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Date : 20070205

Dossier : T-2228-05

Référence : 2007 CF 125

Ottawa (Ontario), le 5 février 2007

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE HARRINGTON

 

ENTRE :

PHILIPPA LAWSON

demanderesse

 

et

 

 

ACCUSEARCH INC. faisant affaires sous le nom ABIKA.COM

défenderesse

 

et

 

 

LE COMMISSAIRE À LA PROTECTION DE LA VIE PRIVIÉE DU CANADA

 

intervenant

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

 

[1]               Philippa Lawson, comme de nombreux Canadiens, est préoccupée par la cueillette, l’utilisation et la communication de renseignements personnels faites sans consentement. Elle est avocate et directrice générale de la Clinique d’intérêt public et de politique d’Internet du Canada à la faculté de droit de l’Université d’Ottawa. La Clinique s’intéresse vivement à ces questions.

 

[2]               Parce qu’elle était d’avis qu’Accusearch Inc., une société américaine, recueillait et utilisait couramment des renseignements personnels sur des Canadiens et les communiquait à des Canadiens et à d’autres personnes (habituellement moyennant certains frais), pour des motifs inappropriés, à l’insu des individus visés et sans leur consentement, elle a déposé une plainte auprès du Commissaire à la protection de la vie privée du Canada. Selon elle, les activités d’Accusearch Inc. contrevenaient à la Loi sur la protection des renseignements personnels et les documents électroniques, L.C. 2000, ch. 5 (LPRPDE). Elle a demandé au Commissionnaire de faire enquête.

 

[3]               Après avoir échangé de nombreuses lettres et en avoir longuement discuté, le 18 novembre 2005, le Commissariat à la protection de la vie privée, par l’intermédiaire de Heather Black, la commissaire adjointe à la protection de la vie privée, a refusé de faire enquête. Le refus était étayé par un certain nombre de motifs, mais le Commissaire à la protection de la vie privée était essentiellement d’avis que la LPRPDE ne lui conférait pas compétence pour faire enquête sur la plainte déposée par Mme Lawson. Il s’agit du contrôle judiciaire de cette décision, laquelle soulève des questions importantes sur la portée extraterritoriale des lois canadiennes et la compétence des tribunaux canadiens en l’absence de liens réels et substantiels avec le Canada.

 

LES FAITS

[4]               Mme Lawson est citoyenne canadienne. Elle demeure et travaille ici. Entre autres choses, sa Clinique aide des clients à préparer des plaintes à présenter au Commissaire à la protection de la vie privée et elle dépose ses propres plaintes concernant la protection de la vie privée.

 

[5]               Au cours de l’hiver 2003‑2004, l’assistante de Mme Lawson faisait des recherches sur les pratiques d’entreprises en ligne. Elle est tombée sur le site Web Abika.com, qui offrait toute une gamme de services de recherche sur des individus, comme vérifier les antécédents, établir le profil psychologique, trouver l’origine de courrier électroniques, fournir des numéros de téléphones confidentiels et des numéros de téléphone cellulaire, trouver des renseignements à partir de plaques d’immatriculation et vérifier l’existence de casiers judiciaires. Beaucoup de ces services de recherche étaient payants. Ces recherches ne se limitaient pas à des personnes demeurant aux États‑Unis, elles portaient également sur des personnes habitant le Canada, le Royaume-Uni, l’Australie, la France, l’Allemagne, la Russie, l’Italie, Hong Kong, Singapour, le Japon ainsi que Taïwan.

 

[6]               La vérification des antécédents pouvait se faire [traduction] « de façon confidentielle » – c’est-à-dire sans le consentement de la personne visée par la recherche. Mme Lawson a testé le service en demandant la vérification de ses propres antécédents au Canada. Elle a fait cette demande à partir du Canada en utilisant son adresse de courrier électronique au travail au Canada et le serveur de courrier électronique de l’Université d’Ottawa, qui est situé au Canada. Elle a payé 119 $US pour le rapport, en utilisant une carte de crédit canadienne. Abika.com a confirmé la commande et le paiement par courrier électronique et a demandé des renseignements supplémentaires, que Mme Lawson a fournis. Il s’agissait de son adresse au Canada, de son numéro de téléphone et de sa date de naissance.

 

[7]               Les résultats de la recherche ont été envoyés à Mme Lawson à son adresse de courrier électronique au travail, comme elle l’avait demandé. Ils contenaient, semble-t‑il, les résultats de la recherche sur son casier judiciaire ainsi qu’un « profil psychologique ». La recherche sur le casier judiciaire avait apparemment été limitée à l’Ontario et avait pour résultat que Mme Lawson n’était coupable d’aucun crime. Elle n’a pas soumis le « profil psychologique » à la Cour, mais elle prétend qu’il est inventé de toute pièce et ne vaut rien.

 

[8]               Au moyen d’Internet, la Clinique a fait des recherches sur Abika.com. Il semble que cette entreprise soit une division d’Accusearch Inc., une société du Wyoming dont le principal établissement se situe dans cet État. Selon le Secrétariat d’État du Wyoming, le président, le secrétaire et le trésorier d’Accusearch Inc. est Jay Puler, dont l’adresse n’est pas fournie. L’agent enregistré est Jay Patel, qui a une adresse à Cheyenne, au Wyoming. Mme Lawson a aussi établi que le nom de domaine Abika.com était enregistré chez une entreprise d’hébergement Web américaine. Son serveur est situé dans l’État du Delaware.

 

[9]               La plainte de Mme Lawson auprès du Commissaire à la protection de la vie privée remonte à juin 2004. Selon elle, Abika.com, dans l’exercice d’activités commerciales privées, avait couramment recueilli, utilisé et communiqué des renseignements personnels sur des Canadiens pour des motifs inappropriés, et ce, à leur insu et sans leur consentement. En outre, Abika.com aurait eu réuni et communiqué des renseignements inexacts dans son service de « profil psychologique ». Elle exposait ensuite de façon assez détaillée comment Abika.com, bien que située aux États‑Unis, avait contrevenu à la LPRPDE d’un certain nombre de manières.

 

[10]           Je prends le temps de souligner que le Commissaire à la protection de la vie privée ne prétend pas que la plainte était frivole, vexatoire ou entachée de mauvaise foi, des raisons qui auraient justifié le refus de dresser un rapport. Il est clair que si Accusearch Inc. avait été une société canadienne exerçant ses activités au Canada par l’intermédiaire d’un site Web situé au Canada, la plainte de Mme Lawson aurait fait l’objet d’une enquête.

 

[11]           Le Commissaire à la protection de la vie privée a mené une enquête préliminaire visant à déterminer si la LPRPDE lui conférait compétence. Il a découvert et fait part à Mme Lawson qu’Accusearch Inc. semblait exploiter un autre site Web, Abika.ca, ce qui dénotait un certain lien avec le Canada. Cependant, ce site Web n’était qu’un canal de communication vers Abika.com. Ces renseignements ont amené Mme Lawson à reformuler sa plainte, ce qu’elle a fait le 20 décembre 2004. Il faut mentionner qu’elle a également déposé une plainte auprès de la Federal Trade Commission des États‑Unis pour le motif qu’Abika contreviendrait à différentes dispositions de la loi américaine sur les télécommunications de 1996 ainsi qu’à la loi américaine sur les enquêtes de crédit équitables.

 

LA DÉCISION DU COMMISSAIRE À LA PROTECTION DE LA VIE PRIVÉE

[12]           Dans sa lettre où elle refuse de faire enquête sur la plainte pour des motifs de compétence, la commissaire adjointe à la protection de la vie privée a soulevé un certain nombre de questions juridiques importantes qui, à mon sens, doivent être isolées et analysées séparément.

 

[13]           En fait, la commissaire adjointe a pris contact avec Abika.com au Wyoming. Cependant, elle a écrit : « Nous nous sommes heurtés à un obstacle, Abika.com refusant de répondre à notre demande quant aux sources provenant du Canada. »

 

[14]           Elle a ensuite affirmé que, afin de faire enquête sur Abika.com, qui est située au Wyoming, le Commissariat « doit avoir l’autorisation légale requise pour exercer ses pouvoirs à l’extérieur du Canada ». Selon elle, les principes fondamentaux de la souveraineté et de la courtoisie en droit international rendent difficile l’adoption par un pays de lois ayant un effet à l’extérieur de son territoire. Bien que le législateur puisse adopter des lois à portée extraterritoriale, il le fait rarement et, à son avis, il ne l’a pas fait en l’espèce. Elle a ajouté que, normalement, « la législation canadienne ne s’appliquera qu’aux personnes, à la propriété et aux actes et activités juridiques qui sont à l’intérieur des frontières territoriales où le corps législatif exerce sa compétence ».

 

[15]           Elle a aussi ajouté que, puisqu’Abika.com n’a pas fourni le nom de ses sources au Canada, elle n’aurait « aucun moyen d’identifier les personnes qui représenteraient une présence canadienne pour cette organisation, encore moins d’enquêter à leur sujet. Et nous n’avons pas le pouvoir de forcer une organisation américaine à nous répondre ».

 

[16]           Elle a affirmé que le site Web Abika.ca dénotait une présence canadienne, sinon l’Autorité canadienne pour les enregistrements Internet (un organisme non gouvernemental) n’aurait pas permis qu’il soit enregistré ainsi. Par contre, la personne ayant procédé à l’enregistrement pouvait être un citoyen canadien, mais résider et travailler ailleurs. Elle était d’avis que l’enregistrement « .ca » ne constituait pas un facteur de rattachement suffisant pour établir un lien réel et substantiel entre le Canada et les activités d’Abika aux États‑Unis.

 

[17]           Elle a fait savoir qu’elle partageait les préoccupations de Mme Lawson sur les problèmes que posent le commerce électronique à l’échelle mondiale et la cueillette, l’utilisation et la communication sans discernement et sans consentement de renseignements personnels par des organisations établissant des profils et par des courtiers en données. Elle a fait savoir qu’il lui déplaisait que la LPRPDE ne lui confère pas compétence au sujet de la circulation transfrontalière de données.

 

[18]           La conclusion est particulièrement éloquente :

En conclusion, nous ne pouvons donner suite à votre plainte, puisque nous n’avons pas le pouvoir de forcer des organisations américaines à produire les éléments de preuve dont nous aurions besoin pour mener l’enquête. Par conséquent, j’ai le regret de vous dire que nous devons fermer ce dossier. L’organisation en a été informée. Toutefois, sachez que nous venons d’amorcer une enquête concernant une organisation semblable, dans une situation où nous avons été en mesure de repérer les sources canadiennes de données.

 

 

LES QUESTIONS

[19]           Bien qu’elle ait reçu un avis, l’intimée, Accusearch Inc., n’a tenu aucunement compte du présent contrôle judiciaire. Cependant, le Commissaire à la protection de la vie privé est intervenu pour défendre sa décision.

 

[20]           Le présent contrôle judiciaire visant sa décision soulève trois questions :

a.                   Sur le plan de l’interprétation des lois, le législateur a‑t‑il conféré au Commissaire à la protection de la vie privée le pouvoir de faire enquête sur des plaintes déposées contre des organismes étrangers qui recueillent, utilisent et vendent les renseignements personnels de Canadiens?

b.                  Le cas échéant, le Commissaire à la protection de la vie privé a‑t‑il le pouvoir discrétionnaire de refuser de procéder à une enquête pour le motif qu’il n’y a pas suffisamment de liens réels et substantiels avec le Canada?

c.                   Quelle est la norme de contrôle judiciaire applicable à la décision du Commissaire à la protection de la vie privée; la décision correcte, comme le soutient Mme Lawson, ou la décision raisonnable simpliciter, comme le soutient le Commissaire?

 

ANALYSE

La norme de contrôle

[21]           La présente affaire devra être tranchée par l’interprétation des lois, plus précisément par l’interprétation de la portée des pouvoirs conférés au Commissaire par la LPRPDE. Pour les motifs énoncés par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Blood Tribe Department of Health c. Canada (Commissaire à la protection de la vie privée), 2006 CAF 334, je suis d’avis que la norme de contrôle est la décision correcte. Je m’appuie également sur l’arrêt Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique c. Assoc. canadienne des fournisseurs Internet, 2004 CSC 45, [2004] 2 R.C.S. 427 (SOCAN), aux paragraphes 48 et 49.

 

Le sens de la LPRPDE

[22]           Comme l’a souvent répété la Cour suprême (Bell ExpressVu Limited Partnership c. Rex, [2002] 2 R.C.S. 559, n’est qu’un des nombreux exemples), les dispositions d’une loi doivent être interprétées de manière contextuelle et téléologique. Les mots doivent être examinés dans leur contexte et selon leur sens grammatical et ordinaire et en conformité avec l’esprit de la loi, son objet et l’intention du législateur.

 

[23]           La LPRPDE  est définie plus précisément comme étant une « loi visant à faciliter et à promouvoir le commerce électronique en protégeant les renseignements personnels recueillis, utilisés ou communiqués dans certaines circonstances [et] en prévoyant l’utilisation de moyens électroniques pour communiquer ou enregistrer de l’information et des transactions [...] » Ensuite, l’article 3 présente l’objet de la partie I de la Loi, qui est :

[…] de fixer, dans une ère où la technologie facilite de plus en plus la circulation et l’échange de renseignements, des règles régissant la collecte, l’utilisation et la communication de renseignements personnels d’une manière qui tient compte du droit des individus à la vie privée à l’égard des renseignements personnels qui les concernent et du besoin des organisations de recueillir, d’utiliser ou de communiquer des renseignements personnels à des fins qu’une personne raisonnable estimerait acceptables dans les circonstances.

 

 

La partie I s’applique aux organisations qui recueillent, utilisent ou communiquent des renseignements personnels dans l’exercice de leurs activités commerciales. Une organisation « [s]’entend notamment des associations, sociétés de personnes, personnes et organisations syndicales ». La question en l’espèce est de savoir si la LPRPDE s’applique à une organisation internationale.

 

[24]           La section II de la partie I de la Loi, c’est‑à­‑dire les articles 11 à 17, est intitulée « Recours ». Tout intéressé peut déposer auprès du Commissaire une plainte contre une organisation qui a contrevenu à l’une des dispositions de la Loi ou qui a omis de mettre en œuvre une recommandation énoncée dans l’annexe 1, qui est la norme nationale du Canada intitulée Code type sur la protection des renseignements personnels. Selon l’article 12 de la LPRPDE, le Commissaire procède à l’examen de toute plainte et à cette fin, a le pouvoir d’assigner des témoins à comparaître, de faire prêter serment, d’entrer dans des locaux et de copier des documents. Le Commissaire peut également de son propre chef entreprendre toute enquête.

 

[25]           Le Commissaire peut tenter de régler une plainte en ayant recours à un mode de règlement des différents. L’article 13 l’oblige à dresser un rapport, sauf s’il est convaincu que le plaignant devrait d’abord épuiser les recours internes ou les procédures d’appel ou de règlement des griefs qui lui sont normalement ouverts, que la plainte pourrait avantageusement être instruite selon des procédures prévues par le droit fédéral ou provincial, que la plainte a été déposée trop tard ou que la plainte est futile, vexatoire ou entachée de mauvaise foi. Après avoir reçu le rapport, le plaignant peut demander à la Cour, qui peut, en plus d’autres recours, ordonner à l’organisation de revoir ses pratiques, publier un avis énonçant les mesures prises et la condamner à des dommages-intérêts.

 

[26]           Le juge Décary a exposé les faits ayant mené à l’adoption de la LPRPDE  ainsi que son objet et son sens dans l’arrêt de la Cour d’appel fédérale Englander c. TELUS Communications Inc., [2005] 2 R.C.F. 572, 247 D.L.R. (4th) 275. Il n’y avait aucun doute dans son esprit que la LPRPDE établissait un droit à la protection des renseignements personnels recueillis, utilisés et communiqués dans l’exercice des activités commerciales d’une entreprise, qu’elle soit interprovinciale ou internationale. Mme Lawson a défendu le même point de vue en s’appuyant sur des extraits du Hansard. Dans les arrêts Bell ExpressVu, précité, et SOCAN, précité, la Cour suprême a appliqué la Loi sur le droit d’auteur, ainsi que d’autres lois, aux communications faites à partir du Canada et vers le Canada. Comme l’a souligné le juge Binnie, au paragraphe 68 de SOCAN, « [l]a pratique nationale confirme que soit le pays de transmission, soit le pays de réception peut s’attribuer compétence à l’égard d’une “communication” ayant un lien avec son territoire, mais sa décision relève de la politique législative ou judiciaire […] »

 

[27]           En toute déférence, je crois que le Commissaire n’a pas bien fait la différence entre son pouvoir de mener enquête et l’efficacité de son enquête.

 

[28]           Je conviens avec le Commissaire que rien dans la LPRPDE n’indique que le législateur avait l’intention de légiférer extraterritorialement. La Cour suprême a tiré la même conclusion dans SOCAN, précité, mais elle a néanmoins conclu que la Loi sur le droit d’auteur s’appliquait aux œuvres protégées téléchargées au Canada de sites Web étrangers. Le Commissaire ne perd pas son pouvoir de mener enquête parce qu’il ne peut ni assigner les membres d’une organisation à comparaître ni entrer dans ses locaux au Wyoming.

 

[29]           Les parties ont toutes deux établi des analogies avec la compétence des tribunaux. La comparaison est utile, mais elle ne devrait pas être poussée trop loin. Bien que le Commissaire ait certains des pouvoirs d’un tribunal, comme celui d’assigner des témoins à comparaître, le Commissariat n’est pas un tribunal judiciaire. Il est essentiellement un tribunal d’enquête. La compétence du Commissaire doit être examinée sous les angles de la compétence ratione materiae (compétence sur l’objet), de la compétence ratione personae (compétence personnelle) et de la compétence ratione loci (compétence territoriale).

 

La compétence ratione materiae

[30]           Les tribunaux de common law peuvent généralement se déclarer compétents à l’égard de toutes sortes de litiges, peu importe l’endroit où ils surviennent. La question de compétence est habituellement de savoir si la cour doit se déclarer compétente à l’égard du défendeur ou refuser de le faire parce que le lien avec le Canada est trop ténu. Un bon exemple de cela est l’arrêt rendu par la Cour d’appel de l’Ontario dans Bangoura c. Washington Post (2005), 258 D.L.R. (4th) 341. Les cours ontariennes avaient compétence sur le fond de la poursuite, qui était une présumée diffamation. Cependant, la Cour d’appel de l’Ontario a refusé de se déclarer compétente à l’égard du défendeur, un journal des États‑Unis, contrairement à ce que sollicitait le demandeur qui, à l’époque de la présumée diffamation, n’était ni citoyen canadien ni résident du Canada.

 

La compétence ratione personae

[31]           La distinction importante entre la compétence ratione materiae et la compétence ratione personae n’apparaît pas toujours clairement dans les décisions des cours supérieures d’archives provinciales, car elles ont une compétence illimitée sur toutes les sortes de litiges, à moins qu’une loi ne la leur retire. Cependant, cette distinction occupe souvent une place prépondérante dans les décisions de la Cour. La Cour fédérale n’a compétence ratione materiae que si le législateur lui a expressément conféré compétence en la matière (ITO – International Terminal Operators Ltd. c. Miida Electronics Inc., [1986] 1 R.C.S. 752).

 

[32]           Prenons par exemple l’arrêt de la Cour suprême Holt Cargo Systems Inc. c. ABC Containerline N.V. (Syndics de), [2001] 3 R.C.S. 907. Dans cette affaire, une entreprise d’acconage américaine avait intenté une poursuite en Cour fédérale contre un navire belge pour des services rendus aux États‑Unis. Elle invoquait même le droit des États­‑Unis, qui créait un privilège maritime que le droit national canadien ne créait pas. Le seul lien avec le Canada était la présence du navire en territoire canadien. Il ne faisait aucun doute que le législateur avait conféré compétence à la Cour fédérale sur la question en litige, indépendamment du fait qu’aucune des parties ne résidait ici et qu’aucun des faits ayant mené à la saisie du navire ne s’était produit ici. L’article 22 de la Loi sur les Cours fédérales confère compétence à la Cour sur « une demande relative à des marchandises, matériels ou services fournis à un navire […] notamment en ce qui concerne l’acconage […] ».

 

[33]           La question était de savoir si la Cour fédérale devait exercer sa compétence ratione personae, et ce, d’autant plus qu’une autre procédure avait été engagée dans un autre pays, la Belgique. En effet, le propriétaire belge du navire allait être mis en faillite là‑bas. En se fondant sur les règles uniques relatives aux créances qui se sont développées en droit maritime au cours des millénaires et sur le fait que le navire était grevé d’un privilège maritime créé en vertu du droit auquel le litige était assujetti (le droit américain), le juge Binnie a conclu que la Cour fédérale avait eu raison de ne pas surseoir à la procédure canadienne ou de ne pas la rejeter (voir également l’arrêt de la Cour d’appel fédérale United Nations c. Atlantic Seaways Corp., [1979] 2 C.F. 541).

 

[34]           Une cour canadienne ayant compétence ratione materiae ne se déclarera pas compétente à l’égard d’un défendeur étranger qui n’a pas reçu signification ici quand l’affaire n’a rien à voir avec le Canada. Même dans les cas où le défendeur étranger a reçu signification ici, la cour peut rejeter la procédure ou y surseoir en invoquant le principe du forum non conveniens, soit qu’il conviendrait de s’adresser à une autre cour. Le critère du « lien réel et substantiel » sert également à juger si la cour d’une province doit faire exécuter le jugement rendu par une cour d’une autre province et si un jugement étranger doit être exécuté au Canada (voir Morguard Investments Ltd. c. De Savoye, [1990] 3 R.C.S. 1077; Muscutt c. Courcelles (2002), 60 O.R. (3d) 20; Beals c. Saldanha, 2003 CSC 72, [2003] 3 R.C.S. 416).

 

[35]           Il est important de garder à l’esprit que, lorsqu’une cour canadienne se déclare compétente à l’égard d’un litige ayant des liens avec d’autres pays, elle peut, conformément aux règles nationales de conflits de lois, appliquer le droit étranger approprié s’il est prouvé qu’il diffère effectivement du droit canadien.

 

[36]           Comme a affirmé le juge en chef Laskin dans l’arrêt Tropwood A.G. c. Sivaco Wire & Nail Co., [1979] 2 R.C.S. 157, aux pages 166 et 167 :

En bref, la question soulevée par les appelants est de savoir si, dans l’exercice de sa compétence sur l’affaire dont elle est saisie, la Cour fédérale peut déterminer, en conformité des règles de conflit de lois du tribunal saisi, le droit régissant le procès. En l’espèce, la Cour fédérale a compétence sur les appelants et sur l’objet du litige et il existe un ensemble de droit applicable. À mon avis, cet ensemble comprend les règles de conflit et permet à la Cour fédérale de conclure à l’application du droit étranger à la réclamation qui lui a été soumise. Les règles de conflit sont en général celles du tribunal saisi. Il me semble clair que selon le par. 22(3) de la Loi sur la Cour fédérale, que j’ai déjà mentionné, la Cour fédérale peut, lorsqu’il est question d’un navire étranger ou de demandes dont les faits se sont produits en haute mer, juger nécessaire de considérer l’application du droit étranger relativement à l’action dont elle est saisie.

 

[37]           Cependant, je ne crois pas que la LPRPDE donne lieu à une situation de conflit de lois. Il faut donc examiner le troisième aspect de la compétence, la compétence ratione loci.

 

La compétence ratione loci

[38]           Le législateur ne pouvait avoir l’intention que la LPRPDE régisse la cueillette et l’utilisation de renseignements personnels dans le monde entier. Par exemple, si Mme Lawson était une Américaine travaillant aux États‑Unis, la LPRPDE ne s’appliquerait pas. Les fonctions de règlementation et d’enquête (par opposition aux fonctions judiciaires) doivent avoir un certain lien avec l’État ayant adopté la loi habilitante en question. Toutefois, je crois que le Commissaire à la protection de la vie privée a commis une erreur de droit en concluant qu’il ne pouvait mener une enquête sur la plainte de Mme Lawson que si le législateur avait eu l’intention de donner et avait donné une portée extraterritoriale à la LPRPDE.

 

[39]           Que l’enquête puisse être vouée à l’échec n’est pas la question. Bien qu’il soit vrai, comme le dit le Commissaire, que le Commissariat n’a pas le pouvoir extraterritorial d’assigner un étranger à comparaître, une cour de justice n’a pas non plus ce pouvoir.

 

[40]           Les parties privées à un litige au Canada ne peuvent obliger un étranger à comparaître ici pour témoigner. Les commissions rogatoires délivrées par un tribunal canadien à un tribunal étranger demandant que ce dernier assigne un témoin à comparaître là‑bas devant un commissaire sont monnaie courante. Dans cet esprit, l’article 46 de la Loi sur la preuve au Canada prévoit qu’un tribunal étranger peut de la même façon faire appel à une cour canadienne.

 

[41]           Bien que le Commissaire ait soutenu avec peu de conviction que rien ne prouvait l’existence d’un lien avec le Canada, cet argument ne constituait pas le fondement de sa décision. Même si le « profil psychologique » de Mme Lawson était inventé de toute pièce et avait été écrit aux États‑Unis, une bonne partie des données devait provenir du Canada. Le Commissaire l’a reconnu dans sa décision quand la commissaire adjointe a écrit : « Abika.com n’a pas répondu à notre demande d’obtention des noms de ses sources canadiennes. » L’incapacité de trouver les sources canadiennes peut nuire à une enquête, mais on ne peut interpréter la LPRPDE de manière à affirmer que le législateur n’a pas conféré compétence au Commissaire. La dernière phrase de la décision du Commissaire ne concorde pas avec son opinion que le législateur ne lui a pas conféré compétence. La commissaire adjointe a écrit : « Toutefois, sachez que nous venons d’amorcer une enquête concernant une organisation semblable, dans une situation où nous avons été en mesure de repérer les sources canadiennes de données. »

 

[42]           Il serait très regrettable que le législateur ait conféré compétence au Commissaire de mener enquête sur des organisations étrangères ayant des sources de renseignement au Canada uniquement si elles fournissent volontairement le nom de leurs sources canadiennes. En outre, même si l’ordonnance visant un étranger était sans effet, le Commissaire pouvait cibler la source des renseignements.

 

[43]           Je conclus que, du point de vue de l’interprétation des lois, le Commissaire avait compétence pour mener enquête et que cette enquête pouvait se faire, que le législateur ait légiféré extraterritorialement, comme le permet le Statut de Westminster, ou non.

 

Le Commissaire à la protection de la vie privée pouvait-il refuser de mener enquête?

[44]           Tant Mme Lawson que le Commissaire étaient d’avis que soit la LPRPDE conférait compétence pour mener enquête, soit elle ne le faisait pas. Tous deux pensent que si le législateur a conféré compétence au Commissaire, il doit mener enquête. L’article 12 de la LPRPDE prévoit : « Le Commissaire procède à l’examen de toute plainte […] » [Non souligné dans l’original.] L’article 13 établit ensuite que le Commissaire dresse un rapport qui présente ses conclusions et recommandations, qui fait état de tout règlement intervenu et, le cas échéant, qui mentionne le recours ouvert. Cependant, comme je l’ai mentionné précédemment, le Commissaire n’est pas tenu de dresser un rapport s’il est convaincu que le plaignant devrait d’abord épuiser les recours internes ou les procédures d’appel ou de règlement des griefs qui lui sont normalement ouverts, que la plainte pourrait avantageusement être instruite selon des procédures prévues par le droit fédéral ou provincial, que la plainte a été déposée trop tard ou que la plainte est futile, vexatoire ou entachée de mauvaise foi.

 

[45]           Il est convenu qu’il n’existe aucun autre recours interne, procédure d’appel ou procédure de règlement de griefs ouvert, que la plainte a été déposée à temps et qu’elle n’est pas futile, vexatoire ou entachée de mauvaise foi.

 

[46]           Une question qui devrait être examinée est de savoir si la plainte serait avantageusement instruite selon une procédure prévue par le droit fédéral ou provincial.

 

[47]           Une possibilité offerte par le droit provincial est la procédure en diffamation. Cependant, les faits en l’espèce ne permettent pas d’entamer une telle procédure. Même en présumant que les renseignements contenus dans le profil psychologique sont faux, à ce jour, ils n’ont été communiqués qu’à Mme Lawson. La procédure en diffamation nécessite qu’ils aient été communiqués à quelqu’un d’autre.

 

[48]           Le Commissaire même ne peut accorder de dommages-intérêts. Cependant, l’article 14 de la LPRPDE prévoit qu’un plaignant peut, après avoir reçu le rapport du Commissaire, demander une audience à la Cour et que la Cour peut, entre autres choses, accorder des dommages‑intérêts. Mme Lawson n’est pas en mesure de déposer une telle demande, car aucun rapport n’a été dressé. Il est possible de faire exécuter un jugement pécuniaire dans un autre pays (Pro Swing Inc. c. Elta Golf Inc., 2006 CSC 52).

 

[49]           Revenons aux questions géographiques et au concept du forum non conveniens. La cueillette et la communication de renseignements personnels ont eu lieu tant ici (au Canada) que là‑bas (aux États‑Unis) (Libman c. La Reine, [1985] 2 S.C.R. 178). L’endroit où est enregistré le site Web et le pays où Accusearch Inc. a été constituée en société ne sont pas les seuls éléments qui importent.

 

[50]           Il n’est pas indiqué de formuler d’autres observations sur le pouvoir discrétionnaire, s’il existe, du Commissaire de refuser d’exercer la compétence que lui a conférée le législateur. La décision contestée affirmait que le législateur ne lui avait pas conféré compétence. Cependant, je soulève cette question du pouvoir discrétionnaire, car elle pourrait être pertinente quand la présente affaire sera renvoyée au Commissaire pour faire l’objet d’une autre enquête ou dans le cadre d’autres plaintes. Nous ne savons pas où en est rendue la plainte déposée aux États‑Unis ni quels sont les risques que la défenderesse soit incriminée deux fois.

 

[51]           En conclusion, la LPRPDE confère compétence au Commissaire à la protection de la vie privée de mener enquête sur des plaintes portant sur la circulation transfrontalière de renseignements personnels.

 

ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE que la présente demande de contrôle judiciaire soit accueillie avec dépens. L’affaire est renvoyée au Commissariat à la protection de la vie privée pour que le Commissaire fasse enquête en tenant compte des présents motifs.  

 

 

 

« Sean Harrington »

Juge

 

 

Traduction certifiée conforme

Elisabeth Ross


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                                    T-2228-05

 

INTITULÉ :                                                   PHILIPPA LAWSON

                                                                        c.

                                                            ACCUSEARCH INC. faisant affaires sous le nom ABIKA.COM ET LE COMMISSAIRE À LA PROTECTION DE LA VIE PRIVÉE DU CANADA

 

LIEU DE L'AUDIENCE :                             OTTAWA (ONTARIO)

 

DATE DE L'AUDIENCE :                           LE 22 JANVIER 2007

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE :              LE JUGE HARRINGTON

 

DATE DES MOTIFS :                                  LE 5 FÉVRIER 2007

 

 

COMPARUTIONS :

 

David Fewer

Philippa Lawson

 

POUR LA DEMANDERESSE

Steven Welchner

Kris Klein

 

POUR L’INTERVENANT

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Clinique d’intérêt public et de politique d’Internet du Canada

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Welchner Law Office

Ottawa (Ontario)

POUR L’INTERVENANT

 

 

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