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Date : 20070730

Dossier : IMM-6103-05

Référence : 2007 CF 796

Ottawa (Ontario), le 30 juillet 2007

EN PRÉSENCE DE Madame la juge Snider

 

ENTRE :

 

MILDRED CHRISTINA ROBERTS,

DONNA MARIE ROBERTS

ET KAREN LEE ROBERTS

 

demanderesses

 

et

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

défendeur

 

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

 

 

[1]          Mildred Christina Roberts (la revendicatrice principale) et ses filles sont des citoyennes de la Tanzanie qui fondent leur revendication sur des motifs raciaux, soit qu’elles sont « asiatiques » dans un pays d’Afrique à majorité noire et qu’elles appartiennent à un groupe social, en l’occurrence [traduction] « des femmes seules sans chef de famille mâle ». Dans une décision datée du 9 septembre 2005, un tribunal de la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la Commission) a décidé que les demanderesses n’étaient pas des réfugiées au sens de la Convention ni des personnes à protéger.

 

[2]          La Commission a rejeté la revendication sur le fondement de deux motifs fondamentaux :

 

  1. la Commission n’a pas conclu à la crédibilité de la revendicatrice principale; notamment, elle n’ajoutait pas foi à la disparition alléguée du mari de la défenderesse principale;

 

  1. le harcèlement des demanderesses, à titre de personnes asiatiques en Tanzanie, pays majoritairement noir, ne constituait pas de la persécution.

 

[3]          Les demanderesses veulent obtenir l’annulation de la décision. Pour les motifs exposés ci‑dessous, j’accueille la demande.

 

Les questions soulevées

[4]          Les demanderesses soulèvent les questions suivantes :

 

1)      La Commission a-t-elle commis une erreur susceptible de révision en ne traitant pas l’aspect de la revendication des demanderesses qui reposait sur le sexe?

 

2)      La Commission a-t-elle commis une erreur susceptible de révision en interprétant mal des éléments importants de la preuve et en établissant des conclusions de fait à l’encontre des demanderesses qui n’étaient pas étayées par la preuve?

L’analyse

La norme de contrôle

[5]          Les erreurs alléguées visent les conclusions de la Commission, établies selon l’appréciation de la preuve dont la Commission était saisie. Par conséquent, la décision ne sera annulée qu’en présence d’erreurs de fait importantes ou si la Commission a mal compris ou n’a pas pris en compte les éléments de preuve dont elle était saisie.

 

La première question : le sexe des demanderesses

[6]          Les demanderesses soutiennent que tout l’aspect relatif au sexe dans la revendication a été passé sous silence; en particulier, la Commission n’a pas examiné le fait que les demanderesses étaient des femmes vivant seules sans la protection d’un « chef de famille mâle ». Selon ce que je crois comprendre de cette observation, la Commission aurait fondamentalement mal compris la revendication en considérant seulement le fait que les demanderesses seraient à risque comme Asiatiques étrangères dans un pays d’Afrique noire.

 

[7]          Dans le récit des événements du Formulaire de renseignements personnels (FRP), la demanderesse principale a déclaré : [traduction] « Si je suis renvoyée en Tanzanie, je crains la persécution fondée sur ma race et sur le fait que j’appartiens à un groupe social, soit celui de femmes seules sans chef de famille mâle ». Dès le début de la décision, la Commission semble avoir mal compris la revendication. À la première page de la décision, la Commission déclare que les demanderesses [traduction] « fondent leurs revendications du statut de réfugié selon la Convention sur leur appartenance à un groupe social, nommément celui de la famille ». Or le fondement de la revendication n’est pas l’appartenance à la famille, comme l’affirme la Commission, mais plutôt la crainte d’être [traduction] « des femmes seules sans un chef de famille mâle ».

 

[8]          En prenant en compte l’aspect familial de la revendication, la Commission s’est concentrée sur la disparition du père. La Commission a conclu que le récit des demanderesses n’était pas crédible. La Commission n’explique nulle part dans ses motifs qu’en raison de cette conclusion il n’était pas nécessaire d’examiner la dimension relative au sexe de la revendication.

 

[9]          Étant donné que les demanderesses sont des femmes, on peut se demander si la Commission a tenu compte des directives sur la persécution fondée sur le sexe. Dans la décision Keleta c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 56, [2005] A.C.F. n° 54 (QL), la juge Danièle Tremblay-Lamer a écrit :

 

[14] Bien qu’il ne soit pas nécessaire qu’elle cite expressément les directives dans ses motifs, il [traduction] « appartient à la Commission de démontrer une connaissance spéciale de la persécution fondée sur le sexe et d’appliquer cette connaissance avec compréhension et sensibilité lorsqu’elle aborde des questions relatives à la violence conjugale » : A. Q. c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2004] A.C.F. n834 (C.F.) (QL), citant les décisions Newton c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (2000), 182 F.T.R. 294 (C.F. 1re inst.) et Griffith c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1999), 171 F.T.R. 240 (C.F. 1re inst.).

 

[10]   En l’espèce, outre le fait que la Commission n’a fait aucune mention dans ses motifs des directives relatives à la persécution fondée sur le sexe, il apparaît que la Commission n’a même jamais envisagé cet aspect de la revendication. Même quand elle a examiné la crainte objective de la persécution, la Commission s’est concentrée seulement sur la race (l’appartenance à la minorité « asiatique ») et n’a fait aucune mention du sexe.

 

[11]   En outre, même si la Commission ne croyait pas à la disparition du mari dans des circonstances mystérieuses, il aurait fallu, pour rejeter les allégations des demanderesses portant qu’elles étaient des femmes vivant sans la protection d’un parent mâle, que la Commission conclue que les demanderesses ne seraient pas seules en Tanzanie. Le défendeur semble laisser entendre que le refus de la Commission d’accepter la disparition alléguée du mari entraîne pareille conclusion. Je ne puis tirer cette conclusion. Il m’apparaît plutôt que la conclusion la plus raisonnable qui se dégage de l’ensemble de la décision est que la Commission n’a tout simplement pas examiné cet aspect de la demande.

 

[12]   Il reste néanmoins que la Commission a tiré une conclusion générale de manque de crédibilité, déclarant que les demanderesses n’étaient pas [traduction] « un témoin crédible ou digne de confiance ». Sur le fondement de l’arrêt de la Cour d’appel fédérale Sheikh c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration, [1990] 3 C.F. 238, [1990] A.C.F. n° 604 (QL), on pourrait faire valoir qu’une conclusion générale de manque de crédibilité peut entacher tous les éléments pertinents qui se dégagent du témoignage d’un demandeur et qu’il était donc loisible à la Commission de rendre une décision sur la revendication des demanderesses en invoquant comme motif qu’elle ne les croyait tout simplement pas.

 

[13]   Toutefois, cet argument implique que la conclusion sur la crédibilité était raisonnable, ce dont je ne suis pas convaincue en l’espèce, comme je l’examinerai maintenant.

 

La seconde question : la crédibilité

[14]   La conclusion générale de la Commission portant que les demanderesses n’étaient pas des témoins crédibles ou dignes de confiance semble reposer sur quelques problèmes clés liés au témoignage ou à la preuve des demanderesses.

 

  • La Commission a conclu que la revendicatrice principale n’avait fait aucun effort pour retrouver son mari porté disparu et qu’elle n’avait pris aucune mesure pour contacter la police ou l’ambassade de Tanzanie.

 

  • Dans son FRP, la revendicatrice principale avait omis de mentionner le fait qu’elle s’était vu refuser un visa canadien à trois reprises.

 

  • Le mari porté disparu, selon l’allégation, avait donné son consentement pour que ses filles puissent obtenir des visas de visiteur et venir au Canada.

 

  • Dans sa demande de visa de résident temporaire, la revendicatrice principale a déclaré que son mari se trouvait aux Émirats arabes unis, ce qui est incompatible avec sa prétention actuelle selon laquelle son mari a disparu.

 

  • Le témoignage des demanderesses portant que les filles n’avaient pas le droit d’obtenir la citoyenneté tanzanienne n’était pas compatible avec la preuve documentaire.

 

[15]   Dans leurs observations orales, les demanderesses ont souligné deux conclusions qui, selon mon analyse, étaient des erreurs manifestes. Je les examinerai toutes les deux.

 

La disparition du mari

[16]   Comme je l’ai noté, la Commission a conclu que la demanderesse principale n’avait pas fait d’efforts pour retrouver son mari. La disparition du mari est l’élément central de la décision de la Commission. Toutefois, il est clair que certaines parties des motifs ne reflètent pas les renseignements fournis par les demanderesses dans leur FRP ou à l’audience.

 

[17]   S’agissant des actes de la demanderesse principale à la suite de la disparition alléguée de son mari, la Commission a écrit :

 

[traduction] Quand on lui a demandé si elle avait signalé à la police la disparition de son mari, la revendicatrice principale a déclaré « Non », qu’elle ne l’avait pas fait. Le tribunal conclut que l’inaction de la revendicatrice principale (qui n’a fait aucun effort pour retrouver son mari) ne correspond pas à l’état d’une personne dont le conjoint est porté disparu. Le tribunal conclut qu’on peut raisonnablement croire que dans les circonstances alléguées, la revendicatrice principale aurait pris des mesures pour contacter la police, l’ambassade de Tanzanie, la Croix-Rouge, etc., en vue de retrouver son mari au lieu de revenir en Tanzanie. Le tribunal note que même après son arrivée au Canada, la revendicatrice principale ou sa famille n’ont pris aucune mesure, par exemple pour contacter Amnistie internationale ou d’autres ONG de cette nature pour obtenir de l’aide en vue de retrouver le mari disparu. Cela pousse le tribunal à conclure, selon la prépondérance de la preuve, que le mari de la revendicatrice principale n’avait pas disparu, comme elle l’allègue.

 

[18]   Cette partie de l’analyse soulève de nombreux problèmes. Premièrement, comme l’indiquent les transcriptions de l’audience, quand la Commission lui a demandé si elle avait cherché à contacter la police au sujet de la disparition de son mari, la revendicatrice principale a en réalité répondu [traduction] « Oui, je l’ai fait », ce qui contredit ce qui a été noté dans les motifs de la Commission. Elle a ensuite déclaré plus tard à l’audience qu’elle avait rejoint la mère de son mari aux États-Unis, mais que cette dernière n’avait aucune nouvelle de lui non plus.

 

[19]   Deuxièmement, la demanderesse principale a également déclaré dans son FRP et à l’audience qu’elle avait contacté l’ambassade de Tanzanie à Abu Dhabi et l’ambassade de l’Inde pour obtenir de l’aide, ce qui contredit directement l’affirmation de la Commission portant qu’elle n’avait pas communiqué avec l’ambassade de Tanzanie comme elle aurait dû le faire.

 

[20]   S’agissant de l’observation de la Commission au sujet du retour de la demanderesse principale en Tanzanie alors qu’elle aurait dû poursuivre la recherche de son mari, la demanderesse principale a expliqué à l’audience qu’elle et ses filles étaient inscrites sur le visa de son mari et que la maison où elles vivaient appartenait à la société; par conséquent, elles ne pouvaient pas demeurer aux Émirats arabes unis sans son mari.

 

[21]   La Commission pouvait refuser d’ajouter foi au récit de la demanderesse principale. Elle aurait pu tirer des conclusions défavorables du peu d’efforts déployés par la demanderesse principale pour retrouver son mari. Cependant, il est tout simplement erroné pour la Commission de formuler une déclaration globale portant que la demanderesse ne s’était pas rendue au poste de police ou à l’ambassade pour demander de l’aide ou qu’elle avait abandonné la recherche de son mari en décidant de revenir en Tanzanie alors qu’elle a clairement dit le contraire dans son FRP et dans son témoignage.

 

[22]   À mon avis, cette erreur ne peut être qualifiée d’erreur sans importance, ce que fait valoir le défendeur. La disparition du mari était un élément clé de la revendication. Cette conclusion particulière était directement reliée à cet élément clé. Sur le fondement des motifs donnés par la Commission, je ne puis établir dans quelle mesure l’erreur visée a influé sur la conclusion générale touchant la crédibilité.

 

La citoyenneté des deux filles

[23]   S’agissant de la citoyenneté des deux filles, la Commission a déclaré dans ses motifs que la demanderesse principale a soutenu qu’elles n’avaient pas la citoyenneté tanzanienne, ce que la Commission a jugé non crédible. La Commission a écrit :

 

[traduction] Le tribunal note que la revendicatrice principale est une citoyenne tanzanienne. […] Ce renseignement contredit la preuve documentaire. Selon la preuve documentaire, le directeur du Service de l’immigration du ministère des Affaires intérieures de la République unie de Tanzanie a déclaré que le père, la mère ou le tuteur pouvaient demander la naturalisation comme citoyen tanzanien au nom d’un enfant mineur. L’explication que donne la revendicatrice au sujet de ce renseignement est qu’il fallait la présence du mari pour obtenir des documents de voyage pour leurs filles. Le tribunal ne conclut pas que l’explication de la revendicatrice est raisonnable. […] Le tribunal n’est saisi d’aucun élément de preuve crédible ou digne de foi indiquant que les revendicatrices mineures avaient été empêchées d’exercer leurs droits d’obtenir la citoyenneté tanzanienne.

 

[24]   En fait, la demanderesse principale fait valoir que ses filles n’ont pas la citoyenneté des Émirats arables unis ou de l’Inde. Il est clair d’après le FRP et le témoignage de la demanderesse principale qu’elles soutiennent avoir effectivement la citoyenneté tanzanienne. La première ligne du récit des événements du FRP se lit ainsi :

 

[traduction] Mes filles et moi sommes des citoyennes de Tanzanie et d’aucun autre pays.

 

[25]   Le récit des événements du FRP affirme aussi que la demanderesse principale et ses filles n’avaient pas droit à la citoyenneté des Émirats arabes unis ni de l’Inde. Comme le rapporte le récit des événements du FRP :

 

[traduction] Bien que mes filles soient nées aux Émirats arabes unis (ci-après désignés E.A.U.), elles n’ont pas droit à la citoyenneté de ce pays.

 

[…]

 

Ils m’ont également dit que si la cadette pouvait avoir droit à la citoyenneté indienne, le problème auquel nous faisions face était l’impossibilité de prouver que mon mari était vivant. Il aurait fallu qu’il demande que ma fille reçoive la citoyenneté. L’aînée avait plus de dix-huit ans et, de ce fait, n’était pas admissible.

 

À l’audience, la demanderesse principale a aussi fourni d’autres explications en ce sens.

 

[26]   Il est clair que la Commission a complètement mal compris les allégations des demanderesses sur la question de la citoyenneté et a donc conclu que leur crédibilité était entachée par une prétention qu’elles n’ont en réalité jamais avancée. Encore une fois, il est difficile d’évaluer dans quelle mesure cette erreur factuelle a eu des effets sur la conclusion générale relative à la crédibilité. Toutefois, étant donné que la Commission a rédigé une page complète sur cette erreur manifeste, je dois présumer qu’elle a été un élément important dans la conclusion générale selon laquelle [traduction] « des aspects clés du récit de la revendicatrice principale ont été jugés non crédibles ».

 

Conclusion

[27]   Je conclus en terminant que le défaut de la Commission d’examiner la dimension relative au sexe dans la revendication des demanderesses ainsi que la présence de deux erreurs factuelles importantes justifient l’intervention de la Cour.

 

[28]   Aucune des parties n’a formulé de question à certifier. Je conviens que l’espèce ne soulève aucune question d’importance générale.

 


 

 

ORDONNANCE

 

LA COUR ORDONNE :

 

1.  La demande est accueillie, la décision est annulée et l’affaire est renvoyée à un autre tribunal de la Commission pour un nouvel examen.

 

2.  Aucune question d’importance générale n’est certifiée.

 

 

 

 

 

                                                                                                        « Judith A. Snider »

                                                                                          ___________________________

                                                                                                                  Juge

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Christiane Bélanger, LL.L.

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                                    IMM-6103-05

 

INTITULÉ :                                                   MILDRED CHRISTINA ROBERTS ET AL. c.

                                                                        LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                             Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                           Le 25 juillet 2007

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                                   La juge Snider

 

DATE DES MOTIFS

ET DE L’ORDONNANCE :                         Le 30 juillet 2007  

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

 

Douglas Lehrer

 

 

POUR LES DEMANDERESSES

A. Leena Jaakkinaimen

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

 

Vander Vennen, Lehrer

Avocats

Toronto (Ontario)

 

 

POUR LES DEMANDERESSES

John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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