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Date : 20071015

Dossier : IMM-4383-06

Référence : 2007 CF 1050

Ottawa (Ontario), le 15 octobre 2007

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE de MONTIGNY

 

ENTRE :

RODOLFO GUERRERO PACIFICADOR

demandeur

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

 

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

 

 

[1]                  Rodolfo Pacificador est un fugitif des Philippines, qui est recherché par la justice philippine pour son rôle dans l’assassinat, en 1986, d’un important personnage politique qui était également un rival. Depuis une vingtaine d’années, il a fait l’objet d’une série de procédures d’immigration et d’extradition au Canada.

 

[2]                  En juillet 2006, la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la Commission) a décidé que M. Pacificador n’avait ni la qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger. C’était la seconde fois que la Commission tenait une audience sur le statut de réfugié de M. Pacificador, parce que, à la suite d’une demande de contrôle judiciaire, notre Cour avait annulé la première décision rendue par la Commission au sujet du statut de réfugié du demandeur. Notre Cour avait par ailleurs également annulé la mesure d’expulsion conditionnelle prononcée par la Commission dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire antérieure. Il s’agit donc de la troisième demande de contrôle judiciaire que M. Pacificador présente à notre Cour.

 

[3]                  M. Pacificador soutient que la Commission a commis une erreur en définissant de façon trop étroite le groupe témoin pour apprécier son risque d’être poursuivi. Il affirme également que la Commission n’a pas appliqué la bonne norme de preuve et qu’elle n’a pas tenu dûment compte des risques possibles de détention arbitraire et de torture auxquels il serait exposé de la part des autorités philippines.

 

[4]               Le ministre affirme que les attaques de M. Pacificador sont des tentatives déguisées pour contester l’appréciation que la Commission a faite de la preuve. Suivant le ministre, c’est à bon droit que la Commission s’est concentrée sur une décision récente par laquelle un tribunal de première instance des Philippines avait acquitté certains des coaccusés de M. Pacificador et en avait jugé d’autres coupables. L’appréciation de la Commission était donc logique et motivée et elle ne devrait pas être modifiée.

 

[5]               Pour les motifs qui suivent, je suis d’avis d’accueillir la présente demande.

 

LES FAITS

[6]                  Le demandeur fait partie d’une famille qui est bien connue sur la scène politique de la province d’Antique et de l’ensemble des Philippines depuis de nombreuses années. Lui et son père, Arturo Pacificador, étaient des alliés politiques de Ferdinand E. Marcos. À partir de 1971, son père a occupé plusieurs charges électives, qui ont culminé en 1984 avec sa nomination comme ministre d’État aux Travaux publics et aux Ponts et Chaussées et chef de la majorité dirigeant le programme du parti du président Marcos au Parlement national. Quant au demandeur, il travaillait au bureau de circonscription de son père, et il en est venu à forger ses propres appuis politiques à Antique. Le père et le fils ont tous les deux appuyé le président Marcos lors des élections présidentielles du 7 février 1986.

 

[7]                  Quelques jours après les élections, M. Evelio Javier a été tué par balles sur la place San José, à Antique, tandis qu’il surveillait le dépouillement du scrutin. M. Javier était un personnage politique connu à l’échelle du pays et il faisait partie des familles qui appuyaient Corazon C. Aquino, alors rivale de la famille Pacificador. Cinq autres personnes ont été blessées dans la fusillade par un groupe d’hommes lourdement armés et cagoulés. Cet incident est survenu dans un contexte agité, car le président Marcos était accusé d’avoir manipulé les résultats du scrutin. Plus tard la même année, Corazon C. Aquino a été proclamée présidente.

 

[8]                  Peu de temps après, le demandeur et son père se sont enfuis des Philippines, car ils étaient soupçonnés d’être les auteurs de cet assassinat. Le demandeur a transité par la Thaïlande, Hong Kong, Singapour et les États-Unis, avant d’arriver au Canada le 29 septembre 1987. Il a revendiqué le statut de réfugié au point d’entrée, à Niagara Falls.

[9]                  Des témoins ont identifié deux associés connus de la famille au nombre des assassins, mais aucun témoin n’a vu le demandeur sur les lieux de l’assassinat. Toutefois, au cours des mois et des années qui ont suivi, certains témoins ont affirmé que les Pacificador faisaient partie des personnes qui avaient ordonné le meurtre en question, fourni des masques aux assassins et procuré à ceux-ci de l’aide et des vêtements après l’assassinat. Le demandeur, son père et cinq autres personnes ont pour cette raison été inculpés des faits survenus lors de l’assassinat du 11 février 1986 (meurtre, meurtre avorté d’un passant et tentative de meurtre de quatre autres personnes). La poursuite a, au fil des ans, déposé des dénonciations modifiées dans lesquelles d’autres suspects ont été nommés, ce qui a finalement porté le nombre d’accusés à 21.

 

[10]              Le 1er octobre 1988, le ministre a, par l’entremise du défunt Comité consultatif du statut de réfugié (CCSR), estimé que le demandeur n’était pas un réfugié au sens de la Convention. Le demandeur a interjeté appel de cette décision devant la Commission d’appel de l’immigration. En janvier 1989, à la suite de la promulgation de la nouvelle loi sur l’immigration, le cas de M. Pacificador a été intégré à l’arriéré des demandes d’asile. En 1991, dans une décision partagée, une formation constituée en vertu du texte législatif alors en vigueur a conclu que la revendication du demandeur présentait un minimum de fondement, et la revendication a été renvoyée à la Section du statut de réfugié pour audience complète. Contrairement à ce que prévoyait la loi, l’examen de la demande n’a eu lieu qu’en 1999.

 

[11]              Dans l’intervalle, la Cour suprême des Philippines a prononcé le 22 septembre 1989 une ordonnance d’interdiction provisoire (l’OIP) dans laquelle elle enjoignait au président du tribunal de renoncer et de mettre fin à toute autre mesure dans cette affaire. La Cour se fondait apparemment sur la position de la poursuite, selon laquelle le président du tribunal avait un parti pris favorable à l’un des accusés. La Cour a confirmé l’OIP trois ans plus tard, en septembre. La poursuite affirmait que l’OIP empêchait toute autre procédure contre les accusés. En dépit des nombreuses tentatives faites en vue de faire annuler l’OIP, la Cour suprême des Philippines n’a pas répondu, de sorte qu’à toutes fins utiles, l’affaire a piétiné pendant les dix années qui ont suivi. Comme nous l’expliquerons plus loin, ce n’est qu’à la suite des pressions exercées par les tribunaux ontariens en vue de l’obliger à rectifier ce qu’ils considéraient comme des délais et une détention avant procès abusifs que la Cour suprême des Philippines a finalement levé l’OIP à l’été 1999.

 

[12]              Le 12 novembre 1990, le Canada et les Philippines ont signé un traité d’extradition. Il semble que les négociations ayant débouché sur la signature de ce traité étaient en grande partie motivées par le désir des Philippines d’obtenir le retour du demandeur pour qu’il réponde aux accusations de meurtre portées contre lui.

 

[13]              Le 12 novembre 1991, M. Pacificador a été arrêté en vertu d’un mandat d’arrêt délivré conformément à l’ancienne Loi sur l’extradition, L.R.C. 1985, ch. E-23. Il a été incarcéré en vue de son extradition en octobre 1992. Sa requête en habeas corpus a été refusée le 5 février 1993 et la Cour d’appel de l’Ontario l’a débouté de son appel le 29 juillet 1993. L’autorisation de pourvoi a été refusée par la Cour suprême du Canada le 28 avril 1994.

 

[14]              Le ministre de la Justice a ordonné l’extradition du demandeur aux Philippines en octobre 1996. Tout en reconnaissant les « lacunes et les contradictions » des charges retenues contre lui, le ministre a rejeté l’argument du demandeur suivant lequel les poursuites engagées contre lui avaient un mobile politique et que la demande d’extradition des Philippines visait à le punir pour ses convictions politiques. Le ministre a néanmoins réclamé et obtenu des Philippines des assurances fermes en ce qui concerne la protection des droits garantis au demandeur par l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés (la Charte). Il a d’abord obtenu l’assurance que la peine de mort ne serait pas infligée ou appliquée au demandeur et, en second lieu, que les Philippines feraient tout en leur pouvoir pour s’assurer que son procès prenne fin dans l’année suivant l’extradition.

 

[15]              Le 1er novembre 1996, le demandeur a présenté une demande d’habeas corpus, de certiorari, de prohibition et de réparation en vertu de l’article 24 de la Charte, en vue de l’annulation du mandat d’extradition ou, à titre subsidiaire, de la suspension ou de l’interdiction de son extradition jusqu’à ce qu’il soit statué sur sa revendication du statut de réfugié. À l’appui de sa demande, le demandeur a tenté de déposer plusieurs affidavits fournissant une preuve portant sur le traitement des coaccusés et des témoins et sur l’ordonnance d’interdiction provisoire prononcée par la Cour suprême des Philippines. La preuve n’a pas été contredite par le défendeur, qui n’a pas contre-interrogé les auteurs de ces affidavits ni déposé d’éléments de preuve pour contester leur témoignage.

 

[16]              Le juge de première instance a refusé d’admettre tous les affidavits sauf deux, mais a accordé un ajournement pour donner au demandeur la possibilité de demander à la ministre de la Justice de l’époque, Anne McLellan, de réexaminer la décision de son prédécesseur, le ministre Rock, à la lumière des nouveaux éléments de preuve. Le 19 mars 1998, la ministre McLellan a refusé de réexaminer la décision d’extradition.

 

[17]              Le 19 mai 1998, la demande présentée par M. Pacificador en vue d’obtenir l’annulation ou la suspension du mandat d’extradition a de nouveau été soumise au juge de première instance, qui a rédigé trois séries distinctes de motifs. Le juge Dambrot a, dans ses motifs du 18 janvier 1999 ([1999] O.J. No. 35 (QL)), conclu qu’il serait contraire à l’article 7 de la Charte de remettre un fugitif entre les mains d’un État où il ne pourrait être jugé ou bénéficier d’une enquête sur cautionnement dans un délai raisonnable. Il écrit, au paragraphe 53 :

[traduction] Je ne prétends pas saisir pleinement le motif ou la signification de ce qui se passe en l’espèce au niveau de la procédure dans les tribunaux des Philippines. Je ne me prononce pas sur le bien-fondé juridique de la présente situation, mais le fait suivant contenu dans le dossier n’est pas contredit : toutes les procédures résultant de l’assassinat de Javier sont assujetties à une ordonnance d’interdiction. En conséquence, le procès de deux des accusés, qui en était rendu à l’étape de la défense, a été interrompu pendant plusieurs années. Pour le même motif, deux autres accusés ont été incapables d’obtenir des enquêtes sur le cautionnement pendant de nombreuses années. Dans l’intervalle, tous ces accusés sont toujours incarcérés. Il en ressort que le demandeur se retrouvera dans la même situation s’il est renvoyé aux Philippines. Point n’est besoin de se livrer à une analyse poussée pour conclure que de remettre un fugitif à un État où il sera incapable d’obtenir une enquête sur cautionnement ou de subir un procès dans un avenir assez rapproché, priverait ce fugitif de son droit à la liberté et à la sécurité de sa personne, contrairement aux principes de justice fondamentale et à l’article 7 de la Charte.

 

 

[18]              Le juge Dambrot a précisé qu’il ne remettait pas en question la bonne foi du gouvernement des Philippines en ce qui concerne les assurances en question, mais que le gouvernement ne pouvait donner l’assurance que le tribunal lèverait son ordonnance d’interdiction et autoriserait la tenue de l’enquête sur le cautionnement et du procès de Pacificador dans les plus brefs délais, car le gouvernement n’a aucun contrôle sur la magistrature. Le juge de première instance a aussi signalé qu’un engagement semblable qui avait été donné au sujet du père du demandeur, qui avait été extradé en 1995, s’était avéré inefficace. Le juge Dambrot a toutefois reporté à plus tard sa décision finale pour donner au ministre la possibilité de compléter le dossier. Le ministre s’est prévalu de cette possibilité et a demandé aux Philippines des renseignements supplémentaires. Dans une note diplomatique datée du 2 mars 1999, l’ambassade des Philippines a indiqué que l’OIP ne s’appliquait pas au demandeur et que la constitution des Philippines garantissait aux accusés le droit à un procès rapide. Le procureur général des Philippines a lui aussi saisi la Cour suprême des Philippines d’une requête en vue d’obtenir la levée de l’OIP. Dans sa deuxième série de motifs datée du 31 mai 1999, le juge Dambrot a conclu que les documents déposés par le ministre ne l’avaient pas porté à modifier sa conclusion selon laquelle l’extradition du demandeur violerait ses droits prévus à l’article 7. Une fois de plus, il a reporté à plus tard sa décision et a accordé au ministre une autre possibilité de déposer des documents complémentaires.

 

[19]              Finalement, à l’été 1999, la Cour suprême des Philippines a levé l’OIP sans donner d’explications. Le procès et l’enquête sur le cautionnement des accusés ont repris le 27 septembre 1999. Le procureur de la poursuite a reçu la directive de mener les procédures à terme aussitôt que possible. Vu ces nouveaux éléments de preuve, le juge Dambrot a estimé que l’on avait répondu à ses préoccupations et il a rejeté, le 19 octobre 1999, la demande présentée par M. Pacificador en vue de faire annuler le mandat.

 

[20]              Le 1er août 2002, la Cour d’appel de l’Ontario a annulé la décision du juge Dambrot ((2002), 60 O.R. (3d) 685 (autorisation de pourvoi refusée à [2002] C.R.C.S. 390)). La Cour a estimé que la procédure pénale qui avait été suivie dans cadre du procès intenté à la suite du meurtre de Javier était suffisamment choquante pour qu’on puisse considérer que l’extradition de M. Pacificador violerait l’article 7 de la Charte. La Cour s’est dite particulièrement troublée par le fait qu’à plusieurs reprises, la Cour suprême des Philippines n’avait pas répondu aux demandes visant la levée de l’ordonnance présentées par les coaccusés de l’appelant, lesquels étaient emprisonnés. La Cour d’appel a fait observer que c’était l’institution même à laquelle l’appelant devrait s’adresser pour obtenir une protection contre les délais ainsi que la manipulation et l’ingérence politiques qui avait causé le retard indu pris à intenter les poursuites et qui n’avait pas expliqué le motif de l’ordonnance ou le motif de sa prorogation pendant plus d’une décennie. La Cour n’a par ailleurs pas trouvé convaincante l’assurance que le demandeur n’aurait pas à subir le retard pris à traduire en justice ses coaccusés ou la détention avant le procès qu’ils avaient subie. Le juge Sharpe, qui s’exprimait au nom d’une formation collégiale unanime de la Cour d’appel, a déclaré ce qui suit :

[52] … La Cour suprême n’a levé l’ordonnance qu’après la requête du solliciteur général proposant que les tribunaux ontariens comparent la situation de l’appelant à celle de ses coaccusés, et seulement après que le juge des demandes ait conclu qu’il annulerait la remise de l’appelant si l’ordonnance d’interdiction provisoire n’était pas levée. J’estime qu’il importe de souligner que l’argument selon lequel aucune autre mesure ne permettrait d’obtenir la remise de l’appelant, de même que l’indication d’un juge canadien portant que l’ordonnance de remise de l’appelant serait bientôt annulée, sont les seuls arguments ayant attiré l’attention de la Cour pendant plus d’une décennie.

 

[21]              Parallèlement aux procédures d’extradition en question, la procédure de reconnaissance du statut de réfugié suivait son cours. En 1997, le ministre a ordonné la tenue d’une enquête et a établi un rapport selon lequel M. Pacificador était, en raison d’infractions criminelles commises à l’étranger, une personne visée à l’alinéa 19(1)(c.1) de l’ancienne Loi sur l’immigration, L.R.C. 1985, ch. I-2 (l’ancienne Loi). Une enquête d’immigration a finalement eu lieu devant la section d’arbitrage de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié au sujet de cette allégation. Cette enquête a conduit à la conclusion que les allégations contenues dans le rapport au sujet de M. Pacificador étaient exactes et une mesure d’interdiction de séjour conditionnelle a été prise contre lui en décembre 1999. Conformément à cette décision, la mesure d’interdiction de séjour ne prenait effet que si le statut de réfugié n’était finalement pas reconnu au demandeur.

 

[22]              M. Pacificador a présenté avec succès une demande de contrôle judiciaire de l’ordonnance de la Commission. Estimant qu’elle suscitait une crainte raisonnable de partialité, le juge O’Keefe a annulé l’ordonnance (Pacificador c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CFPI 426). Cependant, au lieu de procéder à la tenue d’une nouvelle audience, le ministre s’est désisté de la procédure introduite contre M. Pacificado en vertu de l’alinéa 19(1)c.1).

 

[23]              En février 2000, la CISR a entrepris d’examiner la revendication du statut de réfugié de M. Pacificador. Dans une décision datée du 19 juillet 2002, la Commission a conclu que M. Pacificador ne devait pas être empêché d’obtenir au Canada la protection conférée aux réfugiés par l’alinéa 1Fb) de la Convention relative au statut des réfugiés. Selon la Commission, le ministre n’avait pas réussi à prouver qu’il existait des motifs raisonnables de croire que M. Pacificador avait commis un crime grave de droit commun, surtout parce la preuve de la poursuite, aux Philippines, était « gravement viciée par la corruption et les ingérences et qu’elle est truffée d’incohérences et d’invraisemblances ».

 

[24]              Ceci étant dit, la Commission a néanmoins conclu que M. Pacificador n’était pas un réfugié au sens de la Convention parce qu’il ne craignait pas avec raison d’être persécuté. Elle a fondé sa conclusion sur le fait que M. Pacificador pourrait utiliser sa richesse et son influence pour éviter les mauvais traitements, la torture, les conditions de détention difficiles, les condamnations injustes et la mort qui sont monnaie courante dans le système judiciaire des Philippines. La Commission a aussi fondé sa conclusion finale sur le fait que le père du demandeur n’avait pas été torturé, maltraité, détenu arbitrairement et/ou tenu au secret, et/ou tué, pendant qu’il attendait d’être jugé pour le même crime. Il vaut la peine de souligner que la Commission a rendu sa décision sans avoir eu l’avantage de prendre connaissance de l’arrêt de la Cour d’appel de l’Ontario, qui a été publié deux semaines plus tard.

 

[25]              Le 12 décembre 2003, la juge Heneghan a annulé la décision par laquelle la Commission avait rejeté la revendication du statut de réfugié de M. Pacificador (Pacificador c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CF 1462). Elle a estimé qu'il était « abusif » de conclure que le demandeur n'aurait pas une crainte objectivement fondée de persécution parce qu'il semblait faire partie de ceux qui pouvaient tourner à leur avantage un système judiciaire corrompu. Elle a également conclu que la Commission avait commis une erreur en se limitant à comparer le demandeur à une seule autre personne se trouvant dans le même cas que lui, en l'occurrence son père. À son avis, la Commission aurait dû plutôt considérer le fondement objectif de la crainte de persécution du demandeur sous l'angle de son appartenance à un groupe composé de personnes qui, aux Philippines, sont poursuivies pour des motifs politiques et dont les poursuites semblent entachées de corruption. La juge Heneghan a écrit ce qui suit :

[78]      La Commission a estimé que les poursuites engagées contre le demandeur étaient fortement entachées de corruption et que cette corruption s’expliquait par ses attaches politiques et familiales, un motif de revendication du statut de réfugié. Le fait que le père du demandeur n’ait pas été maltraité ou torturé ne dispose pas, à mon avis, de la revendication du statut de réfugié présentée par le demandeur. Je suis d’avis que la Commission a commis une erreur lorsqu’elle a conclu à l’absence d’un fondement objectif dans la revendication du demandeur. Cette erreur suffit à faire droit à cette demande de contrôle judiciaire.

 

 

[26]              À la suite de la décision de la juge Heneghan, mais avant que la revendication du statut de réfugié de M. Pacificador ne fasse l’objet d’une nouvelle audience, le tribunal régional de première instance de la 12e Direction générale de la sixième région judiciaire de San Jose (Antique) a acquitté Arturo Pacificador et trois de ses coaccusés de toutes les accusations se rapportant au meurtre de M. Javier. La Cour a également déclaré sept des accusés coupables de toutes les accusations. Un a été déclaré coupable de complicité de meurtre et a été acquitté de tous les autres chefs d’accusation. Les dossiers ouverts contre Rodolfo Pacificador, un autre suspect, ainsi que contre divers accusés dont l’identité n’avait pas encore été établie clairement ou qui n’avaient pas encore été arrêtés ont été mis en suspens en vue d’être rouverts lors de leur arrestation.

 

LA DÉCISION CONTESTÉE

[27]              Le tribunal a tenu une conférence préparatoire et a décidé de communiquer avec le ministre pour voir s’il avait l’intention de présenter des observations au sujet de la question de l’exclusion, compte tenu du verdict rendu par le tribunal des Philippines. La Commission a également décidé qu’elle n’avait pas à trancher la question du lien, qui avait été tranchée lors de la première audience de M. Pacificador. Toutefois, comme la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la Loi), était entrée en vigueur après l’audience, le tribunal devait examiner pour la première fois les questions relatives à l’article 97.

 

[28]              La Commission a refusé de revoir la question de l’exclusion, qui avait été abordée par le premier tribunal qui avait instruit le dossier de M. Pacificador. La Commission a fait sienne la conclusion du tribunal précédent suivant laquelle la preuve de la poursuite était « gravement viciée par la corruption et les ingérences et [était] truffée d’incohérences et d’invraisemblances ».  La Commission a fait observer que le ministre n’avait pas interjeté appel de cette décision. Comme il avait fait savoir qu’il n’avait pas l’intention de participer à la nouvelle audience de la demande d’asile de M. Pacificador, le tribunal a compris que cette décision indiquait que le ministre n’avait aucun nouvel élément de preuve susceptible d’entraîner une modification de la décision du premier tribunal.

 

[29]              Quant à l’inclusion, le tribunal a bien précisé d’entrée de jeu qu’il considérait le verdict rendu à l’issue du procès relatif au meurtre de Javier comme « le nouvel élément de preuve le plus important depuis l’audition initiale de [la] demande d’asile » de M. Pacificador et ce, malgré le fait qu’il tenait également compte de la décision de la juge Heneghan et de l’arrêt de la Cour d’appel de l’Ontario.

 

[30]              Vu la rivalité notoire qui opposait la famille Javier à la famille Pacificador, la Commission a trouvé logique qu’Arturo et Rodolfo Pacificador soient immédiatement considérés comme des suspects dans le meurtre de Javier. Il n’y avait rien qui s’apparentait intrinsèquement à de la persécution dans ces soupçons. La Commission a également pris acte d’éléments de preuve documentaires démontrant qu’aux Philippines, la magistrature n’est pas libre et indépendante. Toutefois, le fait qu’Arturo Pacificador et d’autres accusés aient été finalement acquittés de tous les chefs d’accusation portés contre eux compliquait de beaucoup la tâche du demandeur d’asile qui continuait de faire valoir que le procès qui l’attendait aux Philippines serait motivé par des intérêts politiques et sans procédure équitable. La Commission écrit ce qui suit  (D.A., aux pages 23 à 124) :

Si le père du demandeur d’asile avait été reconnu coupable malgré ses allégations d’innocence, le demandeur d’asile pourrait faire valoir que cette situation confirme que ses craintes sont fondées. Toutefois, compte tenu de l’issue du procès, le tribunal n’admet pas que la magistrature philippine était corrompue ou influencée par des intérêts politiques. Effectivement, lorsque le procès a commencé, soit il n’y a pas eu de tentative d’exercer des pressions politiques sur le tribunal, soit ce dernier n’a tenu aucun compte des tentatives de manipulation politique. Le tribunal a établi que la partie poursuivante ne s’était tout simplement pas acquittée du fardeau qui lui incombait en produisant des éléments de preuve suffisants pour justifier la condamnation d’Arturo Pacificador et des autres accusés hors de tout doute raisonnable. Dans le cas des personnes qui ont été reconnues coupables, la partie poursuivante a réussi à prouver la culpabilité hors de tout doute raisonnable. Le tribunal doit tenir pour acquis, à la lecture de la décision du juge Castrojas et dans la mesure où il ne dispose pas d’éléments de preuve convaincants laissant croire le contraire, que les procès, une fois entamés, se sont déroulés de façon équitable et sans influence politique. Il n’y a aucune autre façon rationnelle d’expliquer les acquittements.

 

 

[31]              La Commission a également qualifié de « spéculation » la théorie du demandeur selon laquelle, en réalité, son père aurait été acquitté pour induire en erreur le gouvernement canadien et convaincre ce dernier d’extrader le demandeur d’asile aux Philippines. La Commission a également estimé que l’affirmation du demandeur suivant laquelle les poursuites judiciaires engagées contre lui étaient motivées par des intérêts politiques n’était pas crédible à la lumière des réactions négatives des personnes mêmes responsables de la persécution selon les allégations du demandeur.

 

[32]              S’agissant de l’équité du procès, la Commission a également conclu que le procès qui avait eu lieu aux Philippines s’était déroulé conformément aux principes de justice naturelle. Les accusés avaient pu consulter un avocat, ils avaient bénéficié de la présomption d’innocence, ils avaient été informés des chefs d’accusation portés contre eux et ils avaient pu se défendre. Une cinquantaine de témoins avaient été entendus. La poursuite avait le fardeau de la preuve. Le tribunal avait également appliqué la règle interdisant les témoignages constituant du ouï-dire et appliqué la jurisprudence pour illustrer les principes juridiques.

 

[33]              La Commission a écarté l’argument de M. Pacificador suivant lequel le tribunal des Philippines avait acquitté son père pour permettre au Canada de l’expulser. La Commission a estimé que l’affirmation selon laquelle le système judiciaire libérerait Arturo Pacificador, qui était beaucoup plus connu que son fils, dans l’espoir que le Canada en conclut qu’il avait bénéficié d’un procès équitable et qu’il ordonne le retour de son fils « for[çait] la crédulité ». La Commission a rejeté l’affirmation de Pacificador que ses rivaux des Philippines le considèrent comme une menace plus grave que son père parce qu’il était perçu comme l’héritier du patrimoine de sa famille.

 

[34]              Après que l’OIP eut finalement été levée en 1999, il a fallu attendre encore environ cinq ans avant que le procès ne se termine et que le juge Castrojas ne rende sa décision. Vu la complexité de l’affaire et le nombre d’accusés, ce délai n’était pas excessif. La Commission s’est sentie obligée de signaler que M. Pacificador avait lui-même passé plus de six ans dans une prison canadienne dans l’attente de l’issue des formalités d’extradition au Canada.

 

[35]              Enfin, le tribunal a considéré l’acquittement d’Arturo Pacificador comme un signe que son fils bénéficierait d’un procès équitable à son retour aux Philippines. Voici ce que la Commission a écrit (D.A., à la page 30) :

Tout en s’empressant de répéter qu’il n’est pas de la compétence du tribunal de prendre une décision concernant la culpabilité criminelle du demandeur d’asile, le tribunal est d’accord avec les divers tribunaux qui ont examiné en profondeur la situation du demandeur d’asile et sont arrivés à la conclusion unanime que les éléments de preuve retenus contre Rodolfo Pacificador constituent un « fouillis » et un « enchevêtrement de contradictions ». Le tribunal va un peu plus loin et établit que, à la lumière de la décision du juge Castrojas, le tribunal des Philippines a pris une décision similaire relativement au père du demandeur d’asile et aux autres accusés acquittés parce que les éléments de preuve recueillis par la partie poursuivante ne permettaient pas de prouver la culpabilité des accusés hors de tout doute raisonnable. Cette situation permet de faire valoir la position selon laquelle, dans la mesure où le cas du demandeur d’asile est un « fouillis » et un « enchevêtrement de contradictions », il aura lui aussi un procès équitable, et sera acquitté si la partie poursuivante ne réussit pas à prouver sa culpabilité hors de tout doute raisonnable.

 

 

[36]              La Commission a ensuite déclaré que la longue période de détention écoulée avant le procès constituait à ses yeux la question clé. Elle s’est attardée au fait que les accusés avaient été détenus sans procès et, dans certains cas, sans pouvoir demander une enquête sur cautionnement, et ce, pendant une période indûment longue. De plus, selon des preuves par affidavit, certains accusés avaient été torturés ou maltraités.

 

[37]              La Commission s’est également demandée si, en tant que nouveaux éléments de preuve, les verdicts rendus à l’issue des procès établissaient que M. Pacificador serait exposé aux risques prévus à l’article 97 de la LIPR. Elle a accepté que les accusés avaient été détenus beaucoup trop longtemps aux Philippines, de sorte que leur détention avant leur procès violait leur droit d’être jugés dans un délai raisonnable et leur droit de ne pas être détenu indéfiniment sans enquête avec cautionnement. La Commission a conclu que l’ordonnance d’interdiction provisoire était la cause de ce délai inacceptable et qu’elle avait créé une situation de persécution dans la mesure où les accusés avaient été détenus pendant que les procès et les enquêtes sur cautionnement traînaient. Mais lorsque les procès se sont finalement ouverts, en 1999, les délais n’étaient pas excessifs.

 

[38]              Ce facteur était pertinent parce qu’il n’y avait pas de possibilité sérieuse ou raisonnable qu’une OIP soit imposée de nouveau si M. Pacificador retournait aux Philippines. De plus, il ne serait pas jugé en même temps qu’un nombre aussi élevé de coaccusés, ce qui accélérerait son procès. De plus, les autorités des Philippines étaient conscientes du fait que les délais avaient joué un rôle déterminant dans la décision de la Cour d'appel de l’Ontario. Elles éviteraient donc d’autres retards pour minimiser à l’avenir que des situations semblables se produisent dans d’autres affaires d’extradition. La Commission a écrit ce qui suit (D.A., aux pages 35 et 36) :

 

Le demandeur d’asile soutient que, lorsqu’il sera retourné dans son pays, le gouvernement philippin n’aura aucune raison de se préoccuper de ce que le Canada pense. Le tribunal n’est pas d’accord. Les deux pays ont signé un traité d’extradition. Il y aura peut-être d’autres cas, dans l’avenir, où les Philippines solliciteront l’extradition de leurs citoyens du Canada ou d’autres pays avec lesquels elles auront un traité d’extradition. Si d’autres accusés étaient détenus de façon prolongée et inexpliquée, comme dans le cas des personnes accusées du meurtre de Javier, cela pourrait enrayer irréversiblement tout espoir d’extradition pour les Philippines dans l’avenir.

 

 

[39]              Quant aux conditions de détention, la Commission a cité des éléments de preuve documentaires au sujet de la torture et des mauvais traitements infligés aux détenus des prisons des Philippines, mais elle a également signalé que certains des accusés, et en particulier le père du demandeur, avaient été plutôt bien traités pendant une bonne partie de leur incarcération. Pour cette raison, le tribunal n’était pas disposé à extrapoler, à partir de l’ensemble de la documentation sur la situation au pays, qu’il existait une possibilité sérieuse que M. Pacificador soit torturé ou maltraité s’il retournait aux Philippines.

 

[40]              Enfin, la Commission a rejeté l’allégation de M. Pacificador suivant laquelle il serait exécuté sommairement, au motif qu’elle ne disposait d’aucun élément de preuve convaincant selon lequel une personne accusée du meurtre de Javier ait été exécutée de façon sommaire. M. Pacificador a témoigné que son père vivait toujours aux Philippines depuis son acquittement et que personne n’avait attenté à sa vie. De plus, le juge Castrojas avait bien pris la peine de préciser que la peine de mort ne devrait pas être infligée aux personnes reconnues coupables de l’assassinat de Javier, parce que la peine de mort avait été abolie rétroactivement aux Philippines en 1987.

 

QUESTIONS EN LITIGE

[41]           La présente demande de contrôle judiciaire soulève trois questions, qui peuvent être formulées comme suit :

a.       La Commission a-t-elle commis une erreur en définissant le groupe témoin?

b.      La Commission a-t-elle commis une erreur dans son appréciation du risque de détention arbitraire et prolongée et du risque de torture?

c.       La Commission a-t-elle appliqué la mauvaise norme de preuve?

 

 

ANALYSE

[42]              Avant de se lancer dans une analyse des questions susmentionnées, il est nécessaire de déterminer la norme de contrôle applicable. Comme cette norme est susceptible d’être différente pour chacune des questions soulevées par le demandeur, il convient de les examiner séparément.

 

[43]              Pour analyser si le demandeur craignait avec raison d’être persécuté ou s’il serait exposé à un risque aux Philippines, la Commission s’est bornée à comparer le demandeur à son père et aux autres individus accusés du meurtre de Javier. Suivant M. Pacificador, la définition du groupe témoin constitue une question de droit qui est régie par la norme de la décision correcte.

 

[44]              Au soutien de cette proposition, l’avocat du demandeur cite l’arrêt rendu par la Cour d’appel fédéral dans l’affaire Salibian c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (C.A.), [1990] 3 C.F. 250 [Salibian]. Après avoir lu cet arrêt, je ne crois pas qu’il s’agisse là d’une interprétation juste de ce que la Cour a dit. Voici ce que le juge Décary écrivait, au nom d’une formation collégiale unanime (aux pages 257 et 258) : 

Bref, la section a conclu que pour être admissible au statut de réfugié, il fallait que le demandeur soit personnellement visé par des actes répréhensibles dirigés particulièrement contre lui. La section a de plus conclu, en dépit de la preuve à l’effet que le demandeur était victime de ces actes en sa qualité non pas de citoyen libanais mais de citoyen libanais arménien et chrétien, que le demandeur était « victime au même titre que tous les autres citoyens libanais ». Il s’agit là, à mon avis, d’une erreur de droit, dans le premier cas, et d’une conclusion de fait erronée, dans le second cas, tirée sans tenir compte des éléments de fait dont la section disposait. Cette erreur de fait prend tout son sens dans le contexte de l’erreur de droit.

 

[45]              Dans le cas qui nous occupe, le demandeur ne prétend pas que la Commission a commis une erreur en définissant le critère à appliquer pour déterminer si sa crainte de persécution avait un fondement objectif. Il affirme plutôt qu’elle s’est trompée en se limitant à le comparer à son père et aux autres individus accusés du meurtre. Il ne s’agit pas d’une question de droit. Il ne s’agit pas non plus d’une pure question de fait, du moins il me semble. La Commission n’était pas appelée à se prononcer, comme dans l’affaire Salibian, sur le fondement du traitement effectivement réservé à M. Pacificador, mais bien sur la question de savoir quel groupe témoin constituait le meilleur indice permettant de prédire le traitement qu’il subirait probablement s’il était renvoyé aux Philippines.

 

[46]           Lorsque, saisie d’une demande de contrôle judiciaire de la première décision de la Commission, la juge Heneghan a abordé la question du groupe témoin à retenir, elle n’a pas discuté de la norme de contrôle. Elle a toutefois qualifié comme suit la nature de la question, après avoir cité de larges extraits de l’arrêt Salibian :

[76]        À mon avis, l'arrêt Salibian permet d'affirmer que la Commission a commis une erreur lorsqu'elle est arrivée à la conclusion que le demandeur n'était pas exposé à une très possible persécution aux Philippines. La Commission a commis une erreur en se limitant à comparer le demandeur à une seule autre personne dans le même cas que lui, en l'occurrence son père. La faille ne concernait pas la recherche d'un groupe témoin, comme c'était le cas dans l'arrêt Salibian, précité, mais la définition trop étroite du groupe témoin.

 

 

[47]              M. Pacificador tient devant nous le même raisonnement qu’il a déjà invoqué. Il n’affirme pas que la Commission a commis une erreur en comparant sa situation à celle d’autres personnes pour évaluer sa crainte objective, mais bien que la Commission a eu tort de considérer que le groupe témoin était composé de son père et des coaccusés. Il s’agit de toute évidence selon moi d’une question mixte de fait et de droit à laquelle s’applique la norme de contrôle de la décision raisonnable. En conséquence, notre Cour n’interviendra que si la décision de la Commission n'est étayée par aucun motif capable de résister à un examen assez poussé (Canada (Directeur des enquêtes et recherches) c. Southam Inc., [1997] 1 R.C.S. 748, au paragraphe 56). Une décision peut satisfaire à la norme de contrôle si elle est fondée sur une explication défendable, même si elle n’est pas convaincante aux yeux du tribunal chargé de procéder au contrôle judiciaire (Barreau du Nouveau-Brunswick c. Ryan, [2003] 1 R.C.S. 247, au paragraphe 55).

 

[48]              Quant aux conclusions de la Commission suivant lesquelles le demandeur ne serait pas exposé à de la persécution par suite de la torture ou d’une détention arbitraire ou prolongée, il s’agit de toute évidence de questions de fait que notre Cour ne doit sanctionner que si elles sont manifestement déraisonnables. Enfin, l’affirmation du demandeur suivant laquelle la Commission n’a pas appliqué la bonne norme de preuve soulève une question de droit, qui doit être évaluée selon la norme de la décision correcte.

 

              a) La Commission a-t-elle commis une erreur en définissant le groupe témoin?

[49]              M. Pacificador soutient que la Commission a répété l’erreur qu’elle avait commise dans sa première décision de 2002, en se limitant à le comparer à son père et aux autres personnes accusées du meurtre de Javier pour déterminer s’il avait une crainte raisonnable de persécution. Suivant M. Pacificador, cette erreur se répercute sur toute l’analyse à laquelle la Commission s’est livrée pour déterminer s’il pourrait s’attendre à bénéficier d’un procès équitable, s’il serait exposé à de la persécution à cause des délais arbitraires qu’il aurait à subir avant d’être jugé et s’il serait exposé à la torture. Suivant M. Pacificador, on ne trouve dans les longs motifs de la Commission aucune analyse qui permettrait de répondre à la question de savoir si d’autres personnes se trouvant dans une situation semblable à la sienne, en l’occurrence des personnes vivant aux Philippines qui sont poursuivies pour des raisons d’ordre politiques et dont le procès semble entaché de corruption, peuvent s’attendre à bénéficier d’un procès équitable. Il soutient que la Commission a estimé à tort que le verdict prononcé contre son père scellait le sort de sa propre demande, au lieu de considérer simplement l’issue du procès de son père comme un exemple de ce qui pouvait lui arriver.

 

[50]              Ainsi qu’il a déjà été précisé (au paragraphe 25), la juge Heneghan a retenu cet argument et a fait droit à la première demande de contrôle judiciaire de M. Pacificador.

 

[51]              M. Pacificador soutient que la Commission s’est de nouveau trompée en limitant sa comparaison à son père et aux autres personnes accusées du meurtre de Javier. D’ailleurs, la Commission n’hésite pas à qualifier la décision du tribunal régional de première instance des Philippines, qui a acquitté Arturo Pacificador et plusieurs autres accusés, de « nouvel élément de preuve le plus important depuis l’audition initiale de cette demande d’asile et depuis les décisions de la Cour d'appel et de la Cour fédérale du Canada » (D.A., à la page 22). Un élément essentiel du raisonnement de la Commission était sa conclusion que les verdicts rendus aux Philippines étaient un signe concluant que les personnes accusées du meurtre de Javier avaient bénéficié d’un procès équitable. Dans ces conditions, il n’était pas nécessaire d’examiner la situations des personnes ayant fait l’objet de poursuites entachées de corruption sur le plan politique de façon générale, étant donné que le procès des coaccusés du demandeur (et en particulier le procès de son père) était beaucoup plus pertinent pour déterminer le sort qui attendait probablement le demandeur à son retour aux Philippines.

 

[52]              Il se peut qu’une fois le procès commencé, le temps requis pour le mener à terme n’avait rien qui s’apparentait intrinsèquement à de la persécution. De même, rien ne permet de penser qu’une fois ouvert, le procès ait été motivé par des intérêts politiques ou que les accusés n’aient pas bénéficié d’une procédure équitable. Le verdict final du tribunal était long, détaillé et le tribunal a de toute évidence passé en revue toute la preuve pour expliquer le motif de sa décision. Après avoir lu les 113 pages de sa décision, je suis d’accord avec la Commission pour dire qu’il semble que les accusés aient été traités équitablement et que leurs droits fondamentaux ont été respectés.

 

[53]              Mais peut-on en conclure pour autant qu’il n’y a aucune possibilité sérieuse ou raisonnable que le procès ne soit pas retardé indûment, qu’il n’y a aucune possibilité sérieuse ou raisonnable que le demandeur soit maltraité ou détenu arbitrairement d’une façon qui soit inhumaine au point d’être considérée comme équivalant intrinsèquement à de la persécution et qu’il n’y a pas de possibilité raisonnable ou sérieuse que son procès ne soit pas manipulé et qu’il se déroule selon les règles de l’équité procédurale? Je ne le crois pas.

 

[54]              La Commission admet, à diverses reprises, que les Philippines ne sont pas dotées d’un système judiciaire libre et indépendant (D.A., à la page 23) et que le système judiciaire des Philippines est corrompu (page 19). De plus, la Commission ne s’est pas dissociée des conclusions du premier tribunal qui a estimé que « les Philippines, en réalité, n’offrent pas aux défendeurs un système judiciaire libre et autonome parce que le système souffre de corruption » (D.A., à la page 406), que non seulement l’impartialité des procureurs a été remise en cause dans l’affaire Javier, mais que « le procès lui-même s’est buté à des problèmes troublants » (D.A., à la page 406) et que des sources documentaires sur la situation au pays faisaient état d’un « certain nombre de préoccupations sérieuses relativement à la torture, à la brutalité policière et aux conditions de détention déplorables qui existent aux Philippines » (D.A., à la page 408). L’acquittement du père du demandeur et de certains de ses coaccusés a-t-il pour effet de remédier à toutes ces conclusions troublantes?

 

[55]              Bien que je ne sois pas nécessairement disposé à spéculer sur les raisons pour lesquelles Arturo Pacificador et quelques autres accusés n’ont pas été déclarés coupables (et loin de moi l’idée d’imputer des intentions machiavéliques au tribunal qui a rendu ce verdict), je n’arrive pas à comprendre comment, en soi, cela serait suffisant pour conclure qu’il n’y pas de possibilité sérieuse ou raisonnable que le demandeur soit persécuté s’il doit retourner aux Philippines. Tout comme la levée de l’OIP n’a pas convaincu la Cour d’appel de l’Ontario que le demandeur obtiendrait un procès rapidement, j’estime que l’acquittement du père du demandeur et le fait qu’il n’a pas été torturé ne constitue pas une garantie que le demandeur bénéficiera lui aussi du même traitement. Ainsi que la Cour d’appel de l’Ontario l’a expliqué, l’OIP n’a été levée qu’après que le juge canadien eut clairement fait connaître son intention d’annuler l’extradition du demandeur. Et comme aucune raison n’a été invoquée pour justifier cette ordonnance, son maintien ou sa levée, qu’est-ce qui empêche qu’une ordonnance semblable soit de nouveau prononcée? Et, compte tenu des lourds antécédents du système judiciaire des Philippines en ce qui concerne la corruption, l’inefficacité et l’iniquité, quelles assurances avons-nous qu’un autre juge soit à l’abri de toute tentative de manipulation politique?

 

[56]              La Commission a estimé qu’il n’y avait pas de possibilité sérieuse ou raisonnable que les circonstances qui avaient mené à l’imposition de l’OIP en 1989 se reproduiraient si le demandeur devait retourner aux Philippines pour subir son procès. La Commission a fondé sa conclusion sur le fait que seize années s’étaient écoulées depuis l’imposition de l’OIP, qui avait été levée six ans plus tôt, et que « [a]ux Philippines, ce meurtre est un sujet moins explosif aujourd’hui qu’à ce moment‑là » (D.A., à la page 35). La Commission a également fait observer que les Pacificador n’avaient pas été en position de pouvoir depuis 20 ans et que Rodolfo Pacificador ne représentait plus une menace pour l’ordre politique établi dans la province d’Antique au point où il serait la cible des opposants de sa famille (D.A., à la page 29).

 

[57]              Quoique cela puisse bien être vrai, il existe des facteurs contraires dont la Commission n’a pas tenu compte. Tout d’abord, il semble que le demandeur ait été dépeint comme le « cerveau » derrière le meurtre de Javier. Le juge Castrojas dit en effet dans sa décision que Rudolfo Pacificador [traduction] « menait la barque, pour ainsi dire » (D.A., à la page 318). Il est par ailleurs beaucoup plus jeune que son père, et constitue bien pour cette raison une menace bien plus grave pour les familles rivales qui sont maintenant au pouvoir.

 

[58]              D’ailleurs, lors du discours qu’elle prononçait en février 2002 à l’occasion du seizième anniversaire du décès du gouverneur Evelio B. Javier, la Présidente des Philippines qualifiait elle‑même M. Javier de [traduction] « un des leaders politiques les plus courageux et les plus inspirants de notre pays » et M. Pacificador de « cerveau » derrière son assassinat, en ajoutant que ce dernier faisait partie des auteurs de ce crime qui [traduction] « continuent à se soustraire aux conséquences de leurs terribles actes ». Ce discours a été publié sur le site Internet du gouvernement des Philippines. Au cours de ce discours, la Présidente aurait déclaré qu’elle avait abordé la question de l’extradition de M. Pacificador lors d’une visite officielle récente au Canada et qu’elle avait demandé au Premier ministre comment il se faisait que le « cerveau » de ce crime n’avait pas encore été extradé aux Philippines. Compte tenu de l’animosité qui continue de se manifester contre les Pacificador aux échelons politiques les plus élevés, des réactions défavorables exprimées lors de l’acquittement d’Arturo Pacificador et des pressions de plus en plus fortes qui sont exercées en vue d’infliger un châtiment quelconque à la famille Pacificador à la suite de l’acquittement du père du demandeur, il est loin d’être clair que le demandeur se trouve dans une situation semblable à celle de son père. Pourtant, la Commission n’a abordé aucun de ces facteurs.

 

[59]              Même si j’étais prêt à accepter que la décision du tribunal régional de première instance des Philippines et le traitement réservé aux accusés lors de ce procès constituent les facteurs les plus cruciaux pour se prononcer sur le bien-fondé de la crainte de persécution du demandeur, je conclurais quand même que la décision de la Commission était déraisonnable. En dépit de son affirmation qu’elle a tenu compte de tous les accusés pour déterminer le sort qui serait réservé à M. Pacificador à son retour, une lecture attentive de la décision de la Commission révèle qu’elle a accordé une trop grande importance à la situation de son père, par opposition à celle de l’ensemble des accusés. En d’autres termes, indépendamment de la réponse à la question de savoir si le groupe de personnes accusées dans le procès de Javier pouvait constituer le groupe témoin approprié pour évaluer la crainte de M. Pacificador, la Commission ne s’est même pas rendue à cette étape, car elle s’est trop attardée à la situation d’Arturo Pacificador. Si elle avait tenu dûment compte de la façon dont l’ensemble des accusés avaient été traités au lieu de s’en tenir de manière aussi étroite à la situation du père du demandeur, la Commission aurait fort probablement rendu une décision différente.

 

[60]              Le paragraphe suivant de la décision de la Commission illustre bien l’importance qu’elle a accordée au père du demandeur dans son raisonnement :

Le tribunal a fait remarquer le fait que le père du demandeur d’asile, dont la situation en tant qu’accusé était sans doute la plus similaire à celle du demandeur d’asile, dans la mesure où Pacificador père était soupçonné d’être « le cerveau » derrière le meurtre, est retourné de son propre chef aux Philippines en mars 1995 pour faire face aux accusations retenues contre lui, il n’a pas été torturé, n’a pas été soumis à des traitements ou peines cruels et inusités, a vécu dans une résidence sur le terrain de la prison, a été autorisé à sortir de prison pour consulter un médecin et allait à l’église dans son village natal et a aussi été autorisé à se présenter comme candidat aux élections trois fois pendant qu’il était détenu (il a perdu – en 1995, en 2001 et en 2004). Depuis son acquittement, il a choisi de demeurer aux Philippines, même si, selon le témoignage du demandeur d’asile, il est libre de quitter les Philippines en tout temps. Le tribunal ne dispose d’aucun élément de preuve convaincant selon lequel il serait arrivé quoi que ce soit de fâcheux au père du demandeur d’asile depuis qu’il a été libéré de prison aux Philippines en octobre 2004.

            (D.A., aux pages 29 et 30)

 

 

[61]               Si la Commission avait écrit ce passage dans le cadre d’une analyse plus large portant sur la façon dont tous les accusés avaient été traités, je ne trouverais rien à redire. J’estime cependant qu’en ce qui a trait à certaines questions, la Commission a injustement accordé à la situation d’Arturo Pacificador une plus grande importance qu’à celle des autres accusés. Cette erreur n’est pas omniprésente dans la décision de la Commission : ainsi, la Commission a effectivement examiné le traitement qui avait été réservé à l’ensemble des accusés au cours de leur détention avant le procès. Mais ce qui m’inquiète surtout, c’est l’analyse comparative que la Commission a faite dans la section consacrée à la torture.

 

[62]              La Commission a pratiquement escamoté les éléments de preuve tendant à démontrer que certains des accusés du meurtre de Javier avaient été torturés. Elle écrit (D.A., à la page 37) :

Après avoir examiné l’ensemble de l’affaire, le tribunal fait remarquer que, selon la preuve, au moins trois accusés ont été maltraités ou torturés, et que ces incidents se sont produits il y a presque 20 ans, sauf dans un cas, qui remonte à presque dix ans. Bien que le tribunal déplore les mauvais traitements et la torture des prisonniers, il n’est pas disposé à extrapoler, à partir des éléments de preuve fournis ici, que le demandeur d’asile serait exposé à la torture et à des mauvais traitements s’il retournait aux Philippines. 

 

 

[63]              Pourtant, tout de suite après, la Commission se livre à une analyse détaillée du traitement favorable dont Arturo Pacificador avait bénéficié lors de son incarcération, citant à l’appui un article décrivant ses conditions de détention. La Commission n’a pas écarté les éléments de preuve selon lesquels les autres accusés avaient été torturés simplement en raison de l’écoulement du temps, mais parce qu’il existait des éléments de preuve tendant à démontrer qu’Arturo Pacificador n’avait pas été torturé ou maltraité. Elle a estimé que les éléments de preuve relatifs à son père permettaient de prédire avec plus d’exactitude si M. Pacificador craignait lui-même avec raison d’être persécuté aux Philippines. À tout le moins pour ce qui est de son analyse du risque de torture, la Commission a considéré comme déterminante la situation d’Arturo Pacificador. Cette partie de sa décision ébranle carrément l’argument que la Commission a véritablement considéré tous les individus accusés du meurtre de Javier comme un seul groupe ou une seule entité.

 

[64]              Même si j’étais prêt à accepter que la Commission n’était pas obligée de suivre à la lettre les motifs de la juge Heneghan et de comparer la situation de M. Pacificador à celles des « personnes qui aux Philippines sont poursuivies pour des motifs politiques et dont les poursuites semblent entachées de corruption » (Pacificador c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), précité, au paragraphe 77), cela ne dispensait pas pour autant la Commission d’examiner au moins ce qui est arrivé à tous les individus accusés du meurtre de Javier.

 

[65]              La Commission aurait par conséquent dû expliquer de façon plus détaillée pourquoi la preuve documentaire et les éléments de preuve spécifiques portant sur la torture subie par les accusés du meurtre de Javier étaient moins convaincants que les éléments de preuve portant sur la façon dont Arturo Pacificador avait réussi à bénéficier d’un traitement préférentiel en prison. De fait, l’analyse de la Commission offre un contraste marqué avec les conclusions tirées par la Cour d’appel de l’Ontario sur la même question :

[15]      En ce qui concerne la preuve par affidavit portant sur le traitement des coaccusés et des témoins, deux souscripteurs d’affidavits ont déclaré avoir subi des chocs électriques alors qu’ils étaient détenus sous garde. Vegafria a déclaré sous serment que le congressman Javier avait braqué un pistolet sur lui lorsqu’il lui avait rendu visite en prison et qu’un gardien de prison l’avait prié de ne pas tirer. Quatre témoins ont déclaré avoir reçu des pots-de-vin ou avoir été menacés pour faire sous serment de fausses déclarations contre les Pacificador. Deux souscripteurs d’affidavits ont présenté des éléments de preuve portant que le congressman Javier avait offert des pots-de-vin ou proposé d’en offrir à des témoins. Un chef de police a déclaré sous serment qu’il était en compagnie de l’appelant, ailleurs que sur les lieux du meurtre, lorsque celui-ci a été commis, et que le procureur n’avait montré aucun intérêt à vérifier les allées et venues de l’appelant à ce moment-là. Il a aussi déclaré sous serment que le congressman Javier avait tenté de lui offrir un pot-de-vin afin qu’il présente une preuve inculpatoire contre l’appelant. 

[…]

 

[53] … L’appelant présente de graves allégations de manipulation politique et de fabrication de preuve, ainsi que des allégations portant sur le traitement effroyable subi par ses coaccusés pendant la longue période de détention avant le procès. Aucune preuve n’a été présentée pour contester les allégations. À tout le moins, celles-ci établissent l’existence d’un risque important que l’appelant ne soit pas traité équitablement à sa remise.

 

 

[66]              Vu ce qui précède, j’estime que la Commission a commis une erreur qui justifie notre intervention en définissant le groupe témoin devant servir à évaluer le fondement objectif de la crainte de persécution de M. Pacificador. Alors qu’elle prétendait tenir compte des décisions de la Cour d’appel de l’Ontario et de notre Cour, la Commission a en fait décidé de s’en tenir au sort du père de Rudolfo Pacificador comme meilleur indice permettant de prédire ce qui pouvait arriver à ce dernier à son retour aux Philippines. Ce faisant, la Commission a fait fi des avertissements de la juge Heneghan, qui a déclaré dans les termes les plus nets :

[78]      La Commission a estimé que les poursuites engagées contre le demandeur étaient fortement entachées de corruption et que cette corruption s’expliquait par ses attaches politiques et familiales, un motif de revendication du statut de réfugié. Le fait que le père du demandeur n’ait pas été maltraité ou torturé ne dispose pas, à mon avis, de la revendication du statut de réfugié présentée par le demandeur. Je suis d’avis que la Commission a commis une erreur lorsqu’elle a conclu à l’absence d’un fondement objectif dans la revendication du demandeur. Cette erreur suffit à faire droit à cette demande de contrôle judiciaire.

 

[…]

 

[83]      De plus, l’arrêt de la Cour d’appel de l’Ontario fait maintenant partie de la jurisprudence. J’imagine que, lorsque cette affaire sera de nouveau instruite, la Commission étudiera scrupuleusement cet arrêt. Le jugement de la Cour supérieure de l’Ontario avait été présenté comme preuve à la Commission, et donc l’arrêt de la Cour d’appel de l’Ontario, qui infirme ce jugement, devra faire partie du dossier lorsque le nouveau groupe de commissaires instruira de nouveau cette affaire. La Commission ne rend pas ses décisions dans le vide. L’arrêt de la Cour d’appel de l’Ontario ne s’imposera pas à la Commission, mais il constitue une preuve utile et importante qui ne peut que donner une meilleure idée de la situation du demandeur.

 

 

[67]              Je ne conteste pas que la décision du tribunal régional de première instance des Philippines est un facteur important dont il y a lieu de tenir compte pour évaluer le fondement objectif de la crainte de persécution de M. Pacificador. Mais tout comme le fait que l’OIP a été levée et que le père du demandeur n’a pas été torturé ne saurait être déterminant quant à l’issue de la demande d’asile du demandeur, l’acquittement d’Arturo Pacificador ne saurait non plus l’être. Pour les motifs qui ont déjà été exposés, la Commission devait aller au-delà du sort d’Arturo Pacificador et examiner à tout le moins le traitement réservé à ses coaccusés pour déterminer s’il existait une possibilité sérieuse ou raisonnable que le demandeur soit persécuté s’il retournait aux Philippines. Il était déraisonnable de la part de la Commission de fermer les yeux sur les nombreuses lacunes du système judiciaire des Philippines et les graves violations des droits fondamentaux des autres accusés qui ont entaché le procès de ceux-ci pour le meurtre de Javier, pour se contenter de présumer que le demandeur bénéficierait du même traitement favorable que son père. Le fait qu’un juge unique « a eu raison » dans un cas précis ne constitue pas en soi une garantie que le système judiciaire produira le même résultat à l’avenir.

 

b) La Commission a-t-elle commis une erreur dans son appréciation du risque de détention arbitraire et prolongée et du risque de torture?

 

[68]              Même en limitant l’analyse au sort du père du demandeur, il n’est pas sans intérêt que la Commission a estimé que le père du demandeur ait déjà été persécuté aux Philippines. La Commission a conclu que les longs délais écoulés avant la tenue du procès des diverses personnes accusés du meurtre de Javier équivalaient à de la persécution. Une fois l’OIP levée, le procès s’est cependant déroulé de manière raisonnable et dans le respect des règles de procédure et la Commission a estimé qu’il serait « logique de tenir pour acquis » que les autorités des Philippines ne désirent pas que d’autres tribunaux étrangers réagissent comme la Cour d’appel de l’Ontario à cause de la durée déraisonnable de la détention avant le procès.

 

[69]              Il se peut bien que l’OIP n’ait pas été nécessairement utile pour évaluer la crainte de détention prolongée éprouvée par M. Pacificador, non seulement parce qu’elle a été levée, mais aussi parce qu’elle constituait une mesure particulière prise il y a de nombreuses années dans la présente affaire. Il n’en demeure pas moins, toutefois, que les autorités judiciaires et celles chargées des poursuites aux Philippines n’ont jamais expliqué pourquoi l’ordonnance d’interdiction avait été prononcée ni pourquoi elle avait finalement été levée. Ce manque de transparence fait planer des doutes quant à la répétition possible du même scénario à l’avenir.

 

[70]              Mais surtout, la Commission ne s’est jamais attaquée à la documentation non contredite sur la situation au pays suivant laquelle [traduction] « en raison des lenteurs de la justice, les périodes prolongées de détention avant les procès demeurent un problème » et [traduction] « le système judiciaire n’est pas en mesure d’assurer que les détenus seront jugés avec célérité » (Département d’État des États-Unis, Country Reports on Human Rights Practices - 2003, 25 février 2004; D.A., aux pages 422 et 424). Après tout, l’imposition d’une OIP n’est pas la seule façon de retarder le déroulement d’un procès. Il ne s’ensuit pas pour autant que toutes les personnes qui relèvent de la compétence des tribunaux criminels aux Philippines devraient se voir reconnaître le statut de réfugié en raison des retards excessifs que connaît le traitement de leur cas; mais si l’on tient compte du contexte particulier dans lequel le procès du demandeur se tiendrait, la Commission aurait à tout le moins dû élargir la portée de son analyse au lieu de spéculer que la Cour suprême des Philippines n’imposerait pas une autre OIP.

 

[71]              Quant au risque de torture, j’ai déjà abordé cette question dans la section précédente. La Commission a reconnu, dans ses motifs, que « occasionnellement, dans les postes de police et les prisons des Philippines, des actes de torture et de mauvais traitements sont perpétrés, et que les policiers et les gardiens de prison bénéficient d’un certain degré d’impunité dans certains cas » (D.A., à la page 36). La Commission a également signalé que, suivant la preuve, « plusieurs des accusés du meurtre de Javier ont été maltraités, dans des conditions de détention dures et en deçà des normes » (D.A., à la page 37). Ces faits, ajoutés à la longue période de détention des accusés avant leur procès, a conduit la Cour d’appel de l’Ontario à conclure que ceux-ci avaient subi un traitement « effroyable » et que les procédures criminelles des Philippines avaient été interprétées et appliquées à cette poursuite d’une manière qui choquait la conscience.

 

[72]              Il se peut fort bien que, si elle n’avait pas été aveuglée par l’acquittement de M. Arturo Pacificador et par le fait qu’il n’avait pas été maltraité, la Commission en serait arrivée au même résultat. Après tout, si la remise du demandeur violait le droit que lui garantit l’article 7 de n’être privé de son droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne qu’en conformité avec les principes de justice fondamentale, comment pouvait-elle conclure que le même demandeur n’avait pas raison de craindre d’être persécuté ou qu’il n’existait pas de possibilité sérieuse ou raisonnable qu’il fasse l’objet d’une longue période de détention avant son procès ou qu’il soit torturé? Sauf si la Commission pouvait citer un changement survenu dans la situation au pays ou d’autres procès semblables qui s’étaient déroulées en conformité avec les principes de justice naturelle, on ne peut s’empêcher de conclure que l’acquittement et le traitement équitable dont Arturo Pacificador a bénéficié constitue davantage l’exception que la règle.

 

d) La Commission a-t-elle appliqué la mauvaise norme de preuve?

 

[73]              Le demandeur soutient que, pour déterminer si sa crainte de persécution a un fondement objectif, la Commission a commis une erreur dans sa formulation de la norme de preuve. À l’appui de cet argument, l’avocat a cité quelques passages où la Commission se demande si le demandeur d’asile « serait » ou « sera » persécuté.

 

[74]              Il est de jurisprudence constante que la norme de preuve à laquelle le demandeur d’asile doit satisfaire pour démontrer que sa crainte de persécution a un fondement objectif est l’existence d’une possibilité sérieuse ou raisonnable que le demandeur d’asile soit persécuté dans l’avenir. Les faits qui fondent la demande doivent toutefois être établis selon la prépondérance des probabilités. En d’autres termes, on doit distinguer entre ce qui s’est produit dans le passé et qui doit être établi selon la norme civile de la prépondérance des probabilités et ce qu’il adviendra dans le futur, qui doit être établi selon la norme des possibilités raisonnables.

 

[75]              La Commission a énoncé correctement le critère applicable à plusieurs endroits. Ainsi, elle a déclaré ce qui suit :

Le tribunal doit établir, en se fondant sur l’ensemble de la preuve, si le demandeur d’asile a prouvé qu’il craignait avec raison d’être persécuté pour un motif énoncé dans la Convention. Le critère consiste à déterminer s’il existe une « probabilité raisonnable » ou une possibilité « sérieuse », par opposition à une « simple » possibilité, que le demandeur d’asile soit persécuté s’il retournait aux Philippines.

            (D.A., à la page 32)

 

 

[76]              La question soulevée par l’avocat du demandeur est donc celle de savoir si cette « formule tout faite » est compensée par la façon dont la Commission a effectivement évalué les prétentions de M. Pacificador. Ainsi, la Cour est appelée à décider si, en considérant la décision dans son ensemble, la Commission a concrètement appliqué la bonne norme de preuve. M. Pacificador affirme que la Commission s’est écartée du critère approprié et que, ce faisant, elle a appliqué à tort la norme de preuve. Le ministre, en revanche, affirme que la Commission a employé des termes comme « serait » pour décider si M. Pacificador satisfaisait ou non à la norme de preuve. Il ne s’agissait pas d’une affirmation portant sur la norme elle-même, mais d’appréciations de fait qui relevaient parfaitement de la compétence de la Commission. Après avoir lu la décision de la Commission dans son ensemble, je souscris à la thèse du ministre.

 

[77]              Parmi les exemples de formulation ou d’application incorrecte de la norme de preuve relevés par le demandeur, citons les passages suivants :

Toutefois, concernant la poursuite visant les coaccusés du demandeur d’asile, le fait qu’Arturo Pacificador et d’autres accusés aient finalement été acquittés de tous les chefs d’accusation portés contre eux complique ici de beaucoup la tâche du demandeur d’asile qui continue de faire valoir que le procès qui l’attend aux Philippines sera motivé par des intérêts politiques et sans procédure équitable. (D.A., à la page 23)

 

La question, dans le cas qui nous occupe, devient donc de savoir si le demandeur d’asile serait exposé à un sort similaire s’il était détenu aux Philippines en attendant son procès. Le demandeur d’asile serait‑il persécuté, comme d’autres accusés, en étant soumis à un délai inacceptable pendant qu’il est détenu avant et pendant son procès? (D.A., à la page 34)

 

Aucun élément de preuve convaincant ne laisse croire que les accusés du meurtre de Javier ont été soumis à la torture ou à une forme quelconque de mauvais traitements systématiques ou permanents qui permettrait au tribunal de penser qu’il y a une possibilité sérieuse ou raisonnable que le demandeur d’asile subisse inévitablement le même sort. (D.A., à la page 38)

 

(Non souligné dans l’original.)

 

 

[78]              Bien que je sois préoccupé par l’emploi que la Commission a fait des mots « sera », « serait » et « inévitablement », je crois que la Cour doit situer les extraits précités dans le contexte de l’ensemble de l’analyse de la Commission. Partout dans ses motifs, la Commission s’est posée constamment la question de savoir si M. Pacificador satisfaisait à la norme de la « possibilité sérieuse ou raisonnable ». Pour reprendre les propos qu’a tenus le juge Phelan dans le jugement Mutangadura c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 298 :

[9]… Avec le plus grand respect pour l’habile argument présenté par l’avocat, je ne saurais être d’accord. Une personne ne peut s’arrêter sur ces mots ou se poser des questions de sémantique sans tenir compte de la décision entière et du contexte dans lequel ces mots sont employés (Voir : Sivagurunathan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 C.F. 432).

 

[10] En lisant ces mots, je conclus que ceux-ci se rapportent à la question de savoir si la demanderesse a rempli le critère juridique prévu à l’article 96 et non à la définition du critère juridique qui doit être appliqué en vertu de cet article. Cette conclusion est appuyée par le fait que la Commission fait référence au critère juridique prévu à l’article 96 plus tard dans son jugement.

 

 

[79]              Dans le cas qui nous occupe, la Commission ne s’est pas contenté de formuler le critère applicable une seule fois, comme une simple formalité. Elle s’est demandée à plusieurs reprises s’il existait une « possibilité sérieuse ou raisonnable » que M. Pacificador soit exposé aux risques qu’il alléguait dans sa demande. Je suis d’accord avec le ministre pour dire que les présumés exemples de formulation erronée de la norme de preuve que le demandeur reproche au tribunal ne se voulaient pas ─ et ne sont pas ─ des énoncés du critère ou de la définition juridiques prévus à l’article 96 de la LIPR, mais que ces exemples se rapportent simplement aux conclusions de fait portant sur la question de savoir si le demandeur répondait au critère juridique prévu à l’article 96. Dans d’autres cas, les mots employés par la Commission ne se voulaient pas une formulation du critère juridique, mais plutôt une réponse aux allégations du demandeur. Je rejetterais donc ce motif de contrôle.

 

[80]              Pour tous ces motifs, je suis par conséquent d’avis que la présente demande de contrôle judiciaire devrait être accueillie. La Commission a commis une erreur se limitant à comparer le demandeur à son père et, dans une certaine mesure, aux autres personnes accusées du meurtre de Javier, pour déterminer si le demandeur avait raison de craindre d’être persécuté. La Commission a également commis une erreur en concluant que le demandeur n’était pas exposé à un risque en raison d’une détention longue et arbitraire et qu’il n’existait pas de possibilité sérieuse ou raisonnable qu’il soit torturé ou maltraité.

 

[81]              Le demandeur a réclamé une directive précise de la Cour, en l’occurrence que l’affaire soit renvoyée à la Commission pour être jugée de nouveau en partant du principe que le demandeur a raison de craindre d’être persécuté dans le pays de sa nationalité du fait de ses opinions politiques, ou qu’il est une personne à protéger. Bien que je compatisse avec le demandeur et que je reconnaisse que sa demande d’asile est en instance depuis une vingtaine d’années et qu’elle n’a pas encore été tranchée sans aucune faute de sa part, on ne m’a pas convaincu qu’il conviendrait, eu égard aux circonstances de l’espèce, d’ordonner à la Commission de tirer une conclusion précise. Je me contenterai d’enjoindre au tribunal différemment constitué d’accorder une attention spéciale aux présents motifs ainsi qu’à l’arrêt de la Cour d’appel de l’Ontario et au jugement de la juge Heneghan de notre Cour. Je m’abstiens de spéculer sur le résultat auquel on en arrivera une fois que l’on aura élargi la portée de l’analyse du fondement objectif de la crainte du demandeur pour tenir compte du bon groupe témoin.

 

[82]              Aucune des parties n’a suggéré la certification d’une question grave de portée générale dans la présente instance et aucune ne sera certifiée. 


ORDONNANCE

 

LA COUR ACCUEILLE la demande de contrôle judiciaire, annule la décision de la Commission et renvoie l’affaire à un tribunal différemment constitué de la Commission pour qu’il rende une nouvelle décision.

 

 

« Yves de Montigny »

Juge

 

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Christiane Bélanger, LL.L.

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        IMM-4383-06

 

 

INTITULÉ :                                       RODOLFO GUERRERO PACIFICADOR

                                                            c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET

                                                            ET DE L’IMMIGRATION

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 TORONTO (ONTARIO)

 

 

DATE DE L’AUDIENCE :               LE 24 MAI 2007

 

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                       LE JUGE de MONTIGNY

 

 

DATE DES MOTIFS :                      LE 15 OCTOBRE 2007         

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

DOUGLAS LEHRER                                                              POUR LE DEMANDEUR

 

STEPHEN H. GOLD                                                              POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

 

Douglas Lehrer

Lee & Associates                                                                     POUR LE DEMANDEUR

Toronto (Ontario)

                                                    

 

John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada                                           POUR LE DÉFENDEUR

Ministère de la Justice

Bureau régional de l’Ontario

Toronto (Ontario)

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