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Date : 20230526


Dossier : T-374-21

Référence : 2023 CF 741

Ottawa (Ontario), le 26 mai 2023

En présence de monsieur le juge Sébastien Grammond

ENTRE :

VIDÉOTRON LTÉE

GROUPE TVA INC.

TVA PRODUCTIONS II INC.

Demanderesses

Défenderesses reconventionnelles

et

TECHNOLOGIES KONEK INC.

COOPÉRATIVE DE CÂBLODISTRIBUTION HILL VALLEY

LIBÉO INC.

LOUIS MICHAUD

JOÉ BUSSIÈRE

JEAN-FRANÇOIS ROUSSEAU

Défendeurs

Demandeurs reconventionnels

JUGEMENT ET MOTIFS PUBLICS

[1] Les défendeurs ont mis sur pied une solution technologique intégrée pour leur clientèle hôtelière. Dans le cadre de ce service, elles retransmettent les chaînes de télévision TVA et TVA Sports sans avoir obtenu l’autorisation de la demanderesse Groupe TVA inc. Les demanderesses ont intenté une action afin de faire cesser cette retransmission et d’obtenir des dommages-intérêts. Pour les motifs qui suivent, les défendeurs échouent à démontrer que le cadre réglementaire issu de la Loi sur la radiodiffusion, LC 1991, c 11, les autorise à retransmettre les chaînes TVA Sports. J’accorde donc une injonction interdisant la retransmission des chaînes TVA Sports et je condamne les défendeurs Technologies Konek inc., Coopérative de câblodistribution Hill Valley, Libéo inc. et Jean-François Rousseau à payer la somme de 553 000 $ à titre de dommages-intérêts préétablis. Je rejette également les recours que les parties ont intenté les unes contre les autres en vertu de l’article 7 de la Loi sur les marques de commerce, LRC 1985, c T-13, principalement parce qu’elles n’ont pas fait la preuve d’un lien de causalité entre la conduite reprochée à la partie adverse et le préjudice qu’elles allèguent avoir subi.

I. Contexte

A. Les faits

[2] Les demanderesses, Vidéotron limitée [Vidéotron] et Groupe TVA inc. [Groupe TVA] sont des filiales de Québecor Média inc. [Québecor Média]. Groupe TVA est un radiodiffuseur qui exploite plusieurs chaînes de télévision, dont les chaînes TVA et TVA Sports, et qui produit plusieurs émissions diffusées sur ces chaînes, soit elle-même, soit par l’entremise de ses filiales, dont la demanderesse TVA Productions II inc. [TVA Productions]. Vidéotron est une entreprise qui offre une gamme de services de télécommunication, notamment des services de câblodistribution.

[3] La défenderesse Libéo inc. [Libéo] est une entreprise qui œuvre dans le domaine des technologies de l’information et de la réseautique et qui emploie environ 75 personnes. Elle a été fondée en 1996 par le défendeur Jean-François Rousseau, qui en est demeuré le directeur général jusqu’en 2019. Depuis 2016, le défendeur Joé Bussière en est le président. MM. Rousseau et Bussière entretiennent une relation d’affaires de longue date et collaborent au sein de diverses autres entreprises de technologies de l’information.

[4] En 2016, M. Rousseau a entrepris une collaboration avec le défendeur Louis Michaud afin de concevoir de nouvelles solutions technologiques pour les hôtels. À cette fin, ils ont constitué la défenderesse Technologies Konek inc. [Konek] en septembre 2017. Konek a conçu un système qui, à l’aide d’un réseau interne et de boîtiers raccordés à la télévision de chaque chambre d’un hôtel, remplit une panoplie de fonctions à l’intention des clients de l’hôtel, comme le wifi ou la téléphonie IP, tout en offrant à l’hôtel divers outils de marketing.

[5] Une des composantes de ce système est la retransmission de chaînes de télévision dans les chambres d’hôtel. À cet égard, le système Konek se veut une alternative à la câblodistribution classique. Le présent litige porte sur la manière dont les défendeurs s’y sont pris pour obtenir les droits requis afin de retransmettre les chaînes de télévision de Groupe TVA.

[6] Les défendeurs ont mis en place une structure corporative hybride qui visait à tirer parti de l’exemption prévue par l’article 31 de la Loi sur le droit d’auteur, LRC 1985, c C-42. Cette disposition permet aux câblodistributeurs, que l’on appelle aussi « entreprises de distribution de radiodiffusion » ou « EDR », de retransmettre le signal de certaines chaînes de télévision sans le consentement du titulaire du droit d’auteur.

[7] C’est ainsi qu’en février 2020, M. Rousseau et les autres défendeurs individuels ont constitué la défenderesse Coopérative de câblodistribution Hill Valley [Hill Valley]. Selon M. Rousseau, l’objectif de la constitution de Hill Valley était d’offrir une plus vaste gamme de chaînes de télévision aux hôtels qui recevaient les services de Konek (transcription no 5 du 21 février 2023 aux pages 106 et 107). Le 30 décembre 2020, Hill Valley a présenté une demande au Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes [CRTC] afin d’être reconnue comme EDR exemptée en vertu de l’ordonnance CRTC 2017-320, que j’appellerai l’Ordonnance sur les petites EDR. Par le biais de cette ordonnance, le CRTC a exempté les EDR qui desservent moins de 20 000 abonnés des exigences de la Loi sur la radiodiffusion, pour les assujettir à un ensemble plus restreint d’obligations. Le CRTC a approuvé la demande d’exemption de Hill Valley le 3 février 2021.

[8] Un prototype du système Konek a été mis à l’essai dans un hôtel à l’été 2018. D’autres hôtels se sont abonnés aux services de Konek et d’Hill Valley à partir de 2019, résiliant du même coup leur abonnement aux services de câblodistribution offerts par Vidéotron ou ses concurrents. Les défendeurs distribuent les chaînes TVA à leurs clients depuis juillet 2018, et les chaînes TVA Sports depuis mars 2020.

[9] Les défendeurs n’ont jamais obtenu le consentement des demanderesses afin de retransmettre les chaînes TVA et TVA Sports. Le 26 février 2021, Vidéotron et Groupe TVA ont intenté la présente action, visant à obtenir diverses déclarations, une injonction interdisant notamment aux défendeurs de retransmettre les émissions du Groupe TVA, ainsi que des dommages-intérêts.

[10] Il faut souligner qu’à l’origine, Konek et Hill Valley ont obtenu les signaux qu’elles retransmettaient en s’abonnant aux services de Vidéotron. Lorsque l’action a été intentée, Vidéotron a résilié ce service. Pour obtenir le signal des chaînes TVA Sports, Konek et Hill Valley se sont alors abonnées à des services de retransmission sur Internet (streaming). Groupe TVA n’a jamais autorisé ces services à retransmettre le signal des chaînes TVA Sports et, selon la preuve présentée au procès, ces services sont vraisemblablement illégaux.

B. Le jugement sommaire

[11] En juin 2021, les demanderesses ont présenté une requête en procès sommaire afin de faire trancher certaines questions. En simplifiant quelque peu, on peut dire que ces questions visaient à définir la portée de l’exemption de l’article 31 de la Loi sur le droit d’auteur et à déterminer lesquelles des personnes morales défenderesses étaient responsables d’une violation du droit d’auteur. J’ai rendu jugement sur cette requête en février 2022 : Vidéotron ltée c Technologies Konek inc, 2022 CF 256 [le jugement sommaire].

[12] La première question portait sur l’article 31 de la Loi sur le droit d’auteur, qui prévoit que certaines formes de retransmission de signaux télévisuels par une EDR ne constituent pas une violation du droit d’auteur. La position initiale des demanderesses était que cette disposition n’autorisait les défendeurs à diffuser ni les chaînes TVA, ni les chaînes TVA Sports. Les défendeurs soutenaient exactement le contraire. À l’audience, les défendeurs ont reconnu que l’article 31 ne pouvait s’appliquer aux chaînes TVA Sports, puisque celles-ci ne sont pas diffusées par ondes hertziennes. Quant à elles, les demanderesses ont reconnu qu’une EDR exemptée utilisant une technologie similaire à celle des défendeurs pouvait se prévaloir de l’article 31 en ce qui concerne les chaînes TVA, mais ont soutenu que Hill Valley ne pouvait bénéficier de cette exemption parce qu’elle n’était qu’un paravent.

[13] Dans le jugement sommaire, j’ai donné effet aux concessions réciproques des parties et j’ai conclu que l’article 31 de la Loi sur le droit d’auteur ne permettait pas la retransmission des chaînes TVA Sports. J’ai également jugé qu’Hill Valley n’était pas qu’un paravent et que, depuis son inscription auprès du CRTC le 3 février 2021, elle pouvait diffuser les chaînes TVA en se fondant sur l’exemption prévue par l’article 31.

[14] Quant à la deuxième question, j’ai conclu que Konek et Hill Valley étaient solidairement responsables de toute violation du droit d’auteur découlant de la retransmission des chaînes TVA et TVA Sports. Par contre, j’ai conclu que Libéo n’était pas responsable de telles violations, parce qu’elle bénéficie de l’exonération que les articles 2.4 et 31.1 de la Loi sur le droit d’auteur confère aux fournisseurs de services Internet.

C. Décisions subséquentes

[15] Peu après le jugement sommaire, Québecor Média a demandé au CRTC de révoquer l’exemption accordée à Hill Valley, au motif que les activités de celle-ci violaient le droit d’auteur. En réponse, Hill Valley a demandé au CRTC d’enclencher un processus de résolution de différend visant la conclusion d’une entente lui permettant de diffuser les chaînes TVA Sports.

[16] Le 21 décembre 2022, dans sa décision de radiodiffusion CRTC 2022-346, le CRTC a rejeté la demande de Québecor Média. Le CRTC a tout d’abord constaté que Hill Valley était admissible à une exemption en vertu de l’Ordonnance sur les petites EDR et qu’il n’existait aucun motif de révoquer l’exemption. Il a conclu que Hill Valley était autorisée à retransmettre les chaînes TVA. Il a également laissé entendre que la retransmission de TVA Sports était contraire à la Loi sur le droit d’auteur, tout en soulignant que la question ne relevait pas de sa compétence. Le CRTC a donc rejeté les demandes de Québecor Média. Quant à la demande de Hill Valley, le CRTC a affirmé que la distribution des chaînes TVA Sports n’était pas une exigence réglementaire. Il a tout de même encouragé les parties à négocier une entente mutuellement acceptable, tout en précisant qu’il ne cautionnait pas une violation de la Loi sur le droit d’auteur.

[17] Les défendeurs ont réagi à cette décision en présentant une nouvelle demande au CRTC visant à obtenir un arbitrage d’offre finale concernant la distribution des chaînes TVA Sports. Le 27 mars 2023, le CRTC a rejeté cette demande, par la décision de radiodiffusion CRTC 2023-99. Il a conclu que les conditions donnant ouverture à un tel arbitrage n’étaient pas réunies. Il a également rappelé que :

Aucune exigence réglementaire n’oblige Québecor à fournir son service de programmation facultatif à Hill Valley pour qu’elle le distribue. Inversement, Hill Valley n’est pas tenue de distribuer ni d’offrir TVA Sports.

[18] Par ailleurs, les demanderesses ont interjeté appel de la partie du jugement sommaire qui concluait que Libéo n’était pas responsable des violations de la Loi sur le droit d’auteur commises par Konek et Hill Valley. Le 3 mai 2023, la Cour d’appel fédérale a infirmé cette partie du jugement et conclu que Libéo est solidairement responsable des violations de la Loi sur le droit d’auteur en cause dans la présente instance. L’arrêt de la Cour d’appel fédérale tranche donc cette question et il n’est pas nécessaire que j’aborde les observations que les parties m’ont présentées à ce sujet lors du procès.

II. Analyse

[19] À la suite du jugement sommaire, un certain nombre de questions demeuraient litigieuses et ont fait l’objet d’un procès. Il peut être utile de débuter l’analyse en donnant une vue d’ensemble de ces questions et des réponses que j’y apporte.

[20] Plusieurs de ces questions ont trait au recours des demanderesses pour violation du droit d’auteur. Tout d’abord, les défendeurs soutiennent que les demanderesses n’ont pas démontré qu’elles sont titulaires du droit d’auteur sur les œuvres en litige. Elles affirment également que le CRTC s’apprête à forcer Groupe TVA à leur concéder une licence pour la distribution des chaînes TVA Sports et qu’il serait injuste d’octroyer une injonction dans l’intervalle. Enfin, elles prétendent que les demanderesses auraient implicitement renoncé à faire valoir leurs droits. Pour les motifs qui suivent, je rejette ces prétentions et je conclus que Konek, Hill Valley et Libéo ont violé le droit d’auteur des demanderesses.

[21] Il faut donc déterminer les mesures de réparation appropriées. Puisque la violation du droit d’auteur se poursuit, une injonction est de mise. J’accueille également la demande de dommages-intérêts préétablis, mais à un montant moindre que celui réclamé par les demanderesses. J’estime, à cet égard, qu’une somme globale de 553 000 $ est suffisante pour compenser le préjudice que la violation du droit d’auteur a causé aux demanderesses, dénoncer l’entêtement des défendeurs à prétendre avoir le droit de retransmettre les chaînes TVA Sports et dissuader d’autres entreprises de s’engager dans une conduite semblable. En plus de Konek, Hill Valley et Libéo, M. Rousseau sera solidairement tenu au paiement de ces dommages-intérêts, étant donné le rôle central qu’il a joué dans la violation du droit d’auteur.

[22] De plus, les parties se réclament mutuellement des dommages-intérêts fondés sur l’article 7 de la Loi sur les marques de commerce, qui interdit de dénigrer un concurrent ou de faire des déclarations fausses ou trompeuses. Je rejette ces réclamations, puisque les parties n’ont pas démontré le lien de causalité entre les déclarations en question, à supposer qu’elles soient fausses ou trompeuses, et le préjudice allégué.

[23] J’aborde donc les questions dans l’ordre suivant : la titularité du droit d’auteur; la prétendue obligation de Groupe TVA de concéder une licence; la prétendue renonciation de Groupe TVA à faire valoir ses droits; l’étendue de la violation du droit d’auteur; les mesures de réparation appropriées; et les recours fondés sur l’article 7 de la Loi sur les marques de commerce.

A. Groupe TVA est-elle titulaire du droit d’auteur?

[24] Comme dans toute action en contrefaçon, la première question est de déterminer si les demanderesses ont prouvé qu’elles étaient titulaires du droit d’auteur sur les œuvres qui ont été contrefaites ou, à tout le moins, d’une licence exclusive. À cet égard, les demanderesses ne font pas valoir un droit d’auteur sur un signal de communication, prévu à l’article 21 de la Loi sur le droit d’auteur, mais plutôt un droit d’auteur sur un ensemble d’œuvres cinématographiques, à savoir certaines émissions quotidiennes ou hebdomadaires diffusées sur les chaînes TVA et TVA Sports. Groupe TVA ou TVA Productions, selon le cas, affirment être le producteur de ces œuvres et réclament le bénéfice des présomptions établies par les alinéas 34.1(1)b) et 34.1(2)c) de la Loi sur le droit d’auteur, qui se lisent ainsi :

34.1 (1) Dans toute procédure civile engagée en vertu de la présente loi où le défendeur conteste l’existence du droit d’auteur ou la qualité du demandeur :

34.1 (1) In any civil proceedings taken under this Act in which the defendant puts in issue either the existence of the copyright or the title of the plaintiff to it,

[…]

[…]

b) l’auteur, l’artiste-interprète, le producteur ou le radiodiffuseur, selon le cas, est, jusqu’à preuve contraire, réputé être titulaire de ce droit d’auteur.

(b) the author, performer, maker or broadcaster, as the case may be, shall, unless the contrary is proved, be presumed to be the owner of the copyright.

(2) Dans toute contestation de cette nature, lorsque aucun acte de cession du droit d’auteur ni aucune licence concédant un intérêt dans le droit d’auteur n’a été enregistré sous l’autorité de la présente loi :

(2) Where any matter referred to in subsection (1) is at issue and no assignment of the copyright, or licence granting an interest in the copyright, has been registered under this Act,

[…]

[…]

c) si un nom paraissant être celui du producteur d’une œuvre cinématographique y est indiqué de la manière habituelle, cette personne est présumée, jusqu’à preuve contraire, être le producteur de l’œuvre.

(c) if, on a cinematographic work, a name purporting to be that of the maker of the cinematographic work appears in the usual manner, the person so named shall, unless the contrary is proved, be presumed to be the maker of the cinematographic work.

[25] Par ailleurs, les demanderesses s’appuient sur la définition de « producteur » qui figure à l’article 2 de la Loi sur le droit d’auteur :

producteur La personne qui effectue les opérations nécessaires à la confection d’une œuvre cinématographique, ou à la première fixation de sons dans le cas d’un enregistrement sonore.

maker means

(a) in relation to a cinematographic work, the person by whom the arrangements necessary for the making of the work are undertaken, or

(b) in relation to a sound recording, the person by whom the arrangements necessary for the first fixation of the sounds are undertaken;

[26] Les demanderesses s’appuient sur plusieurs décisions dans lesquelles notre Cour a affirmé que le producteur d’une émission de télévision bénéficie de la présomption établie par l’alinéa 34.1(1)b) de la Loi sur le droit d’auteur, puisqu’une telle émission est considérée comme une œuvre cinématographique. Le producteur est donc présumé titulaire du droit d’auteur : Interbox Promotion Corp c 9012-4314 Québec Inc, 2003 CF 1254 au paragraphe 24 [Interbox]; Bell Canada c L3D Distributing Inc (INL3D), 2021 CF 832 aux paragraphes 47 à 49 [L3D]; Société Radio-Canada c Parti Conservateur du Canada, 2021 CF 425 au paragraphe 33 [Parti Conservateur]; Voltage Holdings, LLC v Doe#1, 2022 FC 827 au paragraphe 28 [Voltage Holdings]. Les demanderesses ajoutent que sans une telle présomption, il serait difficile d’exercer un recours contre des personnes ou des entités qui piratent des signaux de télévision.

[27] Afin d’établir qu’elles bénéficient de ces présomptions, les demanderesses ont fait témoigner Martin Picard, vice-président et chef des opérations de Groupe TVA. Celui-ci a affirmé, avec force détails à l’appui, que les émissions sur lesquelles les demanderesses revendiquent un droit d’auteur ont été réalisées par des producteurs délégués, des réalisateurs, des animateurs et du personnel technique qui sont tous employés de Groupe TVA ou de TVA Productions (affidavit du 7 juillet 2021, pièce 10; transcription confidentielle no 2 du 20 février 2023, pages 4 à 16; pièces 32 à 69). Cette preuve est destinée à démontrer que Groupe TVA ou TVA Productions ont effectué « les opérations nécessaires à la confection d’une œuvre cinématographique ». De plus, il a présenté des captures d’écran d’échantillons de ces émissions, sur lesquelles apparaît le nom de l’une des demanderesses dans le générique, dans le but de se prévaloir de la présomption de l’alinéa 34.1(2)c) (transcription no 1 du 20 février 2023, aux pages 135 à 145; pièces 70 à 85). Il faut préciser que les demanderesses ne prétendent pas être l’auteur des œuvres en question. Elles soutiennent d’ailleurs qu’une œuvre cinématographique n’a pas nécessairement d’auteur.

[28] Les défendeurs, quant à eux, soutiennent que les décisions de notre Cour qui appliquent la présomption de l’alinéa 34.1(1)b) au producteur d’une œuvre cinématographique sont erronées. Se fondant sur un article du professeur David Vaver, « Owning Copyright of Movies and Films in Canada: May I Presume? » (2022) 34 IPJ 233, ils soutiennent que seul le producteur d’un enregistrement sonore bénéficie de la présomption, et qu’en ce qui a trait à une œuvre cinématographique, c’est l’auteur, et non le producteur, qui est présumé titulaire du droit d’auteur. Ils appuient leur démonstration sur l’économie de la Loi sur le droit d’auteur, qui prévoit des régimes distincts pour les œuvres (incluant les œuvres cinématographiques) et les enregistrements sonores, ainsi que sur la doctrine qui étaye leur lecture de l’article 34.1 : John S McKeown, Fox on Canadian Law of Copyright and Industrial Designs, 4th ed. (Toronto : Carswell, 2003) aux paragraphes 11.7 et 17.28; Laurent Carrière, ROBIC Canadian Copyright Act Annotated (Toronto : Thomson Reuters, 2021), paragraphe 34.1:5.2.1; Roger T Hughes et Susan J Peacock, Hughes on Copyright and Industrial Design, 2nd ed. (Scarborough : LexisNexis Butterworths, 2005), paragraphes 11 (« author ») et 37 (« ownership-general »); Normand Tamaro, The 2023 Annotated Copyright Act (Toronto : Thomson Reuters, 2023). Enfin, ils font valoir que le Parlement a déjà étudié un projet de loi qui aurait ajouté à la Loi sur le droit d’auteur une règle explicite selon laquelle le producteur d’une œuvre cinématographique en est le premier titulaire du droit d’auteur, mais que la disposition en question n’a jamais été adoptée : projet de loi C-115, 3e session, 34e Parlement.

[29] Quelle que puisse être leur force persuasive, les prétentions des défendeurs se heurtent à l’autorité du précédent. Dans le récent arrêt R c Sullivan, 2022 CSC 19 [Sullivan], la Cour suprême du Canada a rappelé que les tribunaux de première instance sont tenus de suivre leurs propres décisions, sauf dans certaines circonstances bien précises que le juge Nicholas Kasirer a résumées ainsi, au paragraphe 75 :

[…] Les tribunaux de première instance ne devraient s’écarter des décisions faisant autorité rendues par un tribunal de juridiction équivalente que dans trois situations précises :

1. La justification d’une décision antérieure a été compromise par des décisions subséquentes de cours d’appel;

2. La décision antérieure a été rendue per incuriam (« par imprudence » ou « par inadvertance »); ou

3. La décision antérieure n’a pas été mûrement réfléchie, c.‑à‑d. qu’elle a été prise dans une situation d’urgence (« exigent circumstances »).

[30] L’autorité des décisions Interbox, L3D, Parti Conservateur et Voltage Holdings n’est pas affectée par une décision subséquente de la Cour d’appel fédérale ou de la Cour suprême du Canada. Il est également impossible de dire que ces décisions n’ont pas été mûrement réfléchies parce qu’elles auraient été rendues dans des circonstances urgentes qui auraient empêché les juges de consulter les sources appropriées.

[31] Il reste à déterminer si ces décisions ont été rendues per incuriam, c’est-à-dire « sans égard à une loi applicable ou à une source faisant autorité » : Sullivan, au paragraphe 77. En substance, les défendeurs affirment que mes collègues ont omis de tenir compte des arguments interprétatifs soulevés par les textes de doctrine cités plus haut, vraisemblablement parce que les parties ne les ont pas portés à leur attention. Or, une source doctrinale n’est qu’une source persuasive; elle ne fait pas autorité. Une décision n’est pas rendue per incuriam du seul fait qu’elle omet de traiter d’une source doctrinale. De la même manière, l’omission de considérer certains arguments interprétatifs ne signifie pas qu’une décision a été rendue per incuriam : Chandi v Atwell, 2013 BCSC 830 au paragraphe 57, infirmé pour d’autres motifs par 2014 BCCA 446; Higgins c Arseneau, 2013 NBBR 332 au paragraphe 49. S’il en était ainsi, tout désaccord interprétatif permettrait à un juge d’écarter les décisions antérieures de ses collègues. Pourtant, la Cour suprême a clairement affirmé que les décisions rendues per incuriam sont rares : Sullivan, au paragraphe 77. En somme, une décision n’est rendue per incuriam que dans les deux cas de figure mentionnés dans l’arrêt Sullivan : l’omission de tenir compte d’une disposition législative applicable ou d’une « source faisant autorité », c’est-à-dire une décision judiciaire qui s’imposait au juge. Les défendeurs ne prétendent pas que c’est le cas. Par conséquent, je suis lié par les décisions Interbox, L3D, Parti Conservateur et Voltage Holdings.

[32] Les défendeurs soutiennent que je ne suis pas lié par la décision L3D puisqu’il s’agit d’un jugement par défaut. Rien ne me permet cependant de conclure qu’un jugement par défaut est dépourvu de l’autorité du précédent. Avant de rendre un tel jugement, notre Cour procède à une analyse complète du dossier et doit être convaincue que le demandeur a fait la preuve de ses prétentions et a droit à la réparation recherchée : NuWave Industries Inc c Trennen Industries Ltd, 2020 CF 867 aux paragraphes 16 à 21. Quoi qu’il en soit, les affaires Interbox et Parti Conservateur n’étaient pas des cas de jugement par défaut, et une intervenante a fait valoir un point de vue opposé à celui du demandeur dans l’affaire Voltage Holdings.

[33] Les défendeurs soutiennent également que je ne devrais pas suivre les décisions Interbox, L3D, Parti Conservateur et Voltage Holdings, puisque la question de la portée de l’article 34.1 n’a pas fait l’objet d’un véritable débat contradictoire. Or, à tout le moins dans les trois premières affaires, la conclusion de la Cour à ce sujet fait partie de la ratio decidendi de la décision, c’est-à-dire qu’il s’agit d’une étape nécessaire dans le raisonnement de la Cour. Je ne peux ignorer une partie de la ratio decidendi au motif que la question n’aurait pas fait l’objet d’un débat suffisamment étoffé. L’autorité du précédent ne varie pas en fonction de la qualité des arguments présentés par les parties.

[34] En fait, tout semble indiquer que les défendeurs invoquent l’application plus souple de la doctrine de l’autorité du précédent aux décisions de première instance préconisée par le juge Robert J. Sharpe de la Cour d’appel de l’Ontario dans son ouvrage Good Judgment: Making Judicial Decisions (Toronto : University of Toronto Press, 2018), à la page 155. Cependant, dans l’arrêt Sullivan, la Cour suprême du Canada a explicitement fermé la porte à une telle approche.

[35] Je tiendrai donc pour acquis, pour les fins du présent dossier, que l’alinéa 34.1(1)b) de la Loi sur le droit d’auteur établit une présomption en faveur du producteur d’une œuvre cinématographique. Sur ce fondement, je conclus que le témoignage de M. Picard établit que Groupe TVA ou TVA Productions, selon le cas, est le producteur des émissions de télévision en litige, puisqu’elles ont effectué les opérations nécessaires à leur confection. De plus, Groupe TVA ou TVA Productions, selon le cas, bénéficient de la présomption établie à l’alinéa 34.1(2)c), puisque leur nom y figure de la manière habituelle, c’est-à-dire lors du générique. Les demanderesses ont donc fait la preuve qu’elles sont titulaires du droit d’auteur sur les œuvres retransmises par les défendeurs.

B. Groupe TVA a-t-elle l’obligation de concéder une licence aux défendeurs?

[36] Tout au long de l’instance, les défendeurs ont soutenu que la Loi sur la radiodiffusion et ses règlements d’application imposent à Groupe TVA une obligation de concéder à Hill Valley une licence pour la diffusion des chaînes TVA Sports. En toute justice, les demanderesses ne pourraient solliciter une injonction si la violation alléguée du droit d’auteur découle de leur refus d’accorder une telle licence. Les demanderesses, quant à elles, nient qu’une telle obligation leur incombe. Pour les motifs qui suivent, je suis d’accord avec les demanderesses qu’aucune obligation de cette nature n’existe.

[37] Sur le plan des principes économiques, la position des défendeurs est fondée sur les concepts d’intégration verticale et de désavantage indu. Puisque Groupe TVA, un diffuseur, et Vidéotron, une EDR, sont verticalement intégrées, c’est-à-dire qu’elles appartiennent à la même société-mère, Groupe TVA devrait accorder un traitement égal à Vidéotron et à toutes les autres EDR, comme Hill Valley. Elle devrait donc accorder une licence pour la diffusion de TVA Sports à toutes les EDR qui en font la demande. En refusant la demande de Hill Valley, elle imposerait un désavantage indu à celle-ci.

[38] Si la position des défendeurs peut se comprendre d’un point de vue économique, elle doit tout de même posséder une assise juridique pour que je puisse la retenir. À cet égard, la position des défendeurs a varié avec le temps et n’a pas toujours été présentée de façon cohérente. Par souci d’exhaustivité, je vais tenter d’analyser tous les arguments que les défendeurs ont présenté à un moment ou à un autre. Les défendeurs semblent d’abord se fonder sur les extraits suivants du Cadre réglementaire relatif à l’intégration verticale (Politique réglementaire de radiodiffusion CRTC 2011-601) :

9. Historiquement, le Conseil a permis aux entreprises de programmation telles que les stations de télévision traditionnelle et les services spécialisés d’acquérir des droits d’exclusivité sur la diffusion d’émissions. C’est ainsi que les entreprises de programmation individuelles peuvent être les seules à diffuser une émission ou une série en particulier.

10. Cependant, le Conseil exige, en vertu de ses règlements, que les services de programmation soient offerts à toutes les EDR (p. ex. les services de câble et de SRD). Ainsi, la plupart des Canadiens ont accès aux émissions acquises en exclusivité. Cette approche dessert les objectifs énoncés à l’article 3(1)d) de la Loi.

[39] Les défendeurs n’ont pas expliqué en quoi leur situation est visée par les paragraphes qui précèdent. La lecture complète de cette section du Cadre réglementaire donne à penser que le CRTC avait plutôt à l’esprit divers types d’ententes d’exclusivité. De toute manière, le Cadre réglementaire, à lui seul, ne crée pas de droits et d’obligations. D’ailleurs, au paragraphe 24, le CRTC annonce qu’il publiera un projet de règlement pour mettre en œuvre ses intentions. Les défendeurs ne m’ont pas indiqué si un tel règlement a été adopté.

[40] En fait, l’examen du cadre réglementaire en vigueur découlant de la Loi sur la radiodiffusion ne révèle aucune obligation d’accorder une licence pour la diffusion des chaînes TVA Sports. Pour bien le comprendre, il est nécessaire de préciser la distinction entre les chaînes obligatoires et facultatives. Une chaîne est dite obligatoire lorsque toute EDR a l’obligation de la distribuer. Les chaînes TVA sont obligatoires. Par contre, une chaîne est dite facultative si une EDR n’a pas d’obligation de la distribuer. Les chaînes TVA Sports sont facultatives. Dans ce cas, chaque EDR doit négocier une licence avec les diffuseurs pour les chaînes qu’elle souhaite distribuer.

[41] Même si les chaînes TVA Sports sont en principe facultatives, les défendeurs ont fait valoir trois sources potentielles d’une obligation du Groupe TVA de leur concéder une licence pour les distribuer. Premièrement, ils invoquent la règle du « statu quo », prévue à l’article 15 du Règlement sur les services facultatifs, DORS/2017-159. Cette disposition prévoit qu’en cas de différend entre un diffuseur et une EDR, le diffuseur doit continuer à fournir ses services de programmation selon les tarifs et les modalités existantes. Or, il est évident que cette disposition ne s’applique que lorsqu’une entente existe déjà entre le diffuseur et l’EDR, ce qui n’est pas le cas en l’espèce.

[42] Deuxièmement, les défendeurs invoquent l’article 11 du Règlement sur les services facultatifs, qui interdit à un diffuseur « d’accorder à quiconque, y compris lui-même, une préférence indue ou d’assujettir quiconque à un désavantage indu ». Les défendeurs n’ont cependant pas expliqué clairement en quoi le refus de Groupe TVA de leur concéder une licence constituait un désavantage indu, eu égard au fait qu’ils ont distribué les chaînes TVA Sports sans le consentement de Groupe TVA.

[43] À ce sujet, une décision récente du CRTC, la décision de radiodiffusion CRTC 2021-341, fait obstacle aux prétentions des défendeurs. Quant à la règle du statu quo, le CRTC écrit ceci :

42. Compte tenu de son objectif, la règle du statu quo n’a manifestement jamais été conçue pour être utilisée afin de contraindre la distribution de services et de fonctionnalités qui n’avaient pas été préalablement autorisés par l’entreprise de programmation dans le cadre d’un contrat valide et exécutoire.

[…]

45. La règle du statu quo n’oblige pas une entreprise de programmation à autoriser la distribution de nouveaux services ou de nouvelles fonctionnalités dans le cadre d’un différend en l’absence d’une entente. Lorsqu’une EDR n’a jamais distribué les services ou les fonctionnalités d’une entreprise de programmation et que ces services ou fonctionnalités n’ont pas été inclus pendant la durée du contrat, la règle du statu quo ne peut être utilisée par une EDR pour imposer de nouvelles obligations juridiques aux entreprises de programmation. Cela reviendrait à accorder un droit effectif de distribution contraire à l’objectif de la règle du statu quo.

[44] Quant à l’interdiction des préférences indues, le CRTC a affirmé qu’elle n’avait pas pour effet de forcer un diffuseur, en l’occurrence Bell Média, à fournir un service facultatif qui n’avait pas fait l’objet d’une entente :

60. Le Conseil estime que Bell Média ne devrait pas être obligée de fournir des services et des fonctionnalités qui n’étaient pas déjà fournis avant le différend et l’expiration des conventions. Bell Média est en droit de refuser de fournir les services et les fonctionnalités en question en l’absence d’un contrat couvrant ces services et ces fonctionnalités. Les membres de la CCSA n’ont pas été empêchés de conclure d’autres accords de fourniture pour de nouveaux services ou de nouvelles fonctionnalités.

[45] En troisième lieu, les défendeurs invoquent l’article 15.02 du Règlement sur la distribution de radiodiffusion, DORS/97-555, qui prévoit qu’une EDR peut diffuser un nouveau service de programmation en attendant de conclure une entente avec le diffuseur. Or, cette disposition est inapplicable en l’espèce, puisque TVA Sports, étant diffusée depuis 2011, n’est pas un nouveau service. Au surplus, l’article 15.02 est incompatible avec l’idée que les diffuseurs auraient une obligation de concéder une licence visant la distribution d’un service facultatif à toute EDR qui en fait la demande. En effet, si une telle obligation générale existait, il n’aurait pas été nécessaire de prévoir une obligation pour le cas particulier des nouveaux services.

[46] De plus, les défendeurs ont saisi le CRTC de leurs prétentions, sans succès. Peu de temps après le jugement sommaire, Québecor Média, la société-mère de Groupe TVA et de Vidéotron, a demandé au CRTC de révoquer l’exemption permettant à Hill Valley d’exploiter une EDR. En réponse à cette demande, Hill Valley a prié le CRTC d’ordonner au Groupe TVA de négocier une entente pour la distribution des stations TVA Sports dans un délai de 90 jours, à défaut de quoi le CRTC se saisirait de l’affaire. Au soutien de sa demande, Hill Valley a invoqué les dispositions précitées du Cadre réglementaire, la notion d’avantage indu et le fait qu’elle diffusait TVA Sports « en attente de la signature d’une entente de distribution ».

[47] Dans la décision de radiodiffusion CRTC-2022-346, rendue le 22 décembre 2022, le CRTC a rejeté la demande de Québecor Média, puisque Hill Valley s’était conformée aux conditions régissant son exemption. Bien qu’il ait constaté qu’Hill Valley avait exploité son entreprise sans autorisation jusqu’au 3 février 2021, il a jugé qu’il n’était pas nécessaire d’imposer des sanctions.

[48] De plus, le CRTC s’est penché sur l’obligation de Hill Valley de retransmettre TVA et TVA Sports. Il a conclu qu’une telle obligation existait à l’égard de TVA, mais non de TVA Sports :

39. […] De manière générale, à moins de bénéficier d’une distribution obligatoire en vertu de l’alinéa 9(1)h) de la Loi, les services facultatifs font normalement l’objet de négociations entre une EDR et un service de programmation et sont fournis aux termes d’une entente conclue entre les deux parties.

[…]

49. Étant donné que le service de programmation a refusé de participer à une médiation assistée par le personnel, Hill Valley propose comme solution de rechange que le Conseil indique dans sa décision qu’il s’attend à ce que Québecor s’engage dans des négociations accélérées et de bonne foi.

50. Le Conseil rappelle qu’aucune exigence réglementaire n’oblige la distribution des services facultatifs, y compris TVA Sports.

51. Malgré cela, le Conseil note que Hill Valley est une entreprise de petite taille qui offre une solution de rechange novatrice à l’industrie hôtelière. Par conséquent, et compte tenu des conclusions énoncées plus haut, le Conseil encourage les parties à négocier une entente mutuellement acceptable.

[49] Il n’y a donc aucun fondement à l’argument des défendeurs selon lequel le cadre réglementaire issu de la Loi sur la radiodiffusion impose à Groupe TVA l’obligation de les autoriser à diffuser les chaînes TVA Sports. Le paragraphe 39 de la décision du CRTC, que j’ai reproduit plus haut, ne laisse planer aucun doute à ce sujet. De plus, les paragraphes 49 et 50 de cette décision rejettent explicitement la demande de Hill Valley de forcer Groupe TVA à négocier une licence. Le CRTC a confirmé ces conclusions une fois de plus dans la décision 2023-99.

[50] Un thème récurrent des prétentions des défendeurs est que le CRTC peut employer ses pouvoirs en matière de règlement des différends en vue de leur conférer le droit de distribuer les chaînes TVA Sports ou d’obliger Groupe TVA à leur concéder une licence à cet effet. Or, comme le CRTC le confirme dans la décision 2023-99, un arbitrage ne peut porter que sur des questions monétaires et ne permet pas d’obliger un diffuseur à consentir à la distribution d’un service facultatif.

[51] Les défendeurs échouent donc à démontrer que la Loi sur la radiodiffusion ou ses règlements d’application excusent la retransmission non autorisée des chaînes TVA Sports.

C. Les demanderesses ont-elles renoncé à faire valoir leur droit d’auteur?

[52] Les défendeurs invoquent également le principe de la préclusion (estoppel) pour s’opposer aux diverses réclamations des demanderesses. En substance, ils allèguent que celles-ci, par leur conduite ou leurs déclarations, auraient renoncé à faire valoir leurs droits, auraient tacitement consenti à leur conduite ou se seraient implicitement engagés à leur concéder une licence.

[53] Il n’est pas nécessaire de clarifier le fondement juridique de ces prétentions (notamment en ce qui a trait à l’application au Québec de la préclusion, un principe de common law), puisque celles-ci sont totalement dépourvues de fondement factuel.

[54] Les défendeurs invoquent tout d’abord des discussions avec des employés de Fibrenoire inc. [Fibrenoire], une entreprise offrant des services de connectivité à haut volume. Fibrenoire a été acquise par Vidéotron en 2016. Les activités de Fibrenoire ont été graduellement intégrées à celles de Vidéotron entre 2019 et 2021.

[55] En août 2019, Konek a retenu les services de Fibrenoire pour installer des liaisons « point à point » dans certains hôtels. Au procès, M. Rousseau a affirmé qu’il avait expliqué son plan d’affaires aux employés de Fibrenoire et que ceux-ci avaient exprimé leur accord, voire leur enthousiasme (transcription no 5 du 21 février 2023, pages 103 et 104).

[56] On ne saurait tirer quelque conséquence que ce soit de ces échanges. Les employés de Fibrenoire n’ont pas témoigné. Rien ne permet de conclure qu’ils avaient pris conscience de la violation du droit d’auteur qu’occasionnerait la distribution des chaînes TVA Sports par les défendeurs. De plus, ces employés n’étaient aucunement autorisés à concéder une licence au nom de Groupe TVA. Il faut garder à l’esprit que Groupe TVA est une entité juridique distincte de Vidéotron et qu’à cette époque, l’intégration des activités de Fibrenoire à celles de Vidéotron ne faisait que débuter.

[57] Les défendeurs invoquent aussi certaines tentatives d’engager un dialogue avec des représentants de Vidéotron ou de Groupe TVA. Ainsi, en 2019, M. Michaud a sollicité une rencontre avec M. Robert Cabana de Vidéotron (transcription no 9 confidentielle du 22 février 2023, pages 84 et 85). Malgré des échanges de courriels qui faisaient preuve d’un certain intérêt, la rencontre prévue n’a jamais eu lieu. À l’été 2021, M. Rousseau a transmis un courriel à Mme Josiane Nader de Groupe TVA, pour demander la permission de distribuer la chaîne LCN (transcription no 5 du 21 février 2023, page 126; pièce 182). Selon le témoignage de M. Picard, puisque l’employée en question était en congé, personne n’a donné suite à ce courriel (transcription no 4 confidentielle du 20 février 2023, pages 32 et 33). Dans les deux cas, il n’y a eu aucune discussion réelle entre les parties. Il est tout à fait farfelu de déduire de ces événements une quelconque renonciation de la part des demanderesses.

D. L’étendue de la violation du droit d’auteur et les personnes responsables

[58] Lorsque l’exception de l’article 31 ne s’applique pas, il n’est pas sérieusement contesté que la retransmission des chaînes TVA et TVA Sports constitue un acte réservé au titulaire du droit d’auteur, selon l’article 3(1)f) de la Loi sur le droit d’auteur, c’est-à-dire « communiquer au public, par télécommunication, une œuvre littéraire, dramatique, musicale ou artistique ».

[59] Les conclusions du jugement sommaire contribuent à délimiter la portée de la violation du droit d’auteur commise par les défendeurs. J’ai conclu que la retransmission des chaînes TVA bénéficiait de l’exemption de l’article 31 depuis le 3 février 2021. De plus, l’arrêt de la Cour d’appel fédérale conclut que les violations du droit d’auteur en litige sont imputables à Konek, Hill Valley et Libéo.

[60] Les questions qui restent à trancher sont les suivantes. Premièrement, Konek et Hill Valley constituaient-elles des EDR de facto qui pouvaient se prévaloir de l’article 31 de la Loi sur le droit d’auteur avant l’enregistrement de Hill Valley auprès du CRTC le 3 février 2021? Deuxièmement, lors du procès sommaire, les parties ont convenu de reporter au procès la question de la responsabilité personnelle des administrateurs de Konek, de Hill Valley et, le cas échéant, de Libéo.

(1) Konek et Hill Valley étaient-elles des EDR de facto avant le 3 février 2021?

[61] Les défendeurs soutiennent que Konek et Hill Valley bénéficiaient de l’exemption prévue à l’article 31 de la Loi sur le droit d’auteur avant le 3 février 2021. Ils affirment que Hill Valley, et possiblement Konek, n’avaient pas l’obligation de s’enregistrer auprès du CRTC, puisque certains hôtels que celles-ci desservaient étaient situés dans des régions où il n’existait aucune EDR. Hill Valley et Konek auraient donc constitué des EDR « de facto », même avant l’enregistrement de Hill Valley auprès du CRTC. Je rejette cette prétention. Pour comprendre pourquoi, il est nécessaire de rappeler les grandes lignes des motifs du jugement sommaire relativement à cette question.

[62] L’article 31 de la Loi sur le droit d’auteur prévoit que, dans certaines circonstances, la retransmission d’un signal d’une chaîne de télévision ne constitue pas une violation du droit d’auteur, pourvu que cette retransmission soit « licite » en vertu de la Loi sur la radiodiffusion. Ce qui rend les activités de Hill Valley « licites », c’est l’Ordonnance sur les petites EDR. L’article 25 de cette Ordonnance prévoit qu’une petite EDR qui souhaite exercer ses activités dans une région déjà desservie par des EDR autorisées doit s’enregistrer auprès du CRTC trois mois avant le début de ces activités. C’est précisément ce que Hill Valley a fait. Au paragraphe 54 du jugement sommaire, j’ai expliqué qu’avant la date de cet enregistrement, le 3 février 2021, les activités de Hill Valley n’étaient pas licites au sens de la Loi sur la radiodiffusion. Il s’ensuit que Hill Valley ne pouvait pas bénéficier de l’exemption de l’article 31 de la Loi sur le droit d’auteur avant cette date.

[63] Hill Valley soutient maintenant que certaines de ses activités n’étaient pas assujetties à l’obligation d’enregistrement qui découle de l’article 25 de l’Ordonnance sur les petites EDR, puisque certains de ses clients n’étaient pas situés dans des régions desservies par des EDR autorisées. Dans de telles situations, Hill Valley aurait bénéficié de plein droit de l’Ordonnance sur les petites EDR, sans être tenue de s’enregistrer auprès du CRTC. Ses activités auraient donc été « licites » avant le 3 février 2021.

[64] Or, cette question a déjà été tranchée par le jugement sommaire. En réalité, les défendeurs me demandent de réviser la décision que j’ai rendue, à la lumière de faits ou d’arguments nouveaux. Lorsqu’une question est tranchée par jugement sommaire et que l’instance suit son cours, les parties ne peuvent demander à la Cour de se pencher à nouveau sur cette question, sauf à faire valoir le type de circonstances exceptionnelles prévues aux règles 397 et 399 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106. Un jugement sommaire qui n’a pas été porté en appel a force de chose jugée : Oh v Coquitlam (City), 2018 BCCA 129 au paragraphe 26. Lors d’une requête en jugement ou en procès sommaire, le défendeur doit présenter ses « meilleurs arguments » : CanMar Foods Ltd c TA Foods Ltd, 2021 CAF 7 au paragraphe 27, [2021] 1 RCF 799; Gemak Trust v Jempak Corporation, 2022 FCA 141 au paragraphe 67. Il s’ensuit qu’il ne peut, lors du procès, présenter de nouveaux arguments qui tendent à infirmer le jugement sommaire. En réalité, la procédure du jugement sommaire ou du procès sommaire perdrait de son utilité s’il était permis de remettre son résultat en question à une étape ultérieure de l’instance.

[65] Les défendeurs auraient pu et auraient dû faire valoir leurs prétentions concernant le statut d’EDR de facto de Hill Valley lors du procès sommaire. Rien ne les empêchait de le faire. Ils n’ont pas non plus interjeté appel du jugement sommaire. Au procès, M. Rousseau a simplement affirmé qu’il ne s’était rendu compte que tout récemment du fait que certains des clients de Hill Valley étaient situés dans des régions non desservies par des EDR autorisées (transcription no 9 confidentielle du 22 février 2023, pages 20 et 21). Il ne s’agit pas d’une circonstance exceptionnelle visée par les règles 397 et 399.

[66] À tout événement, la preuve révèle que Hill Valley a retransmis les chaînes TVA à des hôtels situés dans des régions déjà desservies par des EDR autorisées, notamment la ville de Québec (pièce 137). Une telle retransmission n’était donc pas licite avant que Hill Valley ne s’enregistre auprès du CRTC, quelle que soit la situation dans d’autres régions. Quant à Konek, elle ne peut bénéficier de l’article 31 de la Loi sur le droit d’auteur parce qu’elle constitue un « retransmetteur de nouveaux médias » au sens de cette disposition, indépendamment de la région où elle retransmet le signal d’une chaîne de télévision : jugement sommaire, au paragraphe 52.

(2) La responsabilité des administrateurs

[67] Les demanderesses recherchent également la responsabilité solidaire de MM. Rousseau, Bussière et Michaud à titre d’administrateurs de Konek, de Hill Valley et de Libéo.

[68] À ce propos, la Cour suprême du Canada a rappelé, dans l’arrêt Cinar Corporation c Robinson, 2013 CSC 73 au paragraphe 64, [2013] 3 RCS 1168 [Cinar], que « Le dirigeant d’une société ne saurait être tenu personnellement responsable de la violation d’un droit d’auteur sur la seule base de son statut de dirigeant. » Elle écrit cependant, au paragraphe 60 :

Pour qu’un administrateur et/ou un dirigeant soit tenu responsable de la violation d’un droit d’auteur commise par sa société, « il existe [. . .] certainement des circonstances à partir desquelles il y a lieu de conclure que ce que visait l’administrateur ou le dirigeant n’était pas la conduite ordinaire des activités de fabrication et de vente de celle‑ci, mais plutôt la commission délibérée d’actes qui étaient de nature à constituer une contrefaçon ou qui reflètent une indifférence à l’égard du risque de contrefaçon » : Mentmore Manufacturing Co. c. National Merchandising Manufacturing Co. (1978), 1978 CanLII 2037 (FCA), 89 D.L.R. (3d) 195 (C.A.F.), p. 204‑205, le juge Le Dain.

[69] À la lumière de ces principes, j’estime que M. Rousseau a engagé sa responsabilité personnelle en posant lui-même les gestes qui constituent une violation du droit d’auteur. Il est l’architecte du réseau de Konek et de Hill Valley et a joué un rôle majeur dans la conception et la programmation des boîtiers Konek. Il est en charge de ce que j’appellerais la conformité réglementaire de Konek et de Hill Valley, notamment en effectuant les démarches auprès du CRTC afin d’enregistrer Hill Valley comme EDR et de répondre à la plainte de Québecor Média. Selon la preuve, c’est lui qui contrôle directement les activités de Konek et de Hill Valley et qui assure la gestion quotidienne de leur réseau. Plus particulièrement, il a fait installer les décodeurs loués à Vidéotron qui ont permis à Konek et Hill Valley d’obtenir les signaux des chaînes TVA et TVA Sports jusqu’en mars 2021. C’est aussi lui qui, par la suite, s’est abonné à des services de retransmission (streaming) en ligne afin d’obtenir ces signaux, alors que tout donnait à penser que ces services étaient illégaux.

[70] Quant à MM. Bussière et Michaud, les demanderesses ne recherchent leur responsabilité personnelle qu’en raison des déclarations fausses et trompeuses qu’ils auraient faites au nom de Konek et de Hill Valley. Je traite de cette question plus loin dans les présents motifs.

E. Les mesures de réparation

[71] Ayant établi l’étendue de la violation du droit d’auteur et les personnes responsables, il faut maintenant décider des mesures de réparation.

(1) L’injonction

[72] Les principes régissant l’octroi d’une injonction permanente ont été étudiés dans les arrêts Google Inc c Equustek Solutions Inc, 2017 CSC 34 au paragraphe 66, [2017] 1 RCS 824 (juge Côté, dissidente sur une autre question); NunatuKavut Community Council Inc c Nalcor Energy, 2014 NLCA 46 aux paragraphes 46 à 72; et Cambie Surgeries Corp c British Columbia (Medical Services Commission), 2010 BCCA 396 au paragraphe 34. En bref, il faut établir la violation d’un droit, un risque suffisant que cette violation perdure, l’absence d’autre réparation efficace et l’absence de considérations discrétionnaires qui militent contre l’octroi de l’injonction.

[73] En l’espèce, la violation du droit d’auteur des demanderesses a été établie. De plus, j’estime qu’il y a un risque suffisant que cette violation perdure. En effet, M. Rousseau a témoigné qu’il croyait fermement qu’il avait le droit de retransmettre les chaînes TVA Sports (transcription no 5 du 21 février 2023, pages 102, 103 et 105; transcription no 8 du 22 février 2023, pages 5 à 7). Pour autant que je puisse comprendre, cette croyance est fondée sur une interprétation invraisemblable du cadre réglementaire qui découle de la Loi sur la radiodiffusion. D’ailleurs, M. Rousseau a admis « qu’il n’y avait pas de jurisprudence pour pouvoir obliger Québecor, sur le champ à ce qu’on conserve TVA Sports » (transcription no 7 du 21 février 2023, page 103). De plus, le fait d’avoir eu recours à des services de retransmission qui sont vraisemblablement illégaux donne à penser que M. Rousseau n’a qu’un souci limité du respect de la loi. Par ailleurs, les défendeurs n’ont pas prétendu qu’il existait des mesures alternatives de réparation ou des facteurs discrétionnaires qui s’opposent à l’octroi d’une injonction. J’estime donc qu’une injonction est nécessaire.

[74] En théorie, puisque les demanderesses invoquent leur droit d’auteur sur certaines émissions précises et non le signal lui-même, l’injonction ne devrait viser que la retransmission de ces émissions. Cependant, se fondant sur l’article 39.1 de la Loi sur le droit d’auteur, elles réclament une injonction interdisant la retransmission du signal des chaînes TVA Sports lui-même. Cette disposition permet l’octroi d’une injonction relativement à des œuvres autres que celles qui ont fait l’objet d’une violation, y compris des œuvres futures :

39.1 (1) Dans les cas où il accorde une injonction pour violation du droit d’auteur sur une œuvre ou un autre objet, le tribunal peut en outre interdire au défendeur de violer le droit d’auteur sur d’autres œuvres ou d’autres objets dont le demandeur est le titulaire ou sur d’autres œuvres ou d’autres objets dans lesquels il a un intérêt concédé par licence, si le demandeur lui démontre que, en l’absence de cette interdiction, le défendeur violera vraisemblablement le droit d’auteur sur ces autres œuvres ou ces autres objets.

39.1 (1) When granting an injunction in respect of an infringement of copyright in a work or other subject-matter, the court may further enjoin the defendant from infringing the copyright in any other work or subject-matter if

(a) the plaintiff is the owner of the copyright or the person to whom an interest in the copyright has been granted by licence; and

(b) the plaintiff satisfies the court that the defendant will likely infringe the copyright in those other works or subject-matter unless enjoined by the court from doing so.

(2) Cette injonction peut viser même les œuvres ou les autres objets sur lesquels le demandeur n’avait pas de droit d’auteur ou à l’égard desquels il n’était pas titulaire d’une licence lui concédant un intérêt sur un droit d’auteur au moment de l’introduction de l’instance, ou qui n’existaient pas à ce moment.

(2) An injunction granted under subsection (1) may extend to works or other subject-matter

(a) in respect of which the plaintiff was not, at the time the proceedings were commenced, the owner of the copyright or the person to whom an interest in the copyright has been granted by licence; or

(b) that did not exist at the time the proceedings were commenced.

 

[75] Les défendeurs ne s’opposent pas à la manière dont les demanderesses formulent l’injonction qu’elles réclament. Une injonction qui ne viserait que certaines émissions donnerait lieu à des difficultés évidentes d’application. En l’absence de contestation, j’estime donc qu’il est approprié d’accorder une injonction interdisant la retransmission des chaînes TVA Sports.

(2) Les dommages-intérêts préétablis

[76] Au lieu de dommages-intérêts compensatoires, les demanderesses réclament les dommages-intérêts préétablis prévus à l’article 38.1 de la Loi sur le droit d’auteur. Elles demandent une somme de 1000 $ pour chacune des 8000 émissions des chaînes TVA retransmises entre juillet 2018 et le 2 février 2021, une somme de 2500 $ pour chacune des 798 émissions des chaînes TVA Sports retransmises entre mars 2020 et la date du jugement sommaire, et une somme de 5000 $ pour chacune des 292 émissions de TVA Sports retransmises depuis cette date. La somme totale réclamée est de 11 455 000 $. De leur côté, les défendeurs soutiennent que ces montants sont exagérés et devraient être réduits à 12,50 $, 125 $ et 250 $ par émission, respectivement.

[77] Pour les motifs qui suivent, j’estime que l’octroi d’une somme de 553 000 $ à titre de dommages-intérêts préétablis est appropriée.

a) Principes généraux

[78] Les dommages-intérêts préétablis font partie de la panoplie de mesures de réparation que la Loi sur le droit d’auteur met à la disposition des titulaires de droit d’auteur. Ils sont régis par l’article 38.1 de cette loi, dont les parties pertinentes sont formulées comme suit :

38.1 (1) Sous réserve des autres dispositions du présent article, le titulaire du droit d’auteur, en sa qualité de demandeur, peut, avant le jugement ou l’ordonnance qui met fin au litige, choisir de recouvrer, au lieu des dommages-intérêts et des profits visés au paragraphe 35(1), les dommages-intérêts préétablis ci-après pour les violations reprochées en l’instance à un même défendeur ou à plusieurs défendeurs solidairement responsables :

38.1 (1) Subject to this section, a copyright owner may elect, at any time before final judgment is rendered, to recover, instead of damages and profits referred to in subsection 35(1), an award of statutory damages for which any one infringer is liable individually, or for which any two or more infringers are liable jointly and severally,

a) dans le cas des violations commises à des fins commerciales, pour toutes les violations — relatives à une œuvre donnée ou à un autre objet donné du droit d’auteur —, des dommages-intérêts dont le montant, d’au moins 500 $ et d’au plus 20 000 $, est déterminé selon ce que le tribunal estime équitable en l’occurrence;

(a) in a sum of not less than $500 and not more than $20,000 that the court considers just, with respect to all infringements involved in the proceedings for each work or other subject-matter, if the infringements are for commercial purposes; and

[…]

[…]

(3) Dans les cas où plus d’une œuvre ou d’un autre objet du droit d’auteur sont incorporés dans un même support matériel ou dans le cas où seule la violation visée au paragraphe 27(2.3) donne ouverture aux dommages-intérêts préétablis, le tribunal peut, selon ce qu’il estime équitable en l’occurrence, réduire, à l’égard de chaque œuvre ou autre objet du droit d’auteur, le montant minimal visé à l’alinéa (1)a) ou au paragraphe (2), selon le cas, s’il est d’avis que même s’il accordait le montant minimal de dommages-intérêts préétablis le montant total de ces dommages-intérêts serait extrêmement disproportionné à la violation.

(3) In awarding statutory damages under paragraph (1)(a) or subsection (2), the court may award, with respect to each work or other subject-matter, a lower amount than $500 or $200, as the case may be, that the court considers just, if

(a) either

(i) there is more than one work or other subject-matter in a single medium, or

(ii) the award relates only to one or more infringements under subsection 27(2.3); and

(b) the awarding of even the minimum amount referred to in that paragraph or that subsection would result in a total award that, in the court’s opinion, is grossly out of proportion to the infringement.

(5) Lorsqu’il rend une décision relativement aux paragraphes (1) à (4), le tribunal tient compte notamment des facteurs suivants :

(5) In exercising its discretion under subsections (1) to (4), the court shall consider all relevant factors, including

a) la bonne ou mauvaise foi du défendeur;

(a) the good faith or bad faith of the defendant;

b) le comportement des parties avant l’instance et au cours de celle-ci;

(b) the conduct of the parties before and during the proceedings;

c) la nécessité de créer un effet dissuasif à l’égard de violations éventuelles du droit d’auteur en question;

(c) the need to deter other infringements of the copyright in question; and

[…]

[…]

[79] Inspirée du droit américain, cette disposition vise à adapter les règles générales régissant l’octroi de dommages-intérêts au contexte particulier des poursuites en violation du droit d’auteur : Telewizja Polsat SA c Radiopol Inc, 2006 CF 584, [2007] 1 RCF 444 [Telewizja Polsat]; Rallysport Direct LLC c 2424508 Ontario Ltd, 2020 CF 794, conf par 2424508 Ontario Ltd c Rallysport Direct LLC, 2022 CAF 24 [Rallysport CAF]; L3D, au paragraphe 92. Trois considérations sont souvent invoquées pour expliquer la raison d’être de ce type de dommages-intérêts.

[80] Premièrement, il peut être difficile de prouver la nature et l’étendue du préjudice causé par une violation du droit d’auteur. Souvent, l’instance procède par défaut et le défendeur ne fournit pas de renseignements qui permettent d’établir l’étendue de la violation ou les profits qui en découlent. De manière plus générale, la valeur d’une œuvre protégée par le droit d’auteur ou la perte que la contrefaçon cause au titulaire peuvent être difficiles à évaluer. En adoptant l’article 38.1, le législateur a choisi une donnée facilement accessible, le nombre d’œuvres contrefaites, comme base de calcul.

[81] Deuxièmement, le législateur a manifestement voulu donner une dimension punitive aux dommages-intérêts préétablis. En particulier, l’octroi de montants élevés a paru nécessaire afin de dissuader les contrefacteurs éventuels. En effet, si les dommages-intérêts se limitaient au coût d’une licence, rien n’inciterait les contrefacteurs à respecter la loi et à obtenir une telle licence; ils auraient plutôt intérêt à violer le droit d’auteur et à courir le risque de se faire prendre.

[82] Troisièmement, l’octroi de dommages-intérêts préétablis peut contribuer à faciliter l’accès à la justice pour les titulaires de droit d’auteur. L’octroi de sommes supérieures au préjudice subi permet aux titulaires de droit d’auteur de payer une partie des frais occasionnés par la poursuite d’une action. Il s’agit là d’un incitatif à intenter de telles poursuites. Ultimement, la sanction judiciaire plus fréquente des violations du droit d’auteur contribue à un plus grand respect de la loi.

[83] Ce sont les mêmes considérations qui ont conduit notre Cour à octroyer des dommages-intérêts forfaitaires dans les affaires de contrefaçon de marques de commerce, même si la Loi sur les marques de commerce ne contient aucune disposition semblable à l’article 38.1 de la Loi sur le droit d’auteur : Kwan Lam c Chanel S de RL, 2016 CAF 111 au paragraphe 17; Ragdoll Productions (UK) Ltd c Doe, 2002 CFPI 918, [2003] 2 CF 120; Lululemon Athletica Canada Inc c Campbell, 2022 CF 194 aux paragraphes 37 à 44 [Lululemon].

[84] Or, contrairement aux dommages-intérêts forfaitaires octroyés pour contrefaçon d’une marque de commerce, des dommages-intérêts préétablis peuvent être octroyés selon l’article 38.1 de la Loi sur le droit d’auteur même en l’absence de preuve du préjudice subi par le titulaire, voire lorsqu’il est établi que le titulaire n’a subi aucun préjudice : Rallysport CAF, au paragraphe 29. Néanmoins, le préjudice réel, lorsqu’on peut en apprécier l’étendue, constitue un facteur pertinent dans l’appréciation du montant des dommages-intérêts préétablis : Rallysport CAF, au paragraphe 28.

[85] En prévoyant une fourchette préétablie quant au montant des dommages-intérêts, le législateur a voulu limiter la discrétion judiciaire, sans l’éliminer complètement. En effet, le degré de certitude accru qui découle d’une fourchette préétablie simplifie la preuve et renforce le caractère dissuasif. Il survient cependant des cas où ces montants sont inappropriés. Comme mon collègue le juge Yvan Roy l’a souligné dans une affaire de marques de commerce, l’application mécanique des principes régissant l’octroi de tels dommages-intérêts peut conduire à des « montants astronomiques » qui n’ont aucun rapport avec la réalité : Louis Vuitton Malletier SA c Wang, 2019 CF 1389 au paragraphe 153; voir aussi Thomson c Afterlife Network Inc, 2019 CF 545 au paragraphe 63 [Thomson]; Lululemon, aux paragraphes 42 et 43; Louis Vuitton Malletier v Sheine Reyes Rosales, 2023 FC 217 aux paragraphes 44 à 51. Soucieux d’éviter de tels excès, le législateur a prévu, au paragraphe 38.1(3) de la Loi sur le droit d’auteur, la possibilité de réduire les dommages-intérêts préétablis si l’application de la limite inférieure de la fourchette conduit à un montant « extrêmement disproportionné ».

b) Analyse des facteurs pertinents

[86] Je passe donc à l’examen des facteurs pertinents à l’évaluation des dommages-intérêts préétablis, en commençant par les facteurs explicitement mentionnés au paragraphe 38.1(5). Je pourrai ensuite décider s’il convient d’appliquer le paragraphe 38.1(3), puis déterminer le montant approprié.

[87] Le premier facteur pertinent est la bonne foi ou la mauvaise foi des défendeurs (alinéa 38.1(5)a)). À ce propos, les demanderesses ont tenté d’assimiler les défendeurs à des « pirates » dont l’activité se borne à retransmettre des signaux de façon illégale, comme dans l’affaire L3D, ou à des revendeurs de marchandise contrefaite, comme dans l’affaire Lululemon, qui exercent leurs activités de manière clandestine, en sachant fort bien que celles-ci sont illégales. J’estime qu’une telle comparaison n’est pas appropriée et qu’une appréciation plus nuancée est de mise.

[88] Les défendeurs ont consacré des ressources importantes au développement d’une solution technologique intégrée pour les hôtels. Il est vrai que la retransmission des signaux de télévision est une composante importante de ce système. Cependant, rien ne permet de croire que les autres fonctions du système ne soient qu’un paravent pour dissimuler ce qui ne serait rien d’autre qu’une entreprise de retransmission illégale. Il est d’ailleurs peu vraisemblable qu’une entreprise bien établie comme Libéo se soit mise à risque en s’associant à un projet fondamentalement illégal.

[89] À la lumière de l’ensemble de la preuve, je conclus plutôt que les défendeurs ont développé des services et des produits qui sont en principe légitimes. Le CRTC en a d’ailleurs reconnu le caractère innovateur, au paragraphe 51 de la décision de radiodiffusion CRTC 2022-346, reproduit plus haut. La difficulté, cependant, c’est que les défendeurs ne se sont pas souciés d’obtenir dès le départ les droits nécessaires pour retransmettre le signal des chaînes de télévision. Lorsqu’ils ont pris conscience de cette difficulté, ils ont cherché à exploiter à leur maximum les occasions offertes par le cadre réglementaire découlant de la Loi sur le droit d’auteur et de la Loi sur la radiodiffusion, notamment en mettant sur pied Hill Valley. Comme je l’ai expliqué dans le jugement sommaire et comme le CRTC l’a reconnu dans la décision de radiodiffusion CRTC 2022-346, cette structure est légitime et permet la retransmission des chaînes diffusées par ondes hertziennes, comme TVA. Elle ne permet cependant pas de retransmettre TVA Sports.

[90] Même si leur projet était initialement légitime, les défendeurs ont adopté une conduite condamnable à deux égards. D’une part, ils ont commencé à exploiter leur entreprise avant de s’assurer d’avoir obtenu les autorisations et les droits requis. Ce faisant, ils s’exposaient au risque que certains aspects de leurs activités s’avèrent illégaux. En d’autres termes, ils ont fait preuve d’insouciance face au risque associé à l’incertitude juridique. En prenant ce risque, ils doivent maintenant faire face aux conséquences d’une violation intentionnelle de la loi.

[91] D’autre part, les défendeurs ont fait preuve d’aveuglement volontaire en faisant miroiter jusqu’au procès l’éventualité que le CRTC leur accorde une quelconque forme d’autorisation à retransmettre les chaînes TVA Sports. Il aurait dû être évident dès le début 2021 que l’article 31 de la Loi sur le droit d’auteur n’autorise pas la retransmission de TVA Sports. Si les défendeurs croyaient sincèrement que le cadre réglementaire issu de la Loi sur la radiodiffusion leur permettait de retransmettre TVA Sports, ils auraient dû présenter dès ce moment une demande au CRTC. Ce n’est qu’en réponse à la demande de Québecor Média, à l’été 2022, que Hill Valley a présenté une telle demande. Comme on l’a vu plus haut, le CRTC a rejeté celle-ci.

[92] Une telle attitude attentiste pouvait peut-être se comprendre au début du projet. Les défendeurs étaient des néophytes en ce qui concerne le cadre réglementaire de la radiodiffusion. Ils se sont initialement fiés aux conseils fournis par des employés du CRTC. Cependant, cette attitude est devenue inacceptable par la suite. Les défendeurs ont bénéficié de conseils juridiques. Ils ont forcément pris conscience, même si la preuve n’en révèle pas le moment précis, du fait que les règlements d’application de la Loi sur la radiodiffusion ne leur donnaient aucun droit de retransmettre une chaîne facultative comme TVA Sports. Dès lors, poursuivre dans cette veine ne pouvait viser qu’à maintenir le flou et à gagner du temps.

[93] Enfin, on ne saurait passer sous silence le fait que les défendeurs obtiennent le signal de TVA Sports en s’abonnant à des services de retransmission qui, selon toute vraisemblance, sont illégaux. Encore une fois, il s’agit à tout le moins d’aveuglement volontaire.

[94] Les défendeurs ont donc fait preuve de mauvaise foi à certains égards, ce qui doit être pris en considération dans la détermination des dommages-intérêts préétablis.

[95] Le comportement des défendeurs durant l’instance constitue le deuxième facteur mis en évidence par le législateur, à l’alinéa 38.1(5)b). Ce facteur est particulièrement pertinent dans les cas de contrefacteurs qui exercent leurs activités de manière plus ou moins clandestine, qui ne participent pas à l’instance et qui cherchent par divers moyens à se soustraire à l’autorité de la Cour, comme par exemple dans l’affaire L3D.

[96] La situation en l’espèce est plus nuancée. Les défendeurs ont participé à l’instance et ont eu gain de cause quant à plusieurs questions importantes. En cours d’instance, les demanderesses ont concédé que l’architecture du réseau de Hill Valley était conforme à l’article 31 de la Loi sur le droit d’auteur et ont retiré leur réclamation de dommages-intérêts punitifs à l’égard de deux des défendeurs individuels. J’ai également rejeté les prétentions des demanderesses concernant de prétendues modifications apportées à l’architecture du réseau de Konek et de Hill Valley à l’été 2021. Bien que je donne tort aux défendeurs concernant la présomption de l’alinéa 34.1(1)b) de la Loi sur le droit d’auteur, je ne peux qualifier leurs arguments de frivoles. Par contre, comme on l’a vu plus haut, leurs prétentions fondées sur la Loi sur la radiodiffusion se sont avérées dépourvues de tout fondement.

[97] En réalité, ce que les demanderesses reprochent aux défendeurs, c’est surtout d’avoir poursuivi la retransmission de TVA Sports durant l’instance. Pour les motifs énoncés plus haut, je suis d’accord avec les demanderesses, bien qu’il soit difficile de déterminer avec précision la date à laquelle les défendeurs auraient dû se rendre compte du caractère illusoire de leurs démarches auprès du CRTC.

[98] Le troisième facteur que la loi impose d’examiner est la nécessité de dissuader (alinéa 38.1(5)c)). Dans la mesure où j’ai conclu que les défendeurs avaient fait preuve de mauvaise foi, leur conduite doit être dénoncée et dissuadée. Les défendeurs ont commercialisé un service sans s’assurer au préalable d’obtenir les droits nécessaires. Les défendeurs ont adopté une attitude cavalière qui visait à obtenir ces droits en plaçant l’autre partie devant le fait accompli. Ce faisant, les défendeurs cherchaient à priver les demanderesses du droit de ne pas consentir à l’utilisation de leur droit d’auteur. Une telle conduite, qui sape les fondements de la Loi sur le droit d’auteur, doit être dénoncée.

[99] J’estime que deux autres facteurs sont pertinents en l’espèce. Tout d’abord, il convient de préciser comment l’étendue de la violation du droit d’auteur a varié selon le temps. En effet, les demanderesses réclament des dommages-intérêts préétablis pour une période qui commence en juillet 2018. Or, à ce moment, Konek n’offrait ses services qu’à un seul hôtel qui servait de prototype. De plus, l’analyse que je présente plus bas (paragraphe [101]) au sujet du montant des redevances versées par les défendeurs démontre que ce n’est qu’à partir de 2021 que leur clientèle a commencé à croître de manière plus marquée.

[100] Enfin, même si l’octroi de dommages-intérêts préétablis ne dépend pas de la preuve d’un préjudice réel et n’est pas limité à la valeur de ce préjudice, l’étendue de ce préjudice demeure un facteur pertinent. Les parties n’ont pas cherché à présenter une preuve complète de ce préjudice, puisque les demanderesses soutiennent que la question n’est pas pertinente et que les défendeurs affirment que ce préjudice est inexistant. En l’absence d’autres indications, cette étendue peut se mesurer par le coût d’une licence hypothétique : Trimble Solutions Corporation c Quantum Dynamics inc, 2021 CF 63 aux paragraphes 68 à 72. La preuve à cet égard permet de tirer les conclusions suivantes.

[101] En vertu de l’article 31 de la Loi sur le droit d’auteur, la retransmission des chaînes TVA donne lieu au paiement d’une redevance lorsqu’il s’agit d’un signal éloigné. Les défendeurs ont présenté des preuves de paiement de ces redevances pour les années 2018 à 2022 (pièces 142, 152, 162, 178 et 179). Celles-ci sont inférieures à 1000 $ par année jusqu’en 2020 et atteignent 2000 $ en 2021 et 3600 $ en 2022; ces montants visent l’ensemble des chaînes retransmises par les défendeurs. La seule conclusion que je peux tirer de cette preuve est que la valeur d’une licence pour retransmettre les chaînes TVA à l’échelle de l’entreprise des défendeurs est minime en comparaison des montants réclamés. De plus, ces redevances ont été payées, et les demanderesses n’ont pas expliqué en quoi consisterait le préjudice qu’elles ont subi.

[102] Il en va autrement de la retransmission des chaînes TVA Sports, qui n’est pas visée par l’article 31 de la Loi sur le droit d’auteur. Cette retransmission fait plutôt l’objet d’ententes entre Groupe TVA et les EDR, puis entre les EDR (comme Vidéotron) et leurs clients hôteliers. Au procès, M. Picard a expliqué comment Groupe TVA établissait les tarifs pour la retransmission de la chaîne TVA Sports lorsqu’une EDR dessert des clients hôteliers (pièce 101; transcription no 2 confidentielle du 20 février 2023, aux pages 17 à 21). De son côté, M. Tremblay a présenté un tableau où figure la quote-part du montant versé par Vidéotron à l’ensemble des diffuseurs dont elle retransmet le signal pour les clients de Konek qui étaient d’anciens clients de Vidéotron (pièce 136). Par ailleurs, une série de documents déposés par Konek fait état du nombre de chambres d’hôtel (ou de résidence pour personnes âgées) que celle-ci desservait à chaque mois (pièces 142, 152, 162, 178 et 179). De l’ensemble de ces renseignements, je peux déduire qu’une licence permettant à Konek ou Hill Valley de retransmettre les chaînes TVA Sports aurait coûté entre environ |||||| par mois (en début de période) et environ |||||||| par mois (à l’heure actuelle). Pour l’ensemble de la période concernée, le préjudice réel subi par les demanderesses s’élèverait à environ 100 000 $. Bien entendu, il s’agit d’un ordre de grandeur et non d’estimés précis.

c) L’application du paragraphe 38.1(3)

[103] L’étape suivante du raisonnement est de vérifier s’il convient d’appliquer le paragraphe 38.1(3) de la Loi sur le droit d’auteur, qui permet de réduire le montant des dommages-intérêts préétablis si ceux-ci sont exagérément disproportionnés. Je traite tout d’abord de la question préalable de savoir si les œuvres contrefaites se trouvent sur un « même support matériel ». J’aborde ensuite la question de la disproportion excessive en envisageant séparément la retransmission des chaînes TVA et TVA Sports.

(i) Un « même support matériel »?

[104] Les demanderesses soutiennent que le paragraphe 38.1(3) est inapplicable en l’espèce, puisque les œuvres contrefaites ne se retrouvent pas sur le même « support matériel » (« medium », en anglais). En effet, Konek et Hill Valley ne conservent pas de copies des émissions qu’elles retransmettent. Celles-ci n’existeraient donc pas en même temps sur le même support matériel.

[105] Je rejette cette manière d’interpréter le paragraphe 38.1(3). Cette disposition, je le rappelle, vise à éviter qu’une application mécanique de l’article 38.1 ne conduise à l’octroi de sommes disproportionnées. Il serait paradoxal que l’on puisse contrecarrer son objet en lui donnant une interprétation excessivement technique ou mécanique. Le concept de « support matériel » doit être appliqué en tenant compte de la grande variété de types d’œuvres qui peuvent faire l’objet du droit d’auteur et de la variété croissante de moyens technologiques qui en permettent la reproduction ou la retransmission. À mon avis, une approche pragmatique est de mise.

[106] De plus, je ne vois rien dans le libellé du paragraphe 38.1(3) qui exige que les œuvres soient présentes simultanément sur un même support matériel tel un disque dur ou une mémoire vive. À mon avis, un « même support matériel » comprend une infrastructure technologique qui permet la reproduction, l’affichage ou la retransmission de plusieurs œuvres l’une après l’autre. C’est le cas en l’espèce : le support matériel est l’infrastructure du réseau de Konek et de Hill Valley, qui permet la retransmission de plusieurs œuvres l’une après l’autre.

[107] Il y a peu de jurisprudence concernant l’application du paragraphe 38.1(3) à des moyens électroniques de communication et aucune décision n’étaye une exigence de simultanéité. Dans l’affaire Trader Corp v CarGurus, Inc, 2017 ONSC 1841, aux paragraphes 57 et 58, le tribunal a donné une interprétation large au concept de « même support matériel » et l’a appliqué à un ensemble de photos disponibles sur un site web. Dans l’affaire Thomson, notre Cour a appliqué le paragraphe 38.1(3) à des notices funéraires reproduites sur un site web, sans qu’une preuve n’établisse les conditions dans lesquelles cette information était enregistrée. Dans l’affaire Telewizja Polsat, notre Cour a appliqué le paragraphe 38.1(3) à la retransmission d’émissions de télévision par Internet. Les demanderesses cherchent à distinguer cette affaire en soulignant qu’elle visait un système de retransmission à demande et que le défendeur conservait l’ensemble des émissions sur son serveur. Je ne suis pas convaincu qu’une telle distinction soit pertinente; d’ailleurs, s’il fallait suivre l’argument des demanderesses, il faudrait conclure que le défendeur dans l’affaire Telewizja Polsat a acquis le bénéfice du paragraphe 38.1(3) en conservant des copies des œuvres contrefaites, ce qui me paraît absurde.

(ii) Les chaînes TVA

[108] Les demanderesses réclament une somme de 1000 $ pour chacune des 8000 émissions diffusées sur les chaînes TVA, pour un montant total de 8 000 000 $. Si l’on applique le montant minimum de 500 $ par œuvre, le montant total est de 4 000 000 $. J’estime qu’une telle somme est extrêmement disproportionnée. Même en tenant compte de la mauvaise foi et du comportement des défendeurs, dans la mesure indiquée plus haut, et de la nécessité de dissuader, il n’est pas nécessaire de prononcer une condamnation aussi élevée pour accomplir les objectifs de dénonciation et de dissuasion.

[109] La retransmission des chaînes TVA est aujourd’hui légale. Comme je l’ai indiqué dans le jugement sommaire, Hill Valley bénéficie de l’exemption prévue à l’article 31 de la Loi sur le droit d’auteur. Contrairement à la situation qui prévaut dans la plupart des affaires de contrefaçon, Hill Valley a droit à une forme de « licence obligatoire ». De plus, les chaînes TVA peuvent être captées sans frais par ondes hertziennes. La dissuasion n’a donc pas l’importance qu’on lui accorde habituellement. En réalité, tout ce qu’on peut reprocher aux défendeurs, c’est d’avoir tardé à mettre en place la structure corporative qui leur permet de se prévaloir de l’article 31. De plus, comme je l’ai souligné plus haut, le préjudice réel subi par les demanderesses est minime, en comparaison des sommes réclamées. Enfin, comme je l’ai indiqué au paragraphe [99], la retransmission illégale des stations TVA a eu lieu à une époque où la clientèle des défendeurs était plutôt limitée.

[110] Rares sont les affaires dans lesquelles des sommes excédant un million de dollars ont été octroyées à titre de dommages-intérêts préétablis. Aux paragraphes [87] à [89], j’ai expliqué que l’affaire L3D, contrairement à la présente affaire, mettait en cause une entreprise dont la seule activité était la retransmission illégale de chaînes de télévision. L’affaire Thomson était un recours collectif impliquant un groupe de plus d’un million de membres. Dans les deux cas, le défendeur n’a pas participé à l’instance et tout indiquait qu’il était conscient du caractère entièrement illégal de ses activités.

(iii) Les chaînes TVA Sports

[111] Ma conclusion est différente en ce qui concerne les chaînes TVA Sports. L’application de la somme minimale de 500 $ à chacune des 1090 émissions visées par la réclamation conduit à une somme de 545 000 $. Cela représente environ cinq fois le préjudice approximatif subi par les demanderesses. Je n’aurais peut-être pas accordé un montant aussi élevé si j’avais appliqué les principes ordinaires régissant l’octroi de dommages-intérêts. Cependant, à la lumière des facteurs que j’ai examinés plus haut et de la nécessité de dénoncer la conduite des défendeurs et de dissuader toute conduite semblable, je suis incapable de conclure que ce montant est « extrêmement disproportionné ».

d) Le montant approprié

[112] En ce qui a trait à la retransmission des chaînes TVA Sports, j’octroie une somme de 500 $, qui représente la limite inférieure de la fourchette de dommages-intérêts préétablis, pour chacune des 1090 émissions. J’estime qu’une telle somme est plus que suffisante pour compenser le préjudice subi, ainsi que pour réaliser les objectifs de dénonciation et de dissuasion.

[113] Par contre, dans le cas de la retransmission des chaînes TVA, l’application du montant minimal de dommages-intérêts préétablis donnerait lieu à l’octroi d’une somme « extrêmement disproportionnée ». Le paragraphe 38.1(3) me permet alors d’octroyer des dommages-intérêts « selon ce que [le tribunal] estime équitable en l’occurrence ». Dans l’exercice de cette discrétion, je dois tenir compte des facteurs énumérés au paragraphe 38.1(5) et des autres facteurs pertinents, que j’ai analysés plus haut.

[114] Pour les raisons exposées au paragraphe [109], j’estime qu’une somme symbolique est suffisante. De plus, dans la mesure où la retransmission des chaînes TVA avant le 3 février 2021 constituait un acte répréhensible qu’il faut dénoncer et dissuader, les dommages-intérêts préétablis octroyés au titre de la retransmission des chaînes TVA Sports sont plus que suffisants pour accomplir ces objectifs. J’accorde donc une somme de 1 $ par émission, pour un total de 8000 $.

[115] J’octroie donc une somme de 553 000 $ à titre de dommages-intérêts préétablis.

(3) Les dommages-intérêts punitifs

[116] En sus des dommages-intérêts préétablis, les demanderesses réclament aussi des dommages-intérêts punitifs. Elles se fondent sur le paragraphe 38.1(7) de la Loi sur le droit d’auteur, qui prévoit que l’octroi des premiers n’exclut pas l’octroi des seconds.

[117] Cependant, lorsque les dommages-intérêts préétablis revêtent une composante punitive importante, octroyer des dommages-intérêts punitifs ferait double emploi. Cette composante punitive ne doit pas excéder ce qui est nécessaire pour atteindre les objectifs de dénonciation et de dissuasion : Code civil du Québec, art. 1621; Whiten c Pilot Insurance Co, 2002 CSC 18 aux paragraphes 71 et 74, [2002] 1 RCS 595. Si ce qui est nécessaire a déjà été octroyé, on voit difficilement comment une somme additionnelle serait nécessaire pour remplir les mêmes objectifs. Voir, en ce sens, Telewizja Polsat, au paragraphe 52; dans l’affaire Rallysport, des dommages-intérêts punitifs ont été octroyés seulement en raison des tentatives des défendeurs de s’immuniser des conséquences d’un jugement.

[118] Nous nous trouvons dans une telle situation en l’espèce. Même si les demanderesses ont subi un préjudice non négligeable en raison de la retransmission des chaînes TVA Sports, l’octroi de dommages-intérêts préétablis remplit principalement une fonction punitive. Il n’est pas nécessaire d’octroyer une somme additionnelle à titre de dommages-intérêts punitifs pour remplir la même fonction.

[119] Il est vrai que des dommages-intérêts punitifs sont souvent octroyés dans les affaires de contrefaçon de marque de commerce. Dans ce cas, cependant, les dommages-intérêts forfaitaires ne remplissent qu’une fonction compensatoire : Lululemon, au paragraphe 41. L’octroi de dommages-intérêts punitifs ne fait alors pas double emploi.

F. Les recours fondés sur la Loi sur les marques de commerce

[120] En sus des réclamations découlant de la violation du droit d’auteur, Vidéotron présente une réclamation basée sur les paragraphes 7a) et d) de la Loi sur les marques de commerce. Les défendeurs présentent une demande reconventionnelle fondée sur les mêmes dispositions. En gros, chaque partie reproche à l’adversaire d’avoir fait un certain nombre de déclarations fausses ou trompeuses au sujet du caractère licite ou illicite des activités des défendeurs, contrairement aux paragraphes 7a) ou 7d). Ces déclarations auraient mené les clients hôteliers à résilier leur contrat avec l’une des parties, causant ainsi une perte de revenus à celle-ci.

[121] Les dispositions pertinentes de la Loi sur les marques de commerce se lisent ainsi :

7. Nul ne peut :

7. No person shall

a) faire une déclaration fausse ou trompeuse tendant à discréditer l’entreprise, les produits ou les services d’un concurrent;

(a) make a false or misleading statement tending to discredit the business, goods or services of a competitor;

[…]

[…]

d) employer, en liaison avec des produits ou services, une désignation qui est fausse sous un rapport essentiel et de nature à tromper le public en ce qui regarde :

(d) make use, in association with goods or services, of any description that is false in a material respect and likely to mislead the public as to

(i) soit leurs caractéristiques, leur qualité, quantité ou composition,

(i) the character, quality, quantity or composition,

(ii) soit leur origine géographique,

(ii) the geographical origin, or

(iii) soit leur mode de fabrication, de production ou d’exécution.

(iii) the mode of the manufacture, production or performance

 

of the goods or services.

[122] Il ne m’est pas nécessaire d’analyser en détail les éléments nécessaires pour démontrer une violation de ces dispositions. En effet, dans la mesure où l’on cherche à fonder un recours en dommages-intérêts sur ces dispositions, il va de soi qu’il est nécessaire de faire la preuve d’un lien de causalité entre le préjudice allégué et la violation de la loi. Par exemple, dans l’arrêt S & S Industries Inc v Rowell, [1966] SCR 419 à la page 424, la Cour suprême mentionne que le [traduction] « préjudice qui en résulte » (je souligne) est un élément essentiel d’une telle action. De la même manière, dans l’affaire EAB Tool Company Inc c Norske Tools Ltd, 2017 CF 898 au paragraphe 76 [EAB Tools], le juge George Locke rejette la demande en soulignant que la preuve « ne suffit pas à établir un lien de causalité » entre la violation de la loi et la perte de ventes alléguée.

[123] Puisque je peux trancher l’affaire en me fondant sur l’absence de preuve du lien de causalité, je n’entends pas me prononcer sur le caractère faux ou trompeur de la vaste gamme de déclarations sur lesquelles les parties fondent leur recours. Dans la mesure où ces déclarations ont trait au jugement sommaire, je me bornerai à constater que chaque partie a fait des déclarations sélectives qui mettent l’emphase sur les parties de ce jugement qui l’avantageaient.

(1) Le recours de Vidéotron

[124] Selon Vidéotron, les défendeurs auraient faussement représenté à leurs clients qu’ils avaient le droit de diffuser les chaînes TVA Sports et RDS. (La chaîne RDS est une chaîne facultative diffusée par Bell Média. Il n’est pas contesté que les défendeurs retransmettent cette chaîne sans le consentement de Bell Média.) Ces fausses représentations auraient incité dix clients hôteliers à résilier leur contrat avec Vidéotron, infligeant à celle-ci des pertes estimées à 323 150,06 $ (pièce 136).

[125] Les fausses représentations que Vidéotron reproche aux défendeurs peuvent être regroupées en deux catégories distinctes. Premièrement, lors des négociations entre les défendeurs et leurs clients, les défendeurs auraient prétendu avoir le droit de diffuser TVA Sports et RDS, alors qu’ils n’avaient pas, et n’ont toujours pas, obtenu ce droit. Deuxièmement, Vidéotron s’en prend à diverses affirmations que les défendeurs ont faites à leurs clients dans la foulée du jugement sommaire, selon lesquelles leurs activités étaient légitimes. Dans les deux cas, ces déclarations auraient induit en erreur leurs clients en ce qui concerne une caractéristique essentielle de leur produit, à savoir la légalité des services offerts.

[126] Dans les deux cas, Vidéotron n’a pas démontré de lien de causalité entre les violations de la Loi sur les marques de commerce et la perte de revenus qu’elle allègue. Elle n’a produit aucune preuve directe pour démontrer cet élément crucial. Elle n’a appelé aucun des dix clients perdus à témoigner au sujet des motifs de leurs décisions. À cet égard, on ne peut se fonder sur une preuve par ouï-dire ou une preuve indirecte : EAB Tools, au paragraphe 66; Bombardier Produits Récréatifs Inc c Arctic Cat, Inc, 2020 CF 691 au paragraphe 136. Lors de son témoignage, M. Muñoz, le directeur général des ventes affaires chez Vidéotron, a reconnu que Vidéotron ne savait pas pourquoi les dix clients qui font l’objet de la réclamation ont résilié leur contrat. Il a reconnu que les clients doivent soupeser plusieurs facteurs, dont le prix et la qualité des services, lorsqu’ils choisissent leur fournisseur de service (transcription no 5 du 21 février 2023, aux pages 57 et 58). Lorsqu’il a fait état du retour de trois clients chez Vidéotron, M. Muñoz n’a aucunement relié cette décision au caractère illégal des services des défendeurs. En fait, dans un cas, il s’agirait principalement de problèmes de nature technique (transcription no 5 du 21 février 2023, aux pages 44 et 45).

[127] Quant à la première catégorie de fausses représentations, Vidéotron soutient que le lien de causalité peut être inféré du fait que les chaînes TVA Sports et RDS sont d’une grande importance pour les clients hôteliers. Par conséquent, les défendeurs n’auraient pas été en mesure de conclure des contrats avec les anciens clients de Vidéotron s’ils n’offraient pas ces chaînes.

[128] L’importance des chaînes TVA Sports et RDS n’est pas douteuse, mais l’argument de Vidéotron détourne l’attention de l’effet des fausses représentations alléguées. Ce qui est faux dans ces représentations, c’est le caractère licite de la retransmission de TVA Sports et de RDS. Pour établir un lien de causalité, Vidéotron doit établir que ses anciens clients ne se seraient pas abonnés aux services de Konek et de Hill Valley si celles-ci n’avaient pas fait de fausses représentations quant au caractère licite de la retransmission de TVA Sports et de RDS.

[129] Bien au contraire, la preuve tend plutôt à démontrer que les clients hôteliers étaient prêts à faire affaires avec les défendeurs même s’ils savaient que le caractère licite de la retransmission de TVA Sports faisait l’objet d’un litige. Cela est incompatible avec l’existence d’un lien de causalité entre les prétendues fausses représentations au sujet du caractère licite des services de Konek et de Hill Valley et la perte subie par Vidéotron.

[130] M. Muñoz a confirmé que sept des dix clients perdus par Vidéotron, à savoir Cotico (qui est devenu les hôtels Nouvelle-France et L’Hermitage), l’Hôtel Le Priori, le Comfort Inn St-Nicolas, le Château Bellevue, le Littoral-Hôtel et Spa, le Quality Inn & Suites Lévis et l’Auberge Saint-Antoine, ont reçu une lettre de la part de Vidéotron en mars 2021 (pièce 135; transcription no 5 du 21 février 2023, aux pages 76 et 77). Dans cette lettre, Vidéotron apprend à ses anciens clients qu’une poursuite a été intentée contre les défendeurs en raison de la violation des droits d’auteur de Groupe TVA. On indique que les défendeurs n’ont jamais eu la permission de Groupe TVA pour diffuser ses chaînes. Finalement, Vidéotron avise ses anciens clients que « par le fait que vous retenez les services de Technologies Konek inc. et offrez à votre clientèle d’en bénéficier, vous vous trouveriez à participer à la perpétration de cette violation. »

[131] Même s’ils ont été avisés du caractère potentiellement illégal des activités des défendeurs, quatre de ces sept hôtels demeurent à ce jour leurs clients. Quant aux trois autres, les hôtels Nouvelle-France et L’Hermitage (Cotico) ont attendu près d’un an après avoir reçu la lettre pour se réabonner aux services de Vidéotron en février 2022, et ce n’est qu’en décembre 2022 que l’Auberge Saint-Antoine les a imités. Manifestement, tous ces clients ont continué à faire affaire avec Konek et Hill Valley tout en étant conscients du litige portant sur le caractère licite de leurs services. De plus, deux autres hôtels (l’hôtel Valcartier et l’hôtel Espresso) se sont abonnés aux services de Konek et de Hill Valley à la fin de 2022. Or, la preuve démontre que l’existence du présent litige était bien connue dans l’industrie hôtelière à cette époque. Il est donc difficile de conclure que les fausses représentations alléguées étaient un facteur déterminant dans la décision des clients hôteliers de résilier leur contrat avec Vidéotron.

[132] Quant à la deuxième catégorie de fausses représentations reprochées aux défendeurs, il faut tout d’abord souligner que huit des dix clients visés par la réclamation ont résilié leur contrat avec Vidéotron avant le jugement sommaire et les déclarations des défendeurs quant à la portée de celui-ci. Tout lien de causalité entre ces déclarations et la perte des clients de Vidéotron peut facilement être écarté. Quant aux deux autres clients, pour les motifs évoqués plus haut, je ne dispose d’aucune preuve du rôle que les déclarations en cause ont pu jouer dans la décision de résilier leur contrat avec Vidéotron.

[133] En somme, Vidéotron devait démontrer que les fausses représentations quant à la légalité des services des défendeurs ont causé la résiliation des contrats de dix de ses clients. Toutefois, il n’y a aucune preuve directe de ce qui a pu motiver cette résiliation. Au contraire, la preuve suggère plutôt que ces dix clients étaient prêts à courir le risque que la retransmission des chaînes TVA Sports et RDS soit déclarée illégale au terme de la présente instance. Vidéotron n’a donc pas déchargé son fardeau de preuve du lien de causalité. Sa réclamation doit être rejetée.

[134] Je termine en notant que la Cour infère parfois un lien de causalité en matière de perte de vente sous l’alinéa 7b) de la Loi sur les marques de commerce lorsque le produit est « très semblable » et qu’il est commercialisé dans les mêmes marchés : Group III International Ltd c Travelway Group International Ltd, 2017 CAF 215 au paragraphe 84 [Travelway]; Alliance Laundry Systems LLC c Whirlpool Canada LP, 2019 CF 724 aux paragraphes 58 à 60 [Alliance Laundry].

[135] Les faits en l’espèce se distinguent de ces affaires. Contrairement à Travelway, où il était question de bagages et de sacs portant une marque quasi identique, et Alliance Laundry, qui portait sur des laveuses avec le même slogan, je ne suis pas convaincu que les produits des défendeurs et de Vidéotron sont interchangeables. Le système Konek offre des fonctionnalités qui vont au-delà de la retransmission de chaînes de télévision. D’ailleurs, dans un courriel à Vidéotron, une représentante du Château Bellevue affirme :

Comme vous le savez, j’avais pourtant tenté d’obtenir un service plus complet avec Vidéotron, mais sans succès lors de notre prise de décision. Konec [sic] offre un autre type de service et nous lui avons confié le mandat de résilier le contrat avec vous pour nous, cela faisait partie de son offre. (pièce 215)

[136] Ainsi, Vidéotron n’a pas fait la preuve que ses services sont interchangeables avec ceux des défendeurs. Il n’y a donc pas lieu d’inférer un lien de causalité comme la Cour l’a fait dans Travelway et Alliance Laundry.

(2) Le recours des défendeurs

[137] Dans leur demande reconventionnelle, les défendeurs reprochent aux demanderesses d’avoir, par divers moyens, entrepris une campagne de salissage visant à décourager des partenaires ou des clients éventuels de faire affaires avec eux. En particulier, à la suite du jugement sommaire, les demanderesses ont émis un communiqué de presse et fait publier un article dans le Journal de Montréal et le Journal de Québec qui contiendraient des déclarations mensongères. À cet égard, les défendeurs réclament une somme de 32 millions de dollars, représentant la perte de divers contrats, subventions ou occasions d’affaires.

[138] Plusieurs raisons m’amènent à rejeter sommairement cette réclamation.

[139] Premièrement, les défendeurs n’ont pas prouvé le préjudice qu’ils allèguent. On ne peut sérieusement étayer une réclamation de 32 millions de dollars par un tableau d’une seule page (pièce 183). Dans son témoignage, M. Rousseau n’a apporté aucune précision au sujet des clients dont les défendeurs auraient été privés. Le préjudice allégué est purement hypothétique.

[140] Deuxièmement, il n’y a aucune preuve d’un lien de causalité entre des déclarations faites par les demanderesses et le préjudice allégué, en particulier la perte de clients de Konek et de Hill Valley. De la même manière que l’on ne sait pas pourquoi certains clients ont résilié leur contrat avec Vidéotron pour s’abonner aux services de Konek et de Hill Valley, on ne sait pas davantage pourquoi certains d’entre eux ont emprunté le chemin inverse ni, à plus forte raison, pourquoi certains clients potentiels ont refusé l’offre de services de Konek et de Hill Valley. La seule preuve tangible d’un préjudice est un courriel de la ville de Québec retirant une subvention à Konek (pièce 184). Or, le retrait de cette subvention est antérieur au jugement sommaire et aux fausses déclarations alléguées. Celles-ci ne peuvent donc avoir causé la perte de la subvention. De la même manière, M. Rousseau n’a pas clairement dit si la perte de certaines subventions ou de certains investissements était due aux prétendues fausses déclarations des demanderesses ou plutôt à la simple existence de la présente instance (transcription no 5 du 21 février 2023, aux pages 128-132).

[141] Troisièmement, outre la lettre envoyée aux clients que Vidéotron a perdus au profit de Konek (pièce 135), il n’y a aucune preuve admissible des déclarations que des représentants des demanderesses auraient faites à des clients, actuels ou éventuels, des défendeurs. Ce que M. Rousseau a relaté à ce sujet lors de son témoignage constitue du ouï-dire.

III. Conclusion

[142] Pour les motifs qui précèdent, j’émets une injonction interdisant aux défendeurs de retransmettre les chaînes TVA Sports et je condamne solidairement les défendeurs Konek, Hill Valley, Libéo et M. Rousseau à payer 553 000 $ à titre de dommages-intérêts préétablis. Les réclamations fondées sur la Loi sur les marques de commerce sont rejetées.

[143] Selon les paragraphes 36(1) et 37(1) de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F-7, les règles régissant l’intérêt sur les sommes octroyées par jugement dans une province s’appliquent si le fait générateur est survenu dans cette province. Puisque tous les faits en l’espèce sont survenus au Québec, j’appliquerai les règles du Code civil du Québec. Cependant, les intérêts octroyés à l’égard d’une condamnation à des dommages-intérêts punitifs ne commencent à courir qu’à la date du jugement : Genex Communications inc c Association québécoise de l'industrie du disque, du spectacle et de la vidéo, 2009 QCCA 2201 aux paragraphes 138 à 153, [2009] RJQ 2743. Étant donné que la somme que j’octroie à titre de dommages-intérêts remplit principalement une fonction punitive, je n’octroierai l’intérêt et l’indemnité additionnelle qu’à partir du jugement.

[144] Les parties ont demandé de reporter l’adjudication des dépens afin de leur permettre de présenter des observations supplémentaires à cet égard. J’acquiesce à cette demande.


JUGEMENT dans le dossier T-374-21

LA COUR STATUE que :

1. L’action est accueillie en partie.

2. Il est ordonné aux défendeurs de cesser, tant directement que par le biais de leurs actionnaires, administrateurs, dirigeants, agents, mandataires, représentants et employés, de même que par le biais de toute autre entreprise à laquelle ils sont liés, dans laquelle ils ont des intérêts ou qui est sous leur autorité ou leur contrôle, de communiquer au public par télécommunication, sans l’autorisation de la demanderesse Groupe TVA, les chaînes TVA Sports et les émissions diffusées sur celles-ci.

3. Les défendeurs Technologies Konek inc., Coopérative de câblodistribution Hill Valley, Libéo inc. et Jean-François Rousseau sont solidairement condamnés à payer la somme de 553 000 $ aux demanderesses, plus l’intérêt au taux légal et l’indemnité additionnelle prévue à l’article 1619 du Code civil du Québec à compter de la date du présent jugement.

4. L’adjudication des dépens est reportée.

5. Les demanderesses signifieront et déposeront leurs observations d’au plus dix pages concernant les dépens au plus tard 30 jours après la date du présent jugement.

6. Les défendeurs signifieront et déposeront leurs observations d’au plus dix pages concernant les dépens au plus tard 15 jours après le dépôt des observations des demanderesses.

« Sébastien Grammond »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

Dossier :

T-374-21

INTITULÉ :

VIDÉOTRON LTÉE, GROUPE TVA INC., TVA PRODUCTIONS II INC. c TECHNOLOGIES KONEK INC., COOPÉRATIVE DE CÂBLODISTRIBUTION HILL VALLEY, LIBÉO INC., LOUIS MICHAUD, JOÉ BUSSIÈRE, JEAN-FRANÇOIS ROUSSEAU

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

DATE DE L’AUDIENCE :

LES 20, 21, 22 et 27 février 2023

JUGEMENT ET MOTIFS PUBLICS :

LE JUGE GRAMMOND

DATE DES MOTIFS :

LE 26 mai 2023

COMPARUTIONS :

Jean-Sébastien Dupont

François Guay

Étienne Lacroix-Couillard

Lambert Beaulac

Pour les demanderesses

 

Joshua Spicer

William Audet

Abdulkadir Abkey

 

Pour les défendeurs

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Smart & Biggar s.e.n.c.r.l., s.r.l.

Montréal (Québec)

Pour les demanderesses

 

Bereskin & Parr LLP

Toronto (Ontario)

 

Abkey Avocats inc.

Québec (Québec)

Pour les défendeurs

 

 

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