitement d’un patient sans entraîner de réactions œstrogéniques importantes dans les tissus sexuels primaires.

 

[16]           Le groupe de composés décrits par la formule (1) dans la revendication 1 fait partie de la famille de produits chimiques communément appelés les benzothiophènes. Il n’est pas contesté que, parmi de tels benzothiophènes, il y a celui qui est connu sous le nom de raloxifène. La littérature antérieure utilise l’appellation « kéoxifène » au lieu de raloxifène; il s’agit de la même chose.

 

[17]           Afin de simplifier les revendications, pour les besoins des présents motifs, y compris l’incorporation de la mention de la revendication 14 dans la revendication 15 ainsi que la mention des revendications 1 à 3 dans la revendication 14 et dans la revendication 17, les revendications 1, 3, 15 et 17 peuvent être reformulées comme suit :

1.         L’utilisation d’un membre d’un groupe de benzothiophènes (tels que le raloxifène) dans la préparation d’un médicament utile aux fins du traitement ou de la prévention de l’ostéoporose chez un humain.

[...]

 

3.         L’utilisation du chlorhydrate de raloxifène dans la préparation d’un médicament utile en vue d’empêcher la perte osseuse chez un humain.

 

[...]

 

15.       L’utilisation d’un membre d’un groupe de benzothiophènes (tels que le raloxifène ou le chlorhydrate de raloxifène) dans la préparation d’un médicament utile aux fins du traitement ou de la prévention de l’ostéoporose ou en vue d’empêcher la perte osseuse chez une femme postménopausée.

 

[...]

 

17.       L’utilisation d’un membre d’un groupe de benzothiophènes (tels que le raloxifène ou le chlorhydrate de raloxifène) dans la préparation d’un médicament utile aux fins du traitement ou de la prévention de l’ostéoporose ou en vue d’empêcher la perte osseuse pour le traitement d’un patient sans entraîner de réactions œstrogéniques importantes dans les tissus sexuels primaires.

 

 

[18]           Les 17 revendications du brevet 356 sont, comme les revendications 1, 3, 15 et 17, rédigées dans le style « suisse », c’est‑à‑dire :

[traduction]

 

L’utilisation d’[un ancien composé] dans la fabrication d’un médicament destiné au traitement d’[un nouveau trouble].



[19]           Les revendications d’un brevet concernant d’une façon ou d’une autre des médicaments, leur fabrication et leur utilisation ont à divers moments et dans divers ressorts fait l’objet de certaines restrictions et limitations. Ainsi, à un moment donné, le Canada ainsi que certains autres pays ne permettaient pas de revendications portant sur un médicament en soi. Par conséquent, on a commencé à structurer les revendications de certaines façons, de sorte qu’indirectement, une certaine protection sous forme de monopole pouvait être demandée. Dans la décision Deprenyl Research Ltd. c. Apotex Inc. (1994), 55 C.P.R. (3d) 171 (conf. par (1995), 60 C.P.R. (3d) 501 (C.A.F.)), à la page 175, feu le juge en chef adjoint Jerome a procédé à une bonne analyse succincte de l’historique de telles revendications au Canada :

[...] Jusqu'à tout récemment, un médicament en soi ne pouvait être breveté, sauf s'il était préparé par un procédé spécialement décrit. Même dans ce cas, cependant, il était essentiel que le médicament ainsi produit ait un caractère de nouveauté. Si le médicament n'avait pas de tel caractère, mais que le procédé permettant de le produire fût nouveau, seulement le procédé pouvait être breveté. Bien que les médicaments en soi puissent maintenant être brevetés en tant que produits, de toute évidence il existe encore un grand nombre de brevets concernant des médicaments préparés par un procédé particulier. Par conséquent, il y a trois types de revendications qui peuvent être faites dans un brevet relatif à un médicament. Il y a la revendication pour le médicament en soi, appelée « revendication pour un produit »; la revendication pour le médicament préparé par un procédé particulier, appelée « revendication pour un produit "dépendant d'un procédé" » et la revendication pour un procédé particulier pour la production du médicament, appelée « revendication pour un procédé ».

 

 

[20]           En Europe, les revendications qui étaient [traduction] « susceptibles d’application industrielle » étaient permises, mais [traduction] « les méthodes de traitement chirurgical ou thérapeutique du corps humain [...] et les méthodes de diagnostic appliquées au corps humain » ne l’étaient pas; toutefois [traduction] « les substances ou compositions, pour la mise en œuvre d’une de ces méthodes » pouvaient être revendiquées. Par conséquent, un nouveau médicament pouvait être revendiqué, mais pas une nouvelle utilisation d’un ancien médicament. Les Suisses ont élaboré une façon d’éviter ce problème de revendication d’une nouvelle utilisation d’un ancien médicament en qualifiant la fabrication d’un comprimé pour une nouvelle utilisation comme quelque chose qui était [traduction] « susceptible d’application industrielle », de sorte que ce type de revendication est devenu connu sous le nom de « revendication suisse ».

 

[21]           Le juge Jacob (tel était alors son titre), de la Chancery (Patents) Division anglaise, a expliqué les revendications suisses d’une façon claire dans la décision Bristol-Myers Squibb Co. c. Baker Norton Pharmaceuticals Inc., [1998] EWHC Patents 300 (confirmé [2000] EWCA Civ. 169 (C.A.)), aux paragraphes 43 et suivants :

[traduction]

 

43. Avant de continuer, j’aimerais maintenant parler de la structure générale d’une revendication. Je dois dire qu’un homme ordinaire versé dans l’art (à qui la revendication s’adresse en théorie) la trouverait troublante à moins de connaître la logique byzantine du droit des brevets et de la jurisprudence. L’explication se trouve au paragraphe 54(4) de la CBE et dans les décisions. Les passages pertinents de l’article 54 sont rédigés comme suit :

 

(1) Les brevets européens sont délivrés pour les inventions nouvelles impliquant une activité inventive et susceptibles d’application industrielle.

 

[…]

 

(4) Ne sont pas considérées comme des inventions susceptibles d’application industrielle au sens du paragraphe 1, les méthodes de traitement chirurgical ou thérapeutique du corps humain ou animal et les méthodes de diagnostic appliquées au corps humain ou animal. Cette disposition ne s’applique pas aux produits, notamment aux substances ou compositions, pour la mise en œuvre d’une de ces méthodes.

 

 

[22]           Par conséquent, la « revendication suisse » est une forme de structure additionnelle de revendication qui peut être ajoutée aux structures examinées dans la décision Deprenyl, précitée, de sorte qu’à l’heure actuelle, au Canada, les revendications portant sur un médicament, et en particulier sur un médicament antérieurement connu, peuvent être structurées de diverses façons, par exemple :

·        l’utilisation d’un ancien médicament pour le traitement d’un nouveau trouble (revendication pour une nouvelle utilisation);

 

·        le procédé de fabrication d’un ancien médicament qui doit être utilisé dans le traitement d’un nouveau trouble (revendication pour un procédé);

 

·        l’utilisation d’un ancien médicament lorsqu’il est préparé par un procédé donné pour le traitement d’un nouveau trouble (revendication dépendant du procédé);

 

·        l’utilisation d’un ancien médicament pour la fabrication d’un médicament pour le traitement d’un nouveau trouble (revendication suisse).

 

[23]           Il serait probablement possible de dire que chacune de ces revendications porte en « esprit » ou en « essence » sur la nouvelle utilisation d’un médicament connu, mais chacune est structurée différemment.

 

[24]           Lors de la conférence préparatoire qui a eu lieu le 14 janvier 2008, l’avocat d’Apotex a déclaré qu’Apotex ne plaiderait pas la question de savoir si les revendications du type « suisse » sont des revendications appropriées aux fins de l’inscription en vertu du Règlement sur l’AC ni la question de savoir si de telles revendications visent une méthode de traitement médical. Dans la mesure où de tels arguments ont été invoqués dans l’avis d’allégation ou dans le mémoire des arguments d’Apotex, ils ont été abandonnés.

 

 

 

 

INTERPRÉTATION DES REVENDICATIONS

[25]           Dans une instance comme celle qui nous occupe, la Cour doit donner une interprétation des revendications en litige. La Cour doit interpréter les revendications avant d’examiner les questions de validité et de contrefaçon (Whirlpool Corp. c. Camco Inc., [2000] 2 R.C.S. 1067, au paragraphe 43). Cela s’applique à l’ensemble du brevet, au besoin, et non simplement aux revendications (Burton Parsons Chemicals, Inc. c. Hewlett-Packard (Canada) Ltd., [1976] 1 R.C.S. 555, à la page 563; Western Electric Co. c. Baldwin International Radio of Canada, [1934] R.C.S. 570, à la page 572).

 

[26]           L’interprétation est une tâche qui relève uniquement de la Cour (Whirlpool, précité; Burton Parsons, précité); le rôle de l’expert, au besoin, est limité à aider la Cour à se mettre à la place d’une personne versée dans l’art au moment pertinent (Halford c. Seed Hawk Inc., 2006 CAF 275, au paragraphe 11). Dans l’arrêt Dableh c. Ontario Hydro, [1996] 3 C.F. 751, au paragraphe 33, la Cour d’appel fédérale a dit que le rôle de l’expert est le suivant :

 

Il est reconnu en droit que le rôle d’interprétation d’une revendication de brevet appartient exclusivement au juge de première instance. Selon la stricte théorie du droit, les témoins experts, les personnes versées dans l’art, ont pour tâche de fournir au juge la connaissance technique nécessaire pour interpréter un brevet comme s’il était lui‑même une personne versée dans l’art. Lorsque les experts ne s’entendent pas, c’est au juge de première instance qu’il appartient de trancher de façon définitive. […]

 

[Renvoi omis.]

 

[27]           Les parties n’ont mis l’accent que sur certaines revendications exigeant l’examen de la Cour. Il s’agit des revendications 1, 3, 15 et 17. Ces revendications sont reproduites ci‑dessous en des termes plus simples :

[traduction]

 

1.         L’utilisation d’un membre d’un groupe de benzothiophènes (tels que le raloxifène) dans la préparation d’un médicament utile aux fins du traitement ou de la prévention de l’ostéoporose chez un humain.

[...]

 

3.         L’utilisation du chlorhydrate de raloxifène dans la préparation d’un médicament utile en vue d’empêcher la perte osseuse chez un humain.

 

[...]

 

15.       L’utilisation d’un membre d’un groupe de benzothiophènes (tels que le raloxifène ou le chlorhydrate de raloxifène) dans la préparation d’un médicament utile aux fins du traitement ou de la prévention de l’ostéoporose ou en vue d’empêcher la perte osseuse chez un humain vieillissant, à savoir chez une femme postménopausée.

 

[...]

 

17.       L’utilisation d’un membre d’un groupe de benzothiophènes (tels que le raloxifène ou le chlorhydrate de raloxifène) dans la préparation d’un médicament utile aux fins du traitement ou de la prévention de l’ostéoporose ou en vue d’empêcher la perte osseuse pour le traitement d’un patient sans entraîner des réactions œstrogéniques importantes dans les tissus sexuels primaires.

           

[28]           Apotex fait valoir que les revendications veulent simplement dire ce qu’elles disent et que le mot [traduction] « ostéoporose » s’entend clairement de n’importe quelle forme d’ostéoporose, quelle que soit sa cause, et que l’expression [traduction] « perte osseuse » s’entend clairement de n’importe quelle forme de perte osseuse, quelle que soit sa cause.

[29]           Eli Lilly fait valoir que, lorsqu’ils sont lus dans le contexte du brevet dans son ensemble, les mots [traduction] « ostéoporose » et [traduction] « perte osseuse » qui y sont mentionnés sont [traduction] « ce qui résulte d’un manque d’œstrogène ».

 

[30]           La Cour doit aborder la question de l’interprétation des revendications d’une façon éclairée et téléologique. Il faut recueillir les renseignements dans le brevet dans son ensemble, afin de déterminer le contexte dans lequel les revendications doivent être examinées, ainsi qu’auprès des experts, qui ont pour tâche d’aider le juge, au besoin, à l’égard du sens technique des termes et concepts utilisés dans les revendications. C’est ce que la Cour suprême a dit dans l’arrêt Free World Trust c. Electro Santé Inc., [2000] 2 R.C.S. 1024, aux paragraphes 51 et 52 :

51                              Cet aspect est plus particulièrement examiné dans les arrêts Whirlpool Corp. c. Camco Inc., 2000 CSC 67 (CanLII), [2000] 2 R.C.S. 1067, 2000 CSC 67, et Whirlpool Corp. c. Maytag Corp., 2000 CSC 68 (CanLII), [2000] 2 R.C.S. 1116, 2000 CSC 68, rendus concurremment.  L’interprétation des revendications avec le concours d’un destinataire versé dans l’art donne au breveté l’assurance que certains termes et concepts seront considérés par le tribunal à la lumière du témoignage d’un expert concernant leur sens technique.  Les mots choisis par l’inventeur seront interprétés selon le sens que l’inventeur est présumé avoir voulu leur donner et d’une manière qui est favorable à l’accomplissement de l’objet, exprès ou tacite, des revendications.  Cependant, l’inventeur qui s’exprime mal ou qui crée par ailleurs une restriction inutile ou complexe ne peut s’en prendre qu’à lui‑même.  Le public doit pouvoir s’en remettre aux termes employés à condition qu’ils soient interprétés de manière équitable et éclairée.

 

 

 

 

 

 

 

(ii)   Ce qui constitue un élément « essentiel » doit être déterminé en fonction des connaissances acquises dans le domaine à la date de la publication du mémoire descriptif

 

52                              L’interchangeabilité d’éléments non essentiels est déterminée à l’issue d’une interprétation éclairée de la teneur des revendications au moment où elles sont communiquées aux personnes cibles versées dans l’art dont relève l’invention. Ainsi, dans Consolboard, précité, le juge Dickson a fait mention à la p. 523 de [traduction] « ce qu’un ouvrier habile qui aurait lu le mémoire descriptif à l’époque aurait jugé divulgué et revendiqué par le mémoire » (je souligne).  Voir également Fox, op. cit., à la p. 204.  La date de la publication a été retenue par lord Diplock dans Catnic, précité, puis reprise par le juge Hoffmann (maintenant lord Hoffmann) dans Improver Corp. c. Remington Consumer Products Ltd., [1990] F.S.R. 181 (Pat. Ct.), à la p. 182 :

 

[traduction]  Le fait que la variante n’influence pas de façon appréciable le fonctionnement de l’invention aurait‑il été évident, à la date de la publication du brevet, pour un expert du domaine?  Dans la négative, la variante ne tombe pas sous le coup de la revendication.  [Je souligne.]

 

 

[31]           La Cour, ainsi éclairée, doit interpréter les revendications d’une façon « téléologique » en prêtant une grande attention au but et à l’intention des inventeurs, tels qu’ils sont exprimés dans le document de brevet, y compris l’ensemble du mémoire descriptif, sans être ni indulgente ni dure. Comme la Cour suprême l’a dit au point c) du paragraphe 49 de l’arrêt Whirlpool, précité :

c)   Selon la règle orthodoxe, un brevet [traduction] « doit être lu par un esprit désireux de comprendre, et non pas par un esprit désireux de ne pas comprendre », le juge Chitty dans Lister c. Norton Brothers and Co. (1886), 3 R.P.C. 199 (Ch. D.), à la p. 203.  Un « esprit désireux de comprendre » prête nécessairement une grande attention au but et à l’intention de l’auteur.

 

 

[32]           Et comme la même cour l’avait dit auparavant dans l’arrêt Consolboard Inc. c. MacMillan Bloedel (Saskatchewan) Ltd., [1981] 1 R.C.S. 504, aux pages 520 et 521 :

Il faut considérer l’ensemble de la divulgation et des revendications pour déterminer la nature de l’invention et son mode de fonctionnement, (Noranda Mines Limited c. Minerals Separation North American Corporation), sans être ni indulgent ni dur, mais plutôt en cherchant une interprétation qui soit raisonnable et équitable à la fois pour le titulaire du brevet et pour le public. Ce n’est pas le moment d’être trop rusé ou formaliste en matière d’oppositions soit au titre ou au mémoire descriptif puisque, comme le dit le juge en chef Duff, au nom de la Cour, dans l’arrêt Western Electric Company, Incorporated et Northern Electric Company c. Baldwin International Radio of Canada, à la p. 574 : [traduction] « quand le texte du mémoire descriptif, interprété de façon raisonnable, peut se lire de façon à accorder à l’inventeur l’exclusivité de ce qu’il a inventé de bonne foi, la Cour, en règle générale, cherche à mettre cette interprétation à effet ». Sir George Jessel a dit à peu près la même chose il y a beaucoup plus longtemps dans l’arrêt : Hinks & Son v. Safety Lighting Company (1876), 4 Ch. D. 607. Il a dit que l’on devait aborder le brevet « avec le souci judiciaire de confirmer une invention vraiment utile ».

 

[Renvoi omis.]

 

 

[33]           Toutefois, cette méthode d’interprétation ne veut pas pour autant dire qu’un breveté, au moyen des arguments invoqués par l’avocat à l’instruction, peut reformuler une revendication. Les propos de la Cour suprême dans l’arrêt Free World, précité, au paragraphe 51, sont ici reproduits de nouveau :

51                              Cet aspect est plus particulièrement examiné dans les arrêts Whirlpool Corp. c. Camco Inc., 2000 CSC 67, et Whirlpool Corp. c. Maytag Corp., [2000] 2 R.C.S. 1116, 2000 CSC 68, rendus concurremment.  L’interprétation des revendications avec le concours d’un destinataire versé dans l’art donne au breveté l’assurance que certains termes et concepts seront considérés par le tribunal à la lumière du témoignage d’un expert concernant leur sens technique.  Les mots choisis par l’inventeur seront interprétés selon le sens que l’inventeur est présumé avoir voulu leur donner et d’une manière qui est favorable à l’accomplissement de l’objet, exprès ou tacite, des revendications.  Cependant, l’inventeur qui s’exprime mal ou qui crée par ailleurs une restriction inutile ou complexe ne peut s’en prendre qu’à lui‑même.  Le public doit pouvoir s’en remettre aux termes employés à condition qu’ils soient interprétés de manière équitable et éclairée.

 

[34]           Compte tenu de cette jurisprudence, ainsi que de la preuve présentée par les experts, au besoin, j’examinerai les revendications en litige. Premièrement, il est certain que les revendications parlent simplement [traduction] d’« ostéoporose » et de [traduction] « perte osseuse ». Aucune réserve quelle qu’elle soit n’est faite à l’égard de ces termes dans la revendication 1 ou dans la revendication 3.

 

[35]           J’examinerai maintenant le mémoire descriptif du brevet 356. Le mémoire descriptif commence, à la première page et à la page 2, en disant que l’invention se rapporte à une catégorie de composés de benzothiophènes utiles aux fins de la prévention de la perte osseuse, que le mécanisme de la perte osseuse n’est pas bien compris, que la perte osseuse se produit chez un vaste ensemble de sujets et que, si elle n’est pas contrôlée, elle mène à l’ostéoporose. Un passage de la première page est reproduit ci‑dessous :

[traduction]

 

Cette invention a trait à la découverte qu’un groupe de 2‑phényl-3-aroylbenzothiophènes est utile dans la prévention de la perte osseuse

 

Le mécanisme de la perte osseuse n’est pas bien compris [...]

 

[...]

 

La perte osseuse se produit chez un vaste ensemble de sujets [...]

 

[...]

 

La perte osseuse, si elle n’est pas contrôlée, peut mener à l’ostéoporose [...]

 

 

[36]           À la page 2 et à la page 3, le mémoire descriptif dit que l’un des types les plus communs d’ostéoporose se manifeste chez les femmes postménopausées et que l’œstrogénothérapie a été utilisée en produisant des effets bénéfiques; toutefois, il y a des effets secondaires indésirables qui justifient la nécessité de mettre au point une autre thérapie. Comme le dit le mémoire descriptif :

[traduction]

 

L’un des types les plus communs d’ostéoporose se manifeste chez les femmes postménopausées [...] Un aspect important de l’ostéoporose postménopausique est une perte importante et rapide de la masse osseuse attribuable au fait que les ovaires cessent de produire de l’œstrogène. De fait, les données indiquent clairement la capacité des œstrogènes de limiter la progression de la perte osseuse ostéoporotique, et le remplacement de l’œstrogène est un traitement reconnu pour l’ostéoporose postménopausique aux États‑Unis et dans de nombreux autres pays. Toutefois, bien que les œstrogènes aient des effets bénéfiques sur les os, l’œstrogénothérapie de longue durée, même à des niveaux très bas, a été associée à divers troubles [...] Les préoccupations liées aux importants effets indésirables associés à l’œstrogénothérapie et la capacité restreinte des œstrogènes d’inverser la perte osseuse existante justifient la nécessité de trouver d’autres thérapies pour la perte osseuse, générant les effets désirables sur les os, sans toutefois causer les effets indésirables.

 

[37]           Au haut de la page 3, le mémoire descriptif indique plusieurs solutions de rechange connues. Au milieu de la page 3, il est déclaré que l’invention fournit des méthodes permettant d’empêcher la perte osseuse sans les effets négatifs de l’œstrogénothérapie :

[traduction]

 

La présente invention fournit des méthodes permettant d’empêcher la perte osseuse sans les effets négatifs associés à l’œstrogénothérapie et constitue donc un traitement efficace acceptable de l’ostéoporose.

 

 

[38]           Aux pages 3 et 4, il est question des composés de benzothiophènes. Il est reconnu que ces composés étaient autrefois connus, notamment le composé qui nous intéresse ici, soit le raloxifène (autrefois connu sous le nom de kéoxifène).

 

[39]           Aux pages 4 à 7, l’invention est résumée. Aux pages 4 et 5, il est déclaré que l’invention prévoit l’utilisation des composés de benzothiophène connus [traduction] « [...] dans le traitement ou la prévention de l’ostéoporose chez un humain » et qu’elle fournit également une formulation d’un tel benzothiophène et d’un excipient dans une quantité suffisante pour accroître ou conserver la densité osseuse.

 

[40]           Aux pages 5 à 7, une description est donnée de l’invention et de la façon dont on croit qu’elle fonctionne. L’invention se rapporte au fait qu’un groupe de benzothiophènes est utile dans le traitement de l’ostéoporose. On croit que les composés empêchent la perte osseuse résultant d’un manque d’œstrogène endogène attribuable à certaines choses. À la page 6 du mémoire descriptif, on indique comme [traduction] « avantage réel » le fait que les composés empêchent la perte osseuse sans entraîner de réactions œstrogéniques. Par conséquent, l’utilisation des composés doit se faire dans une quantité qui ne touche pas de manière significative les tissus sexuels primaires ciblés. Comme le dit le mémoire descriptif :

[traduction]

 

[...] l’avantage réel de la présente découverte est que les benzothiophènes de formule I empêchent la perte osseuse, mais n’entraînent pas de réactions œstrogéniques importantes dans les tissus sexuels primaires ciblés. Par conséquent, la présente invention prévoit l’utilisation d’un composé de formule I tel qu’il a déjà été défini en vue d’empêcher la perte osseuse chez un humain qui a besoin d’être traité, dans une quantité suffisante pour empêcher la perte osseuse, sans toutefois toucher de manière significative les tissus sexuels primaires ciblés.

 

 

[41]           Aux pages 7 et 8 du mémoire descriptif, il est question de l’action biologique des composés. Aux pages 9 et 10, certains substituts chimiques de divers composés du groupe sont définis. À la page 11, le mémoire descriptif identifie le raloxifène comme substitut [traduction] « optimal » et reconnaît que la méthode de fabrication de ces composés est déjà connue. Comme le dit le mémoire descriptif à la page 11 :

[traduction]

 

La configuration optimale de l’invention comporte l’utilisation du raloxifène, en particulier lorsqu’il est administré sous la forme de sel de chlorhydrate.

 

Tous les composés utilisés dans les méthodes préconisées par la présente invention peuvent être fabriqués selon des procédures établies [...]

 

 

[42]           Les pages 11 à 35 du mémoire descriptif portent sur la préparation de certains composés de benzothiophènes comme le raloxifène et sur leur formulation aux fins de la préparation de capsules et de comprimés.

 

[43]           Le reste de la partie descriptive du mémoire descriptif, des pages 36 à 47, porte sur des expériences qui ont été faites sur des rats et l’une de celles‑ci, l’exemple 5, porte sur une expérience envisagée sur les humains, en particulier les femmes postménopausées. Les études effectuées sur les rats (des rats Sprague Dawley âgés de 75 jours) comportent des comparaisons entre les rats dont les ovaires avaient été enlevés et ceux dont les ovaires étaient intacts. Les études sur les humains prévoient la participation de femmes qui seraient normalement considérées comme des candidates à la thérapie de remplacement de l’œstrogène dans le traitement de l’ostéoporose. Comme l’a dit par exemple le docteur Lindsay aux paragraphes 32 et 33 de son affidavit, tous ces exemples portent sur la perte osseuse attribuable au manque d’œstrogène.

 

[44]           L’exemple 5 semble se rapporter à une étude sur les humains qui, à ce moment‑là, ne semblait être qu’à l’état de projet. De la page 45 jusqu’à la première moitié de la page 47, il est question des modalités de sélection de cent soixante patientes, des modalités de prélèvement d’échantillons de sang et d’urine, du groupe de contrôle et du groupe auquel certains médicaments devaient être administrés en certaines doses ainsi que des mesures de base qui devaient être faites. Aucun résultat de l’étude n’est donné. À la page 47, la partie descriptive du brevet se termine par les deux paragraphes suivants, dans lesquels il est question de ce à quoi on [traduction] « s’attend », et envisage [traduction] « des études ultérieures de plus longue durée » :

[traduction]

 

Au cours de visites subséquentes chez le médecin enquêteur, les mesures des paramètres susmentionnés en réponse au traitement sont de nouveau effectuées. Il a été démontré que l’administration d’œstrogène a pour effet d’inhiber les marqueurs biochimiques énumérés ci‑dessus qui sont associés à la résorption osseuse, comparativement à un sujet non traité. On s’attend généralement à ce que le raloxifène inhibe les marqueurs chez les sujets manifestant une déficience œstrogénique, indiquant que le raloxifène est efficace pour empêcher la perte osseuse à compter du moment où commence le traitement.

 

Des études ultérieures de plus longue durée peuvent incorporer la mesure directe de la densité osseuse au moyen de l’utilisation d’une absorptiométrie photonique et de la mesure des taux de fracture associés à la thérapie.

 

 

[45]           Les termes [traduction] « perte osseuse » et [traduction] « ostéoporose » eux‑mêmes ne figurent pas dans le mémoire descriptif d’une façon dont il serait possible de dire qu’ils seraient ambigus s’ils étaient considérés isolément. Ainsi, la preuve démontre, selon les contre‑interrogatoires du docteur Russell, aux questions 180 à 195, du docteur Turner aux questions figurant aux pages 24 à 30, du docteur Chalmers, aux questions 191 à 199 et du docteur Lindsay aux questions 191 à 198, que les termes [traduction] « ostéoporose » et [traduction] « perte osseuse » en tant que tels ne sont pas ambigus et que, dès 1992, on savait que des causes autres que celles associées à l’œstrogène entraînaient une perte osseuse et l’ostéoporose.

 

LES REVENDICATIONS

[46]           Quant aux revendications, en particulier les revendications 1, 3, 15 et 17, sur lesquelles étaient axés les arguments des parties, je les reproduirai de nouveau dans leur forme simplifiée (ce qui n’a rien à voir avec l’interprétation; il s’agit simplement d’en faciliter la lecture) :

1.         L’utilisation d’un membre d’un groupe de benzothiophènes (tels que le raloxifène) dans la préparation d’un médicament utile aux fins du traitement ou de la prévention de l’ostéoporose chez un humain.

[...]

 

3.         L’utilisation du chlorhydrate de raloxifène dans la préparation d’un médicament utile en vue d’empêcher la perte osseuse chez un humain.

 

[...]

 

15.       L’utilisation d’un membre d’un groupe de benzothiophènes (tels que le raloxifène ou le chlorhydrate de raloxifène) aux fins du traitement d’un humain vieillissant, à savoir une femme postménopausée.

 

[...]

 

17.       L’utilisation d’un membre d’un groupe de benzothiophènes (tels que le raloxifène ou le chlorhydrate de raloxifène) dans la préparation d’un médicament pour le traitement d’un patient sans entraîner de réactions œstrogéniques importantes dans les tissus sexuels primaires.

 

 

[47]           La revendication 1 est une revendication indépendante qui traite simplement de [traduction] l’« ostéoporose chez un humain ». La revendication 3 est une revendication indépendante dans laquelle il est simplement question [traduction] d’« empêcher la perte osseuse chez un humain ». Les termes [traduction] « ostéoporose » ou [traduction] « perte osseuse » ne sont pas assortis de restrictions.

 

[48]           La revendication 15 est une revendication dépendante; elle dépend de la revendication 14, qui de son côté dépend des revendications 1, 2 ou 3. Le traitement se rapporte à l’ostéoporose (revendication 1) ou à la perte osseuse (revendication 3) chez un humain vieillissant (revendication 14), en particulier [traduction] « au traitement d’une femme postménopausée » (revendication 15). Encore une fois, le type d’ostéoporose ou de perte osseuse n’est pas assorti de restrictions.

 

[49]           La revendication 17 dépend de l’une ou l’autre des revendications 1, 2 ou 3, à savoir le traitement de l’ostéoporose (revendication 1) ou de la perte osseuse (revendication 3), le traitement étant effectué [traduction] « sans entraîner de réactions œstrogéniques importantes dans les tissus sexuels primaires ».

 

[50]           Eli Lilly soutient que les revendications, et même les revendications 1 et 3, doivent être uniquement limitées à la perte osseuse et à l’ostéoporose attribuables à une déficience œstrogénique. Le paragraphe 61 de son mémoire est reproduit ci‑dessous :

[traduction]

 

61.       Lorsqu’elles sont lues par un esprit désireux de comprendre, et lorsqu’elles sont lues dans le contexte indiqué dans le mémoire descriptif, il est clair que les revendications du brevet 356 se rapportent uniquement à la perte osseuse et à l’ostéoporose attribuables à une déficience œstrogénique. Toute conclusion contraire irait à l’encontre des principes d’interprétation sanctionnés par la Cour suprême du Canada.

 

 

[51]           Je rejette cette observation. Dans l’arrêt Dableh, précité, la Cour d’appel fédérale, en particulier aux paragraphes 29 à 39, a expressément donné un avertissement à l’encontre d’une interprétation restreinte lorsqu’une revendication est libellée en des termes clairs et non équivoques. Ainsi, une revendication ne doit pas se limiter aux configurations optimales du brevet. Au paragraphe 30, la Cour a dit :

30     Il est établi en droit (1) que l’on peut se reporter à la partie divulgation du mémoire descriptif pour mieux comprendre les termes employés dans les revendications; (2) qu’il n’est pas nécessaire de s’y référer lorsque l’énoncé de la revendication est clair et non équivoque; et (3) que l’on ne peut à bon droit y avoir recours pour modifier la portée des revendications. Il est également clair que si les mots employés dans les revendications sont clairs et non équivoques, ils ne doivent pas être réduits ou restreints à la configuration optimale d’un brevet. Dans ce cadre juridique, la question est de savoir si les expressions "courant électrique variable" et "bobine électromagnétique" ont été jugées ambiguës, ce qui aurait justifié le juge de première instance de recourir à la divulgation pour lever toute ambiguïté. À notre avis, la preuve établit clairement qu’il n’y avait aucune ambiguïté et que la revendication 1 est libellée avec suffisamment d’ampleur pour couvrir l’utilisation d’un courant d’alimentation c.a. et de bobines autres que des bobines Bitter ou de type semblable.

 

 

[52]           Plus récemment, le juge Pelletier (siégeant en première instance) dans l’affaire Halford c. Seed Hawk Inc., 2004 CF 88 (conf. par 2006 CAF 275, aux paragraphes 28 à 33) a examiné la question de l’interprétation d’une revendication, aux paragraphes 90 à 97, lorsqu’il parlait des revendications indépendantes et des revendications dépendantes. Au paragraphe 93, il a dit ceci :

Dans sa forme la plus simple, la différenciation des revendications exige uniquement que [traduction] « les restrictions d’une revendication ne soient pas considérées comme faisant partie d’une revendication générale ». […]

 

 

[53]           En l’espèce, les revendications 15 et 17 comportent des restrictions. La revendication 15 limite le traitement aux femmes postménopausées vieillissantes. La revendication 17 limite le traitement à ce qui n’entraîne pas de réactions œstrogéniques importantes dans les tissus sexuels primaires. On ne peut pas dire que les revendications 1 et 3 incorporent les restrictions énoncées dans les revendications 15 et 17.

 

[54]           Contrairement aux revendications qui étaient en cause dans l’arrêt Nekoosa Packaging Corp. c. United Dominion Industries Ltd. (1994), 56 C.P.R. (3d) 470 (C.A.F.), dans lesquelles on employait simplement le mot « façonnage » en décrivant ce qu’une machine faisait des arbres, ce qui avait obligé la Cour d’appel à examiner le mémoire descriptif, de façon à conclure que le mot « façonnage » se rapportait à la transformation des arbres en copeaux de bois et non simplement en grumes, le sens des termes [traduction] « ostéoporose » et [traduction] « perte osseuse » n’est pas équivoque dans le brevet ici en cause.

 

[55]           Eli Lilly fait valoir que le résultat d’une interprétation [traduction] « illimitée » des termes [traduction] « ostéoporose » et [traduction] « perte osseuse » voudrait dire que les revendications, comme elle l’a dit au paragraphe 60 de son mémoire :

[traduction]

 

[...] incluraient la perte osseuse causée par une amputation ou ce qui est associé à une carie dentaire.

 

 

[56]           Il s’agit là d’une absurdité du genre que la Cour suprême du Canada a rejetée dans l’arrêt Burton Parsons Chemicals Ltd., précité, où une revendication concernant une préparation de crème pour la peau renfermant un sel n’a pas été interprétée d’une façon si générale que cela comprenait des sels qui pourraient tuer ou blesser la personne à qui la crème est appliquée. Au nom de la Cour, le juge Pigeon a dit ce qui suit à la page 563 :

À mon avis, on ne peut faire échec aux droits des titulaires de brevets par de telles considérations. Même si la Cour doit interpréter un brevet comme tout autre document juridique, cette interprétation doit se faire en tenant compte du fait que le destinataire est un homme de l’art, et en tenant compte également du savoir que cet homme est censé posséder. Il doit être évident pour l’homme de l’art, qu’une crème à utiliser avec des électrodes de contact avec la peau ne peut pas être composée d’éléments qui seraient toxiques, irritants ou susceptibles de tacher ou de décolorer la peau. L’homme de l’art apercevra tout aussi bien cette nécessité que la crème soit décrite comme « compatible avec une peau normale » ou qu’elle soit décrite comme ne contenant que des éléments compatibles avec une peau normale. La présente situation est complètement différente de celles qu’on retrouve dans Minerals Separation et dans Société des usines chimiques Rhône‑Poulenc c. Jules R. Gilbert Ltd. [[1968] R.C.S. 950]. Dans ces causes‑là, des produits de composition chimique définie faisaient l’objet des brevets : des xanthates dans la première et des dérivés de diamines dans la seconde. Malheureusement pour les titulaires de brevets, les revendications portaient également sur des xanthates qui ne produisaient pas les résultats voulus dans le premier cas, alors que dans le second, certains isomères n’avaient aucune valeur thérapeutique. C’est pourquoi ces brevets ont été déclarés invalides.

 

 

[57]           Par conséquent, la revendication 1 doit être interprétée de façon à s’appliquer aux médicaments servant au traitement de l’ostéoporose de quelque genre que ce soit, la revendication 3 s’appliquant de son côté aux médicaments servant au traitement d’une perte osseuse de quelque genre que ce soit. La revendication 15 porte sur les médicaments servant au traitement de toute ostéoporose ou de toute perte osseuse, mais elle est limitée aux femmes postménopausées vieillissantes. La revendication 17 est limitée aux médicaments servant au traitement de toute ostéoporose ou de toute perte osseuse chez un patient, mais elle est limitée au traitement n’entraînant pas de réactions œstrogéniques importantes dans les tissus sexuels primaires.

 

LA CHARGE DE LA PREUVE

[58]           Aucune instance concernant un AC ne serait complète sans qu’il y ait désaccord au sujet de la question de savoir à quelle partie incombe la charge de la preuve lorsque la validité du brevet est en cause. J’ai récemment examiné cette question dans la décision Pfizer Canada Inc. c. Canada (Ministre de la Santé), 2008 CF 11; je reproduirai les paragraphes 28 à 33 des motifs qui ont été énoncés dans cette affaire‑là en les adoptant et en les incorporant aux présents motifs :

 

[28]      La question du fardeau de la preuve, particulièrement à l’égard des questions de validité concernant un brevet, continue d’être soulevée par les parties dans les instances relatives aux avis de conformité.

[29]      Je me suis penché sur cette question dans la décision GD Searle & Co. c. Novopharm Limitée, 2007 CF 81, et j’en suis venu à la conclusion suivante au paragraphe 39 :

 

[39]     La question de la charge de la preuve dans les instances relatives aux AC où sont soulevées des questions de validité a fait l’objet d’un examen approfondi dans les décisions suivantes : Pfizer Canada Inc. c. Canada, (2006), 46 C.P.R. (4th) 481, aux paragraphes 6 à 12; Abbott Laboratories c. Apotex Inc., 2006 CF 1558, aux paragraphes 85 à 94; et Pfizer Canada Inc. c. Apotex Inc., 2007 CF 26, aux paragraphes 5 à 12. Le défendeur (le fabricant de génériques) doit mettre les allégations d’invalidité en jeu. Le demandeur peut répondre en faisant valoir la présomption de validité. Le demandeur se trouverait sérieusement désavantagé dans le cas où il ne produirait pas de preuve touchant la validité alors que le défendeur le ferait. Une fois la preuve produite, c’est au demandeur qu’incombe la charge ultime d’établir que les allégations d’invalidité ne sont pas fondées.

 

 

[30]      Dans Abbott Laboratories c. Canada (Ministre de la Santé), 2007 CAF 153, une décision unanime de la Cour d’appel fédérale, la juge Sharlow – les juges Malone et Ryer souscrivant à ses motifs – a examiné la question et a statué qu’il incombait au requérant sollicitant une ordonnance d’interdiction de démontrer le bien‑fondé de sa demande. Le requérant peut alors faire valoir la présomption de validité mais, si le dossier contient la moindre preuve susceptible de réfuter cette présomption, la Cour doit apprécier cette preuve. La juge Sharlow a ainsi déclaré (paragraphes 9 et 10) :

 

[9]     Il ne fait désormais plus aucun doute qu’il incombe au requérant qui sollicite une ordonnance d’interdiction en vertu du Règlement de démontrer le bien‑fondé de sa demande. Abbott estime que, dans la présente affaire, le juge n’a pas correctement appliqué ce principe, compte tenu de la présomption de validité prévue au paragraphe 43(2) de la Loi sur les brevets, L.R.C. 1985, ch. P-4, dont voici le texte :

 

43.  (2) Une fois délivré, le brevet est, sauf preuve contraire, valide et acquis au breveté ou à ses représentants légaux pour la période mentionnée aux articles 44 ou 45.

* * *

43.  (2) After the patent is issued, it shall, in the absence of any evidence to the contrary, be valid and avail the patentee and the legal representatives of the patentee for the term mentioned in section 44 or 45, whichever is applicable.

 

[10]     Je considère que le juge n’a pas commis l’erreur qu’on lui reproche. La formulation de la présomption prévue au paragraphe 43(2) est plutôt faible (Apotex Inc. c. Wellcome Foundation Limited, [2002] 4 R.C.S. 153, le juge Binnie, au paragraphe 43). Cette présomption n’est donc pas concluante pour une demande d’interdiction présentée en vertu du Règlement si, comme c’est le cas en l’espèce, le dossier contient la moindre preuve susceptible, si elle est admise, de réfuter la présomption en question (voir Rubbermaid (Canada) Ltd. c. Tucker Plastic Products Ltd. (1972), 8 C.P.R. (2d) 6 (C.F. 1re inst.), à la page 14, et Bayer Inc. c. Canada (Ministre de la Santé nationale et du Bien‑être social), (2000), 6 C.P.R. (4th) 285, au paragraphe 9).

 

[31]      Une autre formation de la Cour d’appel, constituée des juges Linden, Nadon et Sexton, s’est plus tard penchée elle aussi sur la question du fardeau de la preuve, sans faire mention toutefois de la décision rendue dans l’arrêt Abbott, précité. Il s’agit de la décision rendue par la Cour d’appel fédérale dans l’instance antérieure mettant en cause le quinapril et Apotex, qu’on doit prendre en considération en tenant compte de ce que le juge Sexton a déclaré dans l’arrêt Sanofi sur les instances liées à des avis de conformité multiples. Dans cette affaire, à ce qu’il semble, l’arrêt Abbott n’avait pas été porté à l’attention de la formation. S’exprimant au nom de la Cour, le juge Nadon a passé en revue une partie de la jurisprudence sur le fardeau de la preuve aux paragraphes 101 à 111 de l’arrêt Pfizer Canada Inc. c. Canada (Ministre de la Santé), 2007 CAF 209, pour conclure comme suit aux paragraphes 109 et 110 :

 

[109]     Ainsi, la première personne au sens du Règlement a la charge générale de démontrer, selon la prépondérance des probabilités, que les allégations d’invalidité contenues dans l’avis d’allégation de la seconde personne ne sont pas fondées. Bien que la charge initiale incombe à la première personne, en raison de la présomption de validité d’un brevet énoncée à l’article 45 de la Loi antérieure à 1989, elle peut s’en acquitter simplement en prouvant l’existence du brevet. Il incombe alors à la seconde personne de présenter des éléments de preuve concernant l’invalidité et de mettre « en jeu » les allégations d’invalidité contenues dans l’avis d’allégation. Pour ce faire, la seconde personne doit présenter une preuve qui n’est pas clairement inapte à étayer ses allégations d’invalidité. En conséquence, non seulement la seconde personne doit présenter un avis d’allégation contenant un fondement factuel et juridique suffisant pour étayer ses allégations, mais elle doit également présenter une preuve d’invalidité au procès.

 

[110]     Une fois que la seconde personne a présenté une preuve suffisante, selon la prépondérance des probabilités, la première personne doit, également selon la prépondérance des probabilités, réfuter les allégations de l’avis d’allégation. Comme l’a expliqué ma collègue la juge Sharlow, dans l’arrêt Bayer, précité, au paragraphe 9 de ses motifs :

 

[9] L’application de la présomption légale en présence d’une preuve de l’invalidité dépend de la force de cette preuve. Si celle‑ci démontre selon la probabilité la plus forte que le brevet est invalide, la présomption est réfutée et n’est plus pertinente. [...]

 

[32]      À mon avis, la décision de chacune des deux formations de la Cour d’appel fédérale n’est pas substantiellement divergente. Le juge Mosley de la Cour a concilié ces deux décisions dans les motifs qu’il a énoncés dans Pfizer Canada Inc. c. Apotex Inc., 2007 CF 971 (paragraphes 44 à 51). Certains éléments, formulés comme suit, sont requis lorsque sont soulevées des questions de validité d’un brevet :

 

1.         La seconde personne peut, dans son avis d’allégation, soulever un ou plusieurs motifs pour faire valoir l’invalidité.

2.         La première personne peut, dans son avis de demande déposé auprès de la Cour, lier contestation à l’égard d’un ou de plusieurs de ces motifs.

3.         La seconde personne peut produire une preuve pendant l’instance devant la Cour pour étayer les motifs à l’égard desquels a été liée contestation.

4.         La première personne peut, à ses risques, se fier simplement sur la présomption de validité prévue par la Loi sur les brevets ou, si elle est plus prudente, présenter sa propre preuve quant aux motifs d’invalidité mis en cause.

5.         La Cour apprécie la preuve. Si la première personne se fie uniquement sur la présomption, la Cour va malgré cela apprécier la solidité de la preuve produite par la seconde personne. Si cette preuve n’est pas concluante ni pertinente, la présomption prévaudra. Si les deux parties produisent une preuve, la Cour appréciera la preuve et tranchera la question selon la norme habituelle de la prépondérance des probabilités.

6.         Si la preuve de l’une et l’autre partie s’équivaut à l’étape 5 (ce qui est rare), le requérant (la première personne) n’aura pas réussi à démontrer l’absence de fondement de l’allégation d’invalidité et n’aura pas droit à la délivrance de l’ordonnance d’interdiction sollicitée.

 

[33]      S’il s’agissait d’une action ordinaire, par exemple une action en contrefaçon de brevet où est soulevée la question de la validité, c’est à la personne contestant la validité qu’incomberait le fardeau et elle devrait alors présenter une preuve pour étayer l’allégation d’invalidité. Le breveté peut s’appuyer sur la présomption, mais uniquement dans la mesure où la partie qui conteste n’a pas présenté une preuve digne de foi pour étayer son allégation. La Cour, en fin de compte, doit apprécier la preuve selon la norme de preuve civile habituelle (Tye‑Sil Corp. Ltd. c. Diversified Products Corp. (1991), 35 C.P.R. (3d) 350, pages 357 à 359 (C.A.F.)). Ainsi, c’est seulement dans le (rare) cas où la Cour conclut à l’équivalence de la preuve de l’une et l’autre partie que la question de la présomption se poserait dans une affaire ordinaire, et la personne qui conteste la validité, comme c’est à elle qu’incombe le fardeau de la preuve, serait déboutée.

 

ABSENCE D’INVENTION ET FAUSSES DÉCLARATIONS IMPORTANTES

[59]           Dans son avis d’allégation, Apotex a allégué que le brevet 356 était invalide, en ce sens que MM. Black et Cullinan, les inventeurs désignés, n’étaient pas les véritables inventeurs et que la déclaration qui était faite dans la pétition relative au brevet, selon laquelle ils étaient les inventeurs, n’était pas conforme à la vérité et était volontairement faite pour induire en erreur. Eli Lilly a lié contestation à l’égard de cette allégation et l’a niée dans son avis de demande.

 

[60]           L’un des inventeurs désignés, M. Black, a présenté une preuve par affidavit et a été contre‑interrogé par les avocats d’Apotex.

 

[61]           Apotex ne fait pas mention de cette allégation dans les observations qu’elle a soumises à la Cour et l’allégation ne figure pas dans son mémoire. Lors de la conférence préparatoire qui a eu lieu le 14 janvier 2008, l’avocat d’Apotex a déclaré qu’Apotex abandonnait ce point. L’argument semble se rattacher à l’antériorité ou à l’évidence, c’est‑à‑dire pour répéter brièvement ce qui était allégué dans l’avis d’allégation, que M. Black ou M. Cullinan étaient au courant des publications de MM. Jordan et Feldmann (des antériorités sur lesquelles nous reviendrons ci‑dessous), qu’ils ont incorporé leurs divulgations dans le brevet et qu’ils se sont donc présentés faussement comme étant les inventeurs. Cet argument ne serait retenu que si les références Jordan et Feldmann étaient des antériorités ou rendaient l’invention évidente; M. Black ou M. Cullinan étaient au courant de la chose et s’étaient délibérément arrangés pour s’approprier les travaux. Or, malgré la possibilité qui a été donnée de contre‑interroger M. Black, aucun élément de preuve ne montre que celui‑ci ou M. Cullinan aient eu une telle connaissance et se soient conduits de cette façon.

 

[62]           L’article 53 de la Loi sur les brevets est une disposition qui implique la notion de fraude. Une partie ne devrait pas simplement se livrer à des conjectures ou imputer des motifs d’une façon insouciante ou sans avoir une preuve suffisante justifiant une conviction raisonnable quant à leur exactitude. Une bonne analyse de ce point a été effectuée par le juge Walsh, de la présente cour, dans la décision Beloit Canada Ltd. c. Valmet OY (1984), 78 C.P.R. (2d) 1, à la page 27 (la décision a été annulée pour d’autres motifs, 8 C.P.R. (3d) 289, par la Cour d’appel fédérale).

 

[63]           Le fait de soulever une question de fraude ou même un type de fraude tel que celui qui est prévu à l’article 53 et de ne pas poursuivre la question, ou de ne pas la prouver, entraînera des conséquences sérieuses sur le plan de l’adjudication des dépens, et je reviendrai ci‑dessous sur la question.

 

ANTÉRIORITÉ/ÉVIDENCE/PRÉDICTION VALABLE/SUFFISANCE DE LA DIVULGATION

[64]           J’ai délibérément rassemblé tous les sujets énumérés dans le titre de cette partie des motifs : « Antériorité/Évidence/Prédiction valable/Suffisance de la divulgation ». Il y a une question à examiner, à savoir la validité du brevet 356. Dans la jurisprudence, les tribunaux ont tendance à classer les arguments concernant la validité dans certaines catégories telles que l’« antériorité », ou « l’évidence » et ainsi de suite. Chaque catégorie a donné lieu à une multitude de décisions. On a tendance à plaider chaque catégorie séparément, ce qui crée parfois des contradictions, des incohérences et des lacunes. En l’espèce, il faut prendre du recul et examiner les aspects fondamentaux du régime des brevets et décider s’il convient d’adopter une approche plus globale.

 

[65]           L’origine du régime des brevets a été examinée à fond par feu le Dr Fox dans son ouvrage intitulé : Canadian Patent Law and Practice (4e éd.) 1969, Carswell, Toronto, aux pages 1 à 13. Je n’examinerai cet historique que brièvement.

 

[66]           Initialement, selon le régime anglais, un brevet visait l’attribution par la Couronne d’un monopole, dont était investie une personne du royaume, cette dernière obtenant le droit exclusif, habituellement pour un certain temps, de fabriquer, de vendre ou de faire une chose donnée. Il n’était pas nécessaire que la chose soit nouvelle; ainsi, des monopoles étaient accordés à l’égard de bibles et de jeux de cartes. Les tribunaux de common law ont critiqué de tels monopoles; dans la décision Darcy c. Allin (Allein) (1602), 11 Co. Rep. 84, la on a déclaré que de tels monopoles étaient illégaux si, entre autres choses, ils empêchaient un artisan d’exercer son métier ordinaire (voir Davenant c. Hurdis (1599), Moore K.B. 576). Par la suite, dans la décision Clothworkers of Ipswich Case (1615), Godb. 252, le tribunal a approuvé un monopole se rapportant à une [traduction] « nouvelle invention » ou à une [traduction] « nouvelle découverte », en l’assortissant de la condition suivante :

[traduction]

 

[...] il n’exercera ce métier ou ne se livrera à ce commerce que pendant un certain temps, parce qu’initialement, les gens du royaume sont dans l’ignorance et n’ont pas les connaissances ou les compétences voulues pour s’y livrer; mais à l’expiration du brevet, le roi ne peut pas l’accorder de nouveau, car une fois que le métier est devenu un métier commun et que d’autres personnes ont fait l’apprentissage de ce métier, il n’y a pas lieu de leur interdire de l’exercer.

 

Par conséquent, il a dès le début été établi que l’invention devrait être une chose à l’égard de laquelle les gens, à ce moment‑là, étaient [traduction] « dans l’ignorance », mais qu’elle devrait être divulguée de façon que par la suite, les gens puissent s’en servir, une fois que cela était [traduction] « devenu commun ».

 

[67]           Le Statute of Monopolies, 21 Jac I, ch. 3, qui a peut‑être encore force de loi au Canada, indiquait la mesure dans laquelle les monopoles pouvaient être accordés et prévoyait qu’ils ne devaient être accordés que dans certains cas exceptionnels. Un tel cas exceptionnel concernait les [traduction] « inventeurs de nouveaux produits », à condition que l’octroi ne soit pas [traduction] « contraire à la loi », qu’il ne soit pas [traduction] « préjudiciable à l’État » ou encore qu’il [traduction] « ne nuise pas au commerce » ou qu’il ne comporte pas [traduction] « d’une façon générale d’inconvénients ». L’article 6 prévoyait une exception pour :

[traduction]

 

[...] les lettres patentes et l’attribution d’un privilège pour une durée maximale de quatorze ans, en ce qui concerne l’exploitation ou la fabrication exclusive de toutes sortes de nouveaux produits dans le royaume, au premier inventeur véritable ou aux premiers inventeurs véritables de tels produits, que les autres, au moment de la délivrance des lettres patentes et de l’attribution du privilège n’utiliseront pas, de façon toutefois que l’octroi ne soit pas contraire à la loi, qu’il ne soit pas préjudiciable à l’État du fait de la hausse des prix de denrées dans le pays, qu’il ne nuise pas au commerce ou qu’il ne comporte pas d’une façon générale d’inconvénients.

 

 

[68]           Beaucoup d’eau est passée sous les ponts depuis lors. Au Canada, les monopoles sous la forme de lettres patentes concernant une invention, ou plus simplement les brevets, sont une chose à laquelle une personne a droit; il ne s’agit pas d’un octroi consenti par la Couronne, les brevets étant plutôt accordés en vertu de la Loi sur les brevets, pourvu que la personne concernée remplisse les conditions prévues par cette loi et par son règlement d’application, telles que les tribunaux les interprètent au besoin. Le fondement d’un monopole est passé d’un octroi de la part de la Couronne, assorti de restrictions, au brevet établi par la législation sur les brevets qui s’applique au Canada. Si le breveté fait sa part, le gouvernement lui accorde un monopole limité. Nous en sommes venus au point où l’on applique la théorie du « marché » selon laquelle un monopole est échangé en contrepartie de la divulgation, soit une question qui est importante pour ce qui est de la prédiction valable et de la suffisance.

 

[69]           Au cours des dernières années, la Cour suprême du Canada a mis l’accent sur le fait qu’au cœur du régime des brevets, il y a le « marché » conclu entre le public et les inventeurs. On encourage la personne qui a fait quelque chose qui constitue une « invention » nouvelle, non évidente et utile à faire une divulgation complète de cette invention, en échange de quoi cette personne obtient, pour un certain temps, un monopole sur l’invention selon le libellé que cette personne choisit elle‑même, à condition que ce libellé énonce fidèlement ce qui a été inventé et divulgué et n’excède pas la portée de l’invention et de la divulgation. Comme la Cour suprême du Canada l’a dit au paragraphe 46 de l’arrêt Cadbury Schweppes Inc. c. Aliments FBI Ltée, [1999] 1 R.C.S. 142 :

46     Je ne crois pas qu’il soit bien utile pour les intimées en l’espèce d’invoquer le droit de la propriété intellectuelle. Cela ne tient pas compte du « marché » qui est au cœur même de la protection conférée par les brevets. Un brevet est un monopole légal accordé en contrepartie de la divulgation totale et complète de son invention par le breveté. La divulgation est la condition essentielle du marché intervenu entre le breveté, qui obtenait, à l’époque, un monopole de 17 ans sur l’exploitation de l’invention, et le public, qui obtient le libre accès à tous les renseignements nécessaires pour mettre en œuvre l’invention. Par conséquent, au moins un des objectifs de principe qui sous‑tendent les réparations que le titulaire d’un brevet peut demander en vertu de la loi est de rendre la divulgation plus attrayante, et à ainsi faire en sorte que des connaissances utiles soient rendues publiques le plus rapidement possible conformément à l’intérêt public. […]

 

[70]           En outre, comme la Cour suprême l’a dit au paragraphe 13 de l’arrêt Free World, précité :

13            La protection assurée par un brevet se fonde sur la notion d’un marché conclu entre l’inventeur et le public.  En contrepartie de la divulgation de l’invention, l’inventeur obtient, pour un certain laps de temps, le droit exclusif de l’exploiter.  Il en a toujours été ainsi.  Même avant la Statute of Monopolies (1623), l’État récompensait l’inventeur en lui accordant un monopole pour une période restreinte en échange de la divulgation [traduction] « d’une nouvelle invention et d’une nouvelle activité dans le royaume [. . .] ou lorsqu’un homme faisait la découverte de quelque chose de nouveau » :  Clothworkers of Ipswich Case (1653), Godb. 252, 78 E.R. 147, à la p. 148, où la cour a ajouté qu’un monopole injustifié avait pour effet [traduction] « d’abolir le libre échange, qui est un droit que chaque sujet acquiert en naissant ».  Les intimés prétendent que l’appelante n’a pas respecté le marché et ce, sous deux rapports.  Premièrement, elle n’a pas fait la découverte de quelque chose de nouveau.  Ses brevets n’enseignent rien qui n’était pas déjà bien connu.  Ils sont donc invalides.  Deuxièmement, même si les brevets étaient valides, l’appelante exagère la portée du marché intervenu avec le public en alléguant maintenant que son monopole englobe des appareils qui ne font l’objet d’aucun enseignement, divulgation ou revendication dans ses brevets.  L’appelante tente d’obtenir quelque chose sans rien fournir en retour.  Elle n’a donné aucune contrepartie en échange de la protection par brevet qu’elle revendique maintenant.  Telle est la prétention des intimés.

 

 

[71]           Et comme la Cour suprême l’a dit au paragraphe 37 de l’arrêt Apotex Inc. c. Wellcome Foundation Ltd., [2002] 4 R.C.S. 153 (l’arrêt AZT) :

37     Comme on l’a dit à maintes reprises, le brevet n’est pas une distinction ou une récompense civique accordée pour l’ingéniosité.  C’est un moyen d’encourager les gens à rendre publiques les solutions ingénieuses apportées à des problèmes concrets, en promettant de leur accorder un monopole limité d’une durée limitée.  La divulgation est le prix à payer pour obtenir le précieux droit de propriété exclusif qui est une pure création de la Loi sur les brevets.  Dans l’esprit des gens, monopole rime avec hausse de prix.  La population ne devrait pas être appelée à payer un prix élevé pour des spéculations, pour l’énoncé « de simples principes scientifiques ou conceptions théoriques » (par. 27(3)) ou encore pour la « découverte » de choses évidentes ou déjà existantes.  Le monopole conféré par un brevet ne devrait s’acquérir qu’au prix de divulgations nouvelles, ingénieuses, utiles et non évidentes.  En l’espèce, les appelantes font valoir que la découverte, en mars 1985, de l’utilité de l’AZT dans le traitement et la prophylaxie du VIH/sida était le fruit du hasard, une spéculation fondée sur des données et des essais insuffisants, un billet de loterie pour lequel la population en général et les séropositifs et les sidéens en particulier ont payé un prix exorbitant.  L’AZT fonctionne, reconnaissent les appelantes, mais pour des raisons que Glaxo/Wellcome ne connaissait pas et ne pouvait pas connaître lors du dépôt de sa demande de brevet.  Un coup de chance, disent‑elles, n’est pas brevetable.

 

[72]           Par conséquent, afin d’avoir droit au monopole, il faut payer le prix.

 

[73]           Les brevets ne visent pas à être un jeu dans lequel les personnes bien nanties qui font preuve d’ingéniosité peuvent prendre les connaissances existantes et faire des prédictions tous azimuts en espérant que certaines de ces prédictions pourraient bien par un heureux hasard s’avérer exactes. Il faut procéder à des travaux suffisants, de façon que le résultat revendiqué soit réellement obtenu ou qu’il puisse donner lieu à une prédiction valable. Toutefois, l’obtention du résultat ou le fondement de la prédiction valable doivent également être divulgués. La Cour suprême du Canada a clairement établi l’exigence concernant la fabrication (ou la prédiction valable), ainsi que la divulgation, aux paragraphes 78 à 85 de l’arrêt AZT. Ce passage est passablement long, de sorte que je ne le reproduirai pas au complet. Je me contenterai de citer les paragraphes 80, 82, 83 et 84 :

80     En toute déférence, j’estime que l’argument de Glaxo/Wellcome n’est conforme ni à la Loi (où la preuve de l’utilité requise n’est pas différée aléatoirement au moment où cette preuve pourrait être exigée) ni à la politique en matière de brevets (qui ne consiste pas à encourager l’accumulation de divulgations inutiles ou trompeuses).  Si l’état du droit était différent, les grandes sociétés pharmaceutiques pourraient (sous réserve de considérations relatives aux coûts) adopter une approche tous azimuts en faisant breveter une multitude de composés chimiques à toutes sortes de fins souhaitables mais non réalisées, dans l’espoir que, comme à la loterie, un certain pourcentage des composés s’avéreront, par un heureux hasard, utiles aux fins revendiquées.  Un tel système de brevets récompenserait la capacité de payer ainsi que l’ingéniosité des agents de brevets plutôt que celle des véritables inventeurs.

 

[...]

 

82     Le brevet hypothétique des frères Wright a trait à un produit nouveau et utile, plutôt qu’à une nouvelle utilisation d’un produit déjà connu (comme c’est le cas en l’espèce), mais il illustre quand même, selon moi, la faille que comporte l’argument de Glaxo/Wellcome.  La seule idée d’une « machine volante plus lourde que l’air » n’est pas plus brevetable que ne le serait « n’importe quel moyen » « de faire repousser les cheveux d’un homme atteint de calvitie » (en italique dans l’original) : Free World Trust c. Électro Santé Inc., 2000 CSC 66 (CanLII), [2000] 2 R.C.S. 1024, 2000 CSC 66, par. 32.  Le brevet (même dans ce cas improbable) devrait préciser comment on a réussi à faire voler la machine.  L’alinéa 34(1)b) de la Loi sur les brevets oblige le demandeur à exposer, dans le mémoire descriptif, « le mode de construction, de confection [. . .] ou d’utilisation d’une machine [. . .] dans des termes complets, clairs, concis et exacts qui permettent à toute personne versée dans l’art [. . .] de confectionner, construire [. . .] ou utiliser l’objet de l’invention ».  Cela signifie que le brevet hypothétique des frères Wright devrait décrire, notamment, comment concevoir un plan de sustentation qui crée une « portance » en réduisant la pression de l’air sur la surface supérieure de l’aile au moment où l’air frappe l’aile, ainsi qu’un mode adéquat de locomotion aérienne.  Si les éléments essentiels de la machine volante plus lourde que l’air étaient exposés avec assez de précision pour que le lecteur puisse fabriquer une machine capable de voler, il serait difficile de retenir l’« hypothèse » selon laquelle, une fois que la machine aurait volé, les experts continueraient de prétendre que la prédiction n’était pas valable.  (Bien sûr, si la prédiction se révélait erronée, le brevet serait invalidé pour cause d’inutilité.  Les dessins splendides de Léonard de Vinci indiquaient exactement comment fabriquer une machine de type « homme oiseau », mais cette machine n’a jamais permis, et n’aurait jamais pu permettre, à l’être humain de voler.)

 

83     Par ailleurs, si le brevet ne divulguait pas les éléments essentiels d’une machine volante plus lourde que l’air, de sorte que personne ne serait en mesure de « prédire valablement » que cet objet mal défini pourra ou ne pourra pas quitter le sol, le brevet serait alors invalidé à juste titre, même si, entre‑temps, les inventeurs avaient réussi à faire voler une machine quelconque.  On revient au même point.  La population a droit à un enseignement exact et utile en contrepartie du monopole que lui impose le brevet.  Les revendications du brevet doivent être étayées par la divulgation.  Les spéculations, même si elles s’avèrent justifiées après coup, ne constituent pas une contrepartie valable.  Comme l’a souligné lord Mustill dans l’arrêt Genentech Inc.’s Patent, [1989] R.P.C. 147 (C.A. Angl.), p. 275 :

 

[traduction] Il y a de nombreuses années, un inventeur n’aurait pas pu faire breveter une machine volante plus lourde que l’air en couchant simplement l’idée sur papier, mais, de la même façon, le fait que l’idée pouvait être couchée d’avance sur papier ne permettait pas, en soi, d’exclure les droits d’une personne qui avait vraiment réussi à faire voler une telle machine.

 

84     La Cour d’appel fédérale a évoqué, à l’appui de son point de vue, les propos suivants du juge en chef Thurlow dans l’arrêt Ciba‑Geigy, précité, par. 7 :

 

[…] si ce qu’indique le mémoire descriptif du brevet était une simple spéculation ou une prédiction, il faut conclure, une fois que la spéculation ou la prédiction ont été confirmées, qu’elles étaient bien fondées au moment où elles ont été faites.  Même au moment où elles ont été faites, il est probable qu’elles aient pu être considérées comme bien fondées.

 

Il est malheureux que le juge en chef Thurlow parle du même souffle de « spéculation ou prédiction » sans faire la différence entre ces deux notions.  Les deux phrases, sorties de leur contexte, étayent dans une certaine mesure le point de vue que la Cour d’appel fédérale a adopté en l’espèce.  Cependant, ces deux phrases sont situées dans un contexte.  Le juge en chef Thurlow prétendait appliquer l’arrêt Monsanto, précité, et dans le passage qu’il tire de cet arrêt, le juge Pigeon souligne, à la p. 1119, l’importance primordiale, pour les besoins de l’analyse, du fait qu’il traite

 

[d’]un domaine qui n’en est pas un de spéculation mais de science exacte.  Nous ne sommes plus à l’époque où l’architecture des composés chimiques était un mystère.  [Je souligne.]

 

Là où le juge Pigeon veut en venir dans ses motifs, c’est qu’il existe un large écart entre la spéculation et la « science exacte », et que seule cette dernière peut permettre (ou non selon la preuve d’expert) de faire une prédiction valable.  En outre, compte tenu des faits de l’arrêt Ciba‑Geigy lui‑même, le juge en chef Thurlow affirme, comme nous l’avons vu, que « [m]ême au moment où elles ont été faites, il est probable [que les spéculations] aient pu être considérées comme bien fondées [c’est‑à‑dire comme étant une prédiction valable] ».  Dans le contexte général de la Loi sur les brevets, il existe également une bonne raison de rejeter la proposition selon laquelle la simple spéculation est suffisante, même lorsque cette spéculation s’avère exacte par la suite.  Le demandeur ne mérite pas un brevet pour une quasi‑invention, dans le cas où la population obtient seulement une promesse selon laquelle une hypothèse pourrait s’avérer ultérieurement utile; cela aurait pour effet d’autoriser et d’inciter les demandeurs de brevet à réserver des idées intéressantes et à attendre que la science soit suffisamment avancée pour qu’elles puissent être réalisées.  Le titulaire du brevet aurait alors un droit de propriété l’autorisant à empêcher autrui de fabriquer, vendre, exploiter ou améliorer cette idée, sans que la population bénéficie de quelque contrepartie utile.

 

[74]           Par conséquent, afin d’obtenir le monopole accordé par le brevet, il faut assurer l’avancement de l’état de l’art et divulguer cet avancement. L’omission de le faire, qui aurait pour effet d’invalider le monopole, peut prendre diverses formes, par exemple, l’« invention » n’était pas nouvelle, ou la prétendue invention était « évidente » ou la divulgation était « insuffisante » ou encore « ce qui a été divulgué ne justifie pas le monopole demandé ».

 

[75]           Il faut se pencher sur les faits de chaque affaire avant d’essayer de les examiner sous l’angle d’un argument particulier portant sur la validité, en vue de décider si, en réalité, une invention appropriée a été faite, si elle a été divulguée de la façon appropriée et si elle a été revendiquée de la façon appropriée.

 

[76]           En l’espèce, le monopole demandé, tel qu’il est interprété, n’est en somme qu’un groupe de benzothiophènes, et en particulier le raloxifène et plus précisément le chlorhydrate de raloxifène, est utile dans le traitement ou la prévention de l’ostéoporose de quelque genre que ce soit (revendication 1) ou de la perte osseuse de quelque genre que ce soit (revendication 3), en particulier chez une femme postménopausée (revendication 15), ou en particulier sans entraîner de réactions œstrogéniques importantes dans les tissus sexuels primaires (revendication 17).

 

[77]           MM. Black et Cullinan, d’Eli Lilly, ont déposé, le 28 juillet 1992 (la date de priorité), une demande de brevet devant le Bureau des brevets des États‑Unis. Nous ne disposons d’aucun élément de preuve indiquant ce à quoi ressemblait la demande de priorité ou ce qu’elle contenait.

 

[78]           Il importe d’examiner encore une fois la divulgation qui est faite dans le brevet 356 :

·        Les pages 1 à 3 renferment un historique se rapportant à l’ostéoporose et à la perte osseuse.

·        À la page 3, une promesse est faite :

[traduction]

 

La présente invention fournit des méthodes permettant d’empêcher la perte osseuse sans les effets négatifs associés à l’œstrogénothérapie et constitue donc un traitement efficace acceptable de l’ostéoporose.

 

·        Aux pages 3 et 4, on identifie un groupe de produits chimiques connus, les composés de benzothiophène, en particulier le raloxifène, et l’on reconnaît qu’une utilisation médicale, la suppression de la croissance des tumeurs mammaires, a déjà été divulguée. De la page 11 à la page 35, on reconnaît que les méthodes de fabrication de ces composés sont déjà connues.

 

·        Aux pages 6 et 7, la promesse de l’invention est faite, à savoir que ce groupe de composés empêche la perte osseuse, sans entraîner de réactions œstrogéniques importantes dans les tissus sexuels primaires. À la page 11, on nous dit que le composé optimal est le raloxifène, en particulier un sel de chlorhydrate.

 

·        Le fondement de la promesse de l’invention est ce qui est énoncé dans les exemples 1 à 5, aux pages 36 à 47 du brevet. Ainsi, après avoir reconnu l’existence d’un composé [traduction] « connu » qui comporte des utilisations antérieurement connues en tant que drogue et qui peut être fabriqué au moyen de méthodes [traduction] « connues », on fait maintenant au lecteur ce que l’on affirme être une divulgation au sujet de la façon dont l’invention promise, un nouveau traitement, a été faite ou du moins de la façon dont l’invention pouvait faire l’objet d’une prédiction valable, aux exemples 1 à 5.

 

[79]           Les exemples 1 à 4 se rapportent à des études sur les rats. Dans l’exemple 1, des rats femelles âgés de soixante‑quinze jours d’un type particulier (des Sprague Dawley) sont utilisés. On enlève les ovaires de certains de ces rats et on administre à certains de ces rats diverses quantités de raloxifène. Au bout d’un certain temps, on tue les rats, on enlève les fémurs et on mesure la densité de l’os par un procédé d’absorptiométrie photonique. On enlève l’utérus et on pèse l’utérus [traduction] « humide ». L’exemple 2 reprend l’expérience, en utilisant le raloxifène seul ou le raloxifène avec de l’ethynylœstradiol. L’exemple 3 reprend l’expérience, et les rats auxquels on administre du raloxifène sont comparés à ceux auxquels on administre du tamoxifène, qui est une autre drogue connue utile dans le traitement œstrogénique; on procède à l’examen histologique de l’utérus on le présente. Dans l’exemple 4, on administre d’autres benzothiophènes aux rats. Dans tous les exemples, 1 à 4, des tableaux sont présentés, indiquant les résultats des mesures de la densité des os et du poids de l’utérus. Les conclusions obtenues sont que le raloxifène empêche la perte osseuse chez les rats en fonction de la dose administrée, avec des augmentations minimales du poids de l’utérus.

 

[80]           L’exemple 5 divulgue une étude projetée ou incomplète d’au moins 160 femmes postménopausées. Les groupes sont divisés pour créer un groupe de contrôle et d’autres groupes et des mesures de base sont prises. Aucun résultat de l’étude n’est divulgué, si l’étude a en fait été effectuée. Il est uniquement déclaré que l’on [traduction] « s’attend » à certains résultats et que [traduction] « des études ultérieures de plus longue durée » sont envisagées. Je répète les deux derniers paragraphes, à la page 47, qui est la dernière page de la divulgation qui est faite dans le brevet :

[traduction]

 

Au cours de visites subséquentes chez le médecin enquêteur, les mesures des paramètres susmentionnés en réponse au traitement sont de nouveau effectuées. Il a été démontré que l’administration d’œstrogène a pour effet d’inhiber les marqueurs biochimiques énumérés ci‑dessus qui sont associés à la résorption osseuse, comparativement à un sujet non traité. On s’attend généralement à ce que le raloxifène inhibe les marqueurs chez les sujets manifestant une déficience œstrogénique, indiquant que le raloxifène est efficace pour empêcher la perte osseuse à compter du moment où commence le traitement.

 

Des études ultérieures de plus longue durée peuvent incorporer la mesure directe de la densité osseuse au moyen de l’utilisation d’une absorptiométrie photonique et de la mesure des taux de fracture associés à la thérapie.

 

 

[81]           Par conséquent, pour obtenir le monopole demandé, le breveté a divulgué ce qui suit au public (pour limiter la discussion au raloxifène) :

·        Le raloxifène est un composé connu ayant certaines utilisations médicales connues dans le traitement œstrogénique et les méthodes de fabrication sont connues.

 

·        Les études sur des rats femelles Sprague Dawley âgés de soixante‑quinze jours auxquels on administre du raloxifène montrent que cela empêche la perte osseuse en fonction de la dose administrée avec des augmentations minimes du poids de l’utérus.

 

·        Des études sur des femmes postménopausées sont envisagées, lesquelles devraient démontrer une inhibition des marqueurs associés à la résorption osseuse chez les sujets manifestant une déficience œstrogénique comme indication que le raloxifène est efficace afin d’empêcher la perte osseuse.

 

 

L’ANTÉRIORITÉ

[82]           Lord Hoffman a dit [traduction] qu’« [a]vant de se demander si l’invention est nouvelle, il faut déterminer ce qu’elle est exactement » (Merrell Dow Pharmaceuticals Inc. c. H.N. Norton & Co. Ltd. (1995), [1996] R.P.C. 76, page 82 (C.L.)).

 

[83]           En se penchant sur la question de l’interprétation des revendications, on a examiné ce qui, selon les revendications, est nouveau. La consultation du mémoire descriptif doit permettre de déterminer l’invention qui y est divulguée. Il y est fait état de la découverte suivante : certains benzothiophènes, en particulier le raloxifène, peuvent être administrés pour la prévention de la perte osseuse et, par conséquent, pour le traitement de l’ostéoporose, sans avoir les effets secondaires négatifs associés à d’autres composés utilisés dans l’œstrogénothérapie. C’est ce qui est énoncé aux pages 3 et 6 du brevet 356, où la chose est décrite comme étant une [traduction] « invention » et une [traduction] « découverte » :

 

[traduction]

 

La présente invention fournit des méthodes permettant d’empêcher la perte osseuse sans les effets négatifs associés à l’œstrogénothérapie et constitue donc un traitement efficace acceptable de l’ostéoporose.

 

[...]

 

Par conséquent, l’avantage réel de la présente invention est que les benzothiophènes de formule I empêchent la perte osseuse, mais n’entraînent pas de réactions œstrogéniques importantes dans les tissus sexuels primaires ciblés. Par conséquent, la présente invention prévoit l’utilisation d’un composé de formule I tel qu’il a déjà été défini en vue d’empêcher la perte osseuse chez un humain qui a besoin d’être traité, dans une quantité suffisante pour empêcher la perte osseuse, sans toutefois toucher de manière significative les tissus sexuels primaires ciblés.

 

 

[84]           La position prise par Lilly au sujet de l’invention est résumée dans le premier paragraphe de son mémoire :

[traduction]

 

1.         La présente procédure se rapporte à un brevet concernant une nouvelle utilisation d’un composé connu. Il s’agit du brevet canadien 2,101,365 (le brevet 356), dont Eli Lilly and Company Limited est titulaire. Le composé qui fait l’objet du brevet est le chlorhydrate de raloxifène (le raloxifène). La nouvelle utilisation est l’utilisation du raloxifène pour la prévention et le traitement de l’ostéoporose et de la perte osseuse sans les effets négatifs associés au traitement traditionnel, à savoir la thérapie de remplacement de l’œstrogène (la TRE). Avant l’invention visée par le brevet 356, l’utilisation divulguée du raloxifène se rapportait au traitement du cancer du sein.

 

 

 

[85]           La position prise par Apotex est révélée au paragraphe 59 de son mémoire :

[traduction]

 

59.       Le brevet 356 promet et affirme que ses composés peuvent agir sans entraîner les inconvénients que comporte l’œstrogénothérapie. Toutefois, l’obtention de cet avantage est indépendante de la question de savoir si la perte osseuse ou l’ostéoporose résulte d’une déficience œstrogénique ou d’une autre cause. Apotex ne conteste pas que la perte osseuse causée par une déficience œstrogénique est incluse dans la portée des revendications, mais elle dit simplement que la catégorie n’est pas limitée à une telle perte osseuse.

 

 

 

[86]           Cette « invention » a‑t‑elle été divulguée de la façon appropriée, a‑t‑elle été revendiquée de la façon appropriée et était‑elle réellement nouvelle ou inventive?

 

[87]           J’examinerai maintenant ce qu’était l’état général de la technique, à la « date de priorité » et à la « date de dépôt au Canada ».

 

[88]           L’ostéoporose, une maladie dans laquelle les os deviennent poreux au point de risquer de se fracturer, est une affection connue depuis longtemps, qui touche en particulier les femmes postménopausées. Au début des années 1980, l’une des formes reconnues de traitement était la thérapie de remplacement de l’œstrogène. Il était reconnu que cette thérapie entraînait des effets secondaires indésirables. Sur ce point, je ferai mention par exemple de la preuve que le docteur Russell a présentée dans son affidavit, aux paragraphes 24 à 37, et à celle que le docteur Dordick a présentée aux paragraphes 17 à 19 de son affidavit. D’autres déclarants ont témoigné en ce sens, pour le compte d’Eli Lilly et d’Apotex. La jurisprudence récente de la Cour indique que chaque partie doit se limiter à cinq experts, sauf ordonnance contraire de la Cour. La myriade d’affidavits d’experts qui ont été produits pour le compte de chaque partie dans la présente instance, dans lesquels on déclarait à peu près la même chose, montre qu’il faut contrôler la situation.

 

[89]           L’état de la technique est décrit aux pages 2 et 3 du brevet 356 :

[traduction]

 

L’un des types les plus communs d’ostéoporose touche les femmes postménopausées et toucherait, selon les estimations, de 20 à 25 millions de femmes aux États‑Unis seulement. Un aspect important de l’ostéoporose postménopausique est la perte importante et rapide de la masse osseuse attribuable au fait que les ovaires cessent de produire de l’œstrogène. De fait, les données indiquent clairement la capacité des œstrogènes de limiter la progression de la perte osseuse ostéoporotique, et le remplacement de l’œstrogène est un traitement reconnu pour l’ostéoporose postménopausique aux États‑Unis et dans de nombreux autres pays. Toutefois, bien que les œstrogènes aient des effets bénéfiques sur les os, l’œstrogénothérapie de longue durée, même si les œstrogènes sont administrés en quantités très faibles, a été associée à divers troubles, notamment un risque accru du cancer de l’utérus et du sein, de sorte qu’un grand nombre de femmes évitent ce traitement. Des régimes thérapeutiques récemment proposés, visant à diminuer le risque de cancer, comme l’administration de progestogène et d’œstrogène combinés, entraînent chez la patiente des saignements de retrait réguliers, ce qui n’est pas acceptable pour la plupart des femmes âgées. Les questions que posent les effets indésirables importants associés à l’œstrogénothérapie et la capacité restreinte des œstrogènes d’inverser la perte osseuse existante indiquent la nécessité de mettre au point pour la perte osseuse une autre thérapie qui génère les effets désirables sur les os, sans toutefois causer les effets indésirables.

 

 

[90]           Un groupe de composés, y compris ceux qui sont connus sous le nom de tamoxifène et de kéoxifène (maintenant appelé raloxifène) ont été mis au point et ont fait l’objet d’enquêtes, quant à leurs effets, au début des années 1990 dans des circonstances associées à l’œstrogène, en particulier aux fins du contrôle des tumeurs du sein. On se demandait si ces composés allaient cibler expressément certaines parties du corps seulement, ou s’ils allaient toucher d’autres tissus, comme les os, et causer une perte osseuse indésirable. Je citerai les paragraphes 30 et 31 de l’affidavit du docteur Russell :

[traduction]

 

30.       Au début des années 1990, on connaissait plusieurs produits chimiques qui possédaient des propriétés antiœstrogéniques sur les tissus du sein. L’un des antiœstrogènes les plus étudiés était le composé appelé tamoxifène. À ce moment‑là, il était reconnu que le tamoxifène était efficace pour empêcher le cancer du sein dépendant de l’œstrogène. De fait, en 1992, le tamoxifène avait été amélioré aux fins du traitement du cancer du sein et avait une utilisation clinique à cette fin depuis plusieurs années.

 

31.       Dès le début, il a généralement été supposé, ou du moins on craignait généralement, qu’un composé qui était un antiœstrogène dans les tissus du sein bloquerait (antagoniserait) l’effet des œstrogènes dans tous les tissus, comme les os, où il fallait de l’œstrogène pour maintenir un bon état de santé. Par conséquent, on craignait que les antiœstrogènes utilisés pour empêcher le cancer dépendant de l’œstrogène puissent mener à une perte osseuse attribuable à une déficience œstrogénique. Cette préoccupation était d’autant plus grande que l’espérance de vie des femmes atteintes du cancer du sein commençait à augmenter d’une ¸façon remarquable à cause, du moins en partie, des nouveaux traitements tels que l’administration de tamoxifène. Par conséquent, les chercheurs ont commencé à enquêter sur la question de savoir si le traitement de longue durée des patientes atteintes d’un cancer du sein à l’aide de tamoxifène causait en fait une réduction de la densité osseuse chez ces patientes.

 

 

[91]           Cette situation est examinée à la page 3 du brevet 356 :

[traduction]

 

Les tentatives qui ont été faites pour répondre à ce besoin au moyen de l’utilisation de composés communément connus sous le nom d’antiœstrogènes, qui interagissent avec le récepteur d’œstrogène, ont eu un succès restreint, peut‑être parce que ces composés ont généralement un effet mixte agoniste‑antagoniste, c’est‑à‑dire que, bien que ces composés puissent antagoniser l’interaction de l’œstrogène avec le récepteur, les composés eux‑mêmes peuvent entraîner des réactions œstrogéniques dans les tissus qui ont des récepteurs d’œstrogène. Par conséquent, certains antiœstrogènes peuvent avoir les mêmes effets négatifs que ceux qui sont associés à l’œstrogénothérapie.

 

 

[92]           L’une des personnes qui travaillaient dans le domaine des antiœstrogènes était le docteur Jones, d’Eli Lilly. Il semble avoir été un collègue du docteur Black, l’un des inventeurs désignés dans le brevet 356, étant donné qu’ils ont rédigé conjointement au moins deux articles, ceux qui ont été versés au dossier, aux pages 1515 et suivantes ainsi que 1525 et suivantes, désignés sous le nom de documents 24 et 25 d’Apotex. Ces articles portent tous deux sur certains benzothiophènes et sur leur activité antiœstrogénique, plutôt que sur l’ostéoporose ou la perte osseuse. Le second article a été publié en 1983 et le premier en 1984. Il est fait état des travaux du docteur Jones aux pages 3 et 4 du brevet 356 :

[traduction]

 

Les composés 2-phényl-3-aroylbenzothiophènes qui constituent l’ingrédient actif dans les formulations et méthodes de cette invention ont d’abord été mis au point par C. David Jones et par Tulio Suarez comme agents d’antifertilité (voir le brevet américain 4,133,814, délivré le 9 janvier 1979). Il a été constaté que certains composés du groupe sont utiles lorsqu’il s’agit de supprimer la croissance des tumeurs mammaires.

 

Le docteur Jones a ensuite découvert un groupe de composés connexes qui étaient utiles pour la thérapie antiœstrogénique et antiandrogénique, en particulier pour le traitement de tumeurs mammaires et de tumeurs de la prostate. [...] L’un de ces composés [...] s’appelle le raloxifène, autrefois kéoxifène.

 

 

[93]           Au paragraphe 32 de son affidavit, le docteur Russell signale que ces travaux ne mettaient pas l’accent sur l’utilisation d’antiœstrogènes à l’égard de la prévention de la perte osseuse :

[traduction]

 

32. À la fin des années 1980 et au début des années 1990, la recherche portant sur les os et les composés antiœstrogéniques, principalement le tamoxifène, visait à permettre de déterminer si une perte osseuse causée par une déficience œstrogénique était un effet secondaire de ces composés lorsqu’ils étaient utilisés pour traiter un cancer, et elle ne visait pas à permettre de déterminer s’il était possible d’utiliser des antiœstrogènes pour la prévention de la perte osseuse causée par une déficience œstrogénique.

 

 

[94]           Ce qui aurait été inventé, selon les inventeurs désignés dans le brevet 356, est la découverte indiquant qu’il est possible d’administrer certaines benzothiophènes, en particulier le raloxifène, pour la prévention de la perte osseuse et, par conséquent, pour traiter l’ostéoporose, sans entraîner les effets secondaires négatifs associés aux autres composés dans l’œstrogénothérapie. La chose est énoncée aux pages 3 et 6 du brevet 356, où elle est décrite comme une [traduction] « invention » ou comme une [traduction] « découverte » :

[traduction]

 

La présente invention fournit des méthodes permettant d’empêcher la perte osseuse sans les effets négatifs associés à l’œstrogénothérapie et constitue donc un traitement efficace acceptable de l’ostéoporose.

 

[...]

 

Par conséquent, l’avantage réel de la présente invention est que les benzothiophènes de formule I empêchent la perte osseuse, mais n’entraînent pas de réactions œstrogéniques importantes dans les tissus sexuels primaires ciblés. Par conséquent, la présente invention prévoit l’utilisation d’un composé de formule I tel qu’il a déjà été défini en vue d’empêcher la perte osseuse chez un humain qui a besoin d’être traité, dans une quantité suffisante pour empêcher la perte osseuse, sans toutefois toucher de manière significative les tissus sexuels primaires ciblés.

 

 

[95]           Au paragraphe 36 de son affidavit, le docteur Russell décrit la chose comme étant la [traduction] « percée du brevet 356 » :

[traduction]

 

36. Toutes ces tentatives antérieures, y compris celles dont il est question dans le brevet Young, n’ont pas permis de constater ou d’envisager la possibilité qu’en ce qui concerne les tissus influencés par l’œstrogène, un seul composé puisse avoir un effet antiœstrogénique puissant sur certains tissus et un effet œstrogénique puissant sur d’autres tissus, et n’avoir qu’un effet minime, et peut‑être n’avoir aucun effet, sur un troisième groupe de tissus. Telle est la percée du brevet 356.

 

 

[96]           Par conséquent, il faut se demander si cette [traduction] « invention » ou [traduction] « découverte » ou [traduction] « percée » était déjà connue, ou aurait été connue de la personne versée dans l’art ou, en ce qui concerne ce que le brevet divulgue, si la divulgation était suffisante pour que la personne versée dans l’art sache comment utiliser l’invention ou si elle est suffisante pour que la personne versée dans l’art puisse « prédire valablement » que l’invention fonctionnerait.

 

[97]           Apotex se fonde énormément sur les travaux du docteur Jordan, du département d’oncologie, Université du Wisconsin, en particulier sur les travaux publiés dans un article désigné sous le nom de document 48 d’Apotex, versé au dossier, aux pages 1790 et suivantes. Comme le docteur O’Keefe le signale au paragraphe 30 de son affidavit, il s’agit d’une publication révisée par des pairs. L’article a été publié en 1987 dans la revue Breast Cancer Research and Treatment, volume 10; il est intitulé : « Effects of anti‑estrogens on bone in castrated and intact female rats » (« Effets des antiœstrogènes sur les os chez les rats femelles castrés et chez les rats intacts »). Le résumé est rédigé comme suit :

[traduction]

 

Résumé

 

Les effets du tamoxifène et du kéoxifène antiœstrogéniques sur la densité des os de rats femelles intacts et de rats ayant subi une ovariectomie ont été déterminés après quatre mois de thérapie. Les antiœstrogènes ne causaient pas de diminution de la densité des os chez les animaux intacts, mais le poids de l’utérus humide diminuait. L’ovariectomie entraînait une augmentation du poids corporel (25 %) et une diminution importante de la densité du fémur (P<0,01). Les antiœstrogènes n’avaient pas pour effet de diminuer encore plus la densité osseuse chez les rats ayant subi une ovariectomie, mais aidaient plutôt à maintenir la densité des os. Les antiœstrogènes ainsi que les œstrogènes (du benzoate d’œstradiol en concentration de 25 µg administré par voie buccale chaque jour) aidaient à maintenir la densité osseuse dans la fourchette observée chez les rats intacts, mais empêchaient la stimulation œstrogénique du poids utérin. Ces actions pharmacologiques opposées des antiœstrogènes donnent à penser qu’il faudrait évaluer les patientes qui reçoivent une thérapie au tamoxifène adjuvant de longue durée pour un cancer du sein afin de déterminer si le tamoxifène peut retarder le développement de l’ostéoporose.

 

 

[98]           Eli Lilly affirme qu’une personne s’intéressant aux recherches sur les os ne trouverait pas facilement cet article. Je rejette cette prétention. Comme le dit le docteur Klibanov aux paragraphes 102 à 109 de son affidavit, et le docteur Dordick au paragraphe 57 de son affidavit, cet article a été mentionné à plusieurs reprises par des chercheurs dans le domaine des os dans d’autres articles révisés par des pairs. Cet article a été répertorié de telle façon qu’il est facilement possible de le trouver au moyen de mots clés tels que « bone density ». L’un des inventeurs désignés, le docteur Black, mentionne lui‑même cet article du docteur Jordan dans un document qu’il a rédigé avec le docteur Williams, lequel a été publié en 1991, soit la même année que celle au cours de laquelle la demande « de priorité » a été déposée aux États‑Unis; l’article est intitulé : Effects of estrogen and tamoxifen on serum osteocalcin levels in ovariectomized rats (Effets de l’œstrogène et du tamoxifène sur les niveaux d’ostéocalcine sérique chez les rats ayant subi une ovariectomie), à la page 805 du dossier. L’article Jordan figure dans la note de bas de page 10 et est mentionné à la page 215 de l’article Black/Williams :

[traduction]

 

Le docteur Jordan et ses collègues [10] ont évalué le tamoxifène et le kéoxifène antiœstrogéniques chez des rats intacts et chez des rats ayant subi une ovariectomie, une seule dose de 100 µg étant administrée chaque jour. Ces chercheurs ont signalé que dans l’utérus des rats, ces composés antagonisaient l’action de l’œstrogène, mais qu’ils ne causaient pas de réduction de la masse osseuse chez les animaux intacts, et comme l’œstrogène, ces composés retardaient la perte osseuse chez les rats ayant subi une ovariectomie (activité agoniste).

[99]           Par la suite, en 1994, après le dépôt de la demande de brevet au Canada, le docteur Black a encore une fois renvoyé à l’article Jordan dans un article dont il était coauteur, intitulé : Raloxifene... Prevents Bone Loss and Reduces Serum Cholesterol without Causing Uterine Hypertrophy in Ovariectomized Rats (Le raloxifène [...] empêche la perte osseuse et réduit le cholestérol sérique sans causer d’hypertrophie utérine chez les rats qui ont subi une ovariectomie), versé aux pages 1814 et suivantes du dossier. L’article Jordan est mentionné comme suit dans la note de bas de page 30 ainsi qu’aux pages 86 et 87 de l’article :

[traduction]

 

Le raloxifène bloquait la diminution de la teneur minérale de l’os chez des rats OVX à des doses aussi faibles que 0,1 mg/kg. Dans son ampleur, cet effet du raloxifène était impossible à distinguer de celui de l’éthynyl-œstradiol à 0,1 mg/kg. Cette observation concorde avec un rapport précédant dans lequel on indiquait que le raloxifène (auparavant connu sous le nom de kéoxifène) augmentait le poids de cendres par unité de volume chez des rats OVX (30). Chez les rats de cet âge, le taux d’allongement osseux au niveau du cartilage de croissance du tibia proximal est d’environ 70 µ/jour (31). Le nouvel os spongieux ajouté à la métaphyse durant l’allongement de l’os peut représenter un facteur confusionnel, notamment lorsqu’on évalue de nouvelles classes d’agents. Il semble probable que le mode d’action du raloxifène chez le rat OVX est, comme dans le cas de tous les agents inhibiteurs de la résorption osseuse, de bloquer la résorption de l’os trabéculaire métaphysaire. Toutefois, on ne peut pas éliminer formellement un effet stimulateur sur les processus de formation endochondrale dans la spongieuse primaire, sauf par expérimentation chez des rats OVX âgés de ≥ 6 mois.

 

 

[100]       Je suis convaincu que l’article Jordan était accessible dans les « milieux de la recherche sur les os », qu’il était utilisé comme référence, qu’il était clairement accessible au docteur Black, l’un des inventeurs désignés d’Eli Lilly, et qu’il était utilisé par celui‑ci.

 

[101]       Le docteur Jordan n’a pas témoigné dans la présente instance, mais il est cité dans une entrevue publiée dans la revue Breast Cancer en 2001, à l’égard de l’article publié en 1987, à la page 2589 du dossier :

[traduction]

 

Cependant, l’article qui a tout changé a été publié dans la revue Breast Cancer Research and Treatment en 1987; il s’intitulait : « The effects of anti‑estrogens on bone in castrated and intact female rats » (« Effets des antiœstrogènes sur les os chez les rats femelles castrés et chez les rats intacts ») (Breast Cancer Research and Treatment, 10[1] : 31‑5, 1987). Nous avons découvert que le tamoxifène et le raloxifène maintiennent tous deux la densité osseuse chez les animaux dont les ovaires ont été enlevés. Si l’œstrogène est enlevé, la densité osseuse baisse. Cependant, si on enlève l’œstrogène tout en administrant du tamoxifène ou du raloxifène, la densité osseuse est maintenue. Cela nous a enthousiasmés. Nous nous sommes dit que nous avions découvert la modulation sélective du récepteur d’œstrogène, quoique, à ce moment‑là, nous parlions de spécificité des antiœstrogènes au site cible. Dans un tissu, comme le tissu mammaire, ces composés agissaient comme antiœstrogènes. Cependant, dans les os, ces composés fonctionnaient comme de l’œstrogène. Nous avons ensuite procédé à un essai clinique à l’université du Wisconsin pour voir si le tamoxifène avait un effet préjudiciable sur la densité osseuse chez les femmes et nous avons constaté qu’il maintenait la densité osseuse, comme nous l’avions constaté chez les rats. Cela est alors devenu une observation importante, d’où la publication de l’article qui est maintenant fortement cité.

 

 

[102]       Que dit donc l’article Jordan? À la première page (page 1790 du dossier), l’état de la technique est décrit. Le document met l’accent sur l’étude des effets du tamoxifène et du kéoxifène (raloxifène) sur la densité osseuse chez les rats :

[traduction]

 

La durée prolongée de la thérapie au tamoxifène soulève une importante question sur le plan de la toxicologie. L’œstrogène a un rôle dans le maintien de la densité osseuse [9]. Par conséquent, une thérapie antiœstrogénique prolongée pourrait causer une ostéoporose prématurée, limitant ainsi l’utilité de la drogue dans le traitement des jeunes femmes. Si c’est le cas, la drogue ne serait probablement pas utilisée comme agent préventif chez les femmes qui sont uniquement exposées à un risque du cancer du sein.

 

[...]

 

Dans cette étude, nous avons concentré notre attention sur le tamoxifène, un isomère trans pur d’un triphényléthylène substitué associé au clomiphène [1], et sur le kéoxifène, un antiœstrogène ayant beaucoup d’affinité pour le récepteur d’œstrogène, mais des propriétés œstrogéniques plus faibles que le tamoxifène [12]. Ces antiœstrogènes ont fait l’objet d’études visant à permettre de déterminer leurs effets sur la densité osseuse chez les rats intacts et chez les rats ayant subi une ovariectomie.

 

 

[103]       La référence figurant dans l’article Jordan, note de bas de page 12, se rapporte à un article des docteurs Black et Jones qui a été publié en 1983. De toute évidence, les docteurs Black, Jones et Jordan étaient au courant des travaux qui occupaient chacun d’eux.

 

[104]       À la deuxième page de l’article Jordan (page 1791 du dossier), on nous dit que des rats femelles Sprague Dawley âgés de neuf mois ont été utilisés pour l’étude. Le tamoxifène a été obtenu d’Imperial Chemical Industries et le kéoxifène (raloxifène) a été obtenu d’Eli Lilly. Les rats ont été séparés et certains ont subi une ovariectomie (ils ont été castrés), alors que d’autres n’en ont pas subi. On leur a administré du tamoxifène et du raloxifène sur une période de quatre mois. Les rats ont été tués, et leurs fémurs ont été retirés et brûlés. La cendre a été pesée et des comparaisons statistiques ont été effectuées. À la page 1792 du dossier, le docteur Jordan dit, dans son article, que l’étude montre que les doses administrées aux rats démontrent que des augmentations du poids de l’utérus ont été évitées, avec un effet positif sur le poids corporel et sur la densité osseuse. L’article dit que les résultats peuvent avoir des incidences importantes dans la prévention de l’ostéoporose chez les femmes postménopausées. On recommande une étude de longue durée. L’auteur dit en terminant :

[traduction]

 

Le mécanisme de la pharmacologie disparate n’est pas connu, mais ces résultats peuvent avoir des incidences importantes pour les applications cliniques d’antiœstrogènes. L’œstrogène est utilisé pour la prévention de l’ostéoporose chez les femmes postménopausées. Les préoccupations qui existaient initialement au sujet d’un risque accru de carcinome endométrique [19] ont été apaisées grâce à l’utilisation séquentielle d’agents progestatifs oraux suivie du retrait de stéroïdes en vue d’entraîner des menstruations. Toutefois, il se peut que, dans l’avenir, l’utilisation du tamoxifène puisse être envisagée comme substitut de l’œstrogène dans ce contexte. La chose pourrait avoir un double but : réduire encore plus le risque de carcinome endométrique parce que la drogue a été utilisée pour traiter la maladie [20] et, peut‑être bien, réduire le risque de cancer du sein, tout en empêchant la perte de densité osseuse. Toutefois, avant que ces applications cliniques puissent être envisagées, l’utilisation du tamoxifène comme agent chimiosuppressif efficace dans le cancer du sein de stade I doit être minutieusement évaluée; des déterminations longitudinales de la densité osseuse chez ces patientes au cours d’une thérapie au tamoxifène de longue durée confirmera si les effets semblables à l’œstrogène observés dans cette étude animale se produisent également chez les patientes.

 

 

[105]       Les parallèles entre l’article Jordan et la divulgation qui est faite dans le brevet 356 sautent aux yeux. Dans les deux cas, il est question de perte osseuse et d’ostéoporose ainsi que de l’effet qu’un traitement antiœstrogénique à l’aide de composés tels que le raloxifène (kéoxifène) peut avoir.

 

[106]       Dans les deux cas, on utilise comme modèle d’étude des rats Sprague Dawley qui ont subi une ovariectomie. Les deux études montrent que le raloxifène a des effets positifs sur la perte osseuse et sur le poids de l’utérus. Le docteur Jordan conclut qu’une étude de longue durée chez les femmes postménopausées est justifiée. Le brevet 356 donne à entendre qu’une telle étude chez les femmes est en cours et que l’on [traduction] « s’attend » à certains résultats avec une étude de longue durée à suivre. Les résultats de l’étude projetée dans le brevet ne font pas partie de la divulgation qui est faite dans le brevet 356. Par conséquent, dans cette mesure, Jordan et la divulgation qui est faite dans le brevet 356 en sont au même point, les études chez les rats donnent des résultats positifs et des études chez les humains sont justifiées. Dans le brevet 356, il est simplement conclu que le raloxifène est un médicament approprié pour les humains sans qu’aucune autre divulgation ne soit faite à l’appui. Eli Lilly fait valoir que cette conclusion est justifiée parce que les études auxquelles le docteur Black avait procédé sur les rats étaient [traduction] « meilleures » que celles du docteur Jordan.

 

[107]       Un témoin d’Apotex, le docteur Dordick, dit ce qui suit, au paragraphe 65 de son affidavit (à la page 521 du dossier), en comparant le document Jordan et le brevet 356 :

[traduction]

 

65.       Étant donné le contenu de l’article Jordan et coll. (1987), il était clair, en 1987, que le raloxifène était utile dans la prévention de la perte osseuse à la suite d’une ovariectomie. Compte tenu du grand nombre de références qui sont faites de l’article Jordan, dont une bonne partie au cours des cinq dernières années, cette conclusion a résisté à l’examen des scientifiques. En outre, compte tenu du succès du raloxifène dans le traitement des femmes postménopausées atteintes d’ostéoporose, cette conclusion initiale de Jordan était cruciale lorsqu’il s’agissait de démontrer que le raloxifène pouvait être utile dans le traitement de l’ostéoporose. S’il est par ailleurs tenu compte de l’état de la technique avant Jordan, il est donc clair que le brevet 356 n’était pas le premier à démontrer (ou même à prédire) la valeur thérapeutique du raloxifène pour le traitement de la perte osseuse.

 

[Souligné dans l’original.]

 

 

[108]       Les témoins d’Eli Lilly ont critiqué l’article Jordan. Ils ont signalé que les rats utilisés par le docteur Jordan étaient âgés, comparativement aux rats dont il est question dans le brevet 356; ils ont fait valoir que l’article Jordan porte en fait sur le tamoxifène plutôt que sur le raloxifène (kéoxifène); que l’analyse statistique utilisée par Jordan comporte des lacunes; et que la mesure des os à l’aide du poids des cendres est un mauvais choix. Ils disent que Jordan a terminé son article en proposant qu’une étude du tamoxifène soit effectuée chez les femmes, mais qu’un avertissement était également donné quant à tout résultat et qu’il n’était pas fait mention du kéoxifène (raloxifène) à cet égard. Je ne reproduirai pas toutes ces critiques dans les présents motifs, mais je me contenterai de citer, comme exemple, les critiques que le docteur Russell a formulées au paragraphe 110 de son affidavit et les critiques que le docteur Lindsay a faites aux paragraphes 83 à 85 de son affidavit :

Le docteur Russell :

 

[traduction]

 

110.     Les résultats signalés dans cette étude étaient que le tamoxifène et le kéoxifène n’entraînaient pas de diminution de la densité osseuse chez les animaux intacts utilisés dans l’étude. En outre, l’article Jordan signale que, chez les rats ayant subi une ovariectomie qui avaient reçu du raloxifène et du tamoxifène, les densités de cendre du fémur étaient un peu plus élevées que chez les rats ayant subi une ovariectomie auxquels un placebo avait été administré, mais qu’elles étaient de beaucoup inférieures à celles constatées chez les rats intacts. Par conséquent, la lecture superficielle de l’article Jordan montre que ces composés entraînaient uniquement une réaction œstrogénique partielle sur les os des rats ayant subi une ovariectomie qui étaient visés par l’étude. La seule proposition clinique que les auteurs de l’article Jordan étaient prêts à faire, compte tenu de ces données, était qu’« il faudrait évaluer les patientes recevant une thérapie au tamoxifène adjuvant de longue durée pour un cancer du sein afin de déterminer si le tamoxifène peut empêcher le développement de l’ostéoporose [chez ces patientes] ».

 

[Non souligné dans l’original.]

 

 

Le docteur Lindsay :

 

[traduction]

 

83.       Si l’on jette un coup d’œil rétrospectif charitable sur l’article Jordan, il donne à penser que l’utilisation d’antiœstrogènes pourrait avoir un effet bénéfique restreint sur les os des rats, mais que cet effet bénéfique possible ne devrait pas donner lieu à une extrapolation aux êtres humains. En outre, même si les données présentées dans l’article Jordan donnaient lieu à une extrapolation aux humains, cela ne permettrait néanmoins pas de prédire les effets divulgués dans le brevet 356.

 

84.       L’examen du dernier paragraphe de l’article Jordan permet de confirmer les points susmentionnés :

 

Le mécanisme de la pharmacologie disparate n’est pas connu, mais ces résultats peuvent avoir des incidences importantes pour les applications cliniques d’antiœstrogènes. L’œstrogène est utilisé pour la prévention de l’ostéoporose chez les femmes postménopausées. Les préoccupations qui existaient initialement au sujet d’un risque accru de carcinome endométrique ont été apaisées grâce à l’utilisation séquentielle d’agents progestatifs oraux suivie du retrait de stéroïdes en vue d’entraîner des menstruations. Toutefois, il se peut que, dans l’avenir, l’utilisation du tamoxifène puisse être envisagée comme substitut de l’œstrogène dans ce contexte. La chose pourrait avoir un double but : réduire encore plus le risque de carcinome endométrique parce que la drogue a été utilisée pour traiter la maladie et, peut‑être bien, réduire le risque de cancer du sein, tout en empêchant la perte de densité osseuse. Toutefois, avant que ces applications cliniques puissent être envisagées, l’utilisation du tamoxifène comme agent chimiosuppressif efficace dans le cancer du sein de stade I doit être minutieusement évaluée; des déterminations longitudinales de la densité osseuse chez ces patientes au cours d’une thérapie au tamoxifène de longue durée confirmera si les effets semblables à l’œstrogène observés dans cette étude animale se produisent également chez les patientes.

 

[Renvois omis; non souligné dans l’original.]

 

Les points soulignés ci‑dessus confirment la nature expressément équivoque de l’article Jordan à l’égard des constatations divulguées. En outre, l’article Jordan dit expressément que s’il s’avérait que des effets semblables à l’œstrogène se manifestent chez les patientes, le tamoxifène pourrait être utilisé dans la prévention de l’ostéoporose. L’article montre en outre (voir la figure 2) que le raloxifène et le tamoxifène stimulent tous deux le poids de l’utérus, mais aucune remarque n’est faite au sujet de cet aspect des résultats. Ces données laissent entendre que si le tamoxifène était utilisé pour prévenir le cancer du sein, des questions se poseraient au sujet de la stimulation de l’utérus chez les humains (comme on l’a de fait constaté).

 

85.       Par conséquent, la possibilité qu’un composé, administré à la même concentration chez la même patiente, puisse avoir un effet œstrogénique important sur les os, avoir un effet antiœstrogénique important sur le sein, et avoir peu d’activité œstrogénique, ou même n’avoir aucune activité, dans l’utérus était une idée qui n’était absolument pas exprimée dans l’article Jordan (et qui n’était pas exprimée dans les autres antériorités invoquées par Apotex). Telle est la réalité divulguée dans le brevet 356.

 

 

[109]       Les témoins d’Apotex réfutent ces critiques. Ainsi, le docteur Vieth conteste les allégations relatives à l’utilisation de rats plus âgés par le docteur Jordan, son analyse statistique et l’utilisation du poids de la cendre pour mesurer la perte osseuse. La docteure Dziak a fait la même chose. Au paragraphe 50 de son affidavit, elle a déclaré ce qui suit :

 

[traduction]

 

50.       Quant aux déclarations du docteur Turner selon lesquelles l’objet énoncé de l’article Jordan était l’évaluation des effets secondaires possibles du tamoxifène dans le traitement du cancer du sein, je ne crois pas que cela nie le fait que les données amèneraient les gens versés dans l’art à l’objet visé par les revendications du brevet 356; étant donné l’intérêt que les personnes effectuant des recherches sur les os portaient à ce moment‑là aux drogues antiœstrogéniques, comme le montrent l’article Beall et coll. (document 56 d’Apotex), l’article Stewart et Stern (document 58 d’Apotex) ainsi que l’article Turner (document 102 d’Apotex) dont il a déjà été question, toute publication portant sur ces drogues dans un journal faisant l’objet d’une révision par les pairs, malgré son objet primaire ou la nature du journal, serait lue et assimilée par les gens versés dans l’art.

 

 

[110]       Le docteur Turner est l’un des témoins experts d’Eli Lilly, un expert qui a rédigé de nombreux articles sur la question et qui m’a donné l’impression, à la suite de la lecture de la transcription de son contre‑interrogatoire, d’être un témoin qui hésitait à faire quelque concession que ce soit susceptible, selon lui, de causer préjudice à la partie qui avait retenu ses services. Pour lui, un aveu est important. Le docteur Turner a de fait admis, lorsqu’il a été confronté à une déclaration qu’il avait faite lors d’audiences tenues devant la Food and Drug Administration des États‑Unis en 1997 (contre‑interrogatoire, aux pages 126 à 132 de la pièce 11, ainsi qu’aux pages 163 et 164), que la référence Jordan était [traduction] « très, très bonne lorsqu’il s’agissait de prédire les actions d’agents pharmacologiques sur le squelette, du moins en ce qui concerne la perte osseuse attribuable à une déficience œstrogénique ». Eli Lilly fait valoir que cet avis a été exprimé en 1997, et non en 1992 ou en 1993, soit la date de priorité ou la date de dépôt. Je rejette cette critique. En fait, même en 1997, le docteur Turner croyait que le docteur Jordan avait fait des prédictions fort valables.

[111]       Ailleurs dans son contre‑interrogatoire, le docteur Turner a admis (aux pages 107 et 108) qu’un de ses propres articles ainsi que l’article Jordan étaient les premiers à reconnaître que le raloxifène exhibait une action sélective sur les tissus.

 

[112]       Le docteur Dordick a présenté une comparaison utile entre les études sur les rats, aux paragraphes 81 et 82 de son affidavit (il inclut également une référence à un article de 1994 du docteur Black, publié après la date de dépôt au Canada et qui ne fait pas partie des antériorités, et que j’inclus ici simplement parce que cela figurait aux paragraphes 81 et 82) :

[traduction]

 

Tableau 4. Comparaison des méthodologies et des résultats des expériences dans la littérature clé et dans le brevet 356.

 

Référence

Rats

Concentration

(mg/kg)

Densité osseusea

Densité osseuse normaliséeb

Poids de l’utérus (mg)

Brevet 356, rats Sprague-Dawley âgés de 75 jours (225 à 275 g)

356

Intact

0

0,220

1,00

545

356

OVX

0

0,170

0,77

127

356

OVX

0,1

0,197

0,90

196

356

OVX

0,1 + 0,1

œstradiol

0,204

0,93

315

Jordan (DA no 48), rats d’élevage âgés de 9 mois (280 g)

Jordan

Intact

0

0,70

1,00

550

Jordan

OVX

0

0,62

0,89

105

Jordan

OVX

0,3

0,65

0,93

150

Jordan

OVX

0,3 + 0,08

œstradiol

0,68

0,97

195

Black (DA no 51), rats Sprague-Dawley âgés de 75 jours (225 à 275 g)

Black

Intact

0

0,222

1,00

535

Black

OVX

0

0,172

0,77

127

Black

OVX

0,1

0,198

0,89

196

Black

OVX

0,1 + 0,1

œstradiol

0,204

0,92

Non donné

aLe brevet 356 et l’étude Black utilisent la densité minérale osseuse (g/cm/cm), alors que l’étude Jordan utilise la densité de la cendre (g/cm3). bNormalisé à l’égard du groupe de contrôle des rats intacts.

82.       Il ressort clairement du tableau 3 que, pour des concentrations similaires (raloxifène env. 0,1‑0,3 mg/kg), l’article Jordan, l’article Black et le brevet 356 indiquent des densités osseuses à peu près similaires lorsqu’elles sont normalisées par rapport aux groupes de contrôle des rats intacts et qu’ils indiquent certes des tendances similaires. Même si, dans l’article Black et dans le brevet 356, on utilisait du raloxifène en concentration de 0,1 mg/kg, alors que Jordan utilisait une concentration de 0,3 mg/kg, comme le montre l’exemple 1 du brevet 356 (à la page 39), peu de différences ont été observées dans la densité osseuse et dans le poids de l’utérus lorsque des doses de raloxifène allant de 0,1 à 10 mg/kg étaient administrées, selon le brevet 356. L’article Jordan indiquait un poids plus faible de l’utérus; toutefois, le contrôle de base pour le poids de l’utérus des rats ayant subi une ovariectomie était également plus faible dans le cas de l’article Jordan que dans le cas du brevet 356. Plus précisément, le contrôle effectué par Jordan donnait un poids de l’utérus d’environ 105 mg, alors que dans le brevet 356 (exemple 1) on obtenait 127 mg. Par conséquent, la valeur donnée par Jordan représente une augmentation de 43 % du poids de l’utérus par rapport au groupe de contrôle des rats ayant subi une ovariectomie. Le brevet 356 indique une augmentation de 54 %. Par conséquent, quant à l’effet du raloxifène sur le poids de l’utérus par rapport aux mesures de base du groupe de contrôle des rats ayant subi une ovariectomie, l’article Jordan et le brevet 356 donnaient des valeurs similaires.

 

 

[113]       Eli Lilly et Apotex ont débattu la question de savoir si l’article Jordan ou les études sur les rats divulguées dans le brevet 356 étaient aussi valables l’un que l’autre, ou si l’un était meilleur ou comportait une meilleure prédiction que l’autre, en soumettant des preuves à l’appui de chaque point de vue, mais je suis convaincu qu’en 1992 et en 1993, l’article Jordan était considéré comme un bon travail scientifique qui démontrait que, dans les études effectuées sur les rats, le tamoxifène et le raloxifène (kéoxifène) indiquaient tous deux une action sélective sur les tissus vivants, limitant la perte osseuse avec peu d’effet sur les tissus sexuels.

 

 

L’ARTICLE FELDMANN

[114]       Les discussions portant sur l’article Jordan ont été réfutées par un autre article, celui de Feldmann, publié en 1989 et intitulé : Antiestrogen and antiandrogen administration reduce bone mass in the rat (L’administration d’antiœstrogène et d’antiandrogène réduit la masse osseuse chez le rat), document 49 d’Apotex, versé aux pages 1797 et suivantes du dossier. Cet article se rapportait à des études sur des rats castrés auxquels on avait administré du kéoxifène (raloxifène) et il était conclu qu’aucun effet œstrogénique n’avait été observé, mais l’auteur disait que [traduction] « cela pouvait être attribuable à un problème de dosage ». On constate que la masse osseuse chez les rats a été réduite et on conclut que les auteurs [traduction] « ne peuvent pas exclure la possibilité que, chez les êtres humains, contrairement à ce qui se produit chez les rats, les antiœstrogènes n’aient pas d’action sur les os ».

 

[115]       Les déclarations du docteur Lindsay, aux paragraphes 108 et 109 de son affidavit, représentent bien ce que les témoins d’Eli Lilly ont dit au sujet de l’article Feldmann :

[traduction]

 

108.     L’article Feldmann n’enseigne pas à la personne versée dans l’art l’utilisation du raloxifène pour traiter l’ostéoporose ou pour empêcher la perte osseuse chez les rats, et encore moins chez les humains. De fait, la référence Feldmann enseigne à la personne versée dans l’art que le raloxifène cause une perte osseuse chez les rats intacts et que le raloxifène n’a pas d’effets sur les os des rats dont les ovaires ont été enlevés. Par conséquent, cette référence ne peut pas constituer une antériorité parce qu’elle n’enseigne pas que le raloxifène empêcherait la perte osseuse ou préviendrait et traiterait l’ostéoporose chez les humains qui manquent d’œstrogène. En fait, les données mentionnées dans l’article Feldmann donnent à penser que le raloxifène ne serait pas utile ou pourrait en fait causer une perte osseuse.

 

109.     L’article Feldmann représente tout au plus une expérience qui a échoué et ne peut pas constituer une antériorité parce que l’étude ne mène pas à un résultat utile – à savoir l’utilisation du raloxifène pour empêcher la perte osseuse chez les humains. En d’autres termes, les auteurs de l’article Feldmann n’ont pas reconnu la nouvelle utilisation du raloxifène et, cela étant, cette référence ne peut pas, à mon avis, constituer une antériorité.

 

 

[116]       Les déclarations du docteur Vieth, au paragraphe 57 de son affidavit, représentent bien la position qu’Apotex a prise au sujet de l’article Feldmann :

[traduction]

 

57.       L’examen de l’article Feldmann, aux paragraphes 108 et 109 de l’affidavit du docteur Lindsay, selon lequel cet article va en sens contraire, n’a plus d’intérêt pratique. Comme le montre le tableau dans lequel les aspects des études pertinentes sont comparés (pièce 3), Feldmann a utilisé une race inhabituelle de rats et le poids de ces rats était plus faible. Toutefois, l’article Feldmann, comme l’article Jordan, révélait un parallèle frappant en ce qui concerne les effets du tamoxifène et du raloxifène sur les os. L’action du raloxifène sur les os est la même que celle du tamoxifène. Cela est fort important compte tenu des constatations ultérieures selon lesquelles le tamoxifène augmentait la densité osseuse chez les femmes (Love et coll., New England Journal 1992; document 130 de l’AC). L’étude effectuée par Love et coll. visait à répondre à des incertitudes et à des préoccupations au sujet de l’effet du tamoxifène sur les os. De même, le docteur Lindsay a signalé, en 1989, que le tamoxifène avait pour effet d’augmenter la densité osseuse; il a dit que l’antiœstrogène devait être évalué pour le traitement de l’ostéoporose chez les femmes normales (pièce 6). Les résultats des essais cliniques avaient éliminé les inquiétudes qui existaient au sujet des antiœstrogènes et avaient amené les lecteurs à se demander « si les effets du traitement au tamoxifène de longue durée, lorsqu’il s’agit de préserver la densité minérale osseuse [...] entraînent une réduction des taux de fracture » (Love 1992).

 

 

[117]       Avant 1992, les personnes qui travaillaient dans le domaine étaient clairement au courant des conflits apparents entre les études dont Jordan et Feldmann avaient rendu compte et avaient cherché à résoudre ces conflits. Le docteur Turner, l’un des témoins dont il a ci‑dessus été fait mention, a renvoyé à des études antérieures effectuées par lui‑même et par d’autres dont il était rendu compte dans un article publié en 1991 dans Endocrinology, volume 129, no 3, intitulé : « Dose‑Dependent Effects of Tamoxifen on Long Bones in Growing Rats : Infuence of Ovarian Status » (« Effets du tamoxifène relié à la dose sur les os longs des rats en période de croissance : influence de l’état des ovaires ») (dossier, aux pages 4206 et suivantes) et a déclaré : [traduction] « [N]os constatations sont compatibles avec les résultats obtenus par Jordan et coll. » et, à l’égard de l’article Feldmann, [traduction] « [...] nous croyons que la conclusion selon laquelle le tamoxifène agissait comme antiœstrogène était fondée sur des hypothèses inexactes et sur des mesures peu fiables ».

 

[118]                         La lecture de ces affidavits et des autres éléments de preuve se rapportant à l’article Feldmann me convainc qu’une personne versée dans l’art serait sceptique lorsqu’il s’agit de tirer des conclusions d’une façon ou d’une autre à partir de cet article et ne le considérerait pas comme une antériorité importante au moment pertinent.

 

L’ARTICLE LOVE/JORDAN

[119]       Au mois de mars 1992, soit environ quatre mois avant la date de priorité revendiquée dans le brevet 356, le docteur Jordan ainsi que d’autres, y compris Richard Love, ont publié une étude dans le cadre de laquelle du tamoxifène avait été administré chez des humains, des femmes postménopausées, et ont signalé que la densité minérale osseuse de la colonne vertébrale était préservée (« Effects of Tamoxifen on Bone Mineral Density in Postmenopausal Women with Breast Cancer » (« Effets du tamoxifène sur la densité minérale osseuse chez les femmes postménopausées atteintes d’un cancer du sein »), étude publiée dans le New England Journal of Medicine, 29 mars 1992; voir les pages 2528 et suivantes du dossier). Les parties conviennent qu’il s’agit d’un journal reconnu dont les articles sont révisés par les pairs. Dans cet article, qui renvoie à l’article Jordan antérieur (8) ainsi qu’à l’article Feldmann (15), on conclut ce qui suit :

[traduction]

 

L’effet agoniste œstrogénique du tamoxifène sur les os démontré dans cette étude vient s’ajouter à la liste croissante des autres effets semblables à l’œstrogène de cet antiœstrogène. Les augmentations semblables à l’œstrogène des niveaux sériques de la globuline se liant aux hormones sexuelles et les changements de concentrations de lipides se produisent également au cours du traitement au tamoxifène. On ne sait pas encore si les effets du traitement au tamoxifène de longue durée, lorsqu’il s’agit de préserver la densité minérale osseuse et de changer les niveaux de lipides, entraîneront une réduction des taux de fracture ainsi que de la mortalité et de la morbidité attribuables aux maladies cardiovasculaires. Les données préliminaires donnent à penser que les effets cardiovasculaires peuvent de fait être favorables. Pour les nombreuses femmes postménopausées atteintes d’un cancer du sein pour lesquelles le tamoxifène est prescrit (et l’œstrogène à proscrire), les résultats signalés ici sont rassurants.

 

 

 

HONG KONG

[120]       Eli Lilly se fonde sur les travaux effectués par Draper et coll. dans ses installations de recherche, lesquels ont été publiés le lundi 29 mars 1993 sous forme de sommaire lors d’un séminaire scientifique qui a eu lieu à Hong Kong. Cette date de publication est postérieure à la « date de priorité » de la demande américaine de brevet déposée le 28 juillet 1992, mais elle est antérieure, d’environ quatre mois, à la date de dépôt au Canada, le 27 juillet 1993. Le sommaire figure aux pages 335 et 336 du dossier. Il indique qu’une étude a été effectuée sur 251 femmes postménopausées (et non sur les 160 femmes mentionnées dans la divulgation faite dans le brevet 356), lesquels ont été groupées et auxquelles on a administré un placebo ou des doses de plus en plus élevées de raloxifène. Les enquêteurs ont mesuré les niveaux de divers marqueurs biochimiques du métabolisme osseux et ont procédé à des biopsies utérines avant et après le traitement. Un résumé de laboratoire était présenté. À la fin du sommaire, il est dit ce qui suit :

[traduction]

 

Le raloxifène est prometteur, en tant que traitement anti‑résoptif pour le squelette avec une action hypolipidémique, mais sans avoir d’effets stimulants sur l’utérus.

 

 

[121]       Le docteur Draper était l’un des témoins d’Eli Lilly; il dit que ce sommaire traite des autres études envisagées par Black dans l’exemple 5 du brevet 356.

 

[122]       Aucun élément de preuve ne montre pourquoi, si cela était important pour Eli Lilly, cette étude n’a pas été divulguée dans la demande relative au brevet 356 qui a été déposée au Canada. Selon toute probabilité, l’étude n’aurait pas pu être incluse dans la demande américaine antérieure parce qu’elle n’était pas terminée au moment du dépôt de la demande américaine, mais la demande canadienne n’avait pas encore été déposée et n’a pas à reproduire servilement la demande américaine. La revendication de la « date de priorité » sert dans certains cas de preuve prima facie de la date de l’invention, dans la mesure où la divulgation de l’invention est la même dans le brevet canadien et dans la demande de priorité. Cependant, les demandes n’ont pas à être identiques. Nous ne disposons d’aucun élément de preuve au sujet de ce qui figurait dans la demande de priorité.

 

 

L’ARTICLE BLACK (1994)

[123]       En 1994, après la date de priorité et après le dépôt de la demande canadienne de brevet, Black et d’autres ont publié l’article qui a déjà été mentionné dans les présents motifs, là où l’article Jordan a été cité. Il s’agit de l’article intitulé : Raloxifene... Prevents Bone Loss etc. (Le raloxifène [...] empêche la perte osseuse […]) figurant à la page 1814 du dossier. Cet article traite uniquement d’une étude portant sur les rats, et non sur les humains, et sur le raloxifène. À la fin de l’article, l’auteur dit que [traduction] « le raloxifène pourrait offrir » une thérapie utile pour les femmes postménopausées :

[traduction]

 

En conclusion, le raloxifène (LY 13948 HCI) atténuait la diminution de la masse osseuse causée par une ovariectomie chez un rat, à des doses qui entraînaient également une diminution marquée des concentrations de cholestérol sérique. Ces effets ont été observés en l’absence d’effets importants sur l’utérus. Compte tenu des conséquences sérieuses pour la santé humaine que comportent l’ostéoporose et les maladies coronaires, le fait que le raloxifène pourrait offrir une thérapie utile pour les femmes postménopausées, lorsqu’il s’agit de maintenir la masse osseuse et d’abaisser le cholestérol sérique sans toucher le tissu reproductif, justifie une enquête plus approfondie.

 

 

RÉCAPITULATION

[124]       Pour récapituler l’évolution de l’état de la technique :

·          À la fin des années 1980, l’ostéoporose est un problème qui se manifeste d’une façon toute particulière chez les femmes postménopausées, et l’œstrogénothérapie entraîne un risque de cancer.

 

·          Jones et Black, qui travaillent tous deux pour Eli Lilly, sont reconnus comme ayant travaillé, par le passé, sur le kéoxifène (raloxifène).

 

·          En 1987, Jordan effectue des essais sur les rats en utilisant du tamoxifène et du kéoxifène (raloxifène); il recommande, du moins dans le cas du tamoxifène, qu’une étude de longue durée soit effectuée sur les femmes.

 

·          En 1989, Feldmann signale une réduction de la masse osseuse dans une étude sur les rats à qui on a administré du kéoxifène, mais indique qu’il peut y avoir un problème de dosage.

 

·          En 1991, Turner publie un article dans lequel il compare les travaux de Jordan et de Feldmann, et accorde la préférence à Jordan.

 

·          Au mois de mars 1992, Love et d’autres, et notamment Jordan, poursuivent les travaux de Jordan en administrant du tamoxifène à des femmes postménopausées atteintes d’un cancer du sein et signalent que les résultats sont [traduction] « rassurants ».

 

·          Le 28 juillet 1992, la demande « de priorité » concernant le brevet 356 est déposée aux États‑Unis; le contenu n’est pas connu, mais il est probablement semblable ou identique à la divulgation qui est faite dans le brevet 356.

 

·          Au mois de mars 1993, lors d’une conférence tenue à Hong Kong, Eli Lilly publie un sommaire d’une étude effectuée sur 251 femmes postménopausées qui avaient pris un placebo ou diverses doses de raloxifène. Il est déclaré que le raloxifène [traduction] « est prometteur ».

 

·          Le 27 juillet 1993, la demande canadienne pour ce qui devient le brevet 356 est déposée. Elle divulgue quatre exemples d’études effectuées sur des rats et un cinquième exemple d’une étude envisagée ou non achevée sur 160 femmes postménopausées, dans laquelle on [traduction] « s’attend » à certains résultats, une étude de longue durée étant par ailleurs recommandée.

 

·          Au mois de janvier 1994, Black et coll. publient un article (qui n’est donc pas une antériorité) dans lequel il est question d’une étude sur les rats (et non sur des humains) auxquels on a administré du raloxifène, et où il est conclu que le raloxifène [traduction] « pourrait offrir » une thérapie utile dans le cas des femmes postménopausées lorsqu’il s’agit de maintenir la masse osseuse.

L’AFFIDAVIT BLACK

[125]       Dans l’affidavit qu’il a déposé dans la présente instance, le docteur Black s’est montré beaucoup plus catégorique que ne le sont les publications de 1993 (Hong Kong) et de 1994 (son article). Voici ce qu’il déclare aux paragraphes 7 à 12 :

[traduction]

 

7.         Avant de pouvoir arriver à l’invention revendiquée dans le brevet 356, il fallait mettre au point un modèle approprié. Un aspect d’un système modèle approprié pertinent, en ce qui concerne mon invention, était la sélection d’un animal qui pouvait d’une façon uniforme manifester une perte de l’os trabéculaire attribuable à une ovariectomie. J’ai envisagé au départ d’utiliser d’anciens rats d’élevage. Toutefois, j’ai vite appris que l’ovariectomie de ces rats ne produisait aucun effet important à cet égard, c’est‑à‑dire que la densité trabéculaire du fémur dans la métaphyse distale ne diminuait pas à la suite d’une ovariectomie.

 

8.         Dans mes enquêtes sur les anciens rats d’élevage, j’ai conclu que toute étude de la perte osseuse attribuable à une ovariectomie qui était basée sur de tels rats, comme dans le cas de l’étude décrite dans l’article Jordan, n’aurait aucune valeur lorsqu’il s’agissait de prédire si un composé mis à l’essai serait utile pour le traitement de l’ostéoporose chez les humains.

 

9.         Par conséquent, contrairement à mes travaux, l’article Jordan n’indique aucun fondement permettant de prédire si un composé, et encore moins le raloxifène, serait utile aux fins du traitement de l’ostéoporose chez les humains.

 

10.       En outre, l’article Feldmann ne constituait clairement pas un fondement valable lorsqu’il s’agissait de prédire si un composé pouvait empêcher la perte osseuse chez un humain manifestant une déficience œstrogénique, étant donné qu’il enseignait erronément que le raloxifène n’était pas capable de produire un tel effet chez les rats manifestant une déficience œstrogénique. La seule raison pour laquelle je me suis rendu compte que les renseignements donnés dans l’article Feldmann étaient erronés était que mes expériences étaient définitives sur ce point.

 

11.       Quoi qu’il en soit, une réaction simple à l’allégation d’Apotex est que ni l’article Jordan ni l’article Feldmann ne disent que le raloxifène pourrait ou devrait être utilisé pour le traitement de l’ostéoporose chez les humains. Par contre, les revendications du brevet 356 portent sur une telle utilisation, elles étaient basées sur les données divulguées dans le brevet 356, et elles disent clairement que le raloxifène est utile pour le traitement de l’ostéoporose chez les humains.

 

12.       J’avais conclu que le raloxifène pouvait être utilisé aux fins du traitement de l’ostéoporose uniquement après avoir élaboré mon modèle et avoir ensuite mis le raloxifène à l’essai. Étant donné que les articles Jordan et Feldmann ne décrivent pas mes travaux et ne tirent pas les conclusions auxquelles je suis arrivé dans mes travaux, on ne saurait raisonnablement alléguer que je me suis approprié l’invention dont il était question dans les articles Jordan et Feldman.

 

 

LES QUESTIONS DE VALIDITÉ

[126]       Malgré la confiance manifestée par le docteur Black à l’égard des conclusions énoncées dans le brevet 356 à partir de ses travaux, cette confiance n’est pas manifestée clairement dans sa publication de 1994. Il faut aborder le brevet 356 d’un point de vue objectif, celui d’une personne raisonnable versée dans l’art. Il s’agit de se poser les questions suivantes :

 

1) Antériorité. L’article Jordan informe‑t‑il la personne versée dans l’art de tout ce qui est revendiqué dans le brevet 356?

 

2) Évidence. À la « date de priorité » ou à la « date du dépôt au Canada », qu’est‑ce que l’état de la technique, y compris Jordan et Feldmann, divulguait à la personne versée dans l’art? Est‑ce que cela rend les revendications du brevet évidentes?

 

3) Prédiction valable. Existait‑il un fondement approprié, à la date de priorité ou à la date du dépôt au Canada, pour que Black et coll. fassent une prédiction valable au sujet de ce qui est revendiqué dans le brevet?

 

4) Suffisance de la divulgation. À la « date pertinente », le brevet 356 divulguait‑il l’« invention » d’une façon suffisante?

 

5) Revendications plus larges. Les revendications (1, 3, 15, 17) du brevet 356 sont‑elles plus larges que l’invention qui a été réalisée et divulguée?

 

6)  Ambiguïté. Les revendications (1, 3, 15, 17) du brevet 356 sont‑elles ambiguës?

 

L’antériorité

[127]       L’antériorité et l’évidence sont des notions étroitement liées qui sont fondées sur l’exigence voulant qu’il y ait une « invention » et que l’invention soit « nouvelle ». La juge Desjardins, de la Cour d’appel fédérale, a expliqué ces notions dans l’arrêt Imperial Tobacco Ltd./Ltée c. Rothmans Benson & Hedges Inc. (1993), 47 C.P.R. (3d) 188, aux pages 197 à 199. La juge a expliqué que l’antériorité et l’évidence sont des notions différentes, quoiqu’il s’agisse dans les deux cas de questions de fait. L’antériorité peut être utilisée dans l’application des deux critères, mais elle doit être utilisée d’une façon différente. Voici ce que la juge a dit :

On peut invoquer une invention antérieure pour l’application des deux critères, mais à des fins différentes dans chaque cas. Dans son ouvrage Canadian Patent Law and Practice, 4th ed. (1969), Fox affirme ce qui suit aux p. 136 et 137 :

 

[traduction]

 

[…] Les mémoires descriptifs antérieurs sont généralement invoqués pour établir l’antériorité s’ils divulguent exactement et complètement ce que le breveté a revendiqué. Si le mémoire descriptif antérieur ne renferme pas une telle divulgation et ne permet pas d’établir l’antériorité, il peut être invoqué comme indice de l’état de la technique au moment où le breveté a conçu l’invention qu’il allègue; il permet d’établir que l’œuvre du breveté a contribué si peu aux connaissances existantes qu’elle était dépourvue de l’élément essentiel d’ingéniosité et qu’elle était simplement évidente.

 

L’antériorité doit donc ressortir d’un seul document qui permet déjà à la personne versée de connaître intégralement ce qui est revendiqué. Cependant, dans le cas du caractère évident, [traduction] « il faut examiner les inventions antérieures et prendre en considération leur effet cumulatif ».

op. cit., p. 72.

 

 

[128]       Une façon utile d’examiner ces notions a été indiquée par le professeur Carl Moy (auteur du traité américain sur les brevets à volumes multiples intitulé : Moy’s Walker on Patents, Thompson West, mis à jour chaque année) aux étudiants du programme de maîtrise en propriété intellectuelle d’Osgoode, dans le cadre de l’examen de la théorie des marchés des brevets. Selon ce que je me rappelle, il a dit ce qui suit :

[traduction]

 

Une personne ne paie pas le prix d’un monopole pour quelque chose qu’elle a déjà, et elle ne paie pas le prix pour quelque chose qu’elle pourrait de toute façon obtenir.

 

 

[129]       Une autre façon d’envisager la question consiste à se demander quelle « place » il reste pour quelque chose, compte tenu de l’antériorité. S’il n’y a pas de « place » ou si une personne versée dans l’art peut occuper cette « place » sans faire quelque chose d’inventif, il y a antériorité ou évidence. Lord Hoffman a examiné cette thèse dans les motifs qu’il a rendus dans l’affaire Synthon BV c. SmithKline Beecham plc, [2005] UKHL 59, aux paragraphes 20 à 22 :

[traduction]

 

20.  Ce que j’ai appelé la divulgation a été expliqué dans deux jugements faisant indubitablement autorité. Le premier a été rendu par lord Westbury, juge en chef, dans l’affaire Hill c. Evans (1862), 31 LJ(NS) 457, à la page 463 :

 

Je crois que le principe peut être énoncé d’une façon exacte comme suit : la déclaration antérieure doit être telle qu’une personne ayant des connaissances ordinaires sur le sujet constaterait et comprendrait la découverte et qu’elle serait en pratique capable de l’appliquer, et ce, immédiatement, sans qu’il soit nécessaire de procéder à des expériences supplémentaires et d’obtenir des renseignements supplémentaires avant que l’invention puisse devenir utile. S’il reste quelque chose à déterminer qui soit nécessaire aux fins de l’application utile de la découverte, cela laisse suffisamment de place pour un autre brevet valide.

 

    21.  Le second passage qui fait autorité figure dans le jugement rendu par la Cour d’appel (juges Sachs, Buckley and Orr) dans l’affaire General Tire and Rubber Co c. Firestone Tyre and Rubber Co Ltd., [1972] R.P.C. 457, aux pages 485 et 486 :

 

Pour décider si une publication antériorise la revendication d’un breveté, il faut comparer cette publication et la revendication. Si la publication antérieure divulgue le même dispositif que le dispositif que le breveté affirme, par sa revendication, [...] avoir inventé, cette publication antériorise la revendication, mais autrement il n’y a pas antériorité [...]

 

Lorsque le tribunal a interprété la publication de l’inventeur antérieur et la revendication du breveté respectivement à la lumière de tous les éléments de preuve à juste titre admissibles, en ce qui concerne les questions techniques, ainsi que le sens des mots et expressions utilisés dans les antériorités et ainsi de suite, la question de savoir si la revendication du breveté est nouvelle [...] doit être tranchée en tant que question de fait. Si la publication de l’inventeur antérieur renferme une description claire de quelque chose qui constituerait une contrefaçon de la revendication du breveté si elle était réalisée après l’attribution du brevet au breveté, ou si elle renferme des instructions claires au sujet de la façon de faire ou de fabriquer cette chose, il aura été démontré que la revendication du breveté ne fait pas preuve de la nouveauté nécessaire [...] Toutefois, l’inventeur antérieur et le breveté peuvent avoir abordé la question, en ce qui concerne un dispositif donné, sous des angles différents et peuvent, pour cette raison, ou peut‑être même pour d’autres raisons, avoir décrit leurs dispositifs de façon qu’il ne soit pas immédiatement possible de constater, à la lecture du libellé qu’ils ont respectivement utilisé, qu’ils ont en réalité découvert le même dispositif; cependant, si l’observation des instructions contenues dans la publication de l’inventeur antérieur entraîne inévitablement la fabrication d’une chose qui, si la revendication du breveté était valide, constituerait une contrefaçon de cette revendication, cette circonstance démontrerait qu’il y a en fait antériorité par rapport à la revendication du breveté.

 

Par contre, si la publication antérieure contient des instructions qu’il est possible d’appliquer d’une manière qui contreferait la revendication du breveté, mais qui pourraient également, au moins aussi vraisemblablement, être exécutées d’une manière qui ne la contreferait pas, ladite revendication ne se heurte pas à une antériorité opposable à sa nouveauté, encore qu’on puisse la rejeter au motif de l’évidence. Pour constituer une antériorité opposable à la revendication du breveté, la publication antérieure doit contenir des instructions claires et non équivoques permettant d’obtenir ce que le breveté prétend avoir inventé. Mais la seule présence d’un poteau indicateur, si clair qu’il soit, sur la route menant à l’invention du breveté ne suffit pas à cet égard. Il faut établir sans ambiguïté que l’inventeur antérieur avait planté son drapeau avant le breveté précisément à la destination.

 

22.  Si je peux résumer l’effet de ces deux énoncés bien connus, le document invoqué comme antériorité doit exposer un objet dont l’exécution entraînerait nécessairement la contrefaçon du brevet. La raison peut en être que la publication antérieure divulgue la même invention. Dans ce cas, il ne fait aucun doute que l’exécution de l’invention antérieure constituerait une contrefaçon, et ce fait est en général manifeste pour la personne qui connaît à la fois la publication antérieure et le brevet. Mais la contrefaçon de brevet n’est pas subordonnée à la condition de la pratique consciente : « le point de savoir si une personne exploite ou non [une] (…) invention est un fait objectif, indépendant de ce qu’elle‑même sait ou pense de son action » (Merrell Dow Pharmaceuticals Inc c. N.H. Norton & Co. Ltd., [1996] R.P.C. 76, à la page 90). Il s’ensuit que, indépendamment du point de savoir si quiconque en serait conscient au moment pertinent, lorsque l’objet décrit dans la publication antérieure est exécutable et de nature telle que, s’il est exécuté, la contrefaçon du brevet en résultera nécessairement, la condition de la divulgation antérieure est remplie. Le drapeau a été planté, même si l’auteur de l’antériorité l’a planté à son insu.

 

 

[130]       En affirmant que les revendications pertinentes 1, 3, 15 et 17 du brevet 356 sont antériorisées, Apotex invoque deux publications, considérées séparément. La première est l’article Jordan, dont il a déjà été question, et la seconde est un brevet désignant M. Schreiber à titre d’inventeur, sur lequel nous reviendrons bientôt.

 

[131]       L’article Jordan divulgue une étude effectuée sur des rats, dans laquelle le tamoxifène et le raloxifène ont été utilisés, et selon laquelle une action sélective, bénéfique dans les deux cas, sur le tissu osseux et sur l’utérus a été observée. Cela a mené Jordan à conclure que des études supplémentaires sur les humains, du moins en ce qui concerne le tamoxifène, étaient justifiées. Une comparaison de cette divulgation et des revendications qui ont déjà été interprétées montre qu’il n’est pas divulgué que le raloxifène est en fait efficace lorsqu’il s’agit de traiter l’ostéoporose ou la perte osseuse chez les humains. Selon une recommandation, des études dans ce domaine pourraient être utiles, mais il n’est pas enseigné que cela fonctionnerait. Il n’y a pas antériorité.

 

[132]       Schreiber, ou plus exactement, le brevet américain 5,075,321 délivré le 24 décembre 1991, intitulé : Methods of Treating Diseases Characterized by Interactions of IgG-Containing Immune Complexes with Macrophage Fc Receptors using Antiestrogenic Benzothiophenes (Méthodes de traitement des maladies caractérisées par des interactions des immunocomplexes (IgG) avec des macrophages récepteurs Fc utilisant des benzothiophènes antiœstrogéniques) disait, dans le sommaire (qu’il ne faut pas utiliser pour interpréter un brevet canadien, mais qui peut servir de résumé utile) :

[traduction]

 

RÉSUMÉ

La clairance des cellules enrobées d’anticorps de la circulation est modulée par l’administration d’une dose efficace de certains dérivés du benzothiophène, ou de sels d’addition acide de qualité physiologique de ces dérivés. Les composés sont utiles dans le traitement des maladies chez les mammifères caractérisées par des interactions entre les complexes immuns contenant des IgG et les récepteurs Fc des macrophages.

 

 

[133]       Heureusement, les parties ne contestent pas que le brevet Schreiber enseigne que le raloxifène peut être administré d’une façon utile aux humains atteints d’arthrite rhumatoïde.

 

[134]       Selon Apotex, la preuve montre que les dosages décrits dans le brevet Schreiber sont les mêmes que ceux qui sont utilisés dans le brevet 356 (contre‑interrogatoire du docteur Chalmers, questions 364 à 367).

 

[135]       Par conséquent, Apotex fait valoir que les personnes qui sont atteintes d’arthrite rhumatoïde, y compris les femmes postménopausées qui sont également atteintes d’ostéoporose, traiteraient l’ostéoporose et la perte osseuse si elles prenaient du raloxifène, comme le dit la revendication 17, et ce, sans réactions œstrogéniques importantes dans les tissus sexuels primaires. Ces personnes se livreraient donc nécessairement à une contrefaçon des revendications 1, 3, 15 et 17 du brevet 356. Par conséquent, ces revendications sont antériorisées. Il importe peu que ces personnes aient été au courant qu’elles obtenaient les avantages énoncés dans le brevet 356.

 

[136]       Ce raisonnement a été examiné par la Chambre des lords dans les arrêts Merrell Dow et Synthon, précités, ainsi que par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Abbott Laboratories c. Canada (Ministre de la Santé) (2006), 56 C.P.R. (4th) 387.

 

[137]       Selon la preuve qui a ici été soumise, l’effet inévitable de l’administration de raloxifène pour quelque fin que ce soit est que la perte osseuse et l’ostéoporose seraient traitées et la nature inhérente du raloxifène est telle qu’il n’y aurait pas d’effet œstrogénique important sur les tissus sexuels. Par conséquent, peu importe que l’on interprète les revendications avec la restriction préconisée par Eli Lilly, à savoir sans les effets négatifs associés au traitement traditionnel tel que le traitement de remplacement de l’œstrogène, les personnes, et en particulier les femmes postménopausées, peu importe qu’elles aient pris le médicament à une autre fin ou qu’elles aient été au courant des autres effets du médicament, seraient inévitablement visées par ce qui est revendiqué dans chacune des revendications 1, 3, 15 et 17.

 

[138]       Le fait que ces personnes n’aient pas été au courant des effets du raloxifène sur la perte osseuse ou sur l’ostéoporose ainsi que des effets associés à l’œstrogène ou que le brevet Schreiber n’ait pas divulgué de tels effets a‑t‑il de l’importance? Aux paragraphes 23 à 26 de l’arrêt Abbott, précité, la Cour d’appel fédérale a dit ce qui suit :

[23] Il me semble que le juge ne s’est pas posé la bonne question. Il s’est demandé si la personne versée dans le domaine, se référant à l’état de la technique, serait inévitablement et sans erreur conduite à stabiliser la forme 0 qui est produite au cours de la fabrication de la forme I ou de la forme II. Or, les revendications en cause (c’est‑à‑dire les revendications du brevet 274 qui ont déclenché l’application du Règlement AC) sont celles qui portent sur la forme 0 elle‑même, et non celles qui se rapportent aux moyens de stabiliser cette forme.

 

[24]      La question pertinente, s’agissant de la revendication du brevet 274 qui porte sur la forme 0, est la suivante : la forme 0 est‑elle produite au cours de la fabrication de la forme I ou de la forme II? C’est là une question de fait, à laquelle la réponse – incontestée – est affirmative. La personne versée dans le domaine qui fabriquerait la forme I ou la forme II d’après l’enseignement de l’état de la technique produirait inévitablement la forme 0, même si elle ne prenait pas de mesures pour la stabiliser. La forme 0 passerait peut‑être inaperçue, mais cela n’a pas d’importance, comme en témoignent les observations suivantes formulées par lord Hoffman au paragraphe 22 de Smithkline Beecham PLC’s (Paroxetine Methanefulfonate) Patent, [2005] UKHL 59 :

 

[traduction] [...] le document invoqué comme antériorité doit exposer un objet dont l’exécution entraînerait nécessairement la contrefaçon du brevet. La raison peut en être que la publication antérieure divulgue la même invention. Dans ce cas, il ne fait aucun doute que l’exécution de l’invention antérieure constituerait une contrefaçon, et ce fait est en général manifeste pour la personne qui connaît à la fois la publication antérieure et le brevet. Mais la contrefaçon de brevet n’est pas subordonnée à la condition de la pratique consciente : « le point de savoir si une personne exploite ou non [une] (…) invention est un fait objectif, indépendant de ce qu’elle‑même sait ou pense de son action » (Merrell Dow Pharmaceuticals Inc c. N.H. Norton & Co. Ltd., [1996] R.P.C. 76, à la page 90). Il s’ensuit que, indépendamment du point de savoir si quiconque en serait conscient au moment pertinent, lorsque l’objet décrit dans la publication antérieure est exécutable et de nature telle que, s’il est exécuté, la contrefaçon du brevet en résultera nécessairement, la condition de la divulgation antérieure est remplie. Le drapeau a été planté, même si l’auteur de l’antériorité l’a planté à son insu.

 

[25]      Étant donné que la personne qui fabriquerait la forme I ou la forme II d’après l’enseignement de l’état de la technique produirait inévitablement la forme 0, elle contreferait ainsi le brevet 274 aussi sûrement que Ratiopharm le contreferait en fabriquant la forme II pour son produit, comme elle projette de le faire, au moyen d’une méthode entraînant la création de la forme 0. La situation est bien décrite à la page 134 de Hughes and Woodley on Patents (2e édition), où les distingués auteurs écrivent, paraphrasant l’observation formulée par le juge Rinfret à la page 381 de l’arrêt Lightning Fastener Co. c. Colonial Fastener Co., [1933] R.C.S. 377 :

 

[traduction] [...] ce qui contreferait le brevet s’il venait après lui détruit sa nouveauté quand il le précède.

 

Lord Jacob exprime la même idée comme suit au paragraphe 77 de Technic France S.A.’s Patent, [2004] R.P.C. 919 :

 

[traduction] Une autre façon d’aborder le problème est de se demander si l’objet divulgué [dans la ou les publications antérieures] entre dans le champ de la revendication – s’il avait été postérieur à celle‑ci, la contreferait‑il?

 

[26]      À mon sens, la seule conclusion qu’on puisse raisonnablement formuler sur le fondement de la preuve dans la présente espèce est que l’allégation d’invalidité pour cause d’antériorité formulée par Ratiopharm est fondée.

 

[139]       Apotex fait valoir que, compte tenu du résultat que l’on obtient inévitablement en suivant l’enseignement du brevet Schreiber, les revendications du brevet 356 sont antériorisées, et ce, que la personne en cause ait su ou non ce qui se passait.

[140]       La Chambre des lords a examiné la question de l’antériorité [traduction] « inévitable » dans l’arrêt Merrell Dow, précité. Cette question se posait dans le contexte de l’examen d’une décision rendue par la Grande Chambre de recours de l’Office européen des brevets, dans laquelle il était question d’un additif pour huile lubrifiante qui était antérieurement connu comme empêchant la formation de rouille. Mobil avait découvert une propriété différente de cet additif, à savoir qu’il réduisait la friction, et elle avait demandé un brevet portant sur cet objet seulement. La question qui se posait était que la personne qui met de l’additif dans le lubrifiant pour l’ancienne fin, à savoir la prévention de la formation de rouille, ne peut pas savoir si elle se livre à une contrefaçon simplement parce que l’additif fait également quelque chose d’autre, c’est‑à‑dire qu’il réduit la friction. Il se peut que la seule différence soit dans l’état d’esprit de l’utilisateur.

 

[141]       La Grande Chambre de recours a conclu que, selon le droit européen des brevets, une revendication valide pour la nouvelle utilisation pourrait être faite et qu’une utilisation cachée ou secrète qui n’avait pas été rendue accessible au public n’invaliderait pas la revendication. Dans l’arrêt Merrell Dow, précité, lord Hoffman a examiné la question, mais il a dit qu’elle n’avait aucune incidence sur ce que la Chambre des lords avait à décider. Voici ce qu’il a dit, aux pages 92 et 93 :

[traduction]

 

Je crois qu’il est juste de dire qu’au Royaume‑Uni du moins, cet aspect de la décision de la Grande Chambre de recours a été critiqué pour le motif qu’un brevet concernant un ancien produit utilisé d’une ancienne façon à de nouvelles fins permet difficilement d’appliquer la doctrine britannique traditionnelle de la contrefaçon. Comme je l’ai dit, la responsabilité en matière de contrefaçon est absolue. Cette responsabilité dépend de la question de savoir si l’acte en question est visé par les revendications et aucune attention n’est portée à l’état d’esprit du présumé contrefacteur. Cependant, cette doctrine peut être difficile à appliquer à un brevet lorsqu’une substance connue est utilisée d’une façon connue à de nouvelles fins. Comment peut‑on dire si la personne qui met l’additif dans son moteur utilise légitimement cet additif pour empêcher la rouille ou qu’elle se livre à une contrefaçon en l’utilisant pour réduire la friction? Toutefois, dans le présent appel, cet aspect de la question ne nous intéresse pas. M. Thorley se fonde sur le passage de la décision dans lequel il est dit que la caractéristique technique revendiquée, à savoir la réduction de la friction, était nouvelle même si elle était « inhérente » à la substance. La Grande Chambre de recours a dit ce qui suit, dans un passage que j’ai déjà cité :

 

[...] conformément au paragraphe 54(2) de la CBE, la question à trancher est de savoir ce qui a été « rendu accessible » au public : il ne s’agit pas de savoir ce qui pouvait être « inhérent » à ce qui a été rendu accessible (par exemple, au moyen d’une description écrite antérieure ou dans ce qui a antérieurement été utilisé (utilisation antérieure)). Aux termes de la CBE, une utilisation cachée ou secrète ne constitue pas un motif d’opposition à [la] validité d’un brevet européen du fait qu’elle n’a pas été rendue accessible au public.

 

Messieurs les juges, je ne crois pas que ce principe soit en litige dans le présent appel. Je l’ai pleinement accepté dans mon analyse de la question de l’antériorité par utilisation, où le passage susmentionné a déjà été cité. La Chambre de recours technique a appliqué ce principe aux faits, en ce qui concerne l’additif réduisant la friction de Mobil, lorsque cette affaire lui a été renvoyée, après que la Grande Chambre de recours eut rendu la décision de principe : voir [1990] E.P.O.R. 514. La Chambre de recours technique a décidé que, dans la mesure où la réduction de la friction avait été un accessoire inévitable de l’utilisation de l’additif à d’autres fins, il s’agissait d’une utilisation non informative, comme dans la demande Bristol‑Myers Co. (Johnson’s). Ou autrement dit, une description du produit par sa composition chimique ou « quelque chose dans l’huile lubrifiante qui empêche la formation de rouille » ou toute autre description selon laquelle le produit était antérieurement connu ne permettrait pas à quiconque d’utiliser l’additif afin de réduire la friction, même si cela constituait la conséquence inévitable de son utilisation. Par conséquent, cela n’empêchait pas l’invention, telle qu’elle était sanctionnée par la Grande Chambre de recours, d’être nouvelle.

 

Cependant, l’argument invoqué dans le présent appel concernant l’antériorité fondée sur la divulgation, ne met pas en cause la « doctrine du caractère inhérent ». Il n’est pas affirmé qu’il faut présumer que le métabolite acide était accessible par suite des enseignements du brevet concernant la terfénadine, même si tous les renseignements y afférents demeuraient cachés. Il est plutôt affirmé que le métabolite acide a été suffisamment divulgué dans la description d’« une réaction chimique antihistaminique dans le corps humain, se produisant après l’administration de la terfénadine ». Les intimées disent que, pour les besoins de l’invention particulière, le mémoire descriptif renfermait, au sujet du métabolite acide, des renseignements suffisants pour que celui‑ci fasse partie de l’état de la technique. Pour les motifs ci‑dessus énoncés, je crois que c’était le cas. Par conséquent, je rejetterais l’appel.

 

 

[142]       La Chambre des lords est revenue sur la question dans l’arrêt Synthon, précité. Les lords juristes ont rappelé que, dans l’affaire Merrell Dow, la revendication en litige portait sur un métabolite acide en tant que produit. En fin de compte, ce produit était fabriqué dans le foie d’une personne qui ingérait un médicament connexe (en d’autres termes, il était métabolisé). Par conséquent, la revendication du métabolite en tant que produit était antériorisée. Les propos de lord Hoffman, dans l’arrêt Merrell Dow, page 82, sont reproduits ci‑dessous :

[traduction]

 

Avant de se demander si l’invention est nouvelle, il faut savoir exactement ce qu’elle est. La revendication 24 du brevet en cause se rapporte au métabolite acide en tant que produit. La portée du monopole visé par une revendication de produit est définie à l’alinéa 60(1)a), qui prévoit que lorsque l’invention est un produit, il y a contrefaçon si, sans le consentement de son propriétaire, une personne « confectionne, vend, offre aux fins de l’utilisation ou importe le produit ou le conserve en vue de le vendre ou d’en faire autre chose ». À cette fin, le mode de fabrication du produit ou la forme qu’il prend importent peu. Le monopole s’applique à toute méthode de fabrication et à toute forme visée par la description donnée dans la revendication. Par conséquent, la revendication 24 inclut la fabrication du métabolite acide dans le foie, de la même façon qu’elle inclut sa fabrication par un procédé synthétique, dans le corps ainsi qu’isolément. De plus, il importe peu que le contrefacteur sache qu’il confectionne, utilise et ainsi de suite le produit breveté. La responsabilité est absolue.

 

 

[143]       Par conséquent, l’arrêt Merrell Dow correspond exactement à la décision rendue par la Cour d’appel fédérale dans l’affaire Abbott. Dans l’affaire Abbott, le brevet revendiquait une forme particulière de médicament décrit comme étant la forme 0. La preuve montrait que la forme 0 était inévitablement faite par ceux qui produisaient, en tant que produit final, d’autres formes de ce médicament appelées forme I et forme II. Dans les deux cas, les revendications se rapportaient à un produit et, dans les deux cas, le produit avait antérieurement inévitablement été fait.

 

[144]       En l’espèce, nous avons les revendications sous la forme « suisse » dont il a ci‑dessus été question, mais ces revendications portent essentiellement sur une nouvelle utilisation d’un ancien médicament. En fin de compte, la personne qui ingère le médicament pour une ancienne utilisation ou pour une utilisation décrite par le brevet Schreiber bénéficierait inévitablement de l’effet du médicament si elle avait la malchance d’être également atteinte de l’affection pour laquelle la nouvelle utilisation est recommandée. Au bout du compte, on ne peut pas dire à une molécule ce qu’elle doit faire.

 

[145]       Dans l’arrêt Synthon, précité, qui est postérieur à l’arrêt Merrell Dow, précité, lord Hoffman a examiné plus à fond la question de l’antériorité. Dans cette affaire‑là, SmithKline détenait un brevet dans lequel était revendiqué un médicament appelé méthanesulfonate de paroxétine sous une forme cristalline fort particulière. Une demande de brevet antérieure faite par Synthon divulguait une méthode de fabrication du méthanesulfonate de paroxétine, mais il n’y était pas fait mention d’une forme cristalline particulière. La preuve montrait qu’en suivant la méthode Synthon, on obtenait la forme particulière de SmithKline. Lord Hoffman s’est donc vu obligé d’examiner l’antériorité du point de vue de la divulgation et de la mise à la disposition des moyens nécessaires (enablement). C’est dans ce contexte qu’il a parlé de l’arrêt Merrell Dow, précité, aux paragraphes 22 et 23 de l’arrêt Synthon, précité :

                        [traduction]

 

22.                Si je peux résumer l’effet de ces deux énoncés bien connus, le document invoqué comme antériorité doit exposer un objet dont l’exécution entraînerait nécessairement la contrefaçon du brevet. La raison peut en être que la publication antérieure divulgue la même invention. Dans ce cas, il ne fait aucun doute que l’exécution de l’invention antérieure constituerait une contrefaçon, et ce fait est en général manifeste pour la personne qui connaît à la fois la publication antérieure et le brevet. Mais la contrefaçon de brevet n’est pas subordonnée à la condition de la pratique consciente : « le point de savoir si une personne exploite ou non [une] (...) invention est un fait objectif, indépendant de ce qu’elle‑même sait ou pense de son action » (Merrell Dow Pharmaceuticals Inc. c. H.N. Norton & Co. Ltd., [1996] R.P.C. 76, à la page 90). Il s’ensuit que, indépendamment du point de savoir si quiconque en serait conscient au moment pertinent, lorsque l’objet décrit dans la publication antérieure est exécutable et de nature telle que, s’il est exécuté, la contrefaçon du brevet en résultera nécessairement, la condition de la divulgation antérieure est remplie. Le drapeau a été planté, même si l’auteur de l’antériorité l’a planté à son insu.

 

23.              Par conséquent, dans l’affaire Merrell Dow, les personnes atteintes du rhume des foins qui ingéraient de la terfénadine, ce médicament faisant l’objet de la divulgation antérieure, fabriquaient nécessairement le métabolite acide breveté dans leur foie. Le métabolite acide était par conséquent antériorisé, et ce, même si personne ne savait pas qu’il était fabriqué ou même qu’il existait. Cependant, la contrefaçon ne doit pas simplement être une conséquence possible ou même probable de la réalisation de l’invention visée par la divulgation antérieure. Cette conséquence doit nécessairement s’ensuivre. S’il y a plus d’une conséquence possible, on ne peut pas dire que la réalisation de l’invention divulguée constituera une contrefaçon. Le drapeau n’a pas été planté à l’égard de l’invention brevetée, même si la personne qui réalise l’invention divulguée dans l’antériorité réalise peut‑être l’invention accidentellement ou (si elle est au courant de l’invention brevetée) délibérément. De fait, il se peut que la chose soit évidente. Cependant, la divulgation antérieure doit être interprétée telle qu’elle aurait été comprise par la personne versée dans l’art à la date de la divulgation plutôt qu’à la lumière du brevet ultérieur. Comme la Chambre de recours technique l’a dit dans T/396/89 UNION CARBIDE/high tear strength polymers [1992] EPOR 312, au paragraphe 4.4 :

 

Si une invention ultérieure est connue, il peut être facile de choisir certaines conditions, parmi les enseignements généraux d’une antériorité, et de les appliquer à un exemple de l’antériorité, de façon à produire un résultat final comportant toutes les caractéristiques de la revendication ultérieure. Toutefois, le succès obtenu ne prouve pas que le résultat était inévitable. Cela démontre simplement que, compte tenu de la connaissance de l’invention ultérieure, l’enseignement antérieur peut être adapté pour donner le même résultat. On ne saurait invoquer une telle adaptation afin de contester la nouveauté d’un brevet ultérieur.

 

[146]       Dans les motifs qu’il a rendus par la suite dans l’affaire Synthon, précitée, aux paragraphes 26 et suivants, lord Hoffman a examiné la question de la mise à la disposition des moyens nécessaires :

[traduction]

 

La mise à la disposition des moyens nécessaires signifie que la personne habile ordinaire aurait été capable de réaliser l’invention qui satisfait à l’exigence relative à la divulgation.

 

 

[147]       Au paragraphe 28, lord Hoffman a fait la mise en garde suivante :

[traduction]

 

Il est très important de se rappeler que la divulgation et la mise à la disposition des moyens nécessaires sont des notions distinctes, qu’il faut satisfaire à chacune d’elles et que chacune comporte ses propres règles.

 

 

[148]       Au paragraphe 28, lord Hoffman cite une décision dans laquelle le juge Laddie disait :

[traduction]

 

L’exigence voulant que l’on inclue une divulgation permettant de réaliser l’invention vise à enseigner au public comment fonctionne l’invention, et non comment concevoir de prime abord l’invention.

 

 

[149]       Puis, au paragraphe 33 de ses motifs, lord Hoffman se demande s’il faut, comme il le dit, qu’une personne se livre nécessairement à une contrefaçon, compte tenu de l’arrêt Merrell Dow, précité :

[traduction]

 

Il y a également un risque de confusion dans une affaire comme Merrell Dow Pharmaceuticals Inc. c. HN Norton & Co. Ltd., [1996] R.P.C. 76, où l’objet divulgué dans l’antériorité n’est pas identique à l’invention revendiquée, mais qui, si l’invention est réalisée, entraînera nécessairement une contrefaçon. Pour satisfaire à l’exigence relative à la divulgation, il faut démontrer qu’il y aura nécessairement contrefaçon de l’invention brevetée. Cependant, l’invention qui doit pouvoir être réalisée est celle qui est divulguée par l’antériorité. Il n’est pas sensé de se demander si la divulgation antérieure permet à la personne habile de réaliser l’invention brevetée, étant donné que, par hypothèse, en pareil cas, la personne habile ne se rendra même pas compte qu’elle se livre à pareille contrefaçon. Par conséquent, dans l’affaire Merrell Dow, la question de la mise à la disposition des moyens nécessaires dépendait de la question de savoir si la divulgation permettait à un homme habile de fabriquer de la terfénadine et de l’administrer aux personnes atteintes du rhume des foins, et non si cela lui permettait de fabriquer le métabolite acide.

 

[150]       Compte tenu de ces lignes directrices, nous pouvons maintenant examiner la question présentée par le brevet Schreiber. Les personnes qui prennent du raloxifène conformément aux instructions du brevet Schreiber le feront afin de traiter l’arthrite rhumatoïde. Il se peut que certaines d’entre elles soient également atteintes d’ostéoporose ou subissent une perte osseuse et certaines personnes de ce groupe seront peut‑être des femmes postménopausées. Ce sous‑ensemble de femmes, si elles prennent du raloxifène, se trouveront également, par un heureux hasard, à traiter leur ostéoporose ou leur maladie osseuse et il se peut qu’il n’y ait pas d’effet du type œstronégique indésirable. Cependant, le brevet Schreiber ne donne pas d’enseignement de ce genre.

 

[151]       Le brevet 356 vise expressément le traitement de l’ostéoporose et de la perte osseuse, et non de l’arthrite rhumatoïde. Ce brevet revendique l’utilisation du raloxifène dans la fabrication de comprimés aux fins de pareil traitement. Le brevet Schreiber n’a fait aucune divulgation qui permettrait à une personne habile de savoir que le raloxifène pourrait être utilisé à cette fin. L’effet non connu obtenu par un heureux hasard, à l’égard de certaines personnes, ne constitue pas une mise à la disposition des moyens nécessaires. Le brevet Schreiber n’est pas une antériorité.

 

[152]       Apotex fait valoir que la mise en pratique de l’invention du brevet Schreiber constituerait donc une contrefaçon du brevet ultérieur d’Eli Lilly. Il ne serait pas évident que le « moyen de défense Gillette », sur lequel nous reviendrons ci‑dessous, s’appliquerait.

 

L’évidence, la prédiction valable et la divulgation suffisante

[153]       Les contestations de la validité fondées sur l’évidence, sur la prédiction valable et sur la suffisance de la divulgation doivent, en l’espèce, être considérées ensemble. Apotex dit que, compte tenu de l’état de la technique, y compris ce qui est enseigné par Jordan, mais non exclusivement, une personne versée dans l’art aurait pu arriver, à la date de priorité, aux mêmes conclusions que celles qui sont énoncées dans les revendications du brevet 356, à savoir que le raloxifène traiterait l’ostéoporose et la perte osseuse et, même selon l’interprétation d’Eli Lilly, qu’il le ferait sans qu’il y ait d’effets non voulus associés à l’œstrogène.

 

[154]       Eli Lilly affirme qu’à la date de priorité, seul Black avait procédé à des études sur les rats suffisamment solides pour l’amener à prédire en toute confiance que le raloxifène serait efficace dans le traitement de l’ostéoporose et de la perte osseuse sans avoir, selon l’interprétation que donne Eli Lilly de la question, les effets non voulus associés à l’œstrogène, et que lui seul aurait été amené à prédire la chose à ce moment‑là.

 

[155]       En prenant tous les éléments de preuve pertinents en considération, je conclus qu’en 1992, les mots utilisés par Turner en 1997 auraient été appropriés. Pour une personne versée dans l’art, le modèle de Jordan et les modèles utilisés dans d’autres articles tels que celui de Turner, auraient été de très, très bons prédicteurs de l’effet d’agents pharmacologiques sur le squelette, du moins en ce qui concerne la perte osseuse attribuable à une déficience œstrogénique.

 

[156]       Je conclus que l’étude dont il est fait état dans le sommaire de Hong Kong, en 1993, dans le cadre de laquelle des femmes postménopausées ont en fait été traitées, est suffisante pour faire de cette prédiction une prédiction valable.

 

[157]       Par conséquent, la prédiction qu’une personne versée dans l’art en 1992, soit la date de priorité, pourrait raisonnablement faire est devenue une prédiction qu’une telle personne ferait d’une façon valable ou inévitable à la date du dépôt au Canada, en 1993.

 

[158]       J’énoncerai ces conclusions dans le jargon des brevets en disant que l’invention revendiquée n’était pas évidente en 1992, mais qu’elle pouvait donner lieu à une prédiction valable en 1993.

 

[159]       À ce stade, il convient de procéder à un examen du droit et en particulier de l’arrêt AZT (Apotex Inc. c. Wellcome Foundation Ltd., [2002] 4 R.C.S. 153). Cet arrêt portait sur la prédiction valable. Un ancien médicament, l’AZT, pour lequel le brevet en litige revendiquait une nouvelle utilisation était en cause. Une demande de brevet avait été déposée avant que certains essais eussent été achevés, lesquels ont par la suite confirmé que le médicament était efficace pour la nouvelle utilisation. En examinant les conclusions tirées par le juge de première instance, la Cour suprême a dit ce qui suit au paragraphe 25 de ses motifs :

25     Il a conclu que l’utilité n’était pas démontrée le 6 février 1985, date de l’avant‑projet de demande de brevet. À ce moment, on croyait seulement que l’AZT « pouvait être utile » pour traiter le sida et, à cette date, les revendications excédaient la portée de l’invention. Cependant, le 16 mars 1985, le brevet satisfaisait aux exigences de l’art. 2 et n’excédait pas la portée de l’invention visée par la demande de brevet. Les chercheurs de Glaxo/Wellcome avaient reçu les premières données du NIH qui démontraient que l’AZT contribuait à bloquer le rétrovirus VIH dans des cellules humaines.

 

[160]       Au paragraphe 70, la Cour a dit que les « exigences » de la règle de la prédiction valable étaient au nombre de trois : premièrement, la prédiction doit avoir un fondement factuel; deuxièmement, il doit y avoir un raisonnement clair et valable permettant d’inférer le résultat; troisièmement, il doit y avoir une divulgation suffisante. La Cour a dit ce qui suit :

70     La règle de la prédiction valable comporte trois éléments. Premièrement, comme c’est le cas en l’espèce, la prédiction doit avoir un fondement factuel. Dans les arrêts Monsanto et Burton Parsons, les composés testés constituaient le fondement factuel, mais d’autres faits peuvent suffire selon la nature de l’invention. Deuxièmement, à la date de la demande de brevet, l’inventeur doit avoir un raisonnement clair et « valable » qui permette d’inférer du fondement factuel le résultat souhaité. Dans les arrêt Monsanto et Burton Parsons, le raisonnement reposait sur la connaissance de l’« architecture des composés chimiques » (Monsanto, p. 1119), mais là encore, d’autres raisonnements peuvent être légitimes selon l’objet de l’invention. Troisièmement, il doit y avoir divulgation suffisante. Normalement, la divulgation est suffisante si le mémoire descriptif explique d’une manière complète, claire et exacte la nature de l’invention et la façon de la mettre en pratique : H. G. Fox, The Canadian Law and Practice Relating to Letters Patent for Inventions (4e éd. 1969), p. 167. En général, il n’est pas nécessaire que l’inventeur fournisse une explication théorique de la raison pour laquelle l’invention fonctionne. Le lecteur pragmatique est uniquement intéressé de savoir que l’invention fonctionne et comment la mettre en pratique. Dans ce type d’affaire, toutefois, la prédiction valable est, jusqu’à un certain point, la contrepartie que le demandeur offre pour le monopole conféré par le brevet. Il n’y a pas lieu en l’espèce de se prononcer sur la divulgation particulière requise à ce sujet, parce que les faits sous‑jacents (les données résultant des tests) et le raisonnement (l’effet bloquant sur l’élongation de la chaîne) étaient effectivement divulgués et que cette divulgation n’est pas devenue un sujet de controverse entre les parties. En conséquence, je ne m’y attarderai pas davantage.

 

[161]       Au paragraphe 71, la cour a ajouté que chaque affaire dépend fortement des faits qui lui sont propres :

71     Il vaut la peine de répéter que la question de savoir si la prédiction est valable est une question de fait. Il faut présenter, comme on l’a fait en l’espèce, une preuve de ce qui était connu ou inconnu à la date de priorité. Tout dépendra, dans chaque cas, des particularités de la discipline en cause. En l’espèce, les conclusions de fait nécessaires à l’application de la règle de la « prédiction valable » ont été tirées et j’estime que les appelantes n’ont pas démontré l’existence d’une erreur dominante ou manifeste.

 

[162]       Comme je l’ai conclu en l’espèce, il existait, à la date de priorité, un bon fondement permettant de faire la prédiction, et compte tenu de l’étude de Hong Kong, il existait, à la date du dépôt au Canada, un raisonnement valable. Dans ses motifs, la Cour suprême a utilisé les mots « date de priorité ». La Cour fédérale et la Cour d’appel fédérale ont eu l’occasion d’examiner la question plus à fond et elles ont conclu que la date du dépôt au Canada était plus appropriée (Aventis Pharma Inc. c. Apotex Inc. (2005), 43 C.P.R. (4th) 161, à la page 184 (C.F.) conf. par (2006), 43 C.P.R. (4th) 401, à la page 409). Par conséquent, si la date était la date de priorité, aucune prédiction valable n’aurait pu être faite selon les deux premiers critères préconisés par la Cour suprême, mais à la date du dépôt au Canada, il aurait été satisfait à ces deux critères. Je n’ai pas à me demander quelle est la date la plus appropriée, compte tenu des conclusions énoncées ci‑dessous au sujet de la divulgation.

 

[163]       Cependant le troisième critère est celui de la divulgation. Il est clair que le brevet 356 ne divulgue pas l’étude décrite dans le sommaire de Hong Kong. Le brevet ne divulgue pas plus de choses que l’article Jordan. La personne versée dans l’art n’a obtenu, au moyen de la divulgation, rien de plus que ce qu’elle avait déjà. Aucun « prix » n’a été payé pour le monopole demandé. Par conséquent, étant donné l’absence de divulgation, il n’y avait pas de prédiction valable.

 

[164]       Eli Lilly fait valoir qu’une telle divulgation n’est pas nécessaire. Premièrement, elle fait valoir que le sommaire de Hong Kong était déjà connu du public lorsque le dépôt a été effectué au Canada et qu’il s’agissait d’une divulgation suffisante pour satisfaire au troisième élément des conditions préconisées dans l’arrêt AZT, précité. Je ne suis pas d’accord. Une lecture réfléchie du paragraphe 70 de l’arrêt AZT, précité, nous amène à conclure que la divulgation doit figurer dans le brevet, et non ailleurs. On ne devrait pas laisser le public dépouiller les articles publiés partout au monde dans l’espoir de trouver quelque chose de plus en vue de compléter la divulgation qui est faite dans le brevet. Comme la Cour suprême l’a dit au paragraphe 70 de l’arrêt AZT, précité, la divulgation est la contrepartie offerte pour le monopole. Cette divulgation doit figurer dans le brevet.

 

[165]       Eli Lilly invoque un second argument, qui implique à un examen du Traité de coopération en matière de brevets (le PCT), de la Loi sur les brevets et des Règles sur les brevets. À son dire, ces documents indiquent ce qui doit figurer dans un brevet et tout tribunal qui exigerait autre chose, même s’il s’agit de la Cour suprême, comme l’avocat l’a dit, ferait fi du législateur.

 

[166]       L’argument semble être le suivant. Le Canada a adhéré au PCT en 1990, soit avant le dépôt de la demande relative au brevet 356, ou même avant sa date de priorité. Or, l’article 5 de ce traité prévoit ce qui suit :

La description doit exposer l’invention d’une manière suffisamment claire et complète pour qu’un homme du métier puisse l’exécuter.

 

 

[167]       Le paragraphe 27(1) du Traité est rédigé comme suit :

Aucune législation nationale ne peut exiger que la demande internationale satisfasse, quant à sa forme ou son contenu, à des exigences différentes de celles qui sont prévues dans le présent traité et dans le règlement d’exécution ou à des exigences supplémentaires.

 

 

[168]       Selon Eli Lilly, cela signifie que la divulgation doit uniquement faire état de l’invention elle‑même et qu’aucune autre divulgation n’est nécessaire. Je ne suis pas d’accord. Il s’agit d’exigences minimales qui portent sur la forme et sur le contenu et qui ne restreignent pas le droit national ni la jurisprudence. Le paragraphe 27(5) du Traité prévoit ce qui suit :

Rien dans le présent traité ni dans le règlement d’exécution ne peut être compris comme pouvant limiter la liberté d’aucun état contractant de prescrire toutes conditions matérielles de brevetabilité qu’il désire. En particulier, toute disposition du présent traité et du règlement d’exécution concernant la définition de l’état de la technique doit s’entendre exclusivement aux fins de la procédure internationale; par conséquent, tout état contractant est libre d’appliquer, lorsqu’il détermine la brevetabilité d’une invention faisant l’objet d’une demande internationale, les critères de sa législation nationale relatifs à l’état de la technique et d’autres conditions de brevetabilité qui ne constituent pas des exigences relatives à la forme et au contenu des demandes.

 

 

[169]       Selon Eli Lilly, la disposition concernant « la forme et le contenu » limite en fin de compte la nécessité de faire une divulgation. À mon avis, tel n’est pas la portée ou l’effet de cette disposition. La disposition indique clairement que les questions procédurales, la forme et le contenu, dans la mesure où ce contenu n’est pas par ailleurs régi par des conditions matérielles de brevabilité, doivent être conformes aux dispositions générales du PCT. Le droit national l’emporte lorsque la législation « matérielle » et la jurisprudence touchent le contenu.

 

[170]       Eli Lilly fait en outre valoir que les Règles sur les brevets canadiennes qui s’appliquaient au moment où la demande relative au brevet 356 était en instance incorporent les dispositions du PCT dans le droit canadien. J’ai déjà conclu que, même si elles étaient ainsi incorporées, ces dispositions n’étaieraient pas la position prise par Eli Lilly. Cependant, et quoi qu’il en soit, les dispositions du PCT sont incorporées dans les Règles sur les brevets du Canada uniquement en ce qui concerne les demandes déposées au Canada ou ailleurs aux termes des dispositions du PCT. Or, la demande relative au brevet 356 n’a pas été déposée en application du PCT.

 

[171]       En outre, Eli Lilly fait valoir que les Règles sur les brevets qui étaient en vigueur au moment pertinent exigeaient uniquement une divulgation minimale. Elle signale l’article 21 des Règles, qui prévoit ce qui suit :

 

La divulgation doit traiter des matières exposées dans la formule 24 de l’annexe I, de la manière prescrite dans cette formule.

 

 

[172]       Eli Lilly invoque également la formule 24, qui est en partie rédigé comme suit pour ce qui est de la divulgation :

(2) La nature, en termes généraux, des articles ou procédés antérieurement connus ou utilisés, qui sont censés être améliorés ou remplacés par le recours à l’invention, ainsi que des difficultés et inconvénients qu’ils comportent.

[...]

 

(3) L’idée créatrice que le nouvel article ou procédé met en œuvre et la façon dont le recours à cette invention surmonte les difficultés et les inconvénients des pratiques ou méthodes antérieures.

[...]

 

(4) Une description complète de la meilleure façon d’utiliser ou de mettre à exécution l’idée créatrice. Si des dessins ont été faits, il faut faire précéder la description d’une liste desdits dessins et établir la relation entre les deux au moyen des numéros indiqués sur les dessins. Les exemples suivants illustrent la manière de présenter la liste et la description :

[...]

 

[173]       À mon avis, cette disposition des Règles et la formule n’imposent pas une limitation à l’égard des divulgations qui doivent être faites conformément à la loi. Elles donnent simplement un modèle de rédaction. Les dispositions des Règles sur les brevets ne peuvent pas l’emporter sur une exigence légale matérielle.

 

[174]       Eli Lilly fait ensuite valoir que la Loi sur les brevets, L.R.C. 1985, ch. P‑4, énonce ce qu’il faut divulguer dans un brevet. Les numéros des dispositions ont changé, mais le libellé est le même. Avant le 1er octobre 1989, la disposition en question figurait au paragraphe 36(1), qui est devenu le paragraphe 34(1); jusqu’au 1er octobre 1996, la disposition figurait encore au paragraphe 34(1), et après le 1er octobre 1996, elle figurait au paragraphe 27(3). Les dispositions sont rédigées comme suit :

(1) Dans le mémoire descriptif, le demandeur :

 

a) décrit d’une façon exacte et complète l’invention et son application ou exploitation, telles que les a conçues l’inventeur;

 

b) expose clairement les diverses phases d’un procédé, ou le mode de construction, de confection, de composition ou d’utilisation d’une machine, d’un objet manufacturé ou d’un composé de matières, dans des termes complets, clairs, concis et exacts qui permettent à toute personne versée dans l’art ou la science dont relève l’invention, ou dans l’art ou la science qui s’en rapproche le plus, de confectionner, construire, composer ou utiliser l’objet de l’invention;

 

 

[175]       Eli Lilly fait valoir que la Cour suprême du Canada a interprété ces dispositions aux pages 525 à 527 de l’arrêt Consolboard, précité, en disant que le brevet n’a qu’à renfermer une divulgation suffisante pour indiquer à la personne versée dans l’art comment réaliser l’invention. En particulier, le juge Dickson, au nom de la Cour, a dit ceci à la page 526 :

Même si (i) le par. 36(1) exige que l’inventeur indique et revendique distinctement la partie, le perfectionnement ou la combinaison qu’il réclame comme son invention et si (ii) pour être brevetable une invention doit consister en quelque chose de nouveau et d’utile (art. 2) qui n’était pas connue ou utilisée par une autre personne avant que l’inventeur l’ait faite (al. 28(1)a)), je ne donne pas aux derniers mots du par. 36(1) une interprétation qui oblige l’inventeur à décrire, dans sa divulgation ou ses revendications, en quoi l’invention est nouvelle et de quelle manière elle est utile. Il doit dire ce qu’il revendique avoir inventé. Il n’est pas obligé de vanter l’effet ou l’avantage de sa découverte s’il décrit son invention de manière à le produire.

 

Comme le dit le président Thorson dans R. v. American Optical Company et al., à la p. 85 :

 

[traduction] On ne peut pas opposer non plus au caractère suffisant de la divulgation que les avantages de l’invention énoncés par le professeur Price n’ont pas été mentionnés dans le mémoire descriptif [...] Si un inventeur a adéquatement décrit son invention, il a droit d’en jouir même s’il n’apprécie ni ne réalise pleinement les avantages qui en découlent ou s’il ne peut fournir l’explication scientifique de ces derniers. Il suffit que le mémoire descriptif décrive de façon complète et correcte l’invention et son emploi ou fonctionnement prévus par l’inventeur de telle sorte que le public, c.‑à‑d. les personnes versées dans l’art, puisse, en n’ayant que le mémoire descriptif, utiliser l’invention avec le même succès que l’inventeur.

                        [Renvoi omis.]

 

[176]       Dans l’arrêt Consolboard, précité, la Cour suprême se penchait sur une thèse plus générale que celle dont il était question dans l’arrêt AZT, précité. En effet, dans l’arrêt AZT, précité, c’était le problème plus précis de la prédiction valable qui était en cause. Dans cet arrêt, il a été dit que lorsque l’invention revendiquée n’a pas encore en fait été présentée sous forme pratique, le brevet doit faire une divulgation telle qu’une personne versée dans l’art, compte tenu de cette divulgation, pourrait, comme les inventeurs l’ont fait, prédire d’une façon valable que l’invention fonctionnerait une fois qu’elle serait présentée sous forme pratique.

 

[177]       Dans l’arrêt Consolboard, précité, la Cour disait que le brevet n’a pas à faire de distinction entre ce qui est ancien et ce qui est nouveau ni à montrer pourquoi l’invention fonctionne; toutefois, il faut faire une divulgation suffisante, de façon à permettre à la personne versée dans l’art de réaliser elle‑même l’invention. Par conséquent, cet arrêt est compatible avec l’arrêt AZT, précité, à savoir que la divulgation est suffisante pour permettre à une telle personne de réaliser l’invention ou de prédire l’invention d’une façon valable.

 

[178]       Je conclus que l’allégation d’Apotex selon laquelle le brevet 356 ne fait pas une divulgation suffisante est justifiée, étant donné que le brevet ne divulgue en fait rien de matériel en sus de la divulgation antérieure de Jordan.

 

Revendications plus larges

[179]       Les revendications 1, 3, 15 et 17 en litige ont déjà été interprétées. Les revendications 1 et 3 se rapportent à l’ostéoporose ou à la perte osseuse de quelque genre que ce soit. La revendication 15 se rapporte à l’ostéoporose et à la perte osseuse de quelque genre que ce soit chez les femmes postménopausées. La revendication 17 se rapporte au traitement de l’ostéoporose et de la perte osseuse, mais uniquement d’un genre qui ne produit pas de réactions œstrogéniques importantes dans les tissus sexuels primaires.

 

[180]       La divulgation qui est faite dans le brevet 356 a également été examinée. La divulgation limite l’ostéoporose et la perte osseuse sans produire les effets négatifs de l’œstrogénothérapie. Comme il en a été question dans les décisions Farbwerke Hoechst A/G c. Commissioner of Patents, [1966] Ex. C.R. 91, à la page 106, et Pfizer Canada Inc. c. Canada (Ministre de la Santé), 2007 CAF 209, au paragraphe 115, une revendication de brevet ne doit pas excéder l’invention qui est faite ni l’invention divulguée.

 

[181]       La preuve montre que l’ostéoporose et la perte osseuse, même chez les femmes postménopausées, peut avoir de nombreuses causes autres que celles qui sont associées à l’œstrogène. L’âge et le manque de mobilité figurent parmi ces causes.

 

[182]       Par conséquent, les revendications 1, 3 et 15 sont trop larges et l’allégation d’Apotex concernant ces revendications est justifiée. La revendication 17 se rapporte à l’absence d’effets négatifs de l’œstrogène et l’allégation qu’Apotex a faite au sujet de l’étendue de cette revendication n’est pas justifiée.

 

L’ambiguïté

[183]       Les revendications ont été interprétées. Il n’y a pas d’ambiguïté. Le simple fait qu’une partie préconise une interprétation, alors que l’autre partie en préconise une autre, ne rend pas en soi les revendications ambiguës.

 

RÉSUMÉ

·        L’allégation qu’Apotex a faite au sujet de l’antériorité, compte tenu de l’article Jordan, n’est pas justifiée.

 

·        L’allégation qu’Apotex a faite au sujet de l’antériorité, compte tenu du brevet Schreider, n’est pas justifiée.

 

·        L’allégation qu’Apotex a faite au sujet de l’évidence n’est pas justifiée.

 

·        L’allégation qu’Apotex a faite au sujet de l’absence de prédiction valable est justifiée parce que le brevet 356 ne renferme pas de divulgation adéquate.

 

·        L’allégation d’Apotex selon laquelle les revendications sont plus larges que l’invention divulguée est justifiée en ce qui concerne les revendications 1, 3 et 15, mais non en ce qui concerne la revendication 17.

 

·        L’allégation qu’Apotex a faite au sujet de l’ambiguïté n’est pas justifiée.

 

[184]       Par conséquent, la demande sera rejetée.

 

LA CONTREFAÇON

[185]       Apotex a également allégué qu’elle ne se livrera pas à une contrefaçon des revendications du brevet 356 compte tenu de ce qui a été appelé le « moyen de défense Gillette » selon une cause anglaise intitulée Gillette Safety Razor Co. c. Anglo-American Trading Co. Ltd. (1913), 30 R.P.C. 465 (C.L.). En résumé, le moyen de défense invoqué est qu’une personne fait simplement quelque chose qui fait déjà partie des réalisations antérieures et que, par conséquent, le brevet est invalide du fait qu’il est antériorisé, puisqu’il revendique une telle réalisation antérieure, ou qu’il n’y a pas contrefaçon parce que, si le brevet ne revendique pas la réalisation antérieure, il ne peut pas revendiquer ce qui est mis en pratique par la défenderesse.

 

[186]       En l’espèce, j’ai conclu que ce qui était revendiqué dans le brevet 356 n’était pas antériorisé. La vente par Apotex du raloxifène dans le but précis de traiter la perte osseuse ou l’ostéoporose chez les humains n’est pas visée par une réalisation antérieure. Il existe d’autres raisons, dont il a déjà été question, pour ce qui est de l’invalidité, mais non pour ce qui est de l’antériorité.

 

[187]       En cas de validité, Apotex se livrerait du moins à une contrefaçon des revendications 1, 3, 15 et 17 du brevet 356 si elle recevait l’AC qu’elle demande.

 

LES DÉPENS

[188]       Apotex a eu gain de cause dans la présente demande et elle a droit à la taxation des dépens. Je ne puis trouver aucun fondement me permettant de m’écarter du niveau habituel, dans les instances concernant des AC aussi complexes, soit le milieu de la colonne IV. Toutefois, il faut tenir compte d’autres questions.

 

[189]       Il y a en premier lieu la question du nombre d’experts. Apotex peut faire taxer les dépens de cinq experts seulement. Apotex peut choisir qui sont ces cinq experts. L’indemnité versée à ces experts n’excédera pas le taux demandé par les avocats principaux d’Apotex pour la même quantité de temps consacrée par un tel expert.

 

[190]       Apotex peut faire taxer les dépens d’un avocat principal et d’un avocat en second à l’instruction et, si un avocat est présent, au contre‑interrogatoire d’un témoin d’Eli Lilly. Un seul avocat, au taux des avocats principaux, fera taxer les dépens à l’égard de sa comparution au contre‑interrogatoire d’un témoin d’Apotex.

 

[191]       Seuls les dépens raisonnables pour les photocopies seront acceptés. Un maximum de quatre copies de tout document utilisé à l’instruction ou dans un contre‑interrogatoire est accepté. Le moindre du coût des photocopies, si le fournisseur est un tiers sans lien de dépendance, ou du coût réel, s’il s’agit d’une personne ayant un lien de dépendance, doit être taxé, le montant devant en tout état de cause s’élever au plus à 25 cents la page.

 

[192]       L’allégation abandonnée en ce qui concerne l’article 53, laquelle est semblable à une allégation de fraude, doit être prise en considération. Le total des honoraires et débours taxés par Apotex sera ramené à 75 p. 100, c’est‑à‑dire qu’il est réduit de 25 p. 100.

JUGEMENT

Pour les motifs susmentionnés :

LA COUR STATUE :

            1.         que la demande est rejetée;

            2.         qu’Apotex a droit aux dépens, ceux‑ci devant être taxés conformément aux présents motifs.

 

 

 

 

« Roger T. Hughes »

Juge

 

 

 

Traduction certifiée conforme

 

Christian Laroche

 

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                                                T‑1364‑05

 

INTITULÉ :                                                               ELI LILLY CANADA INC.

                                                                                    c.

                                                                                    APOTEX INC. ET AUTRES

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                                         OTTAWA (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                                       DU 21 AU 23 JANVIER 2008

 

MOTIFS DU JUGEMENT 

ET JUGEMENT :                                                      LE JUGE HUGHES

 

DATE DES MOTIFS :                                              Le 5 février 2008

 

COMPARUTIONS :

 

Anthony Creber                                                            POUR LA DEMANDERESSE

Jeff Mutter

 

Andrew Brodkin                                                           POUR LE DÉFENDEUR       

Belle Van

Richard Naiberg

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

                                                                                    POUR LA DEMANDERESSE

 

John H. Sims, c.r.                                                         POUR LE DÉFENDEUR

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

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