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Date : 20070918

Dossier : T-2124-06

Référence : 2007 CF 930

Toronto (Ontario), le 18 septembre 2007

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE HUGHES

 

 

ENTRE :

 

eBAY CANADA LIMITED et eBAY CS VANCOUVER INC.

demanderesses

et

 

LE MINISTRE DU REVENU NATIONAL

défendeur

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT PARTIEL

 

[1]               Il s’agit d’une demande d’examen d’une ordonnance que j’ai délivrée ex parte le 6 novembre 2006, dans le dossier de la Cour no T-1868-06, en vertu des dispositions de l’article 231.2 de la Loi de l’impôt sur le revenu, L.R.C. 1985 (5e suppl.), ch. 1. Cette ordonnance visait les demanderesses eBay Canada Limited et eBay CS Vancouver Inc. et exigeait, notamment, que ces dernières fournissent ce qui suit au défendeur, le ministre du Revenu national :

[Traduction]

 

[…] les renseignements et les documents suivants quant à toute personne qui, selon vos dossiers, possède une adresse au Canada (y compris les particuliers, les sociétés et les coentreprises) et qui a obtenu le statut de PowerSeller en vertu du programme PowerSeller de eBay au Canada à un moment quelconque au cours des deux années civiles 2004 et 2005 :

 

a)         les renseignements sur le compte – le nom au complet, l’identificateur d’utilisateur, l’adresse postale, l’adresse de facturation, le numéro de téléphone, le numéro de télécopieur et l’adresse électronique;

 

b)         les renseignements sur les ventes de marchandises – les ventes brutes annuelles.

 

Les documents originaux dans leurs formes originales sont exigés. Des photocopies de renseignements ou de documents ne sont pas suffisantes. Lorsque ces dossiers existent sous forme électronique, j’exige qu’ils soient fournis sous une forme électronique intelligible.

 

[2]               Le paragraphe 231.2(5) de la Loi de l’impôt sur le revenu autorise les demanderesses à demander au juge qui a accordé l’ordonnance de réviser cette ordonnance et c’est ce qu’elles ont fait. Le paragraphe 231.2(6) m’autorise, dans le cadre de la présente révision, à confirmer ou à modifier cette ordonnance. J’ai recours, dans le cadre de la présente révision, à des éléments de preuve supplémentaires soumis par les parties.

 

eBay

[3]               Les demanderesses eBay Canada Limited (eBay Canada) et eBay CS Vancouver Limited (eBay Vancouver), lesquelles étaient visées par l’ordonnance ex parte, font partie d’un organisme eBay plus grand, c’est‑à-dire eBay Inc. Cette société américaine possède aux États-Unis des installations dotées de serveurs informatiques et elle est manifestement la société mère suprême. eBay AG, une entité suisse qui mène ses activités en Suisse, est une filiale en propriété exclusive de eBay Inc. eBay Canada est une filiale en propriété exclusive de eBay AG. eBay Vancouver est une filiale en propriété exclusive de eBay Inc. 

 

[4]               La communauté eBay, nom que la société emploie parfois dans son exposé des arguments (j’emploierai tout simplement le nom eBay), prétend être le marché en ligne le plus important au monde, comprenant des centaines de millions de membres inscrits partout dans le monde. Un membre qui désire vendre un article sur eBay affiche des renseignements concernant l’article sur l’un des sites Web de eBay et d’autres membres font des offres d’achat sur l’article pendant une période limitée ou achète l’article immédiatement. La vente et la livraison se font directement entre l’acheteur et le vendeur. eBay ne conclut pas la transaction. Il semble que les activités de eBay se limitent à fournir un marché pour ce genre de transaction et à faire de la publicité et de la promotion quant à ce marché. eBay perçoit des commissions fixées en fonction du prix de départ demandé pour l’article, de la valeur de la vente définitive de l’article et d’un rabais de promotion facultatif.

 

[5]               À l’extérieur des États-Unis, les activités de eBay sont en grande partie menées par eBay AG. En ce qui concerne le Canada, eBay AG a créé, notamment, un portail visant le marché canadien et un site Web portant le nom de domaine eBay.ca. Les membres peuvent effectuer des transactions comme mettre des articles en vente et acheter des articles sur ce site Web. On ne sait pas exactement, à la lumière du dossier, à qui appartient le nom de domaine eBay.ca. On sait toutefois, grâce à un régime administré par l’Autorité canadienne pour les enregistrements Internet (ACEI), que eBay Canada est un utilisateur légitime de ce nom de domaine.

 

[6]               Le lieu physique où se trouvent les serveurs informatiques qui hébergent le site Web eBay.ca est à l’extérieur du Canada. Aucun serveur informatique n’est situé au Canada.

 

[7]               Il semble que la principale et peut‑être l’unique fonction de eBay Canada consiste à fournir à eBay AG de l’aide à la commercialisation, des études de marché et des services administratifs. Toutes les activités de facturation et toutes les activités bancaires qui concernent les personnes qui se servent du site Web de eBay.ca sont effectuées par eBay AG. eBay Canada ne s’occupe apparemment pas de la réception des paiements effectués par les utilisateurs, ni de la facturation, ni du recouvrement des créances.

 

[8]               Tous les renseignements concernant les ventes et autres opérations semblables effectuées par les utilisateurs sont conservés dans des serveurs informatiques qui sont situés aux États-Unis et qui sont sous le contrôle de eBay Inc. Ces renseignements « n’appartiennent pas » à eBay Canada et ne sont pas sous son contrôle; eBay Canada semble toutefois avoir été capable d’accéder à certains de ces renseignements et de s’en servir.

 

LE PROGRAMME PowerSeller

[9]               eBay, dans le cadre des activités de promotion de son marché, a créé le programme « PowerSeller » (le programme PowerSeller). Ce programme vise les personnes qui, pendant une certaine période, ont vendu des articles pour une valeur totale qui excède un certain seuil et qui, essentiellement, n’ont fait l’objet d’aucune plainte. Ces personnes sont reconnues par eBay comme étant des « PowerSellers » (les PowerSellers). Il existe apparemment cinq niveaux de PowerSellers et ces niveaux sont fonction du montant mensuel des ventes, lequel doit se situer entre 1 000 $US et 150 000 $US. Certains avantages sont conférés par eBay aux PowerSellers. Le programme PowerSeller est annoncé, avec tous les renseignements pertinents, sur le site Web de eBay.ca. Il y est fait mention du « programme canadien », du « programme américain » et des programmes de certains sites internationaux de eBay.

 

[10]           Une copie papier d’un extrait du site Web de eBay.ca qui traite du programme PowerSellers a été déposée en preuve. Sous la rubrique « Questions fréquemment posées » figure la question et la réponse suivantes :

12.       Il n'existe pas de site eBay pour mon pays de résidence. Puis-je participer au programme destiné au Canada?

 

La réponse à cette question est la suivante :

 

Non. Toutefois, si vous résidez dans un pays où il n'existe pas de site eBay, vous pouvez participer au programme destiné aux États-Unis. Dans ce cas, en raison de restrictions géographiques, vous ne bénéficierez peut-être pas de tous les avantages du programme. Dès que votre pays de résidence possédera son propre programme PowerSeller, vous y serez automatiquement transféré.

 

 

LES ORDINATEURS ET LES RENSEIGNEMENTS

 

[11]           eBay Canada et eBay Vancouver affirment qu’elles ne possèdent au Canada aucun renseignement sur les PowerSellers, canadiens ou autres. Elles affirment que ces renseignements se trouvent dans des banques de données informatiques situées à l’extérieur du Canada, surtout à San Jose (Californie). Ces renseignements appartiennent à eBay Inc. ou à eBay AG, et non pas à eBay Canada ou à eBay Vancouver. Le ministre ne conteste pas l’affirmation selon laquelle ni eBay Canada ni eBay Vancouver ne « possèdent » les renseignements.

 

[12]           La question la plus importante en l’espèce est celle de la capacité, particulièrement celle de eBay Canada, à accéder aux renseignements relatifs aux PowerSellers et à les utiliser. Les avocats de eBay reconnaissent que eBay Canada peut, techniquement, accéder à ces renseignements peu importe où les serveurs se trouvent. Plus important encore, la preuve, grâce au contre‑interrogatoire des banques et du directeur de eBay Canada, révèle que eBay Canada a accès à ces renseignements et les utilise dans le cours de ses activités commerciales au Canada. Voici un extrait de ce contre‑interrogatoire :

[Traduction]

 

31.       Q.        Maintenant, en ce qui concerne eBay Canada, eBay Canada s’occupe‑t‑elle surtout des utilisateurs canadiens?

            R.         Oui.

 

32.       Q.        S’occupe‑t‑elle également des utilisateurs de l’extérieur du Canada ou uniquement des utilisateurs canadiens?

            R.         Non, à notre bureau, uniquement des utilisateurs canadiens.

 

33.       Q.        D’accord. Pourriez‑vous me décrire la procédure par laquelle une personne, résidante du Canada, peut devenir un vendeur  eBay?

            R.         Un vendeur eBay?

 

34.       Q.        Supposons que la personne se rend sur votre site Web, supposons, pour commencer, qu’elle ne se rend que sur eBay.com, qu’est‑ce qui se passe à partir de ce moment‑là?

            R.         Eh bien, si elle se rend sur eBay, elle doit d’abord s’inscrire comme acheteur avant de pouvoir s’inscrire comme vendeur. Elle est automatiquement renvoyée par défaut à une page d’inscription canadienne.

 

35.       Q.        S’agit‑il de eBay.ca

            R.         Il s’agit d’une page Web de eBay.ca.

 

36.       Q.        D’accord.

            R.         Et là, elle doit conclure un contrat d’utilisation avec eBay AG par lequel elle consent à un ensemble de choses différentes.

                        À ce moment‑là, si la personne désire devenir un vendeur, elle doit faire un certain nombre d’autres choses; nous devons obtenir des renseignements supplémentaires de sa part, nous avons besoin d’un numéro de carte de crédit et ce sera probablement tout.

 

[   ]

 

40.       Q.        D’accord. Donc, tous ces renseignements que vous obtenez de la part de la personne qui s’inscrit comme vendeur, où les conservez‑vous?

                                                R.         Ils sont conservés sur un serveur.

 

41.       Q.        Ah, oui? Où se trouve ce serveur?

            R.         Je crois que les serveurs se trouvent à San Jose.

 

42.       Q.        Maintenant, eBay Canada a‑t‑elle accès à ces renseignements?

            R.         Nous y avons accès.

 

43.       Q.        Maintenant, je veux juste m’assurer que ma question est claire; alors, lorsque vous dites que vous avez accès aux renseignements, vous voulez dire que vous avez accès au nom, à l’adresse, aux renseignements de la carte de crédit qui sont mentionnés? Peut‑être le nombre de ventes qu’une personne a effectuées pendant l’année ou pendant le mois ou peu importe comment vous divisez cela?

            R.         Oui, nous avons accès à cela.

 

44.       Q.        D’accord. Maintenant, en ce qui concerne l’envoi de courriels, est‑ce eBay Canada qui envoie des courriels ciblés à la collectivité canadienne, aux utilisateurs canadiens?

            R.         Lorsque vous demandez si c’est eBay Canada qui envoie les courriels, que voulez‑vous dire?

 

45.       Q.        Bien, disons que devez communiquer avec les Canadiens qui se sont inscrits sur votre site Web---

            R.         Mm-humm

 

46.       Q.        --- Comment procédez‑vous?

            R.         Bien, nous décidons quel message convient quant au groupe que nous ciblons.

 

47.       Q.        Ah, oui?

            R.         Nous formulons le contenu des courriels, puis ils sont envoyés aux personnes dont les noms figurent sur la liste.

            Q.        Maintenant, j’imagine que vous envoyez des courriels différents aux différents groupes que vous tentez de cibler?

            R.         Oui.     

 

48.       Q.        Donc, par exemple, vous pouvez envoyer un type particulier de courriel à vos PowerSellers et, j’imagine, un autre type de courriel à vos utilisateurs réguliers, si je peux appeler ça comme ça?

            R.         Nous ciblons – quelque chose comme des centaines de groupes différents.

 

[…]

 

148.     Q.        Donc, vous avez des statistiques, à eBay Canada, sur, par exemple, les utilisateurs dont le volume des ventes dépassent un certain seuil?

            R.         Nous avons accès à ces renseignements.

 

 

[13]           À la lumière des témoignages et des concessions faites par les avocats, je suis convaincu de ce qui suit :

1.         eBay Canada et eBay Vancouver ne « possèdent » aucun renseignement concernant les PowerSellers.

 

2.         Les renseignements concernant les PowerSellers sont conservés électroniquement sur des serveurs informatiques situés à l’extérieur du Canada et ces serveurs appartiennent à des tiers ou sont contrôlés par des tiers.

 

3.         eBay Canada peut accéder à ces renseignements, ce qu’elle fait d’ailleurs dans le cadre de ses affaires au Canada.

 

LES QUESTIONS EN LITIGE

 

 

[14]           La question fondamentale dont je suis saisi consiste à savoir si je devrais annuler ou modifier l’ordonnance ex parte que j’ai rendue le 6 novembre 2006. Le ministre me propose, et les demanderesses ne s’y opposent pas, si je n’annule pas l’ordonnance, de la modifier en remplaçant les mots « […] selon vos dossiers, possède une adresse au Canada […] », par les mots « […] est inscrite comme ayant une adresse au Canada […] ».

 

[15]           Les demanderesses ont fait valoir dans leur plaidoirie, mais pas dans leur mémoire écrit, un argument relatif au caractère suffisant de la preuve figurant au dossier quant à savoir si le ministre effectuait une enquête véritable et sérieuse sur le groupe mentionné, à savoir les PowerSellers. Les demanderesses invoquent la décision rendue par le juge Gauthier, de la Cour fédérale, dans Canada (MRN) c. Chambre immobilière du Grand Montréal, 2006 CF 1069. Les avocats m’informent que cette décision fait présentement l’objet d’un appel et qu’elle sera débattue dans les deux prochains mois. Les avocats des parties conviennent que je doive rendre ma décision dans la présente affaire en remettant à plus tard l’audition de toute autre argument et le prononcé de ma décision sur ce point. Compte tenu que les avocats s’entendent sur ce point, je vais rendre un jugement partiel fondé sur les questions qui ont été débattues devant moi et j’attendrai pour trancher la question relative au caractère suffisant des éléments de preuve quant à savoir si une enquête véritable et sérieuse était effectuée; toutefois, je n’attendrai pas éternellement. J’attendrai jusqu’à la plus tardive des dates suivantes : 60 jours après le prononcé, judiciairement ou autrement, de la décision définitive sur l’affaire en Cour d’appel fédérale ou 90 jours après la date de délivrance des présents motifs. Au plus tard à cette date, les demanderesses demanderont que l’on fixe une date et un lieu quant à l’audience au cours de laquelle cette question sera débattue, ou informeront la Cour que cette question reportée a été abandonnée ou réglée.

Je fixerai les dépens dès qu’un jugement aura été rendu quant à l’ensemble des questions en litige ou dès que la question qui reste à trancher aura été abandonnée ou réglée.

 

[16]           La question qui m’est donc soumise est celle de savoir si l’article 231.2 de la Loi de l’impôt sur le revenu prévoit qu’une ordonnance peut être délivrée à un résident canadien pour lui enjoindre de fournir des renseignements auxquels il a accès au Canada mais qui sont conservés dans des installations de données appartenant à un tiers à l’extérieur du Canada.

Je conclus à cet égard que, dans les circonstances de l’espèce, la réponse est affirmative, et ce, pour les raisons suivantes.

 

LE RAISONNEMENT

[17]           Le vieil adage selon lequel les lois fiscales doivent être interprétées de façon restrictive doit céder le pas à l’approche moderne en matière d’interprétation des lois qui consiste, d’une manière générale, à interpréter la loi de manière raisonnable en tenant compte de son objet et de son but. Le juge Dickson a affirmé ce qui suit aux pages 806 et 807 de l’arrêt Covert c. Nouvelle‑Écosse (Ministre des Finances), [1980] 2 R.C.S. 774 :

Dans toutes les cours, les appelants ont fait valoir plusieurs arguments concernant les principes d'interprétation des lois fiscales, qu'il me faut commenter. Les lois fiscales, allègue-t-on, doivent être interprétées strictement. Selon les appelants, le tribunal ne peut tenir compte que des termes exprès de la Loi et ne peut rechercher l'intention du législateur ou le but visé par la Loi, ou leur donner effet. Ils renvoient à un passage de l'opinion de lord Halsbury dans l'arrêt Tennant v. Smith [[1892] A.C. 150], à la p. 154. Ils affirment ensuite que les principes d'équité ne jouent pas en faveur du gouvernement dans une loi fiscale. Ils s'appuient sur un passage de l'arrêt Attorney-General v. The Earl of Selborne [[1902] 1 K.B. 388], où le maître des rôles Collins a adopté ce principe, à la p. 396 :

 

[Traduction] Si la personne que l'on cherche à assujettir à l'impôt est visée par la lettre de la loi, elle doit l'être, quelque onéreux que le fardeau puisse sembler à l'esprit judiciaire. D'un autre côté, si le gouvernement qui cherche à prélever l'impôt, ne peut établir que le contribuable est visé par la lettre de la loi, celui‑ci en est exempt, quoique apparemment, selon l'esprit de la loi, il puisse sembler en être autrement.

 

 

[…]

 

Les lois fiscales ne constituent pas une catégorie à part. Une personne dont la conduite est réglementée par une loi devrait savoir à l'avance ce que la Loi prescrit. Un tribunal doit se demander quel sens les personnes régies par la Loi peuvent-elles raisonnablement lui donner? Il faut éviter les interprétations forcées ou artificielles.

 

La bonne méthode, applicable à l'interprétation des lois en général, est d'interpréter la loi en tenant compte de son objet et de son but et de lui donner l'interprétation qui permettra au mieux de les atteindre. L'objet premier d'une loi sur les droits successoraux comme celle en cause en l'espèce, est de capturer au profit de l'État toutes les sommes prises dans les rets de la Loi. On ne peut présumer d'autre intention de la part du législateur que celle de prélever les droits imposés par la Loi ni plus ni moins.

 

 

[18]           Je suis toutefois conscient que le juge Dickson s’exprimait au nom de la minorité; ces paroles ont une portée générale.

 

[19]           L’article 231.2 de la Loi de l’impôt sur le revenu vise à autoriser le ministre à se livrer à une sorte de recherche à l’aveuglette. Le libellé du paragraphe 231.2(1) est très général; il autorise le ministre à exiger d’une « personne » qu’elle fournisse « tout renseignement ». La seule contrainte est que cette demande doit être faite « pour l’application et l’exécution de la présente loi ». Les avocats s’accordent pour dire que l’article 231.2 a été adopté à la suite de la décision qui a été rendue par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt James Richardson & Sons, Limited c. Canada (MRN), [1984] 1 R.C.S. 614, dans lequel on a conclu que la disposition antérieure ne permettait au ministre que d’obtenir des renseignements sur l'assujettissement à l'impôt d'une seule ou de plusieurs personnes déterminées dans la mesure où leur assujettissement faisait l'objet d'une enquête véritable et sérieuse.

 

[20]           Les avocats des demanderesses admettent que, en vertu des dispositions de l’article 231.2 de la Loi de l’impôt sur le revenu, dans leur libellé actuel, si les renseignements en cause dans la présente affaire étaient conservés dans la mémoire électronique de serveurs informatiques situés au Canada, les demanderesses devraient divulguer ces renseignements. Cette situation peut être illustrée par l’arrêt R. c. Spencer, [1985] 2 R.C.S. 278, dans lequel un directeur de banque qui travaillait au Canada se souvenait de certaines opérations effectuées par un contribuable canadien aux Bahamas. Le directeur de banque a dû divulguer ces renseignements qu’il avait en mémoire.

 

[21]           La décision rendue par la Cour d’appel de l’Île‑du‑Prince‑Édouard dans l’affaire Pierlot (H.) c. R., [1994] 1 C.T.C. 134, permet de mieux comprendre ces questions. Dans cette affaire, un contribuable avait hérité d’une somme d’argent importante provenant de sources belges. Il a prétendu que l’héritage n’était pas assujetti à l’impôt. Il a dû fournir [Traduction] « […] les renseignements qu’il [détenait] ». La Cour a déclaré que soit les dispositions de l’article 231.6, soit les dispositions de l’article 231.2 de la Loi de l’impôt sur le revenu auraient pu être utilisées à cette fin.

 

[22]           Les demanderesses prétendent que, étant donné que l’article 231.6 prévoit explicitement que le ministre peut faire une demande de renseignements auprès de sources étrangères, l’article 231.2 doit être interprété comme ne visant que les renseignements qui se trouvent au Canada. L’avocat du ministre prétend que l’article 231.6 est plus restrictif que l’article 231.2, car l’article 231.6 ne porte que sur des renseignements qui concernent le contribuable en question, alors que l’article 231.2 porte sur « tout renseignement » et sur « [toute] personne » pour autant que les objets soient vraiment ceux qui visés par la Loi de l’impôt sur le revenu.

 

[23]           La question de la portée de l’article 231.2, dans le cas où des renseignements, bien qu’ils soient conservés électroniquement à l’extérieur du Canada, sont accessibles à des personnes au Canada et sont utilisés par celles‑ci, doit être abordée du point de vue des réalités du monde d’aujourd’hui. On ne peut pas vraiment prétendre que ces renseignements « résident » en seul endroit ou qu’ils « appartiennent » à une seule personne. La réalité est que les renseignements peuvent être obtenus facilement et instantanément par les personnes qui font partie du groupe des entités de eBay dans divers endroits. Il importe peu de savoir où se trouvent les renseignements conservés électroniquement et de savoir quelle entité, le cas échéant, par entente ou autrement, revendique la « propriété » de ces renseignements. Ils se « situe[nt] à la fois ici et à l’autre endroit » pour reprendre les mots du juge Binnie au paragraphe 59 de l’arrêt Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique c. Association canadienne des fournisseurs Internet, [2004] 2 R.C.S. 427. Il convient d’examiner les motifs qu’il a prononcés au nom de la Cour, aux paragraphes 57 à 63, lorsqu’il a traité de la question de savoir si la compétence peut être exercée au Canada quant à certaines communications Internet. Il convient notamment d’examiner le renvoi important qu’il fait à l’arrêt Libman c. La Reine, [1985] 2 R.C.S. 178, ainsi qu’au concept de « lien réel et important ».

57     L'applicabilité de la Loi sur le droit d'auteur à une communication à laquelle participent des ressortissants d'autres pays dépend de l'existence entre le Canada et la communication d'un lien suffisant pour que le Canada applique ses dispositions conformément aux « principes d'ordre et d'équité [...] qui assurent à la fois la justice et la sûreté des opérations [transfrontalières] »; voir Morguard Investments, précité, p. 1097; Unifund Assurance Co. c. Insurance Corp. of British Columbia, [2003] 2 R.C.S. 63, 2003 CSC 40, par. 56; Sullivan and [page455] Driedger on the Construction of Statutes (4e éd. 2002), p. 601-602.

 

58     Dans l'arrêt Libman c. La Reine, [1985] 2 R.C.S. 178, le juge La Forest a clarifié la question de la compétence. Il s'agissait d'une affaire de combine frauduleuse pour vendre des actions. Des vendeurs se trouvant à Toronto sollicitaient au téléphone des acheteurs aux États-Unis, et l'argent investi par ces derniers (que l'accusé à Toronto faisait passer par l'Amérique centrale) se retrouvait finalement au Canada. L'accusé soutenait que le crime, à supposer qu'il y en ait eu un, avait été perpétré aux États-Unis. Or, le juge La Forest a estimé que « [c]e genre de raisonnement a provoqué, peut-être pas tout à fait à juste titre, le reproche selon lequel un avocat est une personne qui peut considérer des choses connexes comme non reliées entre elles. En effet, tout le monde sait que l'opération en l'espèce se situe à la fois ici et à l'autre endroit » (p. 208 (je souligne)). S'exprimant au nom de notre Cour, il a formulé comme suit le principe de la territorialité applicable (p. 212-213) :

 

Je pourrais résumer ainsi ma façon d'aborder les limites du principe de la territorialité. Selon moi, il suffit, pour soumettre une infraction à la compétence de nos tribunaux, qu'une partie importante des activités qui la constituent se soit déroulée au Canada. Comme l'affirment les auteurs modernes, il suffit qu'il y ait un « lien réel et important » entre l'infraction et notre pays [...] [Je souligne.]

 

59     Aussi, à mon avis, une télécommunication effectuée à partir d'un pays étranger vers le Canada ou à partir du Canada vers un pays étranger « se situe à la fois ici et à l'autre endroit ». Le lieu de réception peut constituer un facteur de rattachement tout aussi « important » que le lieu d'origine (sans compter l'emplacement physique du serveur hôte, qui peut se trouver dans un pays tiers). Voir, dans le même sens, Canada (Commission des droits de la personne) c. Canadian Liberty Net, [1998] 1 R.C.S. 626, par. 52; et Kitakufe c. Oloya, [1998] O.J. No 2537 (QL) (Div. gén.). Dans l'affaire Citron c. Zundel, précitée, par exemple, le fait que le serveur hôte était situé en Californie était peu concluant dans la mesure où tant le fournisseur de contenu (Zundel) que la majeure partie de son public cible se trouvaient au Canada. [page 456] La décision rendue s'appuyait sur des motifs liés à la Loi canadienne sur les droits de la personne, mais pour les besoins du présent pourvoi, l'illustration demeure néanmoins instructive.

 

60     Notre Cour a adopté puis développé le critère du « lien réel et important » dans Morguard Investments Ltd., précité, p. 1108-1109; Hunt c. T&N plc, [1993] 4 R.C.S. 289, p. 325, 326 et 328; et Tolofson, précité, p. 1049. Ce critère a été confirmé et appliqué plus récemment dans Holt Cargo Systems Inc. c. ABC Containerline N.V. (Syndics de), [2001] 3 R.C.S. 907, 2001 CSC 90, par. 71; Spar Aerospace Ltée c. American Mobile Satellite Corp., [2002] 4 R.C.S. 205, 2002 CSC 78; Unifund, précité, par. 54; et Beals c. Saldanha, [2003] 3 R.C.S. 416, 2003 CSC 72. Dès le départ, le critère du lien réel et important a été considéré comme un moyen approprié d'« éviter que l'on aille trop loin [...] et [de] restrei[ndre] l'exercice de compétence sur les opérations extraterritoriales et transnationales » (le juge La Forest dans Tolofson, précité, p. 1049). Il reflète la réalité sous-jacente de « la territorialité des lois selon l'ordre juridique international » et du respect des mesures légitimes prises par un autre État qui est inhérent au principe de la courtoisie internationale (Tolofson, p. 1047). L'existence d'un lien réel et important avec le Canada suffit pour que notre Loi sur le droit d'auteur s'applique aux transmissions Internet internationales conformément au principe de la courtoisie internationale et aux objectifs d'ordre et d'équité.

 

61     En ce qui concerne l'Internet, le facteur de rattachement pertinent est le situs du fournisseur de contenu, du serveur hôte, des intermédiaires et de l'utilisateur final. L'importance à accorder au situs de l'un d'eux en particulier varie selon les circonstances de l'affaire et la nature du litige.

 

62     Il est clair que l'information qui entre au Canada et qui en sort présente un intérêt considérable pour notre pays. Le Canada réglemente la réception des signaux de radiodiffusion sur son territoire indépendamment de leur origine; voir Bell ExpressVu Limited Partnership c. Rex, [2002] 2 R.C.S. 559, 2002 CSC 42. Nos tribunaux judiciaires et administratifs se penchent régulièrement sur la responsabilité délictuelle découlant de transmissions en provenance de l'étranger qui sont reçues et ont des répercussions au pays; voir WIC Premium Television Ltd. c. General Instrument Corp. (2000), 8 C.P.R. (4th) 1 (C.A. Alb.); Re World Stock Exchange (2000), 9 A.S.C.S. 658.

 

63     Notre Cour a généralement reconnu l'existence d'un « lien » justifiant l'exercice de la compétence lorsque le Canada était le pays de transmission (Libman, précité) ou de réception (Liberty Net, précité). Sa position est dans le droit fil des pratiques internationales en matière de droits d'auteur.

 

 

[24]           En l’espèce, eBay Canada a accès aux renseignements concernant les PowerSellers et les utilise. Cela n’est pas déterminant quant à la question que l’appareil électronique dans lequel les renseignements sont conservés et auquel eBay Canada a accès se trouve à l’extérieur du Canada. Les renseignements peuvent être demandés au Canada, et ce, dans le cadre normal des affaires de eBay Canada. La situation pourrait être différente si les renseignements n’avaient jamais été utilisés au Canada.

 

[25]           Si on fait une analogie avec R. c. Spencer, précité, les renseignements que le directeur de banque possédait pouvaient être extraits de sa mémoire et ils sont entrés dans celle‑ci par des opérations dont il fut témoin aux Bahamas. Néanmoins, on lui a demandé de divulguer ces renseignements au Canada. En l’espèce, eBay Canada a accès aux renseignements conservés dans un ordinateur et les utilise afin de s’occuper des PowerSellers canadiens. Peut‑être pour des raisons d’efficacité, les renseignements sont conservés ailleurs, mais ils ont trait aux affaires de la société au Canada. Les renseignements ne se trouvent pas à l’étranger, mais au Canada pour l’application de l’article 231.2 de la Loi de l’impôt sur le revenu. 

 

 

[26]           Par conséquent, je confirme l’ordonnance que j’ai rendue le 6 novembre 2006 et je la modifie comme l’a demandé le ministre. Comme il a été mentionné, les autres questions seront examinées plus tard.

 


JUGEMENT PARTIEL

 

Pour les motifs exposés ci‑dessus :

LA COUR STATUE que :

 

1.         L’ordonnance rendue par la Cour le 6 novembre 2006 dans le dossier no T-1868-06 est confirmée à l’exception des mots suivants :

                                    « […] selon vos dossiers, possède une adresse au Canada […] »

                                    lesquels sont modifiés comme suit :

                                    « […] est inscrite comme ayant une adresse au Canada [] »

 

2.         La question de savoir si le ministre a présenté une preuve suffisante pour démontrer qu’il y avait une enquête véritable et sérieuse sera examinée par la Cour au lieu et à la date fixés, au plus tard à la plus tardive des dates suivantes : 60 jours après que la Cour d’appel fédérale aura rendu sa décision définitive quant à l’appel interjeté à l’encontre de la décision rendue par la Cour (publié : 2006 CF 1069), ou après toute forme de clôture de cet appel, ou 90 jours après la délivrance des motifs dans le présent dossier no  T-2124-06. Au plus tard à cette date, les demanderesses demanderont que l’on fixe une date et un lieu pour l’audience.

 

3.         La question des dépens sera tranchée lorsque le jugement définitif sera rendu dans la présente instance.

 

                                                                                                  « Roger T. Hughes »

Juge

 

 

Traduction certifiée conforme

Claude Leclerc, LL.B.

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                                                T-2124-06

 

INTITULÉ :                                                               EBAY CANADA LIMITED ET AUTRE

                                                                                    c.

                                                                                    LE MINISTRE DU REVENU NATIONAL

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                                         TORONTO (ONTARIO)

 

 

DATE DE L’AUDIENCE :                                       LE 13 SEPTEMBRE 2007

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT PARTIEL :                                    LE JUGE HUGHES

 

 

DATE DES MOTIFS :                                              LE 18 SEPTEMBRE 2007

 

COMPARUTIONS :

 

Salvador M. Borraccia                                                 POUR LES DEMANDERESSES

Matthew Latella

 

Henry A.Gluch                                                                                                                         POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Baker & McKenzie                                                      POUR LES DEMANDERESSES

Avocats

Toronto (Ontario)

 

John H. Sims, c.r.

Sous‑procureur général du Canada                               POUR LE DÉFENDEUR

 

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