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Date : 20230608


Dossier : T‑1627‑16

Référence : 2023 CF 780

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 8 juin 2023

En présence de madame la juge St‑Louis

ENTRE :

ELI LILLY CANADA INC., ELI LILLY AND COMPANY, LILLY DEL CARIBE, INC., LILLY, S.A. et ICOS CORPORATION

demanderesses/défenderesses reconventionnelles

et

MYLAN PHARMACEUTICALS ULC.

défenderesse/demanderesse reconventionnelle

ORDONNANCE ET MOTIFS PUBLICS

I. Introduction

[1] La présente ordonnance a trait aux dépens et aux débours à payer à la suite du jugement et des motifs connexes par lesquels j’ai fait droit aux demandes reconventionnelles des défenderesses Mylan Pharmaceuticals ULC (ci‑après appelée « Mylan »), Teva Canada Limitée, Pharmascience Inc. et Laboratoire Riva Inc. ainsi qu’Apotex Inc., j’ai statué que les revendications invoquées par les demanderesses (appelées ci-après, collectivement, « Lilly ») dans le cadre du brevet canadien no 2 226 784 [le brevet 784] étaient invalides pour cause de portée excessive et d’insuffisance et j’ai rejeté la contrefaçon de Lilly à l’encontre de chacune des défenderesses, relativement au brevet 784 (2022 CF 1398). J’ai ensuite remis à plus tard la question des dépens, autorisé les parties à déposer des observations écrites à cet égard, mais adjugé à Lilly les dépens relatifs à la requête en radiation pour cause de ouï‑dire, conformément à l’article 407 des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106 [les Règles]. Mylan et Lilly ont déposé des observations écrites sur les dépens engagés dans le cadre du procès sommaire.

[2] Il me faut donc décider quelle partie a droit aux dépens, de même que le montant à adjuger.

[3] Comme les défenderesses ont eu gain de cause au procès sommaire, j’adjugerai les dépens à Mylan et ce, pour les motifs qui suivent, sous la forme d’une somme globale, d’un montant semblable aux dépens taxés à la limite supérieure de la colonne IV du tarif B, de même que les débours. J’adjuge donc un montant total de 82 009,14 $, soit la somme de 80 000,90 $, taxes incluses, et des débours de 2 009,14 $. Le montant total tient compte de la soustraction des dépens relatifs à la requête en radiation pour cause de ouï‑dire qui sont à payer à Lilly (1 084,80 $).

II. Les positions des parties

[4] Mylan demande que les dépens soient fixés à l’extrémité supérieure de la colonne V du tarif B, plus les débours, et qu’il soit ainsi ordonné à Lilly de payer la somme de 118 906 $, taxes incluses, plus des débours raisonnables d’un montant de 2 009,14 $. Subsidiairement, Mylan sollicite la même réparation, mais en taxant les honoraires à l’extrémité supérieure de la colonne IV, ce qui donne un montant de 94 293 $, toutes taxes incluses, plus des débours raisonnables.

[5] Mylan se fonde sur l’affidavit de monsieur Daniel Wright, stagiaire en droit au service du cabinet d’avocats Osler, Hoskin & Harcourt S.E.N.C.R.L./s.r.l. M. Wright, qui n’a pas été contre‑interrogé, a présenté une copie d’une lettre d’offre de règlement datée du 16 octobre 2021 transmise par les avocats de Mylan à ceux de Lilly (pièce A), un mémoire de dépens relatif au brevet 784, établi en fonction de l’extrémité supérieure des colonnes V et IV du tarif B (pièce B) et confirmant les montants susmentionnés, de même que des pièces justificatives pour les débours (pièce C).

[6] Mylan fait valoir que, pour fixer le barème des frais à appliquer en l’espèce, la Cour se doit de considérer que les facteurs suivants, énoncés au paragraphe 400(3) des Règles, s’appliquent et justifient une adjudication de dépens qui est basée sur l’extrémité supérieure de la colonne V : 1) le résultat de l’instance, 2) l’offre écrite de règlement de Mylan datée du 16 octobre 2021, et 3) la conduite de Lilly, qui a étendu et changé inutilement la portée de l’instance. Mylan est d’avis que son mémoire de dépens, qui se situe à l’extrémité supérieure de la colonne V du tarif B, est raisonnable et justifié.

[7] Pour ce qui est de la conduite de Lilly, Mylan soutient que : 1) Lilly n’aurait jamais dû engager la présente action car elle savait et a admis que Mylan ne pouvait pas entrer sur le marché avant l’expiration du brevet 784, 2) Lilly détenait les informations nécessaires pour l’amener à renoncer de manière éclairée à avancer ses allégations car des éléments de preuve minant la validité du brevet 784 avaient été produits lors du procès relatif au brevet 684, 3) même si Lilly avait obtenu gain de cause (ce qui n’a pas été le cas, de quelque façon que ce soit), ne faire valoir un brevet qu’à l’égard des ventes réalisées après l’expiration ne donnerait pas lieu à des dommages‑intérêts d’un montant élevé, et 4) la requête de Lilly en vue de faire radier la contre‑preuve des défenderesses a alourdi sensiblement et inutilement la charge de travail de Mylan pendant que le procès suivait par ailleurs son cours.

[8] Mylan souligne qu’elle a fait une offre le 16 octobre 2021, et elle soutient que l’article 420 des Règles s’applique en l’espèce (Teva Canada Limited c Janssen Inc, 2018 CF 1175 [Janssen]). Même si une adjudication accordée en vertu de l’article 420 des Règles déclencherait l’application de la règle du doublement des dépens, Mylan sollicite les dépens à l’extrémité supérieure de la colonne V, sans doublement (Dimplex North America Limited c CFM Corporation, 2006 CF 1403 [Dimplex]).

[9] Dans les observations introductives et finales qu’elles ont présentées dans le cadre du procès sommaire, les défenderesses ont proposé que la question des dépens soit réglée après le prononcé de la décision, tandis que Lilly a demandé que les dépens lui soient adjugés à un niveau élevé. Il n’est pas clair si Lilly, en disant [traduction] « à un niveau élevé », faisait référence aux dépens prévus par le tarif, mais à un niveau supérieur à celui de la colonne III, ou à des dépens débordant le cadre du tarif.

[10] Quoi qu’il en soit, dans ses observations écrites sur les dépens, Lilly soutient que la Cour ne devrait pas accorder les dépens que Mylan souhaite obtenir en vertu de la colonne V du tarif B, qu’elle qualifie d’élevés, vu le rôle restreint que celle-ci a joué dans le procès sommaire. Lilly soutient que la Cour devrait adjuger les dépens prévus à l’extrémité supérieure de la colonne III du tarif ou, subsidiairement, à un niveau n’excédant pas celui de la colonne IV. Lilly demande que le montant des dépens relatifs au procès sommaire soit réduit d’un montant égal aux dépens qui lui ont été adjugés en lien avec la requête en radiation pour cause de ouï‑dire, lesquels s’élèvent, selon ses calculs, à 1 084,80 $; c’est la somme que j’accorderai à Lilly.

[11] Lilly se fonde sur l’affidavit de Mme Kathy Paterson, technicienne juridique au service du cabinet Borden Ladner Gervais S.E.N.C.R.L./s.r.l., qui présente, notamment, deux mémoires de dépens concernant les dépens relatifs au procès sommaire, dont un établi en conformité avec l’extrémité supérieure de la colonne III du tarif B, d’un montant total de 47 127,96 $ (46 203,62 $ plus des débours de 2 009,14 $, taxes incluses, moins les dépens de Lilly qui se rapportent à la requête en radiation pour cause de ouï‑dire), et l’autre établi en conformité avec l’extrémité supérieure de la colonne IV du tarif B, d’un montant total de 64 759,03 $ (63 834,69 $ plus des débours de 2 009,14 $, taxes incluses, moins les dépens de Lilly à l’égard de la requête en radiation pour cause de ouï‑dire), (pièces F et I), plus un mémoire de dépens concernant la requête en radiation pour cause de ouï‑dire des défenderesses, d’un montant total de 1 084,80 $ (pièce E), de même que diverses lettres que se sont échangées les avocats des défenderesses et de Lilly.

[12] Lilly soutient que les éléments suivants du mémoire de dépens de Mylan contiennent des montants qu’il ne faudrait pas adjuger et qu’elle a déduits dans ses propres mémoires de dépens : 3, 5, 6, 10‑11, 13 et 14.

[13] Lilly affirme donc qu’il faudrait adjuger les dépens en fonction de l’extrémité supérieure de la colonne III du tarif B, en tenant compte de réductions pour divers éléments, conformément à sa proposition, soit un montant total de 47 127,96 $, taxes incluses, ou subsidiairement, sans excéder l’extrémité supérieure de la colonne IV du tarif B, en tenant compte de réductions pour divers éléments, conformément à sa proposition, soit un montant total de 64 759,03 $, taxes incluses.

[14] Lilly exprime essentiellement l’avis que Mylan a droit à l’extrémité supérieure de la colonne III parce que : 1) dans les instances en matière de brevet les requêtes en procès sommaire justifient une adjudication de dépens réduite (Janssen Inc c Apotex Inc, 2022 CF 107 [Apotex]; Janssen Inc c Pharmascience Inc, 2022 CF 62 [Pharmascience]; Mud Engineering Inc c Secure Energy (Drilling Services) Inc, 2022 CF 943 [Mud]), 2) les affaires que les défenderesses ont citées, soit Apotex Inc c Shire LLC, 2021 CAF 54 [Shire] et Swist c Meg Energy Corp, 2021 CF 198 [Swist], ne sont pas des éléments de comparaison appropriés, 3) le montant et le barème des dépens demandés sont injustifiés car l’objet des dépens ne le justifie pas et il n’y a aucune preuve que Mylan a payé les honoraires élevés qu’elle demande, ce qui dénote que l’adjudication d’un montant supérieur à celui que prévoit la colonne III serait un gain fortuit ou une source de profit, 4) les défenderesses ont, à l’évidence, fait du travail en double, 5) les allégations de Mylan en matière de conduite générale sont infondées et 6) des dépens supérieurs à ceux que prévoit la colonne III seraient exceptionnels et il n’y a, en l’espèce, rien d’extraordinaire qui justifie que l’on s’écarte de la colonne III.

[15] Plus particulièrement, Lilly soutient que la jurisprudence reconnaissant que l’extrémité supérieure de la colonne IV est raisonnable et appropriée dans les actions en matière de brevet ne s’applique que dans le cas d’un procès complet (voir, p. ex., Shire et Allergan Inc c Sandoz Canada Inc, 2021 CF 186 [Allergan]). Lilly se fonde également sur les trois affaires susmentionnées (Apotex, Pharmascience et Mud) pour faire valoir que dans les procès sommaires liés aux brevets pharmaceutiques la jurisprudence a créé une sorte de [traduction] « norme », c’est-à-dire que les dépens sont adjugés en vertu de la colonne III, et qu’il y a donc un manque de fondement jurisprudentiel pour s’écarter de la colonne III dans de telles circonstances.

[16] Selon Lilly, l’objet d’une adjudication de dépens milite en faveur de l’application de la colonne III en l’espèce. Plus précisément, lorsque l’on adjuge des dépens, l’élément dominant est le caractère juste et raisonnable (Bristol‑Myers Squibb Canada Co c Teva Canada Ltd, 2016 CF 991 au para 5) et il serait déraisonnable que Lilly indemnise les défenderesses des honoraires excessifs qu’elles réclament, c’est‑à‑dire, pour les multiples avocats dont chaque partie a retenu les services.

[17] Lilly affirme également que les défenderesses ont accru inutilement la durée et la complexité de l’instance en prenant les mesures suivantes : 1) tenter d’ajouter la mention [TRADUCTION] « pour le traitement de la dysfonction érectile », même si celle‑ci ne figure pas dans leur avis de requête, 2) solliciter l’autorisation de se fonder à l’audience sur des documents supplémentaires qu’elles auraient pu inclure dans leur dossier de requête initial et 3) introduire à la dernière minute une requête en radiation pour cause de ouï‑dire afin de faire radier un témoignage d’expert en tant que ouï‑dire.

[18] Pour ce qui est de l’offre de règlement, Lilly soutient, notamment, que l’offre de Mylan ne contenait pas un élément de compromis et qu’elle a été faite dans les 14 jours précédant le procès et qu’elle ne peut donc pas être prise en considération aux termes de l’article 420 des Règles. De plus, soutient‑elle, la Cour devrait s’abstenir d’exercer tout autre pouvoir discrétionnaire prévu à l’article 400 des Règles pour les raisons susmentionnées.

[19] Enfin, Lilly convient que Mylan devrait avoir droit à des débours d’un montant de 2 009,14 $, taxes incluses.

III. Les principes généraux de la taxation des dépens

[20] Le droit e matière de dépens n’est pas une science exacte. Les tribunaux, lorsqu’ils adjugent les dépens, tentent de trouver un juste équilibre entre trois grands objectifs : indemniser, encourager à conclure un règlement et dissuader tout comportement abusif dans le cadre d’un litige. Pour cet exercice, le paragraphe 400(1) des Règles précise que la Cour « a le pouvoir discrétionnaire de déterminer le montant des dépens, de les répartir et de désigner les personnes qui doivent les payer ».

[21] Le paragraphe 400(3) des Règles énumère une liste non exhaustive de facteurs dont la Cour peut tenir compte au moment de la taxation. Pour ce qui est du montant, l’article 407 des Règles prescrit que, dans le cadre de cette règle générale, les dépens sont taxés, par défaut, en conformité avec la colonne III du tableau du tarif B (Consorzio del Prosciutto di Parma c Maple Leaf Meats Inc, 2002 CAF 417 au para 9 [Consorzio del Prosciutto]). Cependant, le vaste pouvoir discrétionnaire dont jouit la Cour comporte celui d’ordonner qu’une taxation ait lieu en conformité avec une colonne différente du tarif B ou d’autoriser à déroger au tarif (Philip Morris Products SA c Marlboro Canada limitée, 2015 CAF 9 au para 4).

[22] Le paragraphe 400(4) des Règles autorise la Cour à adjuger une somme globale au lieu ou en sus des dépens taxés en vertu du tarif B.

[23] Pour ce qui est de l’adjudication d’une somme globale, le recours à une telle option est de plus en plus apprécié par les tribunaux car elle fait économiser temps et argent aux parties et favorise l’objectif d’obtenir « une solution au litige qui soit juste et la plus expéditive et économique possible » (art 3 des Règles) (Nova Chemicals Corporation c Dow Chemical Company, 2017 CAF 25 au para 11 [Nova]). Lorsqu’ils peuvent adjuger les dépens sous cette forme, les tribunaux n’ont pas à se livrer à une analyse détaillée et les audiences portant sur l’adjudication des dépens ne se transforment pas en un exercice de comptabilité (Nova, au para 11). Dans l’arrêt Nova, la Cour d’appel fédérale ajoute : « [i]l peut convenir d’adjuger une somme globale dans des affaires relativement simples ou encore dans des affaires particulièrement complexes où un calcul précis des dépens serait inutilement laborieux et onéreux : Mugesera c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CAF 157 au para. 11 » (Nova, au para 12). Au paragraphe 15 de Mugesera c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CAF 157, la Cour d’appel fédérale a précisé que « […] la Cour devrait, lorsqu’elle adjuge une somme globale tenant lieu de dépens taxés, s’inspirer le plus possible des normes établies dans le tableau du tarif B ».

[24] C’est donc dire qu’il est possible d’adjuger une somme globale dont le montant est semblable à celui qui serait adjugé en vertu du tarif, ou cette somme peut représenter des « dépens majorés », c’est‑à‑dire des dépens supérieurs à ceux que prévoit le tarif, et souvent calculés en pourcentage des frais juridiques réellement engagés. Il n’est pas nécessaire de traiter des questions liées à une adjudication de dépens qui déborde le cadre du tarif car elles n’entrent pas en jeu en l’espèce.

[25] Pour ce qui est des débours, « [l]orsque l’avocat ne connaît pas le montant des débours, il convient généralement de fournir par affidavit à la Cour la preuve qu’ils ont effectivement été engagés et qu’ils étaient raisonnablement requis » (Nova, au para 20). Comme il est indiqué au paragraphe 1(4) du tarif B, aucun [sic] débours n’est taxé ou accepté aux termes du tarif B à moins qu’il ne soit raisonnable et que la preuve qui a été engagée par la partie ou est payable par elle n’est fournie par affidavit ou par l’avocat qui comparaît à la taxation. La Cour d’appel fédérale a réitéré ce principe, disant qu’une partie est autorisée à recouvrer ses débours lorsque ceux‑ci sont raisonnables et nécessaires au déroulement de l’instruction (Exeter c Canada (Procureur général), 2012 CAF 153 au para 13, citant Merck & Co Inc c Apotex Inc, 2006 CF 631).

IV. L’application des principes aux faits de l’espèce

A. Les dépens à chaque défenderesse

[26] Mylan soutient que chacune des défenderesses (Apotex Inc, Pharmascience Inc et Laboratoire Riva Inc, Teva Canada Limitée et Mylan) a droit aux dépens qui lui sont propres, et Lilly ne le conteste pas en l’espèce. Je suis du même avis que Mylan. Dans des circonstances semblables, où il y a avait eu regroupement des instances distinctes, la Cour a décrété que les défenderesses avaient chacune droit à une adjudication de dépens distincte (Packers Plus Energy Services Inc c Essential Energy Services, 2020 CF 68; Eli Lilly Canada Inc c Apotex Inc, 2023 CF 3 aux para 37‑40). Je suis donc convaincue que Mylan a droit à sa propre adjudication de dépens.

B. Une somme globale

[27] Aux termes du paragraphe 400(4) des Règles, la Cour peut fixer tout ou partie des dépens en se reportant au tarif B. Après examen des circonstances de l’espèce et des facteurs pertinents, je suis convaincue qu’il est justifié d’adjuger les dépens sous la forme d’une somme globale. Comme l’a déclaré la Cour d’appel fédérale au paragraphe 11 de l’arrêt Nova, elle autorisera « une solution au litige qui soit juste et la plus expéditive et économique possible » (art 3 des Règles) et évitera de se lancer dans une analyse détaillée et un exercice de comptabilité.

C. Le barème des dépens

[28] Les défenderesses ont obtenu gain de cause sur la quasi‑totalité des questions de fond au procès sommaire. La Cour a fait droit à la requête en procès sommaire des défenderesses et elle a rejeté l’action de Lilly à l’égard du brevet 784, concluant que celui-ci était invalide pour cause d’évidence et de portée excessive.

[29] Je suis d’avis que l’objet du litige comportait un certain degré de complexité technique. Les défenderesses alléguaient la portée excessive, l’insuffisance et l’inutilité des revendications. Les revendications invoquées du brevet 784 étaient axées sur des sels physiologiquement acceptables de tadalafil ou de méthyltadalafil. L’une des principales questions en litige au procès sommaire consistait à savoir s’il était possible de fabriquer un sel physiologiquement acceptable de tadalafil. Les affidavits de trois experts ont été produits à l’audience; les trois ont été contre‑interrogés lors du procès sommaire. L’audience a duré cinq jours. Comme la Cour l’a fait remarquer dans le passé, les affaires de brevet sont complexes en soi (Pollard Banknote Ltd c Babn Technologies Corp, 2016 CF 1193 au para 13; Janssen, au para 14) et, tout particulièrement, les affaires de brevet pharmaceutique.

[30] De plus, selon l’alinéa 400(3)e) des Règles, la Cour peut tenir compte, pour l’adjudication des dépens, de n’importe quelle offre écrite de règlement en tant que facteur. En outre, aux termes de l’article 420 des Règles, si une offre écrite de règlement est faite et qu’un jugement est rendu en faveur de la partie qui a fait l’offre en question, les conséquences sont sérieuses sur le plan des dépens. Il faut toutefois que les offres de règlement répondent aux exigences strictes de l’article 420 des Règles. Néanmoins, celles qui ne répondent pas aux conditions de l’article 420 des Règles peuvent être prises en considération en vertu de l’article 400 des Règles pour ce qui est de l’adjudication des dépens (Dimplex, au para 15; Sanofi‑Aventis Canada Inc c Apotex Inc, 2009 CF 1138 au para 20, conf par 2012 CAF 265; Allergan, au para 58).

[31] Le 16 octobre 2021, deux jours avant la date prévue du procès sommaire, Mylan a offert de régler le litige en accordant un paiement de 25 000 $ à Lilly. L’offre de Mylan est demeurée valable pendant toute la durée du procès sommaire. Elle a expiré à la date du jugement et des motifs connexes, car Lilly n’a pas accepté l’offre de Mylan avant le prononcé de la décision.

[32] Cependant, Mylan n’a pas établi que les conditions prescrites à l’article 420 des Règles avaient été respectées à l’égard de son offre de règlement, de sorte que cela avait une incidence sur les dépens, car, en particulier, cette offre ne respectait pas les conditions temporelles énoncées au paragraphe 420(3). Cela dit, l’offre écrite de Mylan était sincère et faite de bonne foi pour mettre fin au litige, et je vais donc considérer cela comme l’un des facteurs dont il faut tenir compte pour adjuger les dépens (Pharmascience Inc c Teva Canada Innovation, 2022 CAF 207; alinéa 400(3)e) des Règles). En agissant de la sorte, je ne perds pas non plus de vue les objectifs des adjudications de dépens, dont l’incitation à régler (Air Canada c Thibodeau, 2007 CAF 115 au para 24).

[33] Lilly et Mylan soulèvent des questions qui se rapportent à un certain nombre d’aspects de leur conduite respective. J’accorderai un poids neutre à ce facteur. Chaque partie a défendu avec vigueur l’intérêt de sa cliente et il n’est pas justifié, selon moi, de pénaliser l’une d’elles en particulier pour la manière dont elle s’est conduite en l’espèce. Comme l’a récemment signalé le juge Grammond : « [m]on rôle, au moment d’adjuger les dépens, n’est pas d’effectuer une autopsie détaillée du procès et de critiquer en rétrospective les décisions stratégiques prises par les parties » (Bauer Hockey Ltd c Sport Maska Inc (CCM Hockey), 2020 CF 862, au para 32).

[34] J’ajoute toutefois, pour ce qui est de l’argument de Mylan selon lequel Lilly a compliqué et prolongé indûment l’affaire en ajoutant une action frivole et vexatoire, que le procès sommaire a été d’une portée restreinte et que la Cour n’a pas été saisie des allégations de contrefaçon du brevet 784. Quoi qu’il en soit, l’argument qu’invoque Mylan fait abstraction de l’ordonnance qu’a rendue la juge adjointe Mireille Tabib dans Lilly c Apotex, 2019 CF 884, faisant droit aux modifications proposées par Lilly pour ajouter une allégation de contrefaçon du brevet 784 (utilisation) en raison de la fabrication, de l’importation et du stockage de tadalafil pour la dysfonction érectile (DE) avant l’expiration du brevet 784, ainsi que les dommages‑intérêts pour contrefaçon découlant de cette contrefaçon (voir p. ex., les para 17‑33).

[35] Les défenderesses dans la présente action sont des concurrents. Lilly a décidé de poursuivre plusieurs défenderesses dans le cadre de plusieurs instances, et chacune avait le droit d’être représentées par des avocats différents – et il n’était pas déraisonnable de la part des défenderesses de décider de le faire. Ce n’est pas la partie perdante qui devrait [traduction] « dire à la partie gagnante comment elle aurait pu obtenir gain de cause en en faisant moins ou en en dépensant moins » (Hospira Healthcare c Kennedy Trust for Rheumatology Research, 2018 CF 1067 au para 24).

[36] Quant à la question de la création d’une « norme », je ne suis pas d’accord avec Lilly. La Cour a entière discrétion pour fixer la colonne ou le niveau des dépens qui convient dans les circonstances, et je ne vois pas comment la jurisprudence pourrait créer une « norme » qui entrave le pouvoir discrétionnaire de la Cour (para 400(1) des Règles; Betser‑Zilevitch c Petrochina Canada Ltd, 2021 CF 151 au para 9; Guest Tek Interactive Entertainment Ltd c Nomadix Inc, 2021 CF 848 au para 17 [Guest Tek]). De plus, les décisions que Lilly a citées ne sont pas convaincantes dans les circonstances de l’espèce, car ces décisions, semble‑t‑il, ne portaient pas sur des questions d’invalidité, elles n’exposaient pas en détail les observations des parties sur les dépens ou n’indiquaient pas que de telles observations avaient été fournies, ou elles ne comportaient pas de motifs pour adjuger les dépens en vertu de la colonne III du tarif. Je signale également d’autres décisions dans lesquelles une somme globale, apparemment d’un montant supérieur à celui prévu par le tarif, a été adjugée dans des affaires de procès sommaire liées à un brevet et dans lesquelles je n’ai vu aucune mention d’une analyse relative à la colonne III (Steelhead LNG (ASLNG) Ltd c ARC Resources Ltd, 2022 CF 998 au para 93; ViiV Healthcare Company c Gilead Sciences Canada, Inc, 2020 CF 486 aux para 179‑181).

[37] Lilly ne m’a pas convaincue que la jurisprudence souscrivant à la thèse que la colonne IV est raisonnable et appropriée dans les actions en matière de propriété intellectuelle s’applique aux litiges en matière de brevet qui sont instruits par la voie d’une requête en procès sommaire. Je signale que, conformément à l’article 407 des Règles, la colonne III est le niveau des dépens qui s’applique sauf si la Cour en décide autrement, et qu’il ressort de la jurisprudence que cette colonne est souvent considérée comme inappropriée car elle ne vise qu’à offrir une indemnisation partielle pour les « cas d’une complexité moyenne ou habituelle » (Allergan, au para 25). L’évaluation des divers facteurs énoncés au paragraphe 400(3) des Règles pointe souvent vers l’extrémité supérieure de la colonne IV, qui est considérée comme un niveau de dépens approprié dans les affaires mettant en cause un litige en matière de brevet (Shire; Allergan, au para 26; Guest Tek, au para 18). Au nombre de ces facteurs figurent « une complexité supérieure à la moyenne, des parties averties, des notes d’honoraires d’avocat qui dépassent largement ce qui est prévu par la colonne III du tarif B », et le fait d’« incit[er] les parties à prendre des décisions efficientes dans la conduite de l’instance judiciaire » (Allergan, aux para 25‑26, citant Seedlings Life Science Ventures, LLC c Pfizer Canada ULC, 2020 CF 505 au para 4). Souscrire à l’argument de Lilly, selon lequel une certaine norme a été fixée à la colonne III pour les procès sommaires en matière de propriété intellectuelle, impliquerait, en plus d’empiéter sur le pouvoir discrétionnaire de la Cour, qu’il soit présumé que les procès sommaires en matière de propriété intellectuelle sont, par défaut, d’une complexité moyenne. Bien que les procès de cette nature puissent atténuer les facteurs que le juge en chef a mis en lumière dans la décision Allergan, on ne m’a pas convaincue qu’ils atténuent forcément ou toujours entièrement la complexité d’un litige en matière de brevet pharmaceutique au point de ne pas pouvoir prendre en compte les facteurs énoncés au paragraphe 400(3) des Règles ou de considérer qu’ils sont présents.

[38] Je ne suis pas d’accord non plus avec l’affirmation de Lilly selon laquelle Mylan aurait dû fournir une preuve que ses clients avaient engagé les [TRADUCTION] « honoraires majorés » qu’elle réclame. Mylan sollicite une adjudication de dépens en vertu du tarif et Lilly n’a cité aucune jurisprudence me convainquant qu’une partie se doit d’établir qu’elle a engagé les honoraires réclamés en vertu du tarif.

[39] Je ne conclus pas que Mylan a présenté une justification suffisante pour me contraindre à adjuger les dépens en vertu de la colonne V. Mylan sollicite, subsidiairement, une adjudication en vertu de la colonne IV et, à la lumière des facteurs énoncés au paragraphe 400(3) des Règles que j’ai analysés plus tôt, ce sont les sommes calculées en vertu de la colonne IV qui me serviront de guide.

[40] Les parties ont produit chacune un mémoire de dépens en preuve, et je conviens avec Lilly que certains des éléments sont irrécouvrables. Après soustraction des dépens relatifs à la requête en radiation pour cause de ouï‑dire, je fixerai l’adjudication finale des dépens à un montant de 80 000 $, taxes incluses.

D. Les débours

[41] Mylan sollicite des débours d’un montant total de 2 009,14 $, taxes incluses, et Lilly ne conteste pas le montant demandé.

[42] Je suis convaincue que les débours que réclame Mylan ont bel et bien été engagés et qu’ils sont raisonnables. En conséquence, je lui adjugerai des débours d’un montant de 2 009,14 $, taxes incluses.

V. Conclusion

[43] Pour les motifs qui précèdent, j’adjuge donc à Mylan des dépens d’un montant total de 82 009,14 $, lequel inclut la totalité des frais, des débours et des taxes.


ORDONNANCE dans le dossier T‑1627‑16

LA COUR ORDONNE :

  1. Les dépens relatifs à la requête en radiation pour cause de ouï‑dire qui sont à payer à Lilly sont soustraits de l’adjudication des dépens à payer à Mylan dans le cadre du procès sommaire.

  2. Des dépens d’un montant total de 82 009,14 $, incluant la totalité des honoraires, des débours et des taxes, sont adjugés à Mylan.

  3. Aucuns dépens ne sont adjugés à l’égard de la présente ordonnance de dépens.

« Martine St‑Louis »

Juge

Traduction certifiée conforme

Claude Leclerc


 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

DoSSIER :

T‑1627‑16

 

INTITULÉ :

ELI LILLY CANADA INC., ELI LILLY AND COMPANY, LILLY DEL CARIBE, INC., LILLY, S.A. et ICOS CORPORATION et MYLAN PHARMACEUTICALS ULC.

LIEU DE L’AUDIENCE :

tenue par vidéoconférence

DATE DE L’AUDIENCE :

le 18 octobre 2021

ORDONNANCE ET MOTIFS PUBLICS :

la juge ST‑LOUIS

DATE DES MOTIFS :

le 8 juin 2023

COMPARUTIONS :

Mme Chantal Saunders

Mme Beverley Moore

M. Adrian Howard

pour les demanderesses/DÉFENDERESSES RECONVENTIONNELLES

M. Bradley White

M. Nathaniel Lipkus

POUR La DÉFENDERESSE/DEMANDERESSE RECONVENTIONNELLE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Borden Ladner Gervais S.E.N.C.R.L./s.r.l.

pour les demanderesses/DÉFENDERESSES RECONVENTIONNELLES

Osler, Hoskin & Harcourt S.E.N.C.R.L./s.r.l.

POUR La DÉFENDERESSE/DEMANDERESSE RECONVENTIONNELLE

 

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