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Date : 20061017

Dossier : T-2175-04

Référence : 2006 CF 1234

Toronto (Ontario), le 17 octobre 2006

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE HUGHES

 

 

ENTRE :

JANSSEN-ORTHO INC. et

DAIICHI PHARMACEUTICAL CO., LTD.

demanderesses

et

 

NOVOPHARM LIMITED

défenderesse

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               La présente action porte sur la contrefaçon et la validité d’un brevet canadien relatif à un médicament antimicrobien connu sous le nom de levofloxacine. Seule la revendication 4 du brevet est en cause. La défenderesse a admis la contrefaçon de cette revendication. Les questions en litige concernent la validité de la revendication 4 et les réparations. Pour les motifs exposés ci-dessous, je conclus que la revendication 4 est valide et qu’elle a été contrefaite. Les demanderesses ont droit à l’indemnisation des dommages et aux intérêts. La Cour accorde une injonction assortie d’un délai et de certaines conditions ainsi que la remise.

 

 

Les parties

[2]               La demanderesse Daiichi Pharmaceutical Co. Ltd. est la société japonaise à laquelle le brevet a été accordé. Le brevet désigne Daiichi Seiyaku Co. Ltd. à titre de propriétaire, mais les parties conviennent que cette société et la demanderesse Daiichi ne font qu’un. Daiichi demeure propriétaire du brevet.

 

[3]               La demanderesse Janssen-Ortho Inc., une société canadienne, est titulaire d’une licence de Daiichi à l’égard du brevet. Elle commercialise et vend les produits à base de levofloxacine au Canada.

 

[4]               La défenderesse, Novopharm Limited, est une société établie au Canada. Elle commercialise et vend des produits à base de levofloxacine au Canada depuis environ décembre 2004.

 

Le brevet

[5]               Le brevet en cause est le brevet canadien no 1,304,080 intitulé « Dérivés pyridobenzoxazine optiquement actifs, et leurs intermédiaires ». La demande pour ce brevet a été déposée au Canada le 19 juin 1986, de sorte que le brevet est régi par les dispositions de la Loi sur les brevets, S.R.C. 1985, ch. P-4, l’ancienne Loi sur les brevets, qui s’applique aux brevets pour lesquels la demande a été déposée avant le 1er octobre 1989.

 

[6]               Le brevet revendique la priorité sur trois demandes de brevet distinctes déposées au Japon, la première le 20 juin 1995, la deuxième le 11 octobre 1985 et la troisième le 28 janvier 1986. Les inventeurs désignés sont Isao Hayakawa, qui a comparu comme témoin devant le tribunal, ainsi que six autres personnes. Le brevet comprend 19 revendications en tout, certaines revendications visent des procédés, d’autres visent des composés, d’autres visent un sel d’un composé, d’autres un composé et un sel, enfin d’autres revendications visent une composition pharmaceutique. Seule la revendication 4 est en litige, elle se lit comme suit :

4.         acide (S)-(-)-9-fluoro-3-méthyl-10-(4-méthylpipérazin-1-yl)-7-oxo-2,3-dihydro-7H-pyrido[1,2,3-de][1,4]benzoxazine-6-carboxylique.

 

 

[7]               À moins d’être jugé invalide, le brevet, délivré et accordé à Daiichi le 23 juin 1992, expirera le 23 juin 2009.

 

Questions en litige

[8]               La Cour doit statuer sur les questions suivantes :

1.                  Comment faut-il interpréter la revendication 4 du brevet?

 

2.                  La revendication 4 est-elle invalide pour l’un ou l’autre des motifs suivants :

 

a)      l’antériorité, compte tenu de la divulgation antérieure de l’ofloxacine, par exemple dans le brevet canadien no 1,547,840 (le brevet 840) et dans un texte publié en 1983 par des employés de Daiichi, MM. Osada et Ogawa;

 

b)      le caractère évident, compte tenu de la connaissance antérieure notamment de l’ofloxacine, de la nature des composés racémiques, des méthodes d’obtention des énantiomères (isomères optiques) à partir des composés racémiques ainsi que des abrégés et des affiches de M. Gerster parues en 1982 et 1985;

 

c)      l’ambiguïté, du fait que la revendication 4 ne précise pas le niveau de pureté requis, le cas échéant;

 

d)      l’omission, dans la revendication 4 du brevet, de fournir une description claire, exacte et complète comme l’exige le paragraphe 34(1) de l’ancienne Loi sur les brevets, particulièrement en ce qui a trait aux caractéristiques de toxicité et de solubilité?

 

3.                  Si la revendication 4 est valide, quelles réparations la Cour accordera-t-elle, étant donné que la contrefaçon est admise :

 

a)      des dommages-intérêts;

b)      la restitution des bénéfices;

c)      une injonction permanente;

d)      la remise;

e)      des dommages-intérêts majorés, punitifs ou exemplaires;

f)        les intérêts avant jugement, les intérêts après jugement ou les deux;

g)      les dépens;

h)      d’autres réparations?

 

 

La Cour a déjà rendu une ordonnance portant que les réparations pécuniaires feraient l’objet d’une instruction ultérieure.

 

Preuve – les témoins

[9]               Je tiens à féliciter les avocats, qui se sont attachés à circonscrire les questions en litige et à s’entendre sur une grande partie de la preuve en l’espèce. Leurs actes de procédure sont clairs et précis, et plusieurs questions qui y sont abordées ont donné lieu à des admissions. La procédure de demande de reconnaissance a permis aux parties de s’entendre sur d’autres éléments de preuve; enfin, un document déposé à l’instruction a eu pour effet de restreindre les questions en litige, essentiellement, à la validité de la revendication 4 du brevet. La Cour a déjà rendu une ordonnance prescrivant l’examen séparé des réparations d’ordre pécuniaire. Tous les documents présentés à l’instruction ont aussi fait l’objet d’admissions à l’exception d’un seul, l’affiche de 1982 de M. Gerster. Les documents spécifiaient en outre que tous les rapports d’experts étaient réputés lus et que tous les auteurs de rapports d’experts assignés comme témoins étaient réputés compétents à titre d’experts, sous réserve de réexaminer la question, au besoin. La collaboration entre les avocats et les parties en l’espèce est exemplaire.

 

La demanderesse a fait entendre, dans l’ordre, les témoins experts suivants :

 

M. Mark P. Wentland : Professeur de chimie et de chimie organique au Rensselaer Polytechnic Institute, Troy, N.Y. Il est spécialisé dans le domaine des quinolones, une classe de composés incluant ceux qui sont en litige. Il a travaillé sur les quinolones dans les années 1980, une période au cours de laquelle l’objet du brevet a été développé. Il travaillait activement en qualité de chimiste médical dans le domaine des quinolones durant la période en question, à savoir au début des années 1980.

 

M. Alexander M. Klibanov : Professeur de chimie et de génie biologique au Massachusetts Institute of Technology. Il a effectué des recherches, donné des conférences et écrit abondamment au sujet de la synthèse et de l’évaluation de composés optiquement actifs. M. Klibanov est revenu à titre de témoin supplémentaire pour répondre aux questions concernant l’affiche Gerster de 1982.

 

M. David C. Hooper : Médecin et chercheur sur les agents antimicrobiens. Médecin et professeur agrégé de médecine à la Harvard Medical School. Il enseigne dans le domaine des agents antimicrobiens et des maladies infectieuses et il a écrit abondamment, particulièrement au sujet des quinolones. Il est médecin pratiquant dans un hôpital, dans la division des maladies infectieuses et dans l’unité de contrôle des infections. Il a aussi travaillé comme médecin dans le domaine des quinolones au début des années 1980.

 

M. Frank A. Bucci : Ophtalmologue spécialisé dans le domaine des maladies oculaires, y compris la chirurgie de l’œil. Il est directeur d’un centre de chirurgie de l’oeil et a exécuté des milliers d’opérations chirurgicales de l’oeil et d’autres procédures relatives à l’œil. Il a aussi donné des conférences, présentés des exposés et écrit abondamment dans le domaine de l’ophtalmologie.

 

M. Charles Chan : Médecin et professeur de médecine à l’Université de Toronto. Ses intérêts en médecine clinique et en recherches portent principalement sur les complications infectieuses des maladies pulmonaires. Il a procédé à l’évaluation de nombreux composés, à des fins d’inscription sur la liste des médicaments admissibles de l’Ontario.

 

M. George G. Zhanel : Professeur en microbiologie médicale et en maladies infectieuses à la faculté de médecine de l’Université du Manitoba. Il s’est concentré sur l’étude des antibiotiques utilisés dans le traitement des maladies infectieuses, en particulier sur l’étude des organismes résistants aux antibiotiques. La priorité a été donnée aux quinolones.

 

M. Joseph V. Rodricks : Consultant en toxicologie, principalement en évaluation des risques posés à la sécurité et à la santé humaine. Professeur invité à Johns Hopkins University, Baltimore, où il donne des cours en toxicologie et en analyse des risques. Il a donné des conférences et a écrit abondamment dans le domaine de la toxicologie.

 

M. Allan S. Myerson : Doyen, vice-président directeur et professeur de génie détenteur de la chaire à Philip Danforth Armour à l’Illinois Institute of Technology, Chicago. Il est spécialisé dans le domaine de la cristallisation et de la solubilité et il a beaucoup écrit et enseigné dans ce domaine.

 

M. Marion B. Stewart (PhD) : Économiste et vice-président d’une organisation indépendante d’études économiques. Il s’est concentré dans le domaine de la propriété intellectuelle, le calcul des dommages et l’évaluation du succès commercial. Il a comparu comme témoin, soumis un rapport, mais il n’a pas été contre-interrogé.

 

M. Ronald Grossman : Médecin, professeur de médecine à l’Université de Toronto et chef du service médical au Credit Valley Hospital, à Mississauga. Il est spécialisé dans les infections respiratoires et l’utilisation d’antibiotiques pour le traitement de ces maladies. Il a apporté sa contribution aux Lignes directrices nationales ayant trait à ce domaine. Il a comparu comme témoin, soumis un rapport, mais il n’a pas été contre-interrogé.

 

M. Paul A. Bartlett : Professeur émérite de chimie de l’University of California, Berkeley, en retraite. Il a donné des conférences et beaucoup écrit sur la chimie médicinale et dans le domaine de la conception des médicaments. Il a aussi soumis un rapport complémentaire sur l’affiche Gerster de 1982.

 

M. John J. Partridge (PhD) : Consultant pour l’industrie des médicaments; ayant précédemment travaillé pendant de nombreuses années en chimie organique dans l’industrie pharmaceutique. Il a témoigné des recherches effectuées aux fins de retrouver l’affiche Gerster de 1982.

 

Les témoignages déposés au nom des demanderesses par les autres témoins experts ont été présentés consensuellement au moyen du dépôt de leurs rapports, sans convoquer les témoins en personne. Il s’agit de :

 

John C. Jarosz : Directeur d’une entreprise indépendante d’analyse économique. Il est spécialisé dans le domaine des sciences économiques relatives à la propriété intellectuelle.

 

Anne Langley : Possède une maîtrise en bibliothéconomie. Bibliothécaire en chef de la bibliothèque de chimie de Duke University.

 

Les demanderesses ont aussi désigné trois témoins des faits. À savoir :

 

M. James B. Kahn : Médecin. Il est entré au service de la société Ortho-McNeil, à présent Janssen-Ortho, en juillet 1992. Il était responsable de l’établissement d’une unité chargée de traiter le flux de renseignements scientifiques sur le produit FLOXIN, le produit à base d’ofloxacine de la société et ultérieurement sur le produit LEVAQUIN, le produit à base de lévofloxacine de la société. Depuis lors, il a été étroitement associé aux efforts de la société relatifs à l’ofloxacine et à la lévofloxacine.

 

M. Isao Hayakawa : Un des inventeurs désignés du brevet en litige. Il est entré chez Daiichi en 1969 et, en 1972, a commencé à participer aux recherches sur les antiinfectieux. En 1985, il est devenu le superviseur du groupe des quinolones. À partir de 1991 il a continué sa progression en occupant des postes à responsabilité de plus en plus élevées dans le domaine de la recherche chez Daiichi. M. Hayakawa continue de travailler à temps plein chez Daiichi en tant que conseiller aux recherches spéciales. Les capacités de M. Hayakawa pour comprendre et parler la langue anglaise sont limitées. Son témoignage a été déposé avec l’aide d’un interprète. Les questions posées à ce témoin ont été posées en anglais et traduites en japonais. Le témoin a répondu en japonais et l’interprète a traduit les réponses en anglais. La transcription reprend les questions telles qu’elles ont été posées en anglais et les réponses telles qu’elles ont été traduites en anglais. À la demande des demanderesses, on a engagé un deuxième interprète pour contrôler le travail du premier. À certains moments, le deuxième interprète indiquait certaines corrections pouvant être apportées à la traduction. Là où l’interprète officiel donnait son accord, le compte-rendu écrit reflétait la traduction sur laquelle les traducteurs s’étaient mis d’accord. Si la correction n’était pas acceptée, c’était la traduction fournie par l’interprète officiel qui prévalait.

 

Jeff Eastrom : Directeur de l’unité de gestion de Janssen-Ortho chargé du lancement du produit canadien à base de lévofloxacine (LEVAQUIN) depuis juin 1997.

 

La défenderesse a désigné plusieurs témoins experts et un témoin factuel. Les témoins experts désignés étaient les suivants :

 

M. Donald E. Low : Médecin, chef du département de microbiologie à l’hôpital Mount Sinai à Toronto. Il est professeur à l’Université de Toronto et directeur des laboratoires de la santé publique de l’Ontario. Il est spécialisé dans les domaines de la microbiologie et des maladies infectieuses au sujet desquels il a écrit et enseigné abondamment.

 

M. Adam J. Matzger : Professeur agrégé de chimie à l’University of Michigan. Il est spécialisé dans le domaine de la cristallisation des matières organiques, pour lequel il a remporté des prix.

 

M. John Caldwell : Doyen de la faculté de médecine de l’Université de Liverpool. Il est le fondateur d’un journal important, CHIRALITY, et a écrit beaucoup d’articles et donné beaucoup de conférences sur la chimie médicinale et la chiralité des médicaments.

 

M. Roland Collicott : Consultant principal pour l’industrie pharmaceutique, offrant des services de chimie analytique et de formation. Il est spécialiste de la chromatographie, CLPH, et plus particulièrement de l’analyse chirale, de la séparation chirale et de l’analyse polymorphique. Il possède une vaste expérience en résolution de quinolones.

 

M. Peter G. Wells : Professeur de toxicologie à l’Université de Toronto. Il est spécialisé en toxicologie, en pharmacie clinique et en pharmacologie clinique. Il possède une vaste expérience en toxicologie, en métabolisme de médicaments et en modèle animal.

 

M. Michael Chong : Professeur de chimie à l’Université de Waterloo. Il est spécialisé en synthèse asymétrique de composés chiraux, sur lesquels il a écrit abondamment. J’ai autorisé la défenderesse à produire la preuve de M. Chong de façon à répondre à la contre-preuve supplémentaire de M. Klibanov et de M. Bartlett. J’avais autorisé les demanderesses à présenter ces deux experts pour répondre à la question de l’affiche Gerster de 1982. Il était approprié de permettre la présentation de preuve de M. Chong du fait que les témoins experts sélectionnés précédemment pour témoigner en faveur de la défenderesse ne possédaient pas d’expertise dans ce domaine. M. Chong a limité sa déposition en donnant une réponse à la preuve supplémentaire présentée par M. Klibanov et M. Bartlett.

 

Après accord, la défenderesse a communiqué à titre de preuve les rapports des experts qui n’ont pas été appelés à témoigner en personne. À savoir :

 

M. Jake J. Thiessen : Professeur à la faculté de pharmacie de l’Université de Toronto. Il est spécialisé en pharmacocinétique, y compris en biodisponibilité des médicaments dans le corps.

 

Mme Lea Prevel Katsanis : Directrice du département de marketing et professeur à l’Université Concordia. Elle est spécialisée dans le marketing pharmaceutique.

 

La défenderesse a cité un témoin de fait, nommément :

 

M. John Gerster : Scientifique retraité qui était à l’emploi de la division Riker de la société 3M, à présent la 3M Pharmaceuticals, de 1967 jusqu’à sa retraite en 1999. Il a témoigné de l’affichage de sa publication pendant le congrès de Toronto en 1982, laquelle traitait de ses recherches sur la séparation des isomères de la fluméquine.

 

[10]           Les demanderesses se sont opposées au témoignage de M. Gerster, au motif que la communication préalable qu’elles avaient reçue n’était pas satisfaisante et qu’il y avait manquement à un engagement en matière de communication. J’ai prié les avocats des demanderesses de me faire part de cet engagement. Il n’y en avait aucun. Quant à l’insuffisance de la communication préalable, j’ai conclu que les demanderesses connaissaient bien la position de la défenderesse, qui affirmait que l’article de 1982 avait été affiché à la conférence de Toronto. L’examen des rapports d’expert des demanderesses prouve que ces dernières étaient pleinement conscientes de la position de la défenderesse à cet égard. La preuve de M. Gerster traitait ce point. Plusieurs témoins experts cités par les demanderesses ont évoqué cet article affiché. La communication préalable se rapporte aux faits, non aux éléments de preuve susceptibles d’établir les faits. Aucune disposition des Règles des Cours fédérales ne prévoit la possibilité d’interroger un témoin des faits avant l’instruction en procédant à un interrogatoire préalable. Les demanderesses auraient pu elles-mêmes convoquer M. Gerster comme témoin et, s’il n’avait pas accepté librement de comparaître, l’obliger à témoigner au moyen de lettres rogatoires. Durant le contre-interrogatoire, on a demandé à M. Gerster d’expliquer pourquoi il n’avait pas voulu parler aux avocats des demanderesses. Il a répondu que cette perspective le mettait mal à l’aise parce qu’il n’avait jamais agi à titre de témoin auparavant. J’ai observé M. Gerster et j’estime qu’il est entièrement crédible et que son témoignage l’était tout autant. Je comprends pleinement toute réticence qu’il a pu éprouver à témoigner. Les demanderesses disposaient dans la salle d’audience de toute une équipe d’avocats, dont six portaient la toge, et plusieurs avocats canadiens et étrangers assistaient à l’audience. Cette situation est certainement intimidante pour une personne qui n’a pas l’habitude de se trouver devant un tribunal ou de traiter avec des avocats. J’ai offert aux demanderesses la possibilité de recevoir de la défenderesse un résumé du témoignage anticipé de M. Gerster avant qu’il témoigne et la possibilité de modifier et d’élaborer leur preuve d’expert, si elles l’estimaient indiqué, ce qu’elles ont fait en produisant la preuve supplémentaire de MM. Klibanov et Bartlett.

 

[11]           De plus, tant les demanderesses que la défenderesse ont déposé en preuve des extraits des interrogatoires préalables de l’autre partie comprenant des transcriptions et des documents.

 

[12]           En ce qui concerne les témoins des faits, j’ai déjà parlé de M. Gerster. Pour sa part, M. Hayakawa a dû rendre témoignage par l’intermédiaire d’un interprète, ce qui a pu donner lieu à certaines discordances. J’ai trouvé son témoignage crédible dans l’ensemble, si ce n’est lorsqu’on lui a opposé des documents rédigés par d’autres personnes au service de Daiichi et qui contenaient des déclarations qui ont pu être interprétées comme étant défavorables à Daiichi. Confronté à ces documents, il s’est distancié des déclarations en cause, soulignant qu’elles avaient été écrites par d’autres, notamment par ses supérieurs, et qu’elles ne traduisaient pas ses propres opinions. Cette réaction me préoccupe. En conséquence, lorsque j’analyserai ces documents, j’accorderai plus de poids à la teneur des documents qu’au témoignage de M. Hayakawa. Ces documents, après tout, ont été rédigés à l’époque pertinente par des personnes qui ont pris part aux événements avant que la situation ne donne prise à quelque interprétation litigieuse des événements ou de leur portée. Aucune question ne se pose relativement à d’autres témoins des faits.

 

[13]           Quant aux témoins experts, leur compétence pour témoigner à titre d’experts n’a en aucun cas été mise en doute, et je conclus que chacun d’entre eux était qualifié pour témoigner à ce titre. Leurs divergences d’opinion sont surtout question de degré. Le témoignage de M. Wentland, un chimiste spécialisé dans les quinolones qui oeuvrait dans ce domaine à l’époque pertinente, m’apparaît particulièrement utile. J’estime que MM. Low, Caldwell, Collicott, Wells et Chong, cités par la défenderesse, ont témoigné avec beaucoup de franchise et d’ouverture. J’ai trouvé préoccupante la manière dont M. Klibanov a témoigné, surtout en contre‑interrogatoire. Il s’est montré querelleur et dogmatique et a cherché à plusieurs reprises à accuser l’avocat qui le contre‑interrogeait de [traduction] « déformer » ses propos. Son témoignage était parsemé d’expressions juridiques à la mode comme [traduction] « motivé » ou « valant la peine d’être tenté ». J’accorde un poids moindre à la preuve de M. Klibanov, particulièrement lorsque cette preuve contredit la preuve d’autres experts. M. Bartlett a témoigné pour l’essentiel de façon franche et ouverte, bien que je me sois rendu compte qu’il est devenu un témoin fort expérimenté, capable d’éviter de répondre et de faire dévier les questions lorsqu’il anticipait une difficulté. Je n’ai pas fait référence nommément aux autres experts, notamment aux médecins, mais je précise que je les ai tous trouvés crédibles.

 

Contexte

[14]           En général, le brevet traite d’un composé antimicrobien de type particulier, la lévofloxacine. Ce composé fait partie d’une classe plus générale de composés connus sous le nom de quinolones.

 

[15]           Le traitement des infections au moyen de substances antimicrobiennes est pratique courante depuis longtemps. Beaucoup de ces substances, comme la pénicilline, ont été tirées de matières que l’on trouve à l’état naturel. Au fur et à mesure des progrès, des composés antimicrobiens ont été élaborés artificiellement.

 

[16]           On doit tenir compte des risques de toxicité pour l’administration de substances antimicrobiennes. De nombreuses preuves ont été présentées au cours du jugement concernant la mesure de l’activité antimicrobienne et de la toxicité, ainsi que les moyens de trouver un juste équilibre, entre l’activité antimicrobienne d’une part et les effets toxiques d’autre part, lors de l’administration de différentes posologies de ces substances. Un médicament doit être efficace, mais il doit aussi être sûr.

 

[17]           L’efficacité d’un médicament antimicrobien est mesurée de plusieurs façons. Le médicament peut être soumis à un essai CMI. Cet essai est effectué in vitro, à savoir, dans un récipient en verre dans un laboratoire et il permet de mesurer la concentration minimale inhibitrice (CMI) du médicament nécessaire pour tuer un pourcentage donné des microbes examinés. La notation CMI50 représente la concentration donnée du médicament nécessaire pour tuer 50 % des microbes. Plus la valeur de la concentration est petite et plus le médicament est efficace.

 

[18]           Lors de la mesure de l’activité microbienne, on tient compte du fait que les bactéries sont gram positif ou gram négatif. Ces expressions proviennent d’un essai élaboré il y a longtemps grâce auquel les microbes étaient divisé en deux classes en fonction de la coloration qu’ils prenaient dans certaines circonstances. On a découvert que les composés antimicrobiens pouvaient, en quelque sorte, être considérés comme agissant sur une classe ou sur l’autre. Les plus recherchés étaient ceux qui pouvaient agir sur les deux classes.

 

[19]           La toxicité d’un médicament est mesurée de différentes façons. On peut administrer une certaine quantité du médicament à des animaux, tels que souris ou rats, jusqu’à ce qu’on puisse observer des effets tels que des convulsions ou jusqu’à ce que se produise la mort de l’animal.. On obtient ainsi des mesures telles que la DL50 qui indique la dose létale minimum requise pour tuer 50 % des animaux testés. Plus la dose requise est élevée et moins le médicament en question est toxique. Les mesures de toxicité sont très variables et dépendent, entre autres, de la souche et du sexe des animaux testés, de la vitesse d’administration du médicament et du mode d’administration, oral ou par injection.

 

[20]           D’autres facteurs présentent un intérêt : un de ces facteurs est la solubilité. Un médicament très soluble est préférable parce qu’une plus grande concentration de médicament peut être administrée sous forme liquide et peut en faciliter l’injection. La solubilité est mesurée en déterminant la quantité de médicament pouvant se dissoudre dans un solvant, habituellement de l’eau, à une température donnée, habituellement la température ambiante, jusqu’à saturation de la solution. Le temps requis pour atteindre la saturation a fait l’objet d’un débat; souvent Daiichi fait ses essais en 30 minutes. Les témoignages d’experts suggèrent quatre heures. Certains témoignages indiquent que plusieurs jours pourraient être nécessaires.

 

Quinolones

[21]           Au début des années 1960, les quinolones ont commencé à être synthétisées en laboratoire. Une sous-catégorie des quinolones, auxquelles on avait incorporé du fluor dans la structure moléculaire, était connue sous le nom de fluoroquinolones. La lévofloxacine est une fluoroquinolone.

 

[22]           On dit que les médicaments à base de quinolones agissent en s’attachant eux-mêmes à des substances appellées gyrases qui se trouvent ou qui sont associées avec l’ADN des microbes à tuer, ou tout au moins, qui les empêchent de se reproduire. Les quinolones possèdent une structure moléculaire telle qu’elles s’insèrent sur certains sites de la gyrase de manière à accomplir leur travail. La nature de l’insertion fait l’objet de débats. Elle pourrait être aussi rigide qu’une clef et une serrure ou, un peu plus flexible, connue sous l’appellation d’insertion induite, et comparable à une cuillère de caoutchouc dans un bol de Jell-O. L’approche la plus flexible permettrait d’apporter des modifications à la structure moléculaire à synthétiser, qui auraient des répercussions sur l’intensité d’action de la quinolone. Il ne suffirait pas d’effectuer un simple changement pour donner lieu à une simple augmentation ou une diminution de l’efficacité, mathématiquement parlant. Il est toujours nécessaire d’effectuer des essais.

 

[23]           Les premières quinolones mises sur le marché dans les années 1970 étaient essentiellement limitées au traitement des infections de l’appareil urinaire, une infection gram négatif. Ultérieurement, de nouvelles quinolones telles que la norfloxacine sont arrivées sur le marché, dont l’activité était plus large afin de traiter les microbes gram positif. La Ciprofloxacine (Cipro) est un des médicaments qui a connu le plus de succès et qui continue jusqu’à ce jour à être utilisé pour le traitement de différents types d’infections.

 

[24]           Les recherches menées par Daiichi dans le domaine des quinolones ont abouti à un médicament connu sous le nom d’ofloxacine (Oflo). L’ofloxacine a été découverte par les chercheurs de Daiichi, y compris M. Hayakawa, aux environs de juin 1980. Un article scientifique a été publié par les employés de Daiichi, M. Osada et M. Ogawa, en mars 1983. Dans cet article, on décrit l’ofloxacine en termes de structure (±). Une demande de brevet relative à l’ofloxacine a été déposée au Japon le 2 septembre 1980 et une demande correspondante a été déposée au Canada le 2 septembre 1981. La demande canadienne a abouti au brevet numéro 1,167,480 (le brevet 480) délivré le 22 mai 1984.

 

[25]           La formule de l’ofloxacine peut être écrite comme suit :

Acide 9-fluoro-3-méthyl-10-(4-méthypipérazin-1-yl)-7-oxo-2,3-dihydro-7H-pyrido[1,2,3-de][1,4]benzoxazine-6-carboxylique.

 

On peut voir que cette formule est différente de celle la revendication 4 du brevet en litige, dans cette revendication 4 la formule commence par « S(-)-».

 

[26]           La structure moléculaire de l’ofloxacine peut être représentée comme suit :

                        Ofloxacine

 

[27]           Les chimistes du début des années 1980 se seraient rendus compte que l’ofloxacine possédait ce que l’on appelle un centre chiral au point où le groupe CH3 (méthyle) est lié à la structure cyclique, dans le coin inférieur droit de la structure illustrée ci-dessus. L’ofloxacine est donc connue comme un composé racémique et est parfois appellé un racémate. À ce stade-ci, il est nécessaire de discuter du concept des composés racémiques.

 

Composés racémiques

[28]           Les composés moléculaires sont souvent représentés à l’aide d’une série de lettres, de chiffres et de symboles ou encore représentés sur une feuille de papier plate, mais ils n’existent pas de cette manière en réalité. Le composés ont des structures à trois dimensions. Certains composés ne possèdent qu’une seule forme à trois dimensions, d’autres, tels que les composés racémiques, en possèdent plusieurs.

 

[29]           Les composés racémiques, appellés aussi des racémates, possèdent les mêmes atomes disposés dans le même ordre, mais ils contiennent des carbones asymétriques appellés des centres chiraux donnant lieu à deux configurations gauche (levo) et droite (dextro). Parfois, levo est simplement décrit comme (-) et dextro comme (+). La configuration gauche est l’image miroir de la configuration droite.

 

[30]           On dit qu’un racémate contient un nombre égal de molécules gauches et droites. Parfois ce concept est décrit par (±), quoique cela ne soit pas nécessaire pour un chimiste compétent capable d’identifier un centre chiral.

 

[31]           Si l’on sait qu’un composé est racémique et ne comprend qu’un seul centre chiral, comme c’est le cas pour l’ofloxacine, on sait également qu’il existe sous deux formes, gauche et droite. Chaque forme peut être détectée optiquement au moyen d’un dispositif tel qu’un polarimètre. Ce dispositif permettra de déterminer la forme faisant tourner la lumière vers la gauche (levo ou -) et celle faisant tourner la lumière vers la droite (dextro ou +). Selon le contexte, différents chercheurs peuvent détecter les molécules différemment.

 

[32]           Après avoir différencié les molécules gauche et droite, appellées énantiomères ou isomères optiques, on peut encore aller plus loin et déterminer celle qui produit la forme gauche ou droite. À des fins de représentation, la configuration où le groupe attaché au centre chiral est devant la page est représentée par un triangle solide; alors que le groupe situé derrière la page est représenté par un triangle en pointillé. On désigne ces deux configurations par les lettres S et R. Une fois que les composés gauche et droits sont identifiés et isolés, ils peuvent être soumis à des techniques telles que la diffraction des rayons X qui permettra de déterminer si le – est S ou R et le + est R ou S. Par exemple, la désignation S(-) signifie que le groupe attaché au centre chiral est devant la page et fait tourner la lumière vers la gauche. Une fois que la substance est désignée S ou R, il n’est plus nécessaire d’ajouter (-) ou (+) pour identifier la structure du composé comme étant un énantiomère particulier, bien que les mentions (-) ou (+) apporteront des renseignements supplémentaires.

 

[33]           Pour situer les faits dans le contexte du présent litige, l’ofloxacine était un composé connu. Un chimiste compétent aurait détecté facilement qu’il possédait un centre chiral et était, de ce fait, un racémate.

 

[34]           Lors de l’isolement de la levofloxacine, on s’est aperçu qu’une configuration produisait des énantiomères levo ou (-), faisant tourner la lumière vers la gauche; l’autre étant, bien entendu, dextro ou (+). Lorsqu’on a effectué une analyse plus détaillée de la configuration levo ou (-), on a confirmé que c’était la configuration S. Dès lors la configuration levo pouvait s’écrire de la façon suivante :

Ofloxacine S

 

ou

 

Ofloxacine S(-)

 

ou

 

acide S-9-fluoro-3-méthyl-10-(4-méthylpipérazin-1-yl)-7-oxo-2,3-dihydro-7H-pyrido[1,2,3-de][1,4]benzoxazine-6-carboxylique.

 

ou

 

acide S(-)-9-fluoro-3-méthyl-10-(4-méthylpipérazin-1-yl)-7-oxo-2,3-dihydro-7H-pyrido[1,2,3-de][1,4]benzoxazine-6-carboxyilque.

 

 

[35]           Avant que la lévofloxacine ne soit isolée, on savait que l’ofloxacine possédait une forme (+) et une forme (-). Cependant jusqu’à l’isolement et l’examen de la lévofloxacine, on ignorait si le composant (+) était R ou S ou si le composant (-) était R ou S. Dès lors, il était possible d’être en présence de produits comme :

L’ofloxacine R(+)

 

avec

 

l’ofloxacine S(-)

 

ou

 

l’ofloxacine R(-)

 

avec

 

l’ofloxacine S(+)

 

On a déterminé que c’était en réalité :

 

 

L’ofloxacine R(+)

 

avec

 

l’ofloxacine S(-)

 

Elles sont représentées au moyen de triangles, pleins ou pointillés, en bas à droite de la représentation de la molécule, là où le groupe CH3 est lié à la structure cyclique, comme suit :

 

                        Lévofloxacine

                        (Ofloxacine S(-))

 

 

                        Ofloxacine R(+)

 

 

[36]           Un racémate contient des quantités égales de (+) et de (-) et on peut donc écrire (±); cependant étant considéré inutile, ce symbole (±) est souvent omis. Lors de la séparation des composés (les énantiomères) et de l’isolement de l’un ou l’autre, le procédé d’isolement conduira à tout moment à des échantillons contenant une quantité plus élevée d’un des deux énantiomères. Cela est parfois appelé l’excès énantiomérique (ou e.e.) et constitue une mesure de pureté de l’échantillon. Donc, si un échantillon (100 %) contient 95 % de l’énantiomère (-) et 5 % de l’énantiomère (+), l’excès énantiomérique de l’énantiomère (-) sur l’énantiomère (+) est de 90 % (95 – 5 = 90). La plus ancienne séparation d’énantiomères aurait été effectuée par Louis Pasteur au milieu des années 1800 lorsqu’il a détecté au moyen d’un simple microscope optique de l’époque que l’acide tartarique cristallisait sous deux formes qui réfléchissaient la lumière différemment. Il les a séparées manuellement au moyen de pincettes.

 

Obtention de la lévofloxacine

[37]           Daiichi s’occupe de découvrir des médicaments, de les mettre sur le marché et de délivrer des permis à d’autres sociétés. Elle emploie plus d’un millier de personnes dans la recherche sur les médicaments. En juin 1980, les chercheurs de Daiichi, y compris M. Hayakawa, ont découvert le composé ofloxacine pour lequel des brevets ont été déposés au Japon, au Canada et ailleurs. L’ofloxacine était le premier composé de la classe des quinolones développé par Daiichi qui s’est avéré posséder les qualités nécessaires à une mise en marché en tant que médicament antimicrobien. Ce médicament a permis à Daiichi d’entrer sur le marché et de concurrencer d’autres quinalones telles que la ciprofloxacine commercialisée par Bayer.

 

[38]           Après la découverte de l’ofloxacine, Daiichi a cherché à élargir la portée de dérivés possibles. Le but était de « protéger le brevet », comme indiqué dans son plan d’affaires de la première moitié de l’année 1981. Le thème convenu de la recherche était d’obtenir la résolution optique de l’ofloxacine (appellée DL-8280), d’étudier son métabolisme et d’effectuer d’autres recherches connexes. La protection du brevet signifiait que Daiichi voulait s’assurer la protection du brevet contre des composés connexes de l’ofloxacine de façon à maintenir un avantage concurrentiel et à écarter les concurrents.

 

[39]           Au cours de 1981, les chercheurs de Daiichi ont entrepris d’isoler les isomères optiques de l’ofloxacine. Pour la forme (+), ils ont connu un certain succès mais d’autres recherches étaient nécessaires pour arriver à isoler la forme (-). Un rapport en date du mois d’août, probablement de 1981, indique qu’un certain M. Ebata, au moyen de recristallisations répétées quatre fois, a obtenu 200 mg de matières contenant la forme (-) dans un rapport de 5/1 par rapport à la forme (+), ce qui représente environ 83 % de la forme (-). Cette forme n’était pas la forme (-) de l’ofloxacine parce qu’un groupe avait été substitué sur la molécule pour faciliter le procédé d’isolement. À l’évidence, il aurait dû être facile d’enlever ce groupe afin d’obtenir l’énantiomère (-) de l’ofloxacine.

 

[40]           Il n’existe aucune évidence claire de ce qui est advenu de ce produit. M. Hayakawa affirme que, connaissant sa personnalité, il aurait donné les instructions de continuer à raffiner le produit autant que possible, mais comme il n’existe aucune trace écrite de l’obtention d’un produit plus raffiné, il suppose donc que le produit n’a pas pu être obtenu et que le projet a été abandonné. M. Collicott affirme que 200 mg du produit d’une telle pureté aurait été suffisant pour effectuer des essais sur les microbes ainsi que d’autres tests. M. Bartlett décrit cette activité comme étant un échec. Il n’existe tout simplement pas de documentation claire au sujet de ce qui s’est passé à ce moment-là.

 

[41]           Aux environs de novembre 1982, Daiichi rapporte que les chercheurs ont été en mesure d’obtenir une certaine quantité de la forme (+) de l’isomère optique de l’ofloxacine mais indique également que la question faisait l’objet d’autres études.

 

[42]           Un rapport couvrant la période de recherches à Daiichi du mois d’août 1983 au mois de mars 1984 indique que Daiichi avait obtenu quelques colonnes commerciales de CLHP à molécules chirales de type Pirkle afin de les aider dans leur projet d’isolement des isomères optiques de l’ofloxacine. Une de ces colonnes portait le nom de BAKERBOND. Daiichi avait aussi préparé sa propre version de ce genre de colonne. Le rapport indique que d’autres études étaient nécessaires.

 

[43]           En avril 1985, Daiichi mentionnait que, puisque Hoechst and J&J, qui étaient titulaires de licences relatives à l’ofloxacine délivrées par Daiichi, avaient demandé des données sur les isomères optiques, probablement parce que les organismes de réglementation gouvernementaux faisaient pression sur eux, elle tenterait d’arriver à une conclusion aussitôt que possible. Je considère qu’il s’agit de ce qui a déclenché chez Daiichi l’impulsion finale pour isoler les énantiomères. Elle a essayé deux méthodes, la colonne de CLHP, appellée procédé A dans le brevet, et un procédé enzymatique, appellé procédé B dans le brevet. En utilisant les colonnes de CLHP qu’elle avait acquises précédemment, Daiichi a réussi à obtenir les isomères optiques (-) et (+) à 100 % de pureté optique. On a attribué le code DR-3355 à la forme (-) et le code DR-3354 à la forme (+). C’était le premier isolement d’un produit très pur. Cependant, à ce moment-là on n’était pas encore certain si la forme (-) possédait une configuration S ou R ou si la forme (+) était R ou S. De plus, à cette époque, aucun test d’activité antimicrobienne, ou de toxicité, ou de solubilité n’avait été effectué. Donc, bien qu’on ait réussi à isoler la forme (-), on n’avait pas déterminé que c’était S (-), tel que revendiqué dans la revendication 4 à cette époque, et on n’avait pas non plus établi aucune de ses propriétés.

 

[44]           Un rapport de Daiichi daté de mai 1985 indique qu’on a obtenu jusqu’à 10 mg de (+) et de

 

(-) au moyen de la méthode de CLHP en avril et que les résultats des tests indiquent que la forme (-) DR‑3355 exhibe une activité antimicrobienne presque double de celle de l’ofloxacine DL-8280. Ceci constitue le premier test d’activité antimicrobienne. Un rapport provisoire de mai 1985 décrit l’isolement des formes (-) et (+) et la détermination de l’activité comme étant réellement « une très grande découverte ».

 

[45]           En juin 1985, la première des demandes de brevet au Japon a été déposée, elle visait la méthode de CLHP, procédé A.

 

[46]           En juin et juillet 1985, les travaux relatifs au procédé enzymatique de séparation, appelé procédé B, ont continué. En août 1985, un rapport de Daiichi mentionnait une « séparation étonnante ». En octobre 1985, la deuxième demande de brevet au Japon a été déposée et visait ce procédé enzymatique. Aucun essai n’avait été effectué en vue de déterminer la configuration S ou R, et aucun essai de toxicité ou de solubilité n’avait été réalisé.

 

[47]           Dans un rapport couvrant la période d’août à octobre 1985, Daiichi indique qu’elle a effectué des tests initiaux de toxicité sur des souris. On y trouve un diagramme présentant les mêmes renseignements que ceux qui apparaissent à présent dans le tableau 3 du brevet 080, excepté pour les valeurs de DL50 qui ne sont pas données. Dans le même rapport, on mentionne une solubilité de 22500 mg/ml ou 10 fois supérieure à celle de l’ofloxacine, tel que décrite au tableau 4 du brevet. La valeur de la DL50 de 203 pour l’ofloxacine (ou 208 au cas où il y aurait eu une faute d’impression) semble être simplement un chiffre accepté par Daiichi. La valeur de la DL50 de 244 (243,8) mg/kg pour les isomères optiques (+) et (-) est mentionnée pour la première fois en janvier 1986.

 

[48]           En décembre 1985, un rapport de Daiichi mentionne que le mois précédent (novembre) une analyse par diffraction de rayons X a été effectuée sur l’isomère optique (-). Cet isomère correspond à la forme S.

 

[49]           En janvier 1986, la troisième demande de brevet a été déposée au Japon. Il s’agit de la première demande divulguant la configuration S.

 

[50]           On peut voir à travers cette suite de développement que l’élément final de la revendication 4, à savoir la détermination de la configuration S, a été établi en décembre 1985. J’estime donc que décembre 1985 constitue la date pertinente de l’invention à considérer pour ce qui a trait au caractère inventif et évident de la revendication 4.

 

Les documents Gerster

[51]           Les documents sous forme d’affiche portant comme nom d’auteur M. John Gerster, un de 1982 et un de 1985, relatifs aux procédés d’obtention d’un médicament à base de quinolone connu sous le nom de fluméquine, sont importants pour l’argumentation des parties. La publication et la disponibilité de l’affiche de 1985 ne sont pas en litige. Il est reconnu que le document de 1985 a été le sujet d’une affiche présentée à un congrès à l’automne1985. Les scientifiques intéressés par le domaine des médicaments tels que les quinolones ont assisté à ce congrès. M. Hayakawa a admis qu’il avait assisté à ce congrès, pris des notes sur l’affiche présentée et était retourné au Japon où il avait adapté le procédé à la production de la lévofloxacine. Il a affirmé que ce procédé marchait bien. Ce procédé est une version de celui qui est décrit dans le brevet comme étant le procédé C et qui a été divulgué dans la troisième demande de brevet au Japon, déposée le 28 janvier 1986.

 

[52]           L’affiche de 1982 traitait de la fluméquine alors que celle de 1985 traitait d’un dérivé de la fluméquine. C’est là leur seule différence.

 

[53]           C’est la publication du document de 1982, sous forme d’affiche, qui est en litige. La preuve avancée par M. Gerster, que j’accepte sans réserve, est qu’un congrès de chercheurs médicaux comme lui s’est tenu à Toronto en juin 1982. Avant ou durant ce congrès, les participants ont reçu un livre contenant la liste des participants et les résumés des documents présentés, y compris ceux présentés sous forme d’affiche. La pièce D-97 est une copie d’une partie de ce livre qui comprend un résumé de l’affiche Gerster. Une copie de l’affiche pourrait avoir été envoyée par M. Gerster au président du congrès avant l’ouverture, mais on ne possède pas de preuve claire à ce sujet, à savoir si c’est l’affiche ou un résumé qui aurait été envoyé. Au congrès, M. Gerster a présenté une copie complète de l’affiche sur un panneau d’affichage de quatre par huit dans une zone de passage où les participants pouvaient l’examiner et parler à M. Gerster. M. Gerster ne se souvient de personne ayant pu demander une copie de l’affiche, mais il affirme qu’il en aurait fourni une si quelqu’un en avait exprimé le désir. On ne possède pas de preuve que quelqu’un ait jamais reçu une copie de l’affiche ou ait examiné le document affiché.

 

[54]           M. Hayakawa a témoigné qu’il avait assisté à un congrès à l’automne1985 et qu’il avait examiné l’affiche Gerster de 1985 et pris des notes. Il a témoigné que l’affiche de 1985 mentionnait l’affiche de 1982, qu’il n’a jamais vue. Il a demandé au bureau de Daiichi de New York d’essayer d’obtenir une copie de l’affiche Gerster de 1982, mais on n’aurait apparemment pas réussi à en obtenir une.

 

[55]           Les témoignages de l’expert M. Partridge, un consultant auprès de l’industrie des médicaments, qui a travaillé de nombreuses années dans cette industrie, et de Mme Langley, bibliothécaire en chef de la bibliothèque des sciences chimiques de Duke University, affirment que l’affiche Gerster de 1982 n’a pu être localisée au moyen d’aucun mécanisme de recherche, que ce soit en utilisant les techniques de 1985 ou de 2006. La preuve de la défenderesse, par l’intermédiaire de M. Collicott, est que le résumé de 1982, mais pas l’affiche, était disponible à la British Library.

 

[56]           L’affiche de 1982 traite de la fluméquine et non de l’ofloxacine ni de la lévofloxacine. Bien que les experts scientifiques aient discuté du rapport direct que la fluméquine pourrait avoir eu avec la lévofloxacine, il est clair que l’affiche de 1982 ne fait aucune révélation spécifique quant à la lévoflaxine. À cet égard, l’affiche de 1982 n’« antériorise » donc pas la lévofloxacine puisque, afin de faire valoir l’antériorité, le document aurait dû divulguer la lévofloxacine elle-même, comme on le verra plus en détail dans le présent énoncé des motifs. Dès lors, le document de 1982 ne peut s’appliquer qu’à la question de l’évidence. La loi concernant la disponibilité de documents imprimés relatifs aux questions de nouveauté (antériorité) est différente de la loi concernant l’invention ou l’évidence.

 

[57]           Pour pouvoir être traitée dans le cadre de l’invention ou de l’évidence, l’affiche de 1982 aurait dû être quelque chose qui, selon les preuves, était à la disposition d’une personne versée dans l’art ou dont on pouvait supposer qu’elle possédait les connaissances de 1985 (Mahurkar c. Vas‑Cath Canada Ltd. (1988), 18 C.P.R. (3d) 417 aux pages 432-36 (C.F.), conf. par 32 C.P.R. (3d) 409 (C.A.F.)). Il n’existe aucune preuve que quelqu’un d’autre que M. Gerster, sauf peut-être le président du congrès et quelques collègues de M. Gerster à Riker (3M), ait vu ou ait eu accès à l’affiche de 1982. Je suis satisfait à l’effet que l’affiche n’a pas été publiée pour la distribution et n’aurait pu être découverte au moyen de recherches raisonnablement diligentes en 1985. Un affichage public pendant trois heures lors d’une réunion scientifique ne signifie pas que cette affiche fait partie de la somme des antériorités qu’une personne versée dans l’art serait supposée posséder ou serait supposée acquérir elle-même au moyen de recherches raisonnablement diligentes.

 

[58]           Donc, je constate que l’affiche Gerster de 1982 ne fait pas partie de la somme des antériorités qui étaient connues ou qu’une personne versée dans l’art aurait pu découvrir en 1985 par des moyens raisonnables. Elle ne se rapporte donc ni à l’antériorité ni à l’évidence.

 

[59]           En ce qui concerne l’autre document, à savoir l’affiche Gerster de 1985, il ne peut servir aux fins d’antériorité parce qu’il n’avait pas été publié depuis deux ans à la date du dépôt de la demande de brevet au Canada (section 28(1)(b) de la « vieille » Loi sur les brevets). Cependant, dans la mesure où l’invention, telle que revendiquée dans la revendication 4, n’a été effectuée qu’après l’étude par M. Hayakawa de la copie de l’affiche du document de 1985, cette dernière peut être utilisée pour traiter la question de l’invention ou de l’évidence.

 

 

Demandes de brevet japonaises

[60]           Trois demandes de brevet japonaises sur la lévofloxacine ont été déposées, à savoir :

1.                  Demande numéro 134712/85 déposée le 20 juin 1985;

 

2.                  Demande numéro 226499/85 déposée le 11 octobre 1985;

 

3.                  Demande numéro 16496/96 déposée le 28 janvier 1986.

 

 

[61]           Parmi ces demandes, la première décrit la lévofloxacine comme un énantiomère (-) de l’ofloxacine et décrit un procédé de production qui est appelé présentement le procédé A. Il existe des données sur l’activité antimicrobienne, par contre aucune donnée sur la toxicité ou la solubilité ne sont fournies.

 

[62]           La deuxième demande décrit toujours la lévofloxacine comme étant seulement un énantiomère (-) de l’ofloxacine et décrit un autre procédé de production qui est appelé présentement le procédé B. Cette demande ne fournit aucune donnée supplémentaire sur l’activité microbienne et toujours aucune donnée sur la toxicité ou la solubilité.

 

[63]           La troisième demande, déposée le 28 janvier 1986, est la première à décrire la lévofloxacine comme étant un énantiomère S(-) de l’ofloxacine. Aucune donnée supplémentaire concernant l’activité antimicrobienne n’est présentée et toujours aucune donnée concernant la toxicité ou la solubilité.

 

[64]           La demande de brevet canadien a été déposée le 19 juin 1986. Elle revendique la « priorité » sur chacune des trois demandes de brevet japonais. Aux fins de la présente, cette revendication d’antériorité n’est pertinente que si aucune date d’invention antérieure n’est prouvée. La date de dépôt de la demande au Japon sera alors considérée comme la date de l’invention, à la condition que la demande comporte une description de l’invention revendiquée. La configuration S(-) a été divulguée en premier lieu dans la troisième demande de brevet japonais déposée le 28 janvier 1986. C’est environ un mois après la date de décembre 1985, date que j’estime être la date de l’invention en me basant sur les preuves.

 

[65]           Les données sur la toxicité et la solubilité que l’on trouve dans le brevet canadien ne sont présentes dans aucune des demandes de brevet japonais. Les preuves présentées au tribunal indiquent que les données sur la toxicité de la lévofloxacine ont été recueillies lors d’essais effectués chez Daiichi à la mi-octobre 1985. Les données relatives à la solubilité ont apparemment été déterminées par un membre du personnel de Daiichi en septembre 1985.

 

Suite des évènements relatifs à la lévofloxacine

[66]           La première réaction de Daiichi au développement de la lévofloxacine (appelée alors DR‑3355) manquait d’enthousiasme. En 1987, une proposition présentée à une réunion de promotion du développement (pièce 87, onglet 23) indiquait qu’il était difficile de dire si le DR-3355 était un candidat pour le développement suffisamment satisfaisant pour ce qui avait trait à l’activité antimicrobienne et au spectre antimicrobien. Cependant, étant donné les conditions du marché relatives à son produit, l’ofloxacine (appelé TARIVID au Japon), on devrait continuer à développer la lévofloxacine afin de distinguer clairement les deux. Cette politique du développement a proposé que la lévofloxacine était un peu faible pour être positionnée en tant que réel médicament post‑Tarivid, mais que les participants à la réunion s’efforceraient de trouver des arguments qui permettraient de la distinguer du Tarivid.

 

[67]           Il semble que, peu après la déposition de la demande de brevet japonais par Daiichi, au moins quatre groupes de concurrents ont annoncé avoir utilisé des méthodes identiques pour obtenir le même énantiomère (pièce 87, onglet 28, page 276). Il y a eu des discussions au procès au sujet de procédures de conflit au Bureau canadien des brevets, mais aucune preuve n’a été avancée sur ce sujet.

 

[68]           Il semble que l’ofloxacine (appelée FLOXIN en Amérique du Nord) ait connu un succès limité en tant que médicament antimicrobien. Le succès qu’il a obtenu était limité au traitement des infections urinaires et cervicales. Selon le témoignage de M. Kahn, la société Johnson & Johnson a cherché à améliorer sa pénétration sur le marché des quinalones en introduisant la lévofloxacine (LEVAQUIN) et en ciblant, en particulier, les infections respiratoires où elle a été mieux acceptée.

 

Succès commercial de la lévofloxacine

[69]           Les demanderesses ont fourni de nombreux éléments de preuve sur les ventes et le marketing de leur produit à base de lévofloxacine, connu en Amérique du Nord sous le nom de LEVAQUIN. Tous ces éléments de preuve se rapportent à des activités ayant eu lieu après le dépôt de la demande de brevet et, en fait, après la délivrance du brevet en 1992.

 

[70]           On prétend que la preuve du succès commercial serait utile à déterminer si ce qui est revendiqué comme invention est vraiment une invention. Cependant, ces preuves sont, au mieux, secondaires et doivent être considérées avec prudence parce que beaucoup de facteurs tels les compétences en marketing, le pouvoir de commercialisation, le manque d’autres solutions, le prix, ainsi que d’autres, qui n’ont rien à voir avec la valeur inventive peuvent contribuer au succès commercial (Creations 2000 Inc. c, Canper Industrial Products Ltd. (1988), 22 C.P.R. (3d) 389 à la p. 404 (C.F.); conf. par (1991), 34 C.P.R. (3d) 178 à la p. 183 (C.A.F.)).

 

[71]           La lévofloxacine a été mise sur le marché canadien aux environs de juin 1997. Peu avant, elle avait été lancée sur les marchés du Japon et des États-Unis. Les efforts de commercialisation étaient ciblés en particulier sur l’utilisation du médicament pour le traitement des maladies respiratoires telles que les pneumonies d’origine communautaire et nosocomiale. Les infections particulières traitées avec la lévofloxacine sont celles provoquées par l’organisme s. pneumonia (pneumonie streptococcique), qui est mentionnée dans le brevet. Il n’y a aucun doute que la lévofloxacine a remporté un certain succès commercial dans ce domaine. On peut dire la même chose de l’utilisation de la lévofloxacine pour le traitement des infections oculaires, y compris le traitement chirurgical de l’oeil. M. Low, un des témoins experts de la défenderesse, s’est engagé au cours du contre-interrogatoire, à la page 2173 :

« J’accepte le fait que le médicament est efficace contre la pneumonie streptococcique »

 

[72]           Dans son témoignage, le directeur de Janssen-Ortho, M. Khan, qui a élaboré le plan de marketing pour la lévofloxacine, insiste sur le fait que Janssen-Ortho avait commercialisé l’ofloxacine, qui avait connu un certain succès comme agent antimicrobien pour le traitement des infections urinaires. Toutefois, Janssen-Ortho n’avait pas pu remporter un plus grand succès avec ce médicament. Son plan marketing était axé sur les capacités de la lévofloxacine à traiter les infections respiratoires. De cette façon les deux médicaments pouvaient rester sur le marché, il est possible que ces médicaments pouvaient servir à traiter indifféremment l’une ou l’autre de ces infections, mais on a mis l’accent sur les utilisations particulières de chacune, à savoir que l’ofloxacine traitait les infections au-dessous de la ceinture et la lévofloxacine les infections au‑dessus de la ceinture.

 

[73]           La lévofloxacine n’est pas le médicament principal utilisé pour traiter les infections, la ciprofloxacine reste importante, ainsi que d’autres médicaments qui ne sont pas à base de quinolones. Dans certains domaines, la lévofloxacine a été remplacée par des quinolones de la « dernière génération ». Ceci étant dit, je considère que la lévofloxacine a atteint un succès commercial important particulièrement pour le traitement des infections de type s. pneumonia, un type d’infection qui n’est pas mentionné dans le brevet. Tous ces succès sont survenus bien après la délivrance du brevet et sont de peu d’aide pour déterminer si on était en présence d’une « conception originale » en décembre 1985.

 

Historique des procédures

[74]           Ces parties ont été auparavant en litige au Canada au sujet de ce brevet. Ce litige était fondé sur le Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité), DORS/93-133 [le Règlement]. Dans cette cause, la Cour a conclu que la prétention par Novopharm de l’invalidité des revendications pertinentes du brevet était « justifiée » en vertu du paragraphe 6(2) du Règlement. Dans cette affaire, Janssen-Ortho Inc. c. Novopharm Ltd., [2005], 35 C.P.R. (4th) 353, [2004] CF 1631), le juge Mosley de la présente Cour considérait, au paragraphe 29 de ses motifs, que la découverte des propriétés bénéfiques de l’isomère optique S(-) (de l’ofloxacine) constituait l’objet et l’utilité de ce brevet. Il a conclu, au paragraphe 85, que Novopharm avait démontré, selon la prépondérance des probabilités, qu’un technicien versé dans l’art serait arrivé directement et sans difficulté à la solution enseignée par le brevet simplement en effectuant des essais connus et routiniers avec le composé racémique ofloxacine. En conséquence, au paragraphe 87, il a jugé que le brevet n’était pas valide pour cause d’évidence, puisque Janssen n’avait pas démontré avec une prépondérance des probabilités que la prétention de Novopharm relative à l’invalidité sur ce motif n’était pas justifiée. La Cour d’appel fédérale a rejeté cet appel considérant qu’il était sans objet car un avis de conformité avait déjà été délivré (2005), 40 C.P.R. (4th) 1, 2005 CAF 6. La permission d’en appeler à la Cour suprême du Canada a été rejetée, [2005] 1 R.C.S. 776, 2005 S.C.C.A no 189. Ces conclusions ne constituent pas une chose jugée dans cette cause (Novartis AG c. Apotex Inc. (2002), 22 C.P.R. (4e) 450 au paragraphe 9 (C.A.F.), 2002 CAF 440).

 

[75]           Daiichi et une partie liée à Janssen-Ortho étaient allés en cour aux États-Unis contre une société connue sous le nom de Mylan (Ortho-McNeil Pharmaceutical Inc. et coll. c Mylan Laboratories Inc. et coll., 348 F. Supp. 2d 713 (N.D.W.V. 2004). Ce litige mettait en cause le brevet américain numéro 5,053,407 dont les termes, dans un but pertinent au présent litige, sont identiques à celui du brevet canadien. La revendication 2 du brevet américain est, à toute fin pratique, identique à la revendication 4 du brevet canadien. La cour des États-Unis a conclu que la revendication 2 du brevet américain portait sur une substance composée d’une quantité relativement pure de lévofloxacine optiquement active (page 30 des énoncés des motifs originaux émis par la cour). À la page 80, la cour observe qu’une personne ordinaire versée dans l’art posséderait un diplôme d’études supérieures (mais pas nécessairement un doctorat) en chimie, ou dans une discipline connexe, comprenant l’étude de la stéréochimie. Cette personne posséderait aussi soit a) une très grande expérience en laboratoire ou en clinique dans le domaine des recherches et du développement pharmaceutiques, soit b) une très grande connaissance des principes de pharmacologie et de la synthèse pharmaceutique. La cour a conclu, aux pages 105-106, que la défenderesse, Mylan, n’avait pas prouvé au moyen de preuves claires et convaincantes que le brevet américain était évident. Les autres attaques de Mylan contre la validité n’ont pas réussi non plus. L’appel de ce jugement a été rejeté par une décision « d’exception » de la United States Court of Appeals for the Federal Circuit, [2006] US App. LEXIS 7689 (Lexis)). Les décisions de la cour des États-Unis ne lient pas, bien entendu, la présente cour.

 

[76]           En conséquence, la Cour doit évaluer la preuve dont elle est saisie à la lumière du droit canadien et elle n’est liée par aucun précédent obligatoire.

 

Interprétation du brevet et de la revendication 4

[77]           L’interprétation du brevet est la responsabilité de la Cour. Tout brevet régi par l’ancienne Loi sur les brevets doit être interprété en fonction de sa date de délivrance, en l’occurrence le 23 juin 1992, et suivant le principe que le destinataire est une personne versée dans l’art, en tenant compte des connaissances que cette personne est censée posséder à la date où le brevet a été délivré. La Cour doit interpréter le brevet avant d’examiner les questions de validité ou de contrefaçon. L’interprétation du brevet est la responsabilité exclusive de la Cour, même si la Cour peut avoir recours à une preuve d’experts pour ce qui est de la signification de certains termes et des connaissances qu’une personne versée dans l’art est censée avoir possédées à l’époque pertinente (Whirlpool Inc. c. Camco Inc., [2000] 2 R.C.S. 1067 aux paragraphes 43 et suivants (Whirlpool); Burton Parsons Chemicals, Inc. c. Hewlett-Packard (Canada) Ltd., [1976] 1 R.C.S. 555 à la page 563; Western Electric Co. c. Baldwin International Radio of Canada, [1934] R.C.S. 570 à la page 572).

 

[78]           J’examinerai en premier lieu le mémoire descriptif.

 

i) Mémoire descriptif

[79]           Le mémoire descriptif commence à la page 1 avec une description du domaine de l’invention :

Domaine de l’invention

 

Cette invention porte sur les dérivés optiquement actifs de la pyridobenzoxazine et un procédé permettant de les préparer ainsi que des intermédiaires nouveaux utiles pour la préparation de tels dérivés. Plus particulièrement, elle porte sur les composés optiquement actifs de l’ofloxacine et de ses analogues, sur un procédé permettant de les préparer, ainsi que des produits intermédiaires utiles pour leur préparation.

 

[80]           Commençant à la même page, l’historique de l’invention est présenté :

Historique de l’invention

 

L’ofloxacine …est connue comme étant un excellent agent antimicrobien synthétique tel que divulgué dans la demande de brevet japonais ….

 

L’ofloxacine possède un carbone asymétrique en position 3 et est donc obtenue sous sa forme racémique …au moyen de procédés connus. Les présents inventeurs ont obtenu les composés optiquement actifs de la forme racémique de l’ofloxavine et ont constaté que le composé S(-) possède une activité antimicrobienne environ deux fois plus puissante que celle du composé (±), comme en font foi les essais d’administration par voie intraveineuse à des souris. Les présents inventeurs ont, par contre, observé que le composé R(+) possède une activité antimicrobienne ne représentant qu’environ 1/10 à 1/100 de celle du composé (±), alors que sa toxicité aiguë est à peu près égale à celle du composé (±). La forme S(-) de l’ofloxacine a donc des propriétés très recherchées, à savoir augmenter l’activité antimicrobienne et réduire la toxicité, et devrait constituer un agent pharmaceutique très utile, comparativement au composé (±). De plus, les formes libres de l’ofloxacine, aussi bien R(+) que S(-), ont une solubilité dans l’eau remarquablement élevée, comparativement à celle du composé (±) et des formes libres de composés de ce type, et elles peuvent être utilisées comme préparations injectables. Les données expérimentales présentées ci‑après mettront en évidence ces avantages.

 

[81]           Donc, dans l’historique, on stipule que le composé levogyre (appelé le composé S(-)) possède une activité antimicrobienne deux fois plus puissante et une toxicité plus faible que celles du mélange racémique. Le composé dextrogyre ou R(+) possède une activité microbienne représentant 1/10 à 1/100 de celle du mélange racémique et une toxicité à peu près égale. Les composés R(+) et S(-) sont beaucoup plus solubles que le composé racémique.

 

[82]           Un résumé de l’invention débute à la page 2 du brevet. Il commence par la description d’un composé particulier, appelé (X), qui est utile comme intermédiaire, à savoir, un composé de départ à partir duquel on peut préparer les isomères de l’ofloxacine et plus particulièrement la forme S(-). Le résumé se termine à la page 4 en mentionnant trois objets de l’invention :

Un objet de la présente invention est de produire de l’ofloxacine optiquement active et ses produits analogues.

 

Un autre objet de la présente invention est de produire un nouvel intermédiaire représenté par la formule (X) illustrée ci-dessus qui est utile pour synthétiser l’ofloxacine optiquement active et d’autres dérivés de la pyridobenzoxazine.

 

Un autre objet de la présente invention est de décrire un nouveau procédé de préparation de l’ofloxacine optiquement active et de ses analogues en utilisant le produit intermédiaire décrit plus haut.

 

[83]           À la page 4, une description détaillée de l’invention commence par une formule, appelée VI, représentant l’ofloxacine et ses analogues. Trois différents procédés de préparation de l’ofloxacine « optiquement active » sont présentés : le procédé A, le procédé B et le procédé C. À la page 19, il est indiqué que le procédé C est particulièrement préféré.

 

[84]           Les tableaux 2, 3, et 4 sont présentés à partir de la page 19. Le tableau 2 concerne l’activité antimicrobienne. Le tableau 3 concerne la toxicité et dans le tableau 4 on compare la solubilité de composants du racémate, à savoir les formes R(+) et S(-) de l’ofloxacine.

 

[85]           Dix-sept exemples spécifiques suivent. Les exemples 6, 7, 11 et 16 sont particulièrement pertinents à la revendication 4. L’exemple 17 est aussi inclus, les parties sont d’accord que cet exemple n’a rien à voir avec les questions traitées dans le présent cas.

 

[86]           Une divulgation supplémentaire apparaît aux pages 48 à 53. Elle concerne l’utilisation de ces composés comme médicaments antibactériens. Plusieurs utilisations spécifiques sont énoncées. Des exemples de composés tels que formulés sont fournis. Il faut noter qu’une telle divulgation ne se trouve pas dans le brevet américain connexe 5,053,407. Sinon, les spécifications des brevets canadien et américain sont essentiellement les mêmes. D’autres revendications incluses dans le brevet canadien sont appuyées par la divulgation supplémentaire, mais elles ne font pas partie du présent litige.

 

[87]           Le brevet canadien se termine par dix-neuf revendications. Les revendications 1, 3, 5, 10 et 11 visent un procédé de production d’un composé. Les revendications 2, 4 et 6 visent certains composés. La revendication 2 vise une classe de composés. Les revendications 4 et 6 visent des composés spécifiques. Les revendications 12, 13, 14, 15, 16 et 19 visent les sels des composés de la revendication 2. La revendication 17 vise un hydrate des composés de la revendication 2 et de leurs sels. La revendication 18 vise une composition pharmaceutique contenant les composés de la revendication 2.

 

ii) Interprétation de la revendication 4

[88]           Comme on l’a précisé, l’interprétation de la revendication en litige doit précéder les considérations en matière de validité et de contrefaçon, bien que cette dernière ne soit pas nécessaire, la contrefaçon ayant été admise. À la première lecture, la revendication 4 est la simplicité même. Comme mentionné précédemment, elle se lit comme suit :

4.         acide S(-)-9-fluoro-3-méthyl-10-(4-méthylpipérazin-1-yl)-7-oxo-2,3-dihydro-7H-pyrido[1,2,3-de][1,4]benzoxazine-6-carboxylique.

 

qui peut être raccourci en :

 

 Ofloxacine S(-)

 

ou encore :

 

Lévofloxacine

 

[89]           Dans l’arrêt Pfizer Canada Inc. c. Canada (Ministre de la Santé), (2006), 46 C.P.R. (4e) 244 à 251-264, 2005 CF 1725, j’ai exposé abondamment les principes d’interprétation d’une revendication et je ne me répéterai pas ici. Pour son interprétation de la revendication 4, remontant au 23 juin 1992, la Cour doit appliquer l’« ancienne » Loi sur les brevets. Une interprétation doit être objective, réalisée comme si elle était effectuée par une personne ordinaire versée dans l’art, au moment et dans le contexte de la description. Elle doit constituer une interprétation utilitaire à la revendication dans son cadre.

 

[90]           Dans ce cas, une personne ordinaire versée dans l’art peut être définie à partir du texte de la description du brevet. Le domaine de l’invention à la page 1 décrit l’invention comme portant sur des dérivés optiquement actifs de la pyridobenzoxazine, particulièrement les composés optiquement actifs de l’ofloxacine. À la même page, l’historique décrit l’ofloxacine comme étant un excellent agent synthétique antimicrobien. Il faut faire attention lors de la description d’une personne versée dans l’art parce qu’elle pourrait être définie d’une façon si étroite que peu de personnes, voire aucune, pourraient se qualifier. À l’inverse, si la description est trop générale, on court le danger d’inclure des personnes étrangères au domaine. La Cour doit avoir une attitude équitable et ouverte quant aux qualités qui font qu’une personne est versée dans l’art. Celle-ci doit être une personne ordinaire versée dans l’art, et non la moins qualifiée ou à l’esprit le plus lourd. On doit éviter d’inclure dans ce groupe de personnes ou d’exclure celles qui seraient trop intelligentes ou possédant trop de connaissances techniques. En outre, en ce qui concerne la preuve des connaissances d’une telle personne, la Cour d’appel fédérale a déclaré qu’il n’est pas nécessaire que le témoin soit cette personne, il suffit que ce témoin puisse donner une preuve adéquate que la personne en cause possédait les connaissances adéquates et la compréhension nécessaire au moment pertinent (Halford c. Seed Hawk Inc., 2006 CAF 275 au paragraphe 17). Je considère qu’une personne ordinaire versée dans l’art devrait au moins posséder une éducation universitaire de premier cycle ainsi que quelques années d’expérience dans le domaine des composés chimiques et de leurs dérivés optiquement actifs, particulièrement dans le domaine des composés utilisés en médecine.

 

[91]           La preuve révèle que, en juin 1992, une personne ordinaire versée dans l’art aurait compris que l’ofloxacine était un composé racémique et qu’il existait des techniques de séparation de tels composés permettant d’obtenir leurs isomères optiques (énantiomères) et qu’il fallait s’attendre à trouver certaines différences entre les propriétés des isomères et du composé racémique. À cet égard, dans l’introduction d’un rapport préparé en avril 1984 par Oya et Abe, employés de Daiichi, on explique l’état des connaissances qu’une personne ordinaire versée dans l’art aurait dû avoir en avril 1984 et certainement en juin 1992.

[Traduction] Dans les médicaments, on trouve des composés utilisés sous forme de racémate. Grâce aux progrès de la technologie de résolution optique, il est possible d’obtenir de nouveaux renseignements concernant les différentes propriétés biologiques, telles que l’efficacité et la toxicité du médicament liées à la stéréoisomérie. Il semble être très important de comprendre les propriétés chimiques et biologiques de chacun des isomères optiques en particulier. Pour ce faire, les méthodes d’isolation, d’analyse et de résolution de ces isomères sont devenues les technologies de base.

 

Parmi les méthodes classiques de résolution optique, on trouve les méthodes de séparation mécaniques, telles que la cristallisation fractionnée naturelle et la cristallisation préférentielle, et des méthodes basées sur les différences de propriétés physico-chimiques des diastéréoisomères, ainsi que les méthodes biochimiques basées sur des enzymes. Récemment, de nombreux rapports traitaient de la chromatographie liquide, en particulier l’isolement, l’analyse et la résolution optique de stéréoisomères au moyen de la chromatographie liquide à haute performance (CLHP). En particulier, les rapports traitant d’aminoacides étaient les plus nombreux et plusieurs exemples d’applications à des médicaments ont été rapportés. Dans le cas de la thalidomide par exemple, on a découvert que la forme R(+) n’était pas tératogène tandis que la forme S(-) provoquait des malformations. Dans le cas de la chloroquine qui est un médicament utilisé contre le rhumatisme, on a signalé des différences d’efficacité et de toxicité entre les formes (+) et (-) du médicament.

 

La séparation de stéréoisomères par CLHP est particulièrement avantageuse dans le domaine des médicaments parce qu’elle permet d’obtenir des renseignements au sujet du métabolisme ainsi que de l’efficacité et la toxicité du médicament. Simultanément, il est aussi possible de fractionner les antipodes. Si on réussit à séparer les stéréoisomères, on s’attend à un domaine d’application très étendu.

 

[92]           La spécification du brevet doit être interprétée à la lumière de cet historique. Aux pages 1 et 2, on peut lire :

« La présente invention est relative aux dérivés optiquement actifs de la pyridobenzoxazine…. Plus particulièrement, elle concerne les composés actifs de l’ofloxacine…”.

« L’ofloxacine…est obtenue sous sa forme racémique…. Les présents inventeurs ont obtenu les composés optiquement actifs de la forme racémique de l’ofloxavine et ont constaté que le composé S(-) possède une activité antimicrobienne environ deux fois plus puissante que celle du composé (±), et une toxicité aiguë (DL50) plus faible que celle du composé (±)…. La forme S(-) de l’ofloxacine a donc des propriétés très recherchées, à savoir augmenter l’activité antimicrobienne et une toxicité réduite, et devrait constituer un agent pharmaceutique très utile, comparativement au composé (±). De plus, les formes libres de l’ofloxacine, aussi bien R(+) que S(-), ont une solubilité dans l’eau remarquablement élevée, comparativement à celle du composé (±)… »

 

À la page 2, on peut lire dans le résumé de l’invention :

 

« À la suite de recherches effectuées dans le but de préparer spécialement la forme S(-) ayant l’ activité la plus élevée des deux isomères de l’ofloxacine… »

 

[93]           Dans les exemples qui suivent, l’ofloxacine S(-) est préparée. La pureté du produit préparé n’est pas indiqué explicitement dans les exemples, ni ailleurs dans le brevet. En utilisant l’exemple 6, on a calculé que le produit obtenu contenait environ 95 % de S(-) et 5 % de R(+) ou 90 pour cent d’excès énantiomérique de S(-).

 

[94]           Quant à la construction de la revendication 4 : l’ofloxacine S(-) constitue ce qui est clairement indiqué. Elle est différente de l’ofloxacine dans le mélange racémique (±). La revendication 4 traite du produit obtenu à partir du composé racémique ou au moyen d’un procédé débutant avec un composé intermédiaire plutôt qu’avec de l’ofloxacine. La pureté n’est pas stipulée et n’avait pas besoin de l’être. Le composé S(-) est une substance produite par des techniques supposées donner un composé S(-) raisonnablement pur. On nous dit que le composé S(-) est supposé être un agent antimicrobien utile possédant des propriétés antimicrobiennes plus efficaces que celles du mélange racémique tout en étant moins toxique et nettement plus soluble.

 

[95]           Donc, la revendication 4 pourrait être interprétée comme :

L’ofloxacine S(-), différente du produit constituant le racémate, obtenue sous une forme raisonnablement pure.

 

[96]           La revendication ne traite pas des propriétés ou usages médicaux, mais ces renseignements ne sont pas obligatoires. Pour les nouveaux composés, il suffit d’indiquer l’utilité dans le mémoire descriptif; il n’est pas nécessaire d’en faire mention dans la revendication. (Monsanto Canada Inc. c. Schmeiser (2001), 12 C.P.R. (4th) 204 (C.F.) au paragraphe 26, conf. par (2006), 21 C.P.R. (4th) 1 (C.A.F.) aux paragraphes 41 à 46, conf. par [2004] 1 R.C.S. 902; Aventis Pharma Inc. c. Apotex Inc. (2006), 43 C.P.R. (4th) 161 (C.F.) au paragraphe 82, conf. par (2006), 46 C.P.R. (4th) 401 (C.A.F.)).

 

[97]           Les questions relatives à la validité, soit l’antériorité, le caractère évident et l’ambiguïté, doivent être analysées en fonction de l’interprétation qui précède. Il faut se rappeler que, en vertu de l’article 45 de l’ancienne Loi sur les brevets, un brevet est réputé valide sauf preuve contraire. Il incombe à la défenderesse de prouver suivant la prépondérance de la preuve et de convaincre la Cour que la revendication 4 est invalide.

 

Antériorité et caractère évident

[98]           L’article 2 de la Loi sur les brevets précitée, qui définit le terme « invention », précise que l’invention doit présenter « le caractère de la nouveauté et de l’utilité ». La Cour suprême du Canada a rappelé le caractère essentiel de l’« ingéniosité inventive » pour la validité d’un brevet (Commissaire des brevets c. Farbwerke Hoechst A/G, [1964] R.C.S. 49 à la page 51).

 

[99]           Récemment, la Cour suprême du Canada a déclaré que pour être valide, une invention revendiquée doit être nouvelle, c'est-à-dire qu’elle ne doit pas avoir déjà été divulguée, indépendamment de ce qu’elle offre ou non un caractère inventif; elle doit être utile, et elle doit présenter une ingéniosité inventive (Bristol-Myers Squibb Co. c. Canada (Procureur général), [2005] 1 R.C.S. 533 au paragraphe 1, 2005 CSC 26). Le monopole conféré par un brevet ne devrait s’acquérir qu’au prix d’une divulgation nouvelle, ingénieuse, utile et non évidente (Apotex Inc. c. Wellcome Foundation Ltd., [2002] 4 R.C.S. 153 au paragraphe 37, 2002 CSC 77). L’exigence selon laquelle une revendication d’un brevet doit présenter un caractère de « nouveauté » a parfois été examinée par les tribunaux à partir de son antithèse, c'est-à-dire en se demandant si l’invention revendiquée comportait une antériorité. De la même façon, les tribunaux ont occasionnellement évalué l’exigence relative à l’ingéniosité inventive en fonction de son antithèse, le « caractère évident ».

 

[100]       Comme l’a affirmé la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Imperial Tobacco Ltd. c. Rothmans Benson & Hedges Inc. (1993), 47 C.P.R. (3d) 188 à la page 198, [1993] A.C.F. no 135 (QL), tant l’antériorité que l’évidence sont des questions de fait, mais chacune requiert une démarche différente. L’antériorité signifie que l’invention revendiquée, qu’elle ait été inventive ou non, était déjà connue du public, de sorte qu’aucun monopole à son égard ne peut par la suite être accordé à une seule personne. Par ailleurs, une invention revendiquée est qualifiée d’évidente et ne peut pas être monopolisée par une seule personne, même si l’invention peut vraisemblablement n’avoir pas été connue, si elle consiste en une chose qu’une personne versée dans l’art aurait été censée trouver de toute façon.

 

Antériorité

[101]       En ce qui a trait tout d’abord à la question de la nouveauté ou de l’antériorité, la défenderesse soutient que la divulgation antérieure de l’ofloxacine emporte antériorité au regard de l’objet de la revendication 4.

 

[102]       L’ofloxacine est décrite dans le brevet no 1,167,840 de Daiichi (le brevet 840), délivré le 22 mai 1984, ainsi que dans un article publié en mars 1983 par des membres du personnel de Daiichi, MM. Osada et Ogawa, dans une revue scientifique, Antimicrobial Agents and Chemotherapy. De ces deux sources, l’abrégé formulé dans la publication de Daiichi est le plus hermétique et le plus pertinent :

 

L’ofloxacine (DL-8280) [acide (±)-9-fluoro-2,3-dihydro-3-méthyl-10-(4-méthylpipérazin-1-yl)-7-oxo-7H-pyriodo[1,2,3-de][1,4]benzoxazine-6-carboxylique]a exhibé un spectre plus large et une activité antimycoplasmique plus puissante que ceux de l’acide pipémidique, de la norfloxacine, des tétracyclines et de la lincomycine, mais était inférieure à celle de l’érythromycine. Son activité mycoplasmique contre les isolats de Mycoplasma pneumoniae était aussi plus puissante que celles des autres quinolones et des tétracyclines.

 

[103]       La défenderesse affirme que ce document dévoilerait à une personne versée dans l’art que l’ofloxacine est un racémate (±) et est utile comme médicament antimicrobien. En s’appuyant sur des preuves telles que celles de MM. Caldwell et Collicott, la défenderesse affirme qu’une personne ordinaire versée dans l’art en lisant ce document saurait que l’un ou l’autre des isomères optiques du mélange racématique possédait une activité plus puissante que le racémate. La défenderesse prétend qu’une personne ordinaire versée dans l’art aurait eu, au début des années 1980, à sa disposition les appareils et la technique de séparation des isomères à partir du mélange racématique.

 

[104]       Ni le brevet 840, ni le document publié ne contiennent d’indication relative à une activité plus puissante de l’isomère optique de l’ofloxacine par rapport au racémate et ils n’instruisent pas non plus le lecteur sur la façon d’effectuer la séparation ou la production des isomères optiques.

 

[105]       Dans l’arrêt Free World Trust c. Électro Santé Inc., [2000] 2 R.C.S. 1024, 2000 CSC 66, la Cour suprême du Canada a décrit le critère applicable en matière d’antériorité au Canada. Elle indique au paragraphe 26 :

… La question qui se pose sur le plan juridique est de savoir si cet article renferme suffisamment d’information pour permettre à une personne ayant des compétences et des connaissances moyennes dans le domaine de comprendre, sans avoir accès aux deux brevets, « la nature de l’invention et de la rendre utilisable en pratique, sans l’aide du génie inventif, mais uniquement grâce à une habileté d’ordre technique ». En d’autres mots, les renseignements donnés par Solov’eva étaient-ils, « en termes d’utilité pratique, les mêmes que ceux que donnent les brevets contestés »?: … ou, pour reprendre l’exposé mémorable fait dans General Tire & Rubber Co. c. Firestone Tyre & Rubber Co., [1972] R.P.C. 457 (C.A. Angl.), à la p. 486 :

 

Aussi clair qu’il soit, un poteau indicateur placé sur la voie menant à l’invention du breveté ne suffit pas. Il faut prouver clairement que l’inventeur préalable a pris possession de la destination précise en y laissant sa marque avant le breveté.

 

Il est donc difficile de satisfaire au critère applicable en matière d’antériorité :

 

Il faut en effet pouvoir s’en remettre à une seule publication antérieure et y trouver tous les renseignements nécessaires, en pratique, à la production de l’invention revendiquée sans l’exercice de quelque génie inventif. Les instructions contenues dans la publication antérieure doivent être d’une clarté telle qu’une personne au fait de l’art qui en prend connaissance et s’y conforme arrivera infailliblement à l’invention revendiquée. (Beloit Canada Ltd. c. Valmet OY (1986), 8 C.P.R. (3d) 289 (C.A.F.), le juge Hugessen, à la p. 297)

 

 

 

[106]       La Chambre des lords a énoncé la question succinctement dans l’arrêt Synthon v. SmithKline Beecham PLC’s Patent, [2005] UKHL 59 au paragraphe 19 (Lexis), [2006] 1 All. E.R. 685, [2006] R.P.C. 10, en déclarant que l’antériorité comporte deux exigences : la mise à la disposition des moyens nécessaires [« enablement »] et la divulgation.

 

[107]       De l’avis de la défenderesse, l’énoncé [traduction] « uniquement grâce à une habileté d’ordre technique » et l’extrait « production de l’invention revendiquée sans l’exercice de quelque génie inventif » signifient que si une personne ordinaire versée dans l’art pouvait appliquer à la publication les connaissances actuelles et les techniques courantes à jour et qu’il en résultait l’invention revendiquée, il y aurait antériorité. Il ne s’agit pas là de l’interprétation correcte du critère de l’antériorité formulé par la Cour suprême du Canada.

 

[108]       Le critère établi par la Cour suprême exige que l’inventeur préalable ait pris possession très précisément de l’invention revendiquée « en y laissant sa marque » et que les instructions contenues pour y parvenir soient d’une clarté telle qu’une personne ordinaire au fait de l’art arrivera infailliblement à l’invention revendiquée. Ni le brevet 840 ni la publication de Daiichi ne laissent une telle « marque » ni ne donnent de telles instructions. Il n’y a pas d’antériorité au regard de l’objet de la revendication 4 du brevet.

 

Caractère évident

[109]       La Loi sur les brevets ne définit pas l’ingéniosité inventive. Le caractère évident a été défini pour la première fois récemment, dans la version de la Loi sur les brevets postérieure au 1er octobre 1996, dont l’article 28.3 (1993, ch. 15, art. 33) prévoit que « l’objet que définit la revendication […] ne doit pas [à la date pertinente] être évident pour une personne versée dans l’art […] eu égard à toute communication qui a été faite […] de manière telle qu’elle est devenue accessible au public […] ». Cette définition correspond à l’état du droit tel qu’il était généralement admis auparavant.

 

[110]       Le caractère évident dépend de la question de savoir si l’invention revendiquée possède une ingéniosité inventive suffisante pour justifier l’octroi d’un monopole. Cette question doit être tranchée par la Cour suivant la preuve mise à sa disposition, sur une base objective et en fonction de principes. Comme l’a affirmé le juge Hoffman dans l’arrêt Société Technique de Pulverisation Step v. Emson Europe Ltd., [1993] RPC 513 à la page 519 (C.A. Ang.) (Lexis), cette évaluation est une question de fait et de degré à laquelle il faut répondre conformément à la politique générale de la Loi sur les brevets de récompenser et d’encourager les inventeurs sans décourager d’autres personnes d’améliorer les technologies existantes.

 

[111]       Le critère classique établi par la Cour d’appel fédérale pour évaluer le caractère évident d’une invention a été formulé dans l’arrêt Beloit Canada Ltd. c. Valmet OY (1986), 8 C.P.R. (3d) 289 à la page 294 (Beloit) :

La pierre de touche classique de l’évidence de l’invention est le technicien versé dans son art mais qui ne possède aucune étincelle d’esprit inventif ou d’imagination; un parangon de déduction et de dextérité complètement dépourvu d’intuition; un triomphe de l’hémisphère gauche sur le droit. Il s’agit de se demander si, compte tenu de l’état de la technique et des connaissances générales courantes qui existaient au moment où l’invention aurait été faite, cette créature mythique (monsieur tout-le-monde du domaine des brevets) serait directement et facilement arrivée à la solution que préconise le brevet. C’est un critère auquel il est très difficile de satisfaire.

 

[112]       Cette définition se rapproche dangereusement de la définition de l’antériorité formulée par la Cour suprême du Canada s’il faut l’interpréter comme signifiant que la personne versée dans l’art « ne possède aucune étincelle d’esprit inventif ou d’imagination », que le fait d’arriver « directement et facilement » à la « solution que préconise le brevet » suppose qu’il ne doit y avoir qu’une seule façon d’arriver infailliblement à l’invention et que l’« invention décrite » est différente de la revendication correctement interprétée. Il ne servirait à rien d’examiner le caractère évident si ce critère, dans les faits, est très peu différent de celui de l’antériorité.

 

[113]       Pour se prononcer sur le caractère évident de manière objective et en se fondant sur des principes, la Cour doit tenir compte d’un certain nombre de facteurs. Le nombre et l’importance de ces facteurs peuvent varier selon les circonstances de l’espèce. La Cour n’étant pas un organisme scientifique, elle doit prendre en considération les faits de l’affaire, les opinions des experts et les circonstances mises en preuve pour arriver à une décision équilibrée (Molnlycke AB v. Procter & Gamble Ltd., [1992] FSR 549 (Ch.) (Lexis), [1994] RPC 49 (Ch.), aux pages 442 et suivantes). Il importe d’évaluer les facteurs à la date de l’invention, que l’on peut établir à décembre 1985. Ces facteurs comprennent les suivants :

 

1.         Quelle est l’invention revendiquée? La Cour doit se prononcer sur la revendication ou les revendications en cause telles qu’elles ont été interprétées par la Cour. N’est pas en cause l’« invention » décrite en général dans le brevet ou par les inventeurs, mais bien la revendication correctement interprétée.

 

2.         Qui est la personne versée dans l’art à laquelle le brevet s’adresse? À cet égard, le profil de la personne dépourvue d’esprit inventif et d’imagination dépeinte dans l’extrait précité de l’arrêt Beloit a été modifié par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Whirlpool. Au paragraphe 74, la Cour a précisé que même si elle n’est pas considérée comme une personne à l’esprit inventif, cette personne hypothétique est tenue pour raisonnablement diligente lorsqu’il s’agit de tenir à jour sa connaissance des progrès réalisés dans le domaine dont relève le brevet. Les connaissances usuelles des travailleurs versés dans un art évoluent et augmentent constamment.

           

3.         Quelle somme de connaissances et d’information la personne ordinaire versée dans l’art est-elle censée avoir, ou est-elle censée pouvoir raisonnablement obtenir, à la date de l’invention alléguée? Les connaissances ne sont pas toutes consignées par écrit, une bonne partie d’entre elles sont tout simplement communément connues et transmises d’une personne à l’autre. Comme une personne peut l’apprendre en cuisinant aux côtés de sa mère, tout n’est pas inscrit dans le livre de recettes. De même, toutes les connaissances consignées – parfois rapidement – par écrit ne font pas partie des connaissances qu’une personne ordinaire versée dans l’art est censée posséder ou trouver.

 

4.         Quel était le climat dans le domaine concerné à l’époque où l’invention alléguée a été conçue? L’état général de la technique englobe non seulement les connaissances et l’information, mais aussi les attitudes, tendances, préjugés et attentes.

 

5.         Quelle motivation, à l’époque où l’invention alléguée a été conçue, engageait à régler un problème reconnu? Il se peut qu’une motivation générale ait incité l’ensemble des personnes oeuvrant dans le domaine concerné à chercher une solution. Plus la motivation est inédite et personnelle, en dehors de toute motivation générale, plus l’on peut s’attendre à ce qu’une personne soit inventive. Si la motivation découle d’une source externe et que des concepts courants et des techniques éprouvées auraient pu mener à une solution, on peut penser que la solution a exigé de son auteur une moins grande ingéniosité inventive. La Cour suprême des États-Unis doit se pencher bientôt sur la question de la motivation dans l’affaire KSR International Co. v. Teleflex Inc., U.S. No. 04-1350, réexamen accordé le 26 juin 2006, qui doit être entendue le 28 novembre 2006.

 

6.         Combien de temps et d’efforts ont été consacrés à l’invention revendiquée? Ces efforts étaient-ils aléatoires ou focalisés? À cet égard, les tribunaux utilisent parfois des expressions comme « valant la peine d’être tenté », « directement et facilement » ou « examens de routine ». Il est inutile d’employer des expressions de ce genre car elles ont tendance à se glisser dans des énoncés de droit ou des déclarations de témoins experts. Le juge Sachs a désapprouvé l’utilisation de telles expressions dans General Tire & Rubber Company c. Firestone Tyre & Rubber Company Limited, [1972] R.P.C. 195 aux pages 211-212. Le temps investi et les dépenses liées aux efforts ne sont pas, en soi, des facteurs utiles puisqu’une invention peut être aussi bien le fruit d’un hasard chanceux que la simple mise en œuvre, sans ingéniosité, de techniques routinières ou de techniques requérant beaucoup de temps et d’argent.

 

Les facteurs qui se rapportent à une époque postérieure à la réalisation de l’invention alléguée ne présentent qu’une importance secondaire étant donné que la Cour, en dernière analyse, doit examiner l’« ingéniosité inventive » exercée au moment de la conception de l’invention. Ces facteurs secondaires comprennent :

 

7.         Le succès commercial. L’objet de l’invention a-t-il été accueilli rapidement et impatiemment par les consommateurs visés? Cette situation peut indiquer que de nombreuses personnes avaient à cœur de répondre au marché commercial. Elle peut aussi s’expliquer par autre chose que l’ingéniosité inventive, par exemple des aptitudes en marketing, une emprise sur le marché ou des caractéristiques étrangères à l’invention.

 

8.         Avantages reconnus ultérieurement. Il se peut que les inventeurs n’aient envisagé que certains avantages de l’invention alléguée mais que plus tard, eux-mêmes ou des tiers constatent que l’invention alléguée offre d’autres avantages qu’ils n’avaient pas identifiés auparavant. Ce facteur présente un intérêt limité pour apprécier l’ingéniosité inventive à la date de la réalisation de l’invention. La reconnaissance d’avantages ultérieurs peut elle-même, si ces avantages n’avaient pas été prévus, faire l’objet d’un brevet. Dans la mesure où les tribunaux américains, dans des cas comme Re Zenitz, 33 F. 2d 924, ont accordé une certaine importance aux avantages découverts ultérieurement, ces affaires ne traduisent pas l’état du droit canadien. Ce facteur ne devrait se voir attribuer qu’une importance négligeable, s’il en est.

 

9.         Les récompenses méritoires attribuées à l’invention même peuvent attester que la collectivité de personnes versées dans l’art concerné a estimé que cette réalisation présentait un intérêt.

 

Le facteur le plus dangereux, qu’il convient d’éviter ou d’utiliser avec la plus grande prudence, est le suivant :

10.       L’évaluation a posteriori. Il est par trop facile de voir comment il aurait été possible, même aisément, de parvenir à l’invention alléguée une fois qu’elle a été réalisée. Comme le soulignent certaines décisions, la simplicité n’exclut pas l’invention. Toutefois, si la découverte de la solution résulte d’un nombre restreint de décisions de nature courante, l’évaluation a posteriori peut confirmer tout simplement qu’il n’était pas nécessaire, pour y arriver, de faire preuve d’ingéniosité inventive. Par contre, si les questions à décider étaient nombreuses et les choix à exercer multiples, le fait de prendre les bonnes décisions et d’exercer des choix judicieux peut dénoter une inventivité.

 

Application des facteurs au cas en l’instance

[114]       En conséquence, si l’on applique ces facteurs à la preuve en l’espèce :

1.         L’invention revendiquée : la revendication 4 a été interprétée comme suit :

                        Ofloxacine S(-), différente du produit constituant le racémate, obtenue sous forme raisonnablement pure.

 

            La revendication ne traite pas des propriétés ni des utilisations du composé.

 

2.         La question de la personne versée dans l’art a déjà été analysée. Bien que cette personne, hypothétiquement, soit dépourvue d’esprit inventif et d’imagination, elle est raisonnablement diligente lorsqu’il s’agit de maintenir à jour sa connaissance des progrès réalisés dans le domaine en cause. Elle évolue et croît constamment. Elle ne représente pas le plus faible dénominateur commun du groupe, mais plutôt la personne ordinaire ou moyenne.

 

3.      Ensemble de connaissances. Cet ensemble comprendrait la connaissance de l’existence de l’ofloxacine comme étant un racémate utile en tant que composé antimicrobien possédant une toxicité acceptable. La personne versée dans l’art saurait que l’ofloxacine est racémique et, j’estime selon les éléments de preuve, que cette personne s’attendrait à ce que chacun des isomères optiques qui font partie du racémate possède des propriétés différentes de celles du racémate, mais que les connaissances de cette personne ne lui permettrait pas de connaître le niveau des différences ou de savoir si chacune des propriétés serait différente au même degré dans la même direction. Pour ce faire, il fallait fabriquer le produit et effectuer des tests. J’estime que selon les éléments de preuve, y compris ceux présentés par MM. Wentland, Klibanov, Hooper, Caldwell, Law et Collicott, on n’aurait pas pu prévoir les propriétés de chaque isomère optique; ces propriétés, activité antimicrobienne et toxicité, n’étant pas liées entre elles, pouvaient varier de façon différente. On ne pouvait le savoir sans avoir isolé l’isomère optique et l’avoir testé; on ne pouvait pas non plus savoir si cet isomère possédait des propriétés bénéfiques dans un ou plusieurs domaines ou encore des propriétés nuisibles qui contrebalanceraient les bonnes. C’était particulièrement vrai en 1985.

 

L’ensemble de connaissances aurait également inclus, en 1985, les moyens de résolution d’un racémate, en d’autres mots, les moyens pour séparer les isomères optiques d’un mélange racémique. Pour arriver à une certaine séparation ou résolution, on pouvait utiliser à petite échelle, ou échelle analytique, des colonnes comme les colonnes Pirkle ou les colonnes chirales de CLHP, constituées essentiellement par des tubes remplis de sable fin de silice chargés de substances sélectionnées, comme des substances protéiques. En 1985, ces connaissances en étaient à leurs premiers balbutiements et n’étaient pas considérées comme des techniques traditionnelles ou d’usage généralisé.

 

Plus tard en 1985, l’affiche Gerster était devenue disponible. Je constate, comme le confirment les éléments de preuve de M. Hayakawa, que cette affiche aurait constitué un modèle approprié pour une tentative de résolution d’un racémate du genre de celui qui est en litige ici. Je ne donne pas beaucoup de poids aux éléments de preuve de M. Klibanov dans ce domaine, mais j’en accorde beaucoup plus aux éléments très pragmatiques de M. Chong qui affirme ceci : s’il existe un document publié assez proche du domaine dans lequel vous travaillez, il serait tout à fait logique de le prendre en considération. Ce document de 1985 est tout particulièrement pertinent puisque M. Hayakawa l’a vu et en a pris copie avec l’intention d’essayer lui-même le procédé divulgué avant qu’il ne détermine que l’énantiomère (-) de l’ofloxacine possédait la configuration S. L’invention revendiquée est l’ofloxacine S(-), il faut donc inclure l’affiche Gerster dans l’antériorité sur la question de savoir si M. Hayakawa a exercé une « conception originale ». Cependant, l’application de techniques telles que celles de Gerster n’était pas traditionnelle ou habituelle. M. Hayakawa a été le premier à en reconnaître l’utilité et à l’utiliser à son avantage. Aucune preuve ne suggère que Gerster ou quelqu’un d’autre aurait appliqué cette technique à l’ofloxacine.

 

4.      Climat se rapportant à l’invention. Le climat dans le domaine se rapportant à l’invention est très bien exprimé dans le témoignage de MM. Wentland, Caldwell et Wentland, qui travaillaient dans le domaine au moment de la découverte. L’attitude prédominante était de chercher à adapter ou à modifier les composés nouvellement divulgués par d’autres et la plupart des efforts étaient dirigés sur des essais d’ajout, d’enlèvement ou de substitution de groupes sur la molécule. En fait, il s’agissait de la création de produits analogues. M. Wentland affirme qu’à l’époque on aurait porté peu d’attention aux énantiomères. Dans la preuve fournie par M. Caldwell, on constate qu’on était conscient de l’existence de la chiralité et qu’il existait un certain intérêt pour l’obtention d’énantiomères et l’étude de leurs propriétés. C’est une exagération par rapport au climat régnant dans le domaine en 1985. J’ai trouvé que l’article rédigé par M. Caldwell et publié en 2001, intitulé Do Single Enantiomers have Something Special to Offer, et sur lequel il a été questionné lors d’un contre-interrogatoire (pièce P129), donne le meilleur aperçu de ce qui se passait à l’époque. Dans cet article, il écrit entre autre ce qui suit :

Des études effectuées précédemment ont confirmé que les propriétés pharmacologiques des énantiomères seuls (isolés) pouvaient être très différentes de celles des racémates…(1904) … Malgré ces premières découvertes, les recherches sur les énantiomères sont restées quelque peu stagnantes jusqu’aux années 1980 lorsque les progrès technologiques ont permis la séparation des énantiomères à une échelle industrielle viable commercialement…Grâce à ces progrès, les chercheurs et les organismes de réglementation ont de plus en plus reconnu l’importance d’évaluer la constitution de produits pharmacocinétiques stéréosélectifs à des fins thérapeutiques et il s’est produit un regain d’intérêt en stéréochimie pour l’effet des médicaments.

 

 

« Au cours des vingt dernières années, on a vu une évolution graduelle de l’opinion des pharmacologues au sujet du potentiel offert par les énantiomères isolés des médicaments chiraux, ainsi qu’une sophistication de plus en plus grande des rôles que peuvent jouer les deux isomères sur les résultats thérapeutiques. »

 

       En 1985, l’examen des énantiomères de composés chiraux suscitait un intérêt grandissant, mais il en était encore à ses débuts. Le climat général qui régnait était toujours celui de la recherche de produits analogues au moyen de la substitution, de l’addition et de l’enlèvement de groupes au niveau moléculaire. La chiralité était seulement sur le point de devenir un sujet sérieux.

 

5.      Motivation. Les éléments de preuve montrent qu’en 1981, après la découverte de l’ofloxacine chez Daiichi, un certain intérêt, parmi d’autres, s’était développé chez Daiichi pour l’obtention des isomères optiques. À cette époque, l’intérêt était suscité par le souci de protéger, au moyen d’un brevet, tous les domaines connexes à l’ofloxacine qu’un concurrent aurait pu exploiter. Il n’existe aucune preuve, tout au moins avant 1985, qu’un concurrent ait choisi de le faire. On a essayé d’obtenir les isomères optiques et on a réussi à isoler l’isomère (-) en petite quantité, probablement suffisante pour effectuer quelques essais antimicrobiens. Cependant, le produit obtenu était apparemment considéré trop impur (5/1) et manquait d’intérêt à l’époque. Au début de 1985, un regain d’intérêt s’est manifesté quand les détenteurs d’une licence de Daiichi, Hoerst et Johnson & Johnson, ont apparemment été soumis à certaine pression de la part des autorités de réglementation sanitaire de leur pays pour fournir des données sur les énantiomères. De nouvelles tentatives ont conduit à l’obtention d’une certaine quantité d’énantiomère (-) en utilisant les procédés dénommés maintenant A et B. Plus tard en 1985, lorsque M. Hayakawa a vu l’affiche Gerster, il a adopté le procédé qui marchait bien et c’est ainsi qu’il a pu obtenir plus d’énantiomère (-), l’analyse de ce dernier a alors permis de déterminer que c’était la configuration S. Seule Daiichi était motivée à poursuivre les recherches dans ce domaine.

 

En septembre 1985, Daiichi avait déterminé les solubilités des énantiomères (-) et (+) et les avait comparées avec celle du racémate (±). En octobre 1985, les données sur la toxicité ont été établies.

 

La motivation de Daiichi est évidente. Elle possédait l’ofloxacine, initialement elle voulait protéger la portée du brevet. Par la suite, elle voulait soutenir ses détenteurs de licence en leur fournissant des données destinées à leurs autorités gouvernementales.

 

Il ne semble pas qu’une personne extérieure ait montré une certaine motivation pour explorer le domaine des énantiomères de l’ofloxacine. Selon les preuves présentées à cette cour, les concurrents n’ont manifesté aucun intérêt. Il ne semble pas non plus que la communauté scientifique ou académique ait manifesté de l’intérêt. Sans Daiichi, la levofloxacine aurait très bien pu ne jamais exister.

 

6.      Efforts. Les éléments de preuve montrent qu’on pouvait produire de très petites quantités de l’énantiomère (-) sous forme impure en utilisant des colonnes de CLHP disponibles dans le commerce. Apparemment, Daiichi a été découragée de poursuivre les recherches à cause de la faible pureté et de la petite quantité de produit obtenue. Cependant, la méthode enzymatique du procédé B appliquée au début de 1985 a donné des résultats satisfaisants de même qu’à la fin de 1985, le procédé C dérivé de l’affiche Gerster. Ces efforts représentaient un défi. On a utilisé des méthodes connues et on a réussi à obtenir une quantité appréciable d’énantiomère (-); cependant, il semblerait que seule Daiichi était prête à déployer les efforts nécessaires pour obtenir des résultats concluants.

 

Évènements ultérieurs :

 

7.      Succès commercial. Comme discuté ailleurs dans le présent énoncé des motifs, la levofloxacine a connu un succès commercial raisonnable. On peut attribuer une certaine partie de ce succès à la stratégie de mise en marché. Peu de poids est accordé à ce facteur.

 

8.      Avantages reconnus ultérieurement. La levofloxacine a été bien acceptée pour lutter contre les microbes du genre streptococcus pneumoniae et pour le traitement des infections de l’oeil. Aucune de ces deux utilisations n’est suggérée dans le brevet. Aucun poids n’est accordé à ces utilisations ultérieures.

 

9.      Récompenses méritoires. M. Hayakawa a reçu deux prix prestigieux, un de la communauté scientifique japonaise et l’autre de l’empereur du Japon. Les deux sont liés en partie à ses recherches sur la lévofloxacine. Un certain poids est accordé à ces prix.

 

10.  Évaluation a posteriori. La zone la plus dangereuse. Rétrospectivement, on peut affirmer que l’on savait que l’ofloxacine était chirale, qu’il existait des techniques et des appareils disponibles au début des années 80 permettant d’obtenir des énantiomères, qu’une fois obtenu on pouvait déterminer si l’énantiomère (-) était S ou R ainsi que ses propriétés relatives à l’activité antimicrobienne, la toxicité et la solubilité. Cependant, il n’y a que Daiichi qui a accompli ces tâches en 1985. D’autres poursuivaient d’autres voies, d’autres fluoroquinolones, des analogues d’autres fluoroquinolones et d’autres composés antimicrobiens tout à fait différents. À l’époque, il n’existait aucun intérêt scientifique pour les recherches dans le domaine qui a mené à la lévofloxacine.

 

[115]       Par conséquent, en tenant compte de tous ces facteurs, l’invention revendiquée est l’un des énantiomères de l’ofloxacine, un composé connu, l’énantiomère S(-) sous une forme relativement pure. La séparation de composés racémiques en leurs énantiomères était connue, mais tenait une place peu importante dans le monde de la chimie médicale dans la première moitié des années 1980. Les techniques connues et les dispositifs de séparation des composés racémiques en leurs énantiomères ne produisaient que de très petites quantités d’une substance impure, à peine suffisante pour intéresser quelqu’un travaillant dans ce domaine. Daiichi seule était motivée à pousser les recherches plus avant. À la suite de pressions, elle a trouvé les moyens, dont le procédé Gerster, de produire assez d’énantiomère (-) pour permettre l’identification de la configuration S, pour déterminer que ses propriétés antibiotiques étaient supérieures à celles de l’ofloxacine, que sa toxicité était pour le moins aussi bonne et que sa solubilité était supérieure. Grâce à des efforts de marketing, la lévofloxacine s’est taillée une place respectable sur le marché. Ce n’est pas l’invention la plus géniale, elle ne soulève pas d’« eurêka », mais son « génie inventif » est suffisant pour mériter la protection d’un brevet valide comme présenté dans la revendication 4.

 

[116]       Je reconnais que cette conclusion est différente de celle à laquelle mon frère le juge Mosley était arrivé dans le litige précédent d’avis de conformité entre ces deux parties. Il n’a pu bénéficier des nombreux témoignages qui sont maintenant devant moi, ni des témoignages en personne. Le critère qu’il a appliqué visait à vérifier la « justification » de l’allégation d’invalidité de la revendication 4 sur la base de l’évidence. Ici, je dois arriver à une conclusion de validité, ou non, selon la « prépondérance des probabilités » des preuves se trouvant devant moi. Ces déterminations ne sont pas faciles, chacune comporte l’évaluation des éléments de preuve présentées à la Cour. La norme de « justification » est quelque peu différente de celle de la validité, sur la prépondérance des probabilités, d’après la preuve soumise. Je constate que la défenderesse n’a pas réussi à établir que la revendication 4 était inadmissible sur la base de l’évidence ou du manque de génie inventif.

 

Ambiguïté et suffisance

[117]       La défenderesse conteste la validité du brevet sur deux autres produits et, en particulier, la revendication 4. Premièrement, la défenderesse affirme que la revendication 4 est ambiguë en omettant de spécifier quel niveau de pureté, si c’est le cas, est exigé par la revendication.

 

[118]       Deuxièmement, la défenderesse attaque la validité du brevet sur la base que les données de toxicité et de solubilité, telles que présentées aux pages 21, 22, au tableau 3, y compris les valeurs de la DL50, et au tableau 4, n’offrent pas une description claire et complète comme le prescrit l’article 34(1) de l’« ancienne » Loi sur les brevets..

 

[119]       En ce qui concerne la première de ces attaques sur la validité, ambigüité : la revendication 4, correctement interprétée, n’exige aucune explication ou paramètre respectant la pureté. La revendication 4 vise l’ofloxacine S(-) obtenue dans un état raisonnablement pur et n’étant pas celle contenue dans le racémate. Une personne ordinaire versée dans l’art saurait qu’il ne s’agit pas du composé S(-) comme on le trouve lié dans le mélange racémique. Une telle personne saurait également que le composé est raisonnablement assez pur pour fonctionner par exemple comme agent antimicrobien. Aucun nombre ou gamme spécifique, ou toute autre définition n’est exigé.

 

[120]       Quant à la deuxième question, celle de la suffisance, le paragraphe 34(1), dont il a été question précédemment, énonce ce qui suit :

34(1) Dans le mémoire descriptif, le demandeur

 

(a) décrit d'une façon exacte et complète l'invention et son application ou exploitation, telles que les a conçues l'inventeur;

 

(b) expose clairement les diverses phases d'un procédé, ou le mode de construction, de confection, de composition ou d'utilisation d'une machine, d'un objet manufacture ou d'un compose de matières, dans des termes complets, clairs, concis et exacts qui permettent à toute personne versée dans l'art ou la science dont relève l'invention, ou dans l'art ou la science qui s'en rapproche le plus, de confectionner, construire, composer ou utiliser l'objet de l'invention;

 

(c) s'il s'agit d'une machine, en explique le principe et la meilleure manière dont il a conçu l'application de ce principe;

 

(d) s'il s'agit d'un procédé, explique la suite nécessaire, le cas échéant, des diverses phases du procédé, de façon à distinguer l'invention d'autres inventions;

 

(e) indique particulièrement et revendique distinctement la partie, le perfectionnement ou la combinaison qu'il réclame comme son invention.

34(1) An applicant shall in the specification of his invention

 

(a) correctly and fully describe the invention and its operation or use as contemplated by the inventor;

 

 

(b) set out clearly the various steps in a process, or the method of constructing, making, compounding or using a machine, manufacture or composition of matter, in such full, clear, concise and exact terms as to enable any person skilled in the art or science to which it appertains, or with which it is most closely connected, to make, construct, compound or use it;

 

 

 

 

(c) in the case of a machine, explain the principle thereof and the best mode in which he has contemplated the application of that principle;

 

(d) in the case of a process, explain the necessary sequence, if any, of the various steps, so as to distinguish the invention from other inventions; and

 

 

(e) particularly indicate and distinctly claim the part, improvement or combination that he claims as his invention.

 

[121]       Il convient de comparer cette disposition avec les paragraphes 53(1) et (2) de l’ancienne Loi sur les brevets, qui prévoient expressément que le brevet est nul si le mémoire descriptif contient une addition ou une omission faite volontairement pour induire en erreur. Les paragraphes 53(1) et (2) sont rédigés comme suit :

53(1) Le brevet est nul si la pétition du demandeur, relative à ce brevet, contient quelque allégation importante qui n'est pas conforme à la vérité, ou si le mémoire descriptif et les dessins contiennent plus ou moins qu'il n'est nécessaire pour démontrer ce qu'ils sont censés démontrer, et si l'omission ou l'addition est volontairement faite pour induire en erreur.

 

(2) S'il apparaît au tribunal que pareille omission ou addition est le résultat d'une erreur involontaire, et s'il est prouvé que le breveté a droit au reste de son brevet, le tribunal rend jugement selon les faits et statue sur les frais. Le brevet est réputé valide quant à la partie de l'invention décrite à laquelle le breveté est reconnu avoir droit.

 

53(1) A patent is void if any material allegation in the petition of the applicant in respect of the patent is untrue, or if the specification and drawings contain more or less than is necessary for obtaining the end for which they purport to be made, and the omission or addition is wilfully made for the purpose of misleading.

 

 

 

(2) Where it appears to a court that the omission or addition referred to in subsection (1) was an involuntary error and it is proved that the patentee is entitled to the remainder of his patent, the court shall render a judgment in accordance with the facts, and shall determine the costs, and the patent shall be held valid for that part of the invention described to which the patentee is so found to be entitled.

 

La défenderesse a précisé à l’instruction qu’elle ne fondait pas son argumentation sur l’article 53, mais uniquement sur le paragraphe 34(1).

 

[122]       Le paragraphe 34(1) ne prévoit aucune sanction pour le cas où un brevet omet de décrire l’invention de façon exacte, complète et claire. Néanmoins, les tribunaux, notamment la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Pioneer Hi-Bred Ltd. c. Canada (Commissaire des brevets), [1989] 1 R.C.S. 1623 aux pages 1637-1638, [1989] A.C.S. no 72 au paragraphe 27 (QL) (Pioneer Hi-Bred), ont statué que le brevet doit divulguer tout ce qui est essentiel au bon fonctionnement de l’invention. Pour être complet, le brevet doit respecter deux conditions. En premier lieu, l’invention doit y être décrite et la façon de la produire ou de la construire définie, sous peine d’ambiguïté. Deuxièmement, le brevet doit définir la nature de l’invention et décrire la façon de la mettre en opération, sinon il est invalide parce que l’invention n’est pas suffisamment décrite.

 

[123]       En ce qui concerne la suffisance, je n’ai aucun doute après avoir entendu les experts que les données sur la toxicité et la solubilité présentées dans le brevet sont limitées. Le tableau des données sur la toxicité a été identifié par les experts comme étant préliminaire et servant à évaluer si un développement ultérieur d’un médicament candidat était justifié. Ce ne sont pas des analyses complètes de la toxicité. Les experts s’accordent pour affirmer que les données sur la DL50 présentées dans le brevet ne sont clairement pas tirées du tableau 3. Le brevet ne donne aucune base pour ces chiffres et il ne présente aucun intervalle de confiance (une plage qui est souvent donnée pour indiquer que la DL50 est un nombre statistiquement dérivé et présente un certain niveau de variabilité). Dans le brevet, la valeur donnée pour la DL50 de l’ofloxacine de 203 mg/kg ( toutes les parties conviennent qu’il s’agirait d’une erreur typographique et devrait être 208 mg/kg) est clairement en désaccord avec le nombre de la DL50 pour l’ofloxacine de 380 mg/kg présenté à la page 11 du brevet 840. Les experts de toutes les parties sont d’accord pour affirmer que plusieurs facteurs tels l’âge, le poids et le sexe des animaux, ainsi que la vitesse d’injection et beaucoup d’autres, peuvent avoir un effet sur les valeurs de la DL50. Il n’y avait pas de consensus quant au chiffre exact, si c’était 208 ou 380, ou à la raison de l’existence de cette anomalie.

 

[124]       En ce qui concerne les données sur la solubilité, à nouveau, elles sont limitées. On ne possède pas de renseignements suffisants sur les conditions dans lesquelles on a effectué les essais de solubilité de chacun des énantiomères (-) et (+) et du racémate (±). Les experts, MM. Myerson et Matzger, ont discuté de la précision de ces chiffres et de la variation des résultats selon que les substances étaient hydratées, semi-hydratées ou qu’elles auraient subi des changements pendant les essais en solution.

 

[125]       Il y avait un débat entourant la toxicité de la lévofloxacine, pour savoir si sa toxicité était, en fait, plus ou moins importante que celle de l’ofloxacine ou sensiblement la même. La société Janssen‑Ortho ou ses filiales ont apparemment affirmé aux autorités gouvernementales que les toxicités étaient à peu près les mêmes. Il y a eu aussi un débat au sujet de la solubilité réelle de la lévofloxacine comparée à celle de l’ofloxacine. Elle pourrait être calculée environ neuf fois supérieure à celle de l’ofloxacine ou même moins jusqu’à environ cinq fois.

 

[126]       Je trouve que le manque de données sur la toxicité et la solubilité, ainsi que les incongruités soulevées, n’affectent pas la validité du brevet. En fin de compte, ce que le brevet affirme est présenté à la page 2. La forme S(-) de l’ofloxacine possède une plus grande activité microbienne, une toxicité réduite et une solubilité dans l’eau remarquablement plus élevée, lui donnant la chance de devenir un agent pharmaceutique très utile. Cette déclaration est exacte. Découvrir cette distribution d’attributs, nommément, plus de propriétés bénéfiques et à tout le moins pas plus de propriétés nuisibles, était en soi remarquable.

 

[127]       Il eût certes été souhaitable que le brevet présente des données plus exhaustives et de meilleure qualité, mais il n’existe à l’heure actuelle au Bureau des brevets aucun mécanisme permettant de contraindre un demandeur à produire des données additionnelles ou à justifier les données formulées dans le brevet. Si l’on peut penser qu’il est vraisemblablement possible d’user à l’occasion d’une certaine dose de persuasion, il reste qu’aucune disposition législative ou réglementaire ne permet d’imposer la production de données additionnelles. Le brevet peut être invalidé, comme l’a exposé la Cour suprême dans l’arrêt Pioneer Hi-Bred; toutefois, j’estime que les données fournies dans le brevet ne sont pas, en l’espèce, insuffisantes au point de justifier son invalidation.

 

Réparations

[128]       Ayant rejeté la contestation relative à la validité de la revendication 4, la Cour doit examiner les réparations qu’il convient d’accorder, puisque la défenderesse a reconnu la contrefaçon. Dans l’exposé de leur demande, les demanderesses ont prié la Cour de se prononcer sur la contrefaçon et sollicité une injonction, la remise ou la destruction, une déclaration quant à la validité, des dommages-intérêts ou, au choix, la restitution des bénéfices, des dommages‑intérêts majorés, punitifs et exemplaires, les intérêts avant et après jugement, les dépens et autres réparations. À l’instruction, les demanderesses ont renoncé à leur demande de dommages‑intérêts majorés, punitifs et exemplaires.

 

[129]       La Cour rendra une ordonnance attestant la validité de la revendication 4 et sa contrefaçon.

 

[130]       Le 3 mai 2005, la Cour a rendu une ordonnance prescrivant que l’instruction en l’espèce porte sur les questions relatives à la validité et à la contrefaçon du brevet et qu’il soit statué séparément sur la demande d’injonction permanente et sur l’attribution des réparations pécuniaires pour contrefaçon. L’ordonnance n’aborde pas la question du droit des demanderesses à la restitution des bénéfices. Le montant des bénéfices fait partie des réparations pécuniaires, mais non la question du droit à cette mesure.

 

[131]       En vertu du paragraphe 55(1) de l’ancienne Loi sur les brevets, le breveté, en l’occurrence Daiichi, et toute personne réclamant du breveté, Janssen-Ortho, ont droit d’être indemnisés de tous les dommages qu’ils ont subis en raison de la contrefaçon. L’article 57 confère à la Cour le pouvoir discrétionnaire de prononcer une injonction et d’ordonner de rendre compte des bénéfices. Normalement, une ordonnance de remise ou de destruction du matériel contrefaisant suit l’ordonnance d’injonction. Dans le cadre des attributions habituelles d’une cour supérieure d’archives, la Cour peut ordonner le paiement d’intérêts avant et après jugement, au taux et selon les modalités qu’elle établit, et adjuger les dépens.

 

[132]       J’ai récemment examiné les facteurs afférents à l’octroi de réparations dans la décision Merck & Co. c. Apotex Inc., 2006 CF 524 aux paragraphes 224 à 241 (Merck), décision à l’égard de laquelle la Cour d’appel fédérale a rendu jugement le 10 octobre 2006, 2006 CAF 324, modifiant dans une certaine mesure les réparations accordées dans cette affaire. La restitution des bénéfices est une réparation en equity, que je n’ai pas accordée aux demanderesses qui ont eu gain de cause dans Merck en raison d’une certaine conduite de leur part. Il incombe cependant à la partie qui sollicite une réparation en equity, comme la restitution des bénéfices, de justifier l’exercice du pouvoir en equity de la Cour. En l’espèce, les demanderesses n’ont présenté aucun élément à cet égard. Si ce n’est que les demanderesses ont eu gain de cause, je n’ai aucune raison d’accorder une réparation de cette nature. En conséquence, je n’ordonnerai pas la restitution des bénéfices.

 

[133]       Quant à l’injonction, il s’agit d’une réparation qui suit normalement un jugement concluant à la contrefaçon d’un brevet valide. Même si la présente action, intentée il y a quelque deux ans à peine, n’est pas en instance depuis aussi longtemps que les délais encourus dans l’affaire Merck, précitée, la Cour doit tenir compte du fait qu’elle a, dans une autre procédure, refusé d’interdire qu’un avis de conformité soit accordé à la défenderesse, de sorte que la défenderesse a accédé au marché et commencé à vendre ses produits à base de levofloxacine. La Cour d’appel d’Angleterre, dans l’arrêt Minnesota Mining & Manufacturing Co. c. Johnson & Johnson Ltd., [1976] RPC 671, aux pages 676 et suivantes, a examiné l’importance de l’exercice du pouvoir discrétionnaire dans l’octroi d’une injonction permanente. J’accorderai donc une injonction, mais celle-ci ne prendra effet qu’à l’expiration de trente jours à compter du prononcé des présents motifs, soit le délai accordé pour interjeter appel. Dans l’intervalle, la défenderesse peut continuer à vendre ou à écouler ses produits à base de levofloxacine en sa possession, sous sa garde ou sous son contrôle, mais seulement dans le cours normal de ses activités et pourvu que tous les montants perçus à cet égard soient comptabilités et gardés dans un fonds en fiducie distinct pour être versés aux demanderesses ou selon leurs instructions au plus tard le 31 décembre 2006. Ces montants devront être pris en compte, par déduction ou autrement, dans le calcul du montant définitif des dommages-intérêts.

 

[134]       En ce qui a trait à la remise ou à la destruction des produits à base de levofloxacine, la défenderesse peut opter pour la destruction des produits qu’elle aura en sa possession à l’expiration du délai de trente jours susmentionné ou pour la remise du matériel restant aux demanderesses, suivant les instructions de ces dernières. La remise, le cas échéant, devra s’effectuer dans la région du Grand Toronto, où la demanderesse exerce ses activités. Si cette remise devait être faite à l’extérieur de cette région, les demanderesses devraient prendre les coûts à leur charge.

 

[135]       La Cour accorde les intérêts avant jugement sur tout montant alloué à titre de dommages‑intérêts. Les intérêts ne doivent pas être des intérêts composés. Le taux de ces intérêts doit être calculé séparément pour chaque année depuis le début de la contrefaçon au taux bancaire annuel moyen établi par la Banque du Canada comme le taux minimal auquel la Banque du Canada consent des avances à court terme aux banques énumérées à l’annexe I de la Loi sur les banques, S.R.C. 1985, ch. B-1.

 

[136]       Des intérêts après jugement, non composés, suivront la détermination du montant des dommages-intérêts, au taux de cinq pour cent (5 %) établi dans la Loi sur l’intérêt, S.R.C. 1985, ch. I-15, art. 4.

 

[137]       Je diffère ma décision quant aux dépens et demande aux parties de fournir, dans un délai de dix (10) jours à compter du prononcé des présents motifs, leurs observations écrites sur les dépens. Ces observations devront traiter les questions énoncées au paragraphe 400(3) des Règles des Cours fédérales, notamment les experts, le nombre d’avocats, les débours, toute offre de règlement et toute autre question qu’il convient d’examiner pour l’adjudication de dépens. Les observations ne doivent pas dépasser dix (10) pages.

 

 


JUGEMENT

 

Pour les motifs exposés ci-dessus, à la suite de l’instruction d’une partie de la présente action tenue à Toronto (Ontario) du 5e jour de septembre 2006 au 4e jour d’octobre 2006, la Cour prononce le présent jugement, dont la date correspond à celle des motifs susmentionnés :

 

1.                  La revendication 4 du brevet canadien no 1,304, 080 est valide et a été contrefaite par la défenderesse Novopharm Limited en ce que Novopharm a vendu, offert en vente et autrement fait le commerce au Canada de produits contenant de la levofloxacine.

 

2.                  La Cour accorde une injonction qui prendra effet à l’expiration d’un délai de trente (30) jours à compter du prononcé des présents motifs, laquelle injonction interdit à la défenderesse et à toute personne sur qui elle exerce un contrôle de vendre, d’offrir en vente ou de faire autrement le commerce au Canada de produits contenant de la levofloxacine, étant entendu cependant que, entre la date des présents motifs et l’expiration du délai de trente (30) jours susmentionné, la défenderesse peut continuer à vendre ou à écouler, dans le cours normal de ses activités, les produits en cause qui sont déjà en sa possession, sous sa garde ou sous son contrôle à la date du présent jugement, pourvu que tous les montants perçus à cet égard soient comptabilités et gardés dans un fonds en fiducie distinct pour être versés aux demanderesses ou selon leurs instructions au plus tard le 31 décembre 2006.

 

3.                  La défenderesse peut opter pour l’une ou l’autre des mesures énoncées ci-dessous au regard des produits contenant de la levofloxacine qui sont en sa possession, sous sa garde ou sous son contrôle à la date du prononcé du présent jugement :

 

a)      vendre ces produits dans le cours normal de ses activités conformément au paragraphe 2 ci-dessus, pourvu qu’elle se départisse de tous les produits non vendus à l’expiration de la période de trente (30) jours de la façon prévue à l’alinéa b) ou à l’alinéa c) ci-dessous;

 

b)      détruire ces produits et fournir un affidavit d’un agent compétent de la défenderesse attestant cette destruction;

 

c)      remettre ces produits aux demanderesses au lieu et de la manière précisés par les demanderesses, étant entendu que si cette remise doit être faite à l’extérieur de la région du Grand Toronto, les demanderesses devront en prendre les coûts à leur charge;

 

4.                  Les demanderesses ont droit d’être indemnisées par la défenderesse de tous les dommages subis en raison des activités de la défenderesse qui constituent une contrefaçon de la revendication 4 du brevet. La Cour tiendra une instruction séparée, précédée d’une communication préalable si les parties en font la demande, pour déterminer le montant des dommages et des intérêts accordés par le présent jugement. Tout montant versé conformément au paragraphe 2 ci-dessus devra être pris en compte, par déduction ou autrement, dans le calcul définitif du montant des dommages-intérêts.

 

5.                  Les demanderesses ont droit aux intérêts avant jugement sur le montant des dommages‑intérêts, intérêts non composés calculés séparément pour chaque année depuis le début de la contrefaçon au taux bancaire annuel moyen établi par la Banque du Canada comme le taux minimal auquel la Banque du Canada consent des avances à court terme aux banques énumérées à l’annexe I de la Loi sur les banques, S.R.C. 1985, ch. B-1.

 

6.                  Les demanderesses ont droit aux intérêts après jugement, non composés, au taux de cinq pour cent (5 %) par année. Ces intérêts sont comptabilisés à compter de la détermination définitive du montant des réparations pécuniaires; avant cette date, les intérêts avant jugement s’appliquent.

 

7.                  Les parties présenteront des observations sur les dépens dans un délai de dix (10) jours à compter de la date du présent jugement conformément aux directives exposées dans les motifs.

 

« Roger T. Hughes »

Juge

 

 

Traduction certifiée conforme

Thanh-Tram Dang, B.C.L., LL.B.

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

DOSSIER :                                                    T-2175-05

 

INTITULÉ :                                                   JANSSEN-ORTHO ET AL. c. NOVOPHARM LIMITED

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                             TORONTO (ONTARIO)

 

DATES DE L’AUDIENCE :                         DU 5 AU 28 SEPTEMBRE 2006

                                                                        DU 3 AU 5 OCTOBRE 2006

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                                          LE JUGE HUGHES

 

DATE DES MOTIFS :                                  LE 17 OCTOBRE 2006

 

COMPARUTIONS :

 

Neil Belmore

Ken Clark

Roger Tam

POUR LA DEMANDERESSE

JANSSEN-ORTHO INC.

 

 

Michael E. Charles

Andrew I. McIntosh

Joshua Spicer

POUR LA DEMANDERESSE

DAIICHI PHARMACEUTICAL CO., LTD.

 

 

David W. Aitken

Bradley White

Marcus Klee

Geoffrey North

POUR LA DÉFENDERESSE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

GOWLING LAFLEUR HENDERSON LLP

Toronto (Ontario)

POUR LA DEMANDERESSE

JANSSEN-ORTHO INC.

 

 

BERESKIN & PARR

Toronto (Ontario)

POUR LA DEMANDERESSE

DAIICHI PHARMACEUTICAL CO., LTD.

 

 

OSLER, HOSKIN & HARCOURT LLP

Ottawa (Ontario)

POUR LA DÉFENDERESSE

 

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