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Date : 20070330

Dossier : IMM-2586-06

Référence : 2007 CF 343

Ottawa (Ontario), le 30 mars 2007

EN PRÉSENCE DE MADAME LA JUGE SNIDER

 

ENTRE :

BIMAL KANTI GHOSE

demandeur

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

 

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

 

[1]        Le demandeur, M. Bimal Kanti Ghose, est un citoyen hindou du Bangladesh qui fonde sa demande d’asile sur la crainte alléguée d’être persécuté du fait de sa religion hindoue. Il craint tout particulièrement d’être persécuté par les hommes de main du Parti nationaliste du Bangladesh (BNP) et du Jamat‑e Islam. Dans une décision datée du 13 avril 2006, la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la Commission) a décidé que le demandeur n’avait pas qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger. Le demandeur sollicite le contrôle judiciaire de cette décision.

[2]        La décision de la Commission reposait sur trois conclusions principales :

 

  • La Commission n’a pas cru le témoignage du demandeur au sujet d’un incident et des menaces concernant le terrain du temple.

 

  • La Commission a conclu que le demandeur n’avait pas réussi à réfuter la présomption de protection de l’État.

 

  • La Commission a conclu qu’il existait une possibilité de refuge intérieur (PRI) pour le demandeur à Dacca, une ville située à environ 200 kilomètres de l’endroit où se seraient produits les problèmes allégués.

 

Les questions en litige

[3]        La présente demande soulève les questions suivantes :

 

  1. La Commission a-t-elle tiré ses conclusions relatives à la crédibilité sans tenir compte des éléments de preuve ou par suite d’une interprétation erronée de la preuve?

 

  1. La Commission a-t-elle commis une erreur dans sa conclusion relative à la protection de l’État en ne tenant pas compte de la preuve?

 

  1. La Commission a-t-elle commis une erreur dans sa conclusion concernant la PRI au motif que a) elle n’a pas évalué le risque pour le demandeur, en tant qu’Hindou ayant une certaine visibilité, pour ce qui est de la PRI? ou b) elle a appliqué un critère erroné en ce qui a trait à la conclusion relative à la PRI?

 

Analyse

[4]        Les trois premières questions en litige se rapportent à des décisions de la Commission auxquelles s’applique la norme de contrôle de la décision manifestement déraisonnable. C’est‑à‑dire que la Cour n’interviendra que si la Commission a rendu une décision fondée sur une conclusion de fait tirée de façon abusive ou arbitraire ou sans tenir compte des éléments de preuve (Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. 1985, ch. F-7, alinéa 18.1(4)d)). La dernière question en litige, à savoir si la Commission a appliqué le critère juridique approprié pour déterminer la PRI, est susceptible de contrôle selon la norme de la décision correcte.

 

[5]        Habituellement, chacune des décisions relatives à la crédibilité, à la protection de l’État et à la PRI peut être indépendante des autres. Cependant, comme nous le verrons plus loin, ces trois importantes conclusions sont liées en l’espèce.

 

Question no 1 : La Commission a-t-elle tiré ses conclusions relatives à la crédibilité sans tenir compte des éléments de preuve ou par suite d’une interprétation erronée de la preuve?

[6]        L’événement qui a amené le demandeur à fuir le Bangladesh s’est produit en 2005, au moment où il était président du comité du temple local. Le demandeur allègue avoir reçu des menaces lorsqu’il a refusé d’abandonner le terrain du temple aux chefs locaux du BNP. Il n’a pas signalé les menaces aux membres du comité du temple; il s’est plutôt immédiatement enfui dans un village voisin où il s’est caché. La Commission a conclu qu’il n’y avait eu aucune menace relativement au terrain du temple. En résumé, les motifs de la Commission étaient les suivants :

 

  • La Commission a estimé qu’il n’était pas vraisemblable qu’il n’ait pas signalé les menaces aux membres du comité du temple.

 

  • Le demandeur aurait pu exercer un recours en vertu de la Vested Property Return Act.

 

[7]        Les deux parties conviennent que la norme de contrôle applicable aux questions relatives à la crédibilité est celle de la décision manifestement déraisonnable (Aguebor c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1993), 160 N.R. 315, aux pages 316 et 317 (C.A.F.), 42 A.C.W.S. (3d) 886; Brar c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1986] A.C.F. no 346 (C.A.F.)). Cependant, même si la retenue s’impose à l’égard des conclusions de la Commission concernant l’invraisemblance, cette dernière doit veiller à ce que ces conclusions soient fondées sur la preuve (Valtchev c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CFPI 776, au paragraphe 7 (C.F. 1re inst.), 208 F.T.R. 267). En outre, « plus la preuve qui n’a pas été mentionnée expressément ni analysée dans les motifs de l’organisme est importante, et plus une cour de justice sera disposée à inférer de ce silence que l’organisme a tiré une conclusion de fait erronée » (Cepeda-Gutierrez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 157 F.T.R. 35, 83 A.C.W.S. (3d) 264, [1998] A.C.F. no 1425, au paragraphe 17 (C.F. 1re inst.)).

 

[8]        Le demandeur prétend que la Commission a commis une erreur en ne tenant pas compte de la preuve qui corroborait les principaux éléments de sa demande. Il souligne que 5 des 19 documents étaient des déclarations faites par diverses autorités hindoues et des collègues qui confirment la persécution que le demandeur allègue avoir subie dans le passé. Le demandeur affirme qu’exception faite des annotations apportées à l’ensemble de ses documents personnels (pièce C-4), la Commission n’a examiné ou analysé aucun document confirmant les menaces qui l’auraient poussé à quitter le Bangladesh en 2005. Selon le demandeur, l’omission de la Commission de mentionner cette preuve permet de conclure qu’elle n’en a pas tenu compte. 

 

[9]        Le défendeur affirme que les déclarations ne corroborent pas le récit du demandeur, qu’aucune d’elles ne porte sur le règlement d’un différend foncier, qu’elles sont toutes fondées sur du ouï-dire, qu’elles ont un contenu similaire et qu’elles proviennent toutes du même district. C’est peut-être vrai, mais ce qu’il manque, c’est l’évaluation de cette preuve par la Commission. La seule référence faite à cette preuve est une note de bas de page qui apparaît dans la section où la Commission dit que :

Selon son témoignage et la preuve à l’appui [la note de bas de page est insérée ici], le demandeur d’asile possède 20 années de scolarité. Il a enseigné dans les domaines philosophique et religieux au niveau universitaire, en plus d’avoir rédigé des articles et des livres et d’avoir prononcé des conférences à titre d’hindou dans l’ensemble du Bangladesh de 1964 à 2003, soit pendant presque 40 ans. 

 

[10]      En se fondant sur la preuve uniquement pour analyser le passé du demandeur, la Commission a mal interprété cette preuve ou n’a pas tenu compte des éléments de preuve qui renvoient à la persécution alléguée du demandeur. Cette preuve est personnelle au demandeur et elle est directement pertinente à sa situation. La Commission ayant omis de mentionner et d’analyser expressément cette preuve, je dois conclure qu’elle n’en a pas tenu compte ou qu’elle l’a mal interprétée. À mon avis, cette erreur est suffisamment grave pour remettre en question toute la conclusion relative à la crédibilité.

 

Question no 2 : La Commission a-t-elle commis une erreur dans sa conclusion relative à la protection de l’État?

[11]      La Commission a conclu que le demandeur n’avait pas réfuté la présomption de la protection de l’État. Je note, cependant, que dans ses motifs, la Commission n’a guère analysé l’existence de la protection de l’État pour les hindous au Bangladesh. Dans sa demande, le demandeur a prétendu être persécuté du fait de sa religion et il a produit une preuve documentaire abondante.

 

[12]      La Commission a fait remarquer que de nouvelles lois et de nouvelles pratiques de règlement extrajudiciaire des conflits ont été mises en place pour aider à accélérer l’administration de la justice au Bangladesh. Ces mentions sont de portée générale et ne visent pas la situation des hindous en particulier.

 

[13]      La Commission a également souligné que, bien que le demandeur n’ait reçu aucune aide de la police dans le passé, « ces incidents se sont produits il y a plus de dix ans et que le demandeur d’asile a poursuivi ses activités comme conférencier et a continué de pratiquer l’hindouisme jusqu’à son départ, en 2005 ». Cette affirmation est peut-être exacte, mais elle ne règle pas la situation d’aujourd’hui.

 

[14]      La Commission a ensuite porté son attention sur la situation actuelle, déclarant ce qui suit :

 

[traduction]

La preuve documentaire appuierait l’affirmation selon laquelle, après l’élection de 2001, lorsque le BNP a formé le gouvernement avec 193 sièges et qu’il a été créé une alliance entre quatre partis, notamment le JI, les attaques contre les hindous et les membres récemment chassés de la Ligue Awami (AL) ont été systématiques. La même source rapporte que, en octobre 2001, 30 personnes avaient été tuées et 1 000 autres avaient subi des blessures. La preuve documentaire fait état d’attaques constantes contre les hindous et leurs temples, bien que la plupart des infractions graves se soient produites en 2001. Selon le tribunal, le Bangladesh compte approximativement 13 millions d’hindous et, s’il est tragique qu’une seule personne soit tuée ou blessée, il reste que l’incidence des décès et des blessures alors survenus est minime par rapport à la population totale. Le tribunal conclut qu’il existe moins qu’une simple possibilité qu’on fasse du tort au demandeur d’asile simplement parce qu’il est hindou s’il est renvoyé au Bangladesh.

 

 

[15]      Il n’est pas clair, étant donné la dernière phrase, si ce paragraphe est destiné à régler la question de la protection de l’État ou l’élément objectif d’une crainte de persécution. Quoi qu’il en soit, j’estime que l’analyse comporte de graves lacunes. Tout d’abord, la persécution ne peut être mesurée à l’aune du pourcentage de la population d’un pays qui est tuée. Ensuite, le paragraphe ne contient aucune référence à la situation des hindous qui ont une grande visibilité ou au fait de savoir si le demandeur est une personne ayant une visibilité qui pourrait attirer les « attaques systématiques » dont il est question. Enfin, la Commission ne tient pas compte des arguments du demandeur selon lesquels il n’existe tout simplement pas une protection adéquate de l’État pour les hindous au Bangladesh. Ces arguments, qui font référence à la preuve documentaire, ont été présentés à la Commission dans les observations finales lors de l’audition de la demande d’asile du demandeur.

 

[16]      À mon avis, l’analyse de la Commission portant sur la question de la protection de l’État est à ce point inadéquate qu’elle permet de conclure qu’elle est manifestement déraisonnable. Bref, la Commission n’a pas examiné la question de la protection de l’État eu égard à un dirigeant hindou au Bangladesh.

 

[17]      En tirant cette conclusion, je ne veux pas dire que le demandeur a réfuté la présomption de protection de l’État. Je conclus plutôt que la Commission n’a pas tenu compte des éléments de preuve dont elle disposait. Un tribunal différent de la Commission, après avoir accordé au demandeur une audience complète et après avoir examiné tous les éléments de preuve, pourrait très bien arriver en bout de ligne à la même conclusion.

 

Question no 3 : La Commission a-t-elle commis une erreur en concluant qu’il existait une possibilité de refuge intérieur (PRI) pour le demandeur à Dacca?

[18]      La Commission a conclu que le demandeur avait une PRI à Dacca, ville située à plus de 200 kilomètres de Maulvibazar où se seraient produits les problèmes allégués. La Commission a appliqué le critère à deux volets des arrêts Rasaratnam c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 1 C.F. 706 (C.A.F.), 140 N.R. 138, et Thirunavukkarasu c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] 1 C.F. 589 (C.A.F.), 109 D.L.R. (4th) 682. En ce qui concerne le premier volet, la Commission a conclu qu’il n’y avait aucune possibilité sérieuse que le demandeur soit persécuté à Dacca. Dans son analyse de cette question, la Commission a conclu qu’il était :

 

[…]déraisonnable de conclure que les hommes de main du BNP ou du JI reconnaîtraient le demandeur d’asile dans la région densément peuplée de Dacca ou, de façon plus précise, que le chef local du BNP, Siddique, ou celui du JI, à Maulvibazar, puissent apercevoir le demandeur d’asile à Dacca s’ils s’y rendaient.

 

 

[19]      La Commission a également conclu que les difficultés auxquelles le demandeur pourrait devoir faire face en déménageant à Dacca sont liées à son déménagement et à la séparation d’avec sa famille et qu’elles ne pourraient donc rendre déraisonnable une PRI.

 

[20]      Le demandeur prétend que l’utilisation du conditionnel dans le passage précité indique que la Commission a appliqué le critère de la prépondérance des probabilités à la conclusion relative à la PRI plutôt que le critère approprié.  

 

[21]      Il n’est pas contesté que la Commission doit se demander s’il y a un risque raisonnable ou une possibilité sérieuse de persécution dans la PRI (Adjei c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1989] 2 C.F. 680, aux paragraphes 5 à 12 (C.A.F.), 57 D.L.R. (4th) 153; Zhu c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), 154 N.R. 213, 40 A.C.W.S. (3d) 488, [1993] A.C.F. n396 (C.A.F.); Yeboah c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), 66 F.T.R. 182, 42 A.C.W.S. (3d) 111, [1993] A.C.F. n733, au paragraphe 53 (C.F. 1re inst.); Carpio c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), 76 F.T.R. 64, 47 A.C.W.S. (3d) 134, [1994] A.C.F. no 383 (C.F. 1re inst.)). Le demandeur s’appuie sur la décision Carpio, précitée, au paragraphe 12, où la Cour a conclu que les mots suivants étaient erronés : [traduction] « cela ne signifie pas […] que le revendicateur risque fort d’être persécuté s’il devait y retourner ». Le demandeur souligne que, dans cette affaire, la Cour a conclu que même si la Commission avait énoncé le critère approprié ailleurs dans ses motifs (comme l’a également fait la Commission dans le cas du demandeur), il y avait « un doute en ce qui concerne la question de savoir si la Section a appliqué le bon critère ».

 

[22]      Je conviens avec le demandeur que la Commission semble avoir exigé qu’il prouve que, selon toute vraisemblance, il serait persécuté à Dacca. Le défendeur soutient que la Commission n’a pas commis d’erreur, car elle a énoncé le critère approprié pour la crainte fondée de persécution au début de l’analyse de la PRI. Par conséquent, le défendeur fait valoir que la Commission connaissait donc le critère approprié. À mon avis, la présente situation ressemble à celle décrite dans la décision Carpio, précitée. Comme dans la décision Carpio, même si la Commission a correctement énoncé le critère au début de l’analyse, l’utilisation du conditionnel dans la principale conclusion soulève un doute quant à savoir quel critère la Commission a effectivement employé. C’est là une erreur susceptible de contrôle.

 

[23]      De plus, le demandeur affirme que la Commission n’a pas évalué la situation des hindous à Dacca. La décision de la Commission relativement à la PRI a suivi son évaluation de l’existence de la protection de l’État. Comme elle avait déjà décidé que, de façon générale, les hindous n’étaient nulle part en danger au Bangladesh, la Commission n’a pas examiné le risque que les hindous pouvaient courir à Dacca. Étant donné que j’ai conclu que la Commission a commis une erreur dans son évaluation de l’existence de la protection de l’État, le principe sous‑jacent de sa décision relative à la PRI est erroné. 

 

[24]      Pour conclure sur cette question, l’intervention de la Cour au sujet de la conclusion de la Commission sur la question de la PRI est justifiée parce que : a) il y a un doute quant à savoir si la Commission a appliqué le critère approprié; b) en examinant si Dacca pouvait être une PRI raisonnable, la Commission n’a pas tenu compte du risque pour le demandeur en tant qu’hindou dans cette ville. 

 

Conclusion

[25]      En conclusion, la présente demande de contrôle judiciaire sera accueillie. Aucune des deux parties n’a proposé de question à certifier. Je conviens que les questions en litige soulevées dans la présente demande ne justifient pas la certification d’une question.

 

 

 

ORDONNANCE

 

LA COUR ORDONNE :

 

  1. La demande est accueillie, la décision est infirmée et l’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué de la Commission pour réexamen.

 

  1. Aucune question de portée générale n’est certifiée.

 

 

    « Judith A. Snider »

_______________________________

                        Juge

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Suzanne Bolduc, LL.B.

 

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

avocats inscrits au dossier

 

 

 

DOSSIER :                                              IMM-2586-06

 

INTITULÉ :                                             BIMAL KANTI GHOSE

c.

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                       TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                     LE 6 MARS 2006

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                             LA JUGE SNIDER

 

DATE DES MOTIFS :                            LE 30 MARS 2007

 

 

COMPARUTIONS :

 

Douglas Lehrer                                           POUR LE DEMANDEUR

 

Anshumala Juyal                                         POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

VanderVennen Lehrer                                POUR LE DEMANDEUR

Avocats

Toronto (Ontario)

 

John H. Sims, c.r.                                       POUR LE DÉFENDEUR

Sous-procureur général du Canada

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