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Date : 20220922


Dossier : T-1680-21

Référence : 2022 CF 1316

Ottawa (Ontario), le 22 septembre 2022

En présence de monsieur le juge Sébastien Grammond

ENTRE :

DJILLALI-LYES ABDAT

demandeur

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] Le demandeur, M. Abdat, sollicite le contrôle judiciaire du rejet de sa demande de remise de sa dette fiscale pour les années 1993 à 1998, présentée en vertu de l’article 23 de la Loi sur la gestion des finances publiques, LRC 1985, c F-11 [la Loi]. Sa demande s’appuyait principalement sur les déclarations de deux agents retraités de l’Agence du revenu du Canada [l’Agence], qui estiment que les cotisations de M. Abdat pour ces années fiscales étaient mal fondées.

[2] Je rejette sa demande, puisque le décideur, au terme d’un processus équitable, a raisonnablement évalué la preuve présentée par M. Abdat, a rendu une décision suffisamment motivée et n’a pas indûment restreint l’exercice de son pouvoir discrétionnaire.

I. Contexte

A. Le contentieux fiscal de M. Abdat

[3] En 2000, l’Agence du revenu du Québec [ARQ] a émis des cotisations à l’égard de M. Abdat pour les années 1993 à 1998. L’ARQ estimait que M. Abdat avait omis de déclarer certains revenus et a fondé ses cotisations sur la méthode de l’avoir net. Peu de temps après, l’Agence a émis une cotisation d’impôt fédéral, fondée sur les mêmes motifs que la cotisation provinciale.

[4] M. Abdat s’est opposé à la cotisation émise par l’ARQ. Il a ensuite porté l’affaire en appel devant la Cour du Québec. Dans une décision rendue en 2008, celle-ci a tout d’abord statué que M. Abdat n’est devenu résident du Québec qu’en 1997 : Abdat c Québec (Sous-ministre du Revenu), 2008 QCCQ 5585. Par conséquent, l’ARQ ne pouvait cotiser M. Abdat pour les années 1993 à 1996. L’année suivante, la Cour du Québec a rendu une seconde décision, par laquelle elle maintenait les cotisations pour les années 1997 et 1998, tout en annulant une pénalité : Abdat c Québec (Sous-ministre du Revenu), 2009 QCCQ 7296. La Cour d’appel du Québec a confirmé cette dernière décision deux ans plus tard : Abdat c Québec (Sous-ministre du Revenu), 2011 QCCA 547.

[5] M. Abdat s’est également opposé aux cotisations d’impôt fédéral émises par l’Agence. Le traitement de ces oppositions a été suspendu en attendant l’issue du recours devant les tribunaux québécois. En 2011, après l’arrêt de la Cour d’appel du Québec, l’Agence a rejeté l’opposition de M. Abdat, sauf dans la mesure nécessaire pour refléter les décisions des tribunaux québécois. M. Abdat a alors porté l’affaire en appel devant la Cour canadienne de l’impôt.

[6] En 2013, M. Abdat s’est entendu avec les procureurs de l’Agence pour régler l’affaire. Lors des discussions qui ont précédé la signature du consentement à jugement, M. Abdat était accompagné de son avocat et de son comptable. La Cour canadienne de l’impôt a entériné l’entente des parties. L’Agence a émis une nouvelle cotisation conformément à cette entente. Cela s’est traduit par une réduction importante, de l’ordre de 70 p. cent, des revenus non déclarés imputés à M. Abdat pour les années 1993, 1994, 1997 et 1998. Par contre, M. Abdat s’est désisté de son appel relativement aux années 1995 et 1996.

[7] Puisque M. Abdat n’avait pas jusqu’alors payé les sommes réclamées par l’Agence, des intérêts importants s’étaient accumulés. M. Abdat a présenté une demande d’allègement en vertu de l’article 220 de la Loi de l’impôt sur le revenu, LRC 1985, c 1 (5e suppl), visant notamment les intérêts accumulés durant les 10 années précédant cette demande. Cette demande a été accueillie en partie en 2017, puis, à la suite d’une demande de reconsidération, en totalité en 2019.

[8] Par ailleurs, M. Abdat a intenté une action en dommages-intérêts contre l’ARQ et l’Agence. Par cette action, M. Abdat réclamait un montant de plus de 1 700 000 $ pour compenser le préjudice qu’il a subi en raison de la manière dont l’ARQ et l’Agence ont traité son dossier. En 2018, cette action a été rejetée sommairement par la Cour supérieure, parce qu’une partie était prescrite et que l’autre partie était abusive, puisqu’elle visait ni plus ni moins à remettre en question le jugement de la Cour canadienne de l’impôt : Abdat c Agence du revenu du Québec, 2018 QCCS 2357, conf par 2018 QCCA 1535.

B. L’avis des agents Tremblay et Martel

[9] La demande de remise qui fait l’objet de la présente demande de contrôle judiciaire s’appuie principalement sur les déclarations de deux employés à la retraite de l’Agence, MM. Tremblay et Martel. Il est donc nécessaire de préciser à quel titre ces deux personnes ont été impliquées dans le traitement du dossier de M. Abdat.

[10] Jusqu’à sa retraite en 2006, M. Martel était l’agent de recouvrement attitré au dossier de M. Abdat. M. Tremblay, qui a pris sa retraite en 2011, était son chef de service.

[11] Lorsqu’une cotisation fait l’objet d’une opposition ou d’un appel, les mesures de recouvrement sont suspendues. Néanmoins, dans certains cas, l’Agence effectue une analyse de danger de perte, afin de déterminer si des mesures conservatoires sont indiquées. Tout indique que MM. Tremblay et Martel ont effectué une telle analyse à l’égard des actifs de M. Abdat dans la première moitié des années 2000. Dans sa déclaration, M. Tremblay affirme qu’il a constaté que le dossier de l’Agence ne contenait pas les documents nécessaires pour lui permettre d’effectuer cette analyse. Il les a donc obtenus lui-même, en présentant des demandes de renseignements auprès des institutions financières de M. Abdat.

[12] Bien qu’une analyse de danger de perte ne porte pas sur le bien-fondé d’une cotisation, les renseignements obtenus par MM. Tremblay et Martel ont tout de même conduit ceux-ci à exprimer de forts doutes sur le bien-fondé de la cotisation de M. Abdat. Ils ont fait part de leur avis à leurs collègues de la division des appels, au sein de l’Agence. Il y a peu de doute qu’ils ont aussi informé M. Abdat de leurs réserves, probablement dès 2006, puisque celui-ci a invoqué leur avis comme motif d’opposition, notamment dans des conversations avec des employés de l’Agence en 2010 et dans une lettre de son procureur en 2012.

[13] En 2017, M. Tremblay a été interrogé sous serment par les procureurs de M. Abdat, dans le cadre de son action en dommages-intérêts. Il a déclaré qu’il n’y avait aucun doute dans son esprit que les cotisations émises à l’égard de M. Abdat étaient mal fondées et qu’il aurait refusé de percevoir cette créance fiscale. Selon lui, les transactions sur lesquelles l’agent de l’ARQ s’est fondé pour conclure que M. Abdat avait dissimulé des revenus étaient des transactions légitimes. Lorsqu’il a fait part de ses constats à ses collègues de la division des appels, on lui aurait poliment répondu de se mêler de ses affaires. Cependant, il a affirmé qu’il n’avait pas informé M. Abdat de ses conclusions.

[14] En 2019, M. Martel a souscrit un affidavit dans lequel il affirme :

Jusqu’à ce jour, nous ne comprenons pas pourquoi l’ARC a cotisé M. Abdat. Pourtant, à l’époque, les discussions que mon chef d’unité a eu [sic] avec la direction des appels, compte tenu des conclusions de mon dossier et de mon analyse, leur démontraient clairement que M. Abdat ne devait pas d’impôt ni au fédéral, ni au provincial pour les années sous analyse;

C. La demande de décret de remise

[15] La présente demande de contrôle judiciaire porte sur le refus d’une demande de remise que M. Abdat a présentée en juillet 2019. Au soutien de sa demande de remise, M. Abdat invoquait trois motifs. Premièrement, il s’appuyait sur les déclarations de MM. Tremblay et Martel. L’Agence aurait agi de façon injuste en maintenant une cotisation tout en sachant que deux de ses employés estimaient que celle-ci était mal fondée. M. Abdat ajoute que cette conclusion ne lui a jamais été communiquée avant la déposition de M. Tremblay en 2017. Deuxièmement, M. Abdat soutenait que le temps qu’a mis l’Agence à traiter son dossier s’est traduit par l’accumulation de sommes importantes à titre d’intérêts, ce qui lui a imposé un fardeau excessif. Troisièmement, M. Abdat invoquait certaines dispositions de la Charte des droits des contribuables. M. Abdat a également annexé le rapport du comptable Daniel Genest, préparé en 2014, qui concluait qu’il ne devait pas d’impôt pour les années 1993 à 1998.

[16] Malgré la diversité des motifs soulevés, la déclaration de M. Martel, et surtout celle de M. Tremblay, jouent un rôle central dans la demande de M. Abdat. L’extrait suivant résume bien la teneur de cette demande :

Au final, un contribuable est acculé à la faillite alors que l’Agence du revenu du Canada avait procédé de son propre chef à une vérification de la validité des cotisations en cause, usant de ses pouvoirs de demande péremptoire et établissant alors l’absence totale de fondement des avis de cotisation qui étaient présentées à l’agent à des fins de recouvrement. L’injustice s’exprime également, par le défaut de divulgation par l’Agence en temps utile de ses conclusions. L’injustice est aussi exacerbée par l’ensemble des inconvénients occasionnés à monsieur Abdat, dans la mise en œuvre d’un recours afin de faire valoir son positionnement fiscal, alors que l’Agence, en toute connaissance, était consciente du fait que les cotisations émises à l’encontre de Monsieur Abdat étaient injustifiées dans leur totalité.

[17] Le 6 octobre 2021, le directeur général de la direction de la politique législative de l’Agence [le décideur] a rejeté la demande de M. Abdat. Après avoir rappelé en détail l’historique du dossier, le décideur a fait remarquer qu’une demande de remise ne devrait normalement pas être utilisée pour réexaminer des cotisations établies à la suite d’un règlement volontaire. Il a néanmoins examiné les allégations selon lesquelles les déclarations de MM. Tremblay et Martel démontreraient que M. Abdat a été cotisé par erreur. Le décideur a refusé de tenir compte de ces déclarations, puisque : (1) ceux-ci auraient indiqué, le 15 septembre 2010, qu’ils n’avaient jamais effectué de vérification; (2) il n’existe aucune trace écrite de la vérification que MM. Tremblay et Martel auraient effectuée; (3) il n’entre pas dans le cadre des fonctions des agents de recouvrement d’effectuer une vérification du bien-fondé des cotisations; (4) M. Tremblay affirme erronément que la cotisation initiale aurait été émise sans pièces justificatives; (5) il se peut que MM. Tremblay et Martel aient effectué une analyse de danger de perte, mais une telle analyse ne porte pas sur le bien-fondé d’une cotisation.

[18] Le décideur fait également remarquer que :

Pendant le stage des appels à la CCI, l’Agence a accepté que le vérificateur de l’ARQ avait omis de comptabiliser des placements, que plusieurs retraits identifiés ont été suivis par des dépôts équivalents représentant des prêts remboursés et que des placements ont été comptabilisés en double par le vérificateur de l’ARQ. Les corrections ont été reflétées dans le consentement à jugement signé par l’avocat de M. Abdat et les redressements correspondants ont été effectués […].

[19] Enfin, le décideur souligne que l’accumulation des intérêts découle de la suspension des mesures de recouvrement lorsqu’une cotisation fait l’objet d’une opposition ou d’un appel et du choix de M. Abdat de ne pas effectuer de paiement.

[20] Le décideur a donc refusé la demande de remise de M. Abdat. Celui-ci présente maintenant une demande de contrôle judiciaire à l’encontre de ce refus.

II. Analyse

[21] Je rejette la demande de M. Abdat. J’estime que la décision, considérée dans son ensemble, est raisonnable et que le décideur n’a pas entravé l’exercice de sa discrétion. Le décideur a raisonnablement analysé la preuve. Le processus suivi par le décideur a respecté les exigences de l’équité procédurale.

A. Dans son ensemble, la décision est-elle raisonnable?

[22] J’examine tout d’abord l’argument de M. Abdat selon lequel la décision de refuser sa demande de remise était déraisonnable et que le décideur a entravé l’exercice de sa discrétion. Dans cet examen, je me fonde sur l’enseignement de la Cour suprême dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 au paragraphe 83, [2019] 4 RCS 653, à savoir qu’il faut se concentrer sur la décision rendue et les motifs qui la sous-tendent. Je garde également à l’esprit la discrétion très large dont jouit le décideur pour soupeser les motifs invoqués par le demandeurs et l’intérêt public : Première Nation Waycobah c Canada (Procureur général), 2011 CAF 191 au paragraphe 18 [Waycobah]; Twentieth Century Fox Home Entertainment Canada Limited c Canada (Procureur général), 2013 CAF 25 au paragraphe 11.

[23] Le principal reproche que M. Abdat adresse à la décision est qu’elle écarte les déclarations de MM. Tremblay et Martel. En d’autres termes, il serait déraisonnable de refuser la remise alors que deux employés à la retraite de l’ARC déclarent sous serment que M. Abdat a été cotisé à tort. Il s’agirait là d’une mesure ou d’un conseil erroné des fonctionnaires de l’Agence, une situation qui, selon le manuel de l’Agence, pourrait justifier une remise.

[24] Or, à mon avis, le décideur pouvait raisonnablement refuser de tenir compte de ces déclarations. Les motifs pour écarter ces déclarations étaient intelligibles et rationnels. Premièrement, on n’a retrouvé aucune trace écrite des vérifications que MM. Tremblay et Martel auraient effectuées. Il est logique, dans ces circonstances, d’accorder plus de poids aux dossiers écrits de l’Agence qu’à des déclarations d’employés à la retraite depuis plusieurs années. Deuxièmement, il était raisonnable de douter de la version de M. Tremblay, puisque des notes au dossier montraient que celui-ci avait nié, le 15 septembre 2010, avoir effectué une vérification. Troisièmement, MM. Tremblay et Martel étaient affectés au service du recouvrement et non à celui des appels. Leur rôle n’était pas de s’assurer du bien-fondé des cotisations. Il était raisonnable de conclure qu’ils n’avaient pas effectué un travail qui sortait du cadre de leurs fonctions, mais que la prétendue vérification constituait probablement une analyse de danger de perte.

[25] Même en supposant que MM. Tremblay et Martel aient découvert des faits qui leur permettaient de douter du bien-fondé de la cotisation de M. Abdat, le décideur pouvait raisonnablement se fonder sur le fait que, dans le cadre du règlement de 2013, la cotisation de M. Abdat avait été réduite pour tenir compte de préoccupations fort similaires à celles que MM. Tremblay et Martel ont exprimées dans leurs déclarations récentes. En fait, tout indique que les préoccupations de MM. Tremblay et Martel étaient connues depuis longtemps et qu’elles ont servi de fondement aux démarches de M. Abdat visant à faire diminuer le montant de ses cotisations. Le décideur pouvait également insister sur la nécessité de protéger l’intégrité du processus d’appel : Waycobah, au paragraphe 18. Il tombe sous le sens qu’un décret de remise ne devrait normalement pas servir de voie d’appel alternative au contribuable qui a fait défaut d’exercer les recours prévus par la Loi de l’impôt sur le revenu ni, à plus forte raison, permettre d’écarter un règlement à l’amiable auquel le contribuable a consenti : Internorth Ltd c Canada (Revenu national), 2019 CF 574 aux paragraphes 30 et 31; Mokrycke c Canada (Procureur général), 2020 CF 1027 au paragraphe 68 [Mokrycke]; Meleca c Canada (Procureur général), 2020 CF 1159 au paragraphe 50.

[26] En insistant sur ce facteur, le décideur n’a pas entravé l’exercice de sa discrétion d’une manière contraire aux principes établis dans l’arrêt Maple Lodge Farms c Gouvernement du Canada, [1982] 2 RCS 2, et Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 au paragraphe 32, [2015] 3 RCS 909. Bien que le décideur ait mis l’emphase sur le principe selon lequel un décret de remise ne devrait pas servir à remettre en cause un règlement négocié, il a analysé tous les arguments soulevés par M. Abdat. Rien ne permet de croire que le décideur s’est considéré lié par le manuel de l’Agence ou qu’il ait omis de tenir compte d’un facteur pertinent. Voir, par analogie, Waycobah, aux paragraphes 21 à 29. Par ailleurs, la décision ne fait pas fi de l’alinéa 23(3)b) de la Loi, qui prévoit qu’une remise peut être accordée même après le paiement volontaire ou forcé des sommes en cause.

[27] À l’audience, M. Abdat a soutenu qu’une remise aurait dû lui être accordée puisqu’il n’a pas donné un consentement libre et éclairé au règlement de 2013. Cela découlerait du fait qu’il n’aurait appris qu’en 2017 que MM. Tremblay et Martel étaient d’avis que la cotisation n’était pas fondée. Or, M. Abdat n’a pas invoqué cet argument dans sa demande de remise. Il ne peut donc reprocher au décideur de ne pas en avoir traité. De toute manière, il est évident que la prémisse de cet argument est fausse. Plusieurs entrées dans le dossier de l’Agence montrent que MM. Tremblay et Martel, ainsi qu’un autre employé de l’Agence, M. Goghrod, ont fait part de leurs doutes à M. Abdat en 2006 et en 2008. Au surplus, en 2012, le procureur de M. Abdat a écrit aux procureurs de l’Agence en mentionnant que MM. Tremblay et Martel n’avaient « rien trouvé de répréhensible dans les documents de monsieur Abdat ».

[28] M. Abdat soutient également que les motifs donnés par le décideur sont insuffisants, notamment parce qu’aucun extrait de la déclaration de M. Tremblay n’y est reproduit ou que la déclaration de M. Martel n’est pas analysée séparément. Quant à moi, j’estime que les motifs sont suffisants. Ils permettent de comprendre le raisonnement qui a conduit au rejet de la demande présentée par M. Abdat. Ils démontrent que la déclaration de M. Tremblay a été analysée en détail. Quant à la déclaration de M. Martel, rien ne me laisse croire qu’elle a été ignorée. Il faut se rappeler que dans sa demande, M. Abdat mettait l’emphase sur la déclaration de M. Tremblay, et non sur celle de M. Martel. De plus, la déclaration de M. Tremblay consiste en 90 pages de transcription d’interrogatoire, alors que celle de M. Martel est un affidavit de deux pages comportant 15 paragraphes.

[29] De manière plus générale, M. Abdat soutient que la preuve qu’il a présentée au soutien de sa demande de remise est exceptionnelle, que l’on a rarement vu deux ex-employés de l’Agence déclarer sous serment qu’une cotisation était mal fondée, que cela levait le voile sur des « jeux de coulisses » et faisait la preuve d’une « dysfonction systémique ». Certes, l’avocat de M. Abdat n’a pas été avare de superlatifs pour décrire la situation. Néanmoins, un désaccord au sein du personnel de l’Agence n’est pas en soi exceptionnel, même si une situation de ce genre est rarement portée à l’attention du contribuable concerné. Un désaccord interne ne fait pas preuve, à lui seul, du caractère erroné du résultat du processus d’opposition et d’appel, et encore moins d’un problème d’ordre systémique. À mon avis, le décideur n’était pas tenu de donner raison à M. Abdat du seul fait qu’il a présenté un type de preuve plutôt inhabituel.

B. L’analyse de la preuve était-elle déraisonnable?

[30] M. Abdat soutient également que le décideur a commis des erreurs plus précises dans l’appréciation de la preuve. J’estime que les lacunes identifiées par M. Abdat ne remettent pas en cause le caractère raisonnable de la décision.

(1) Les notes au dossier et la conversation du 15 septembre 2010

[31] M. Abdat s’en prend tout d’abord à la conclusion suivante que le décideur tire de son examen des notes figurant au dossier de M. Abdat : « lors de la conférence téléphonique du 15 septembre 2010 avec l’agent des appels, [MM. Tremblay et Martel] ont indiqué qu’ils n’ont fait aucune vérification ni analyse des transactions de M. Abdat ».

[32] M. Abdat attaque cette conclusion sous deux angles. Premièrement, M. Abdat allègue que le décideur a commis une erreur en affirmant que M. Martel était présent le 15 septembre 2010. Prise isolément, la phrase reproduite plus haut peut donner à penser que le décideur s’est trompé en croyant que M. Martel a participé à cette conversation. Cependant, un autre passage de la décision démontre bien que le décideur était conscient que M. Martel, ayant déjà pris sa retraite, n’y participait pas. Je ne vois pas en quoi ce lapsus aurait pu affecter le raisonnement du décideur. Puisque M. Tremblay était le supérieur de M. Martel, il était certainement en mesure de dire s’ils avaient vérifié la validité de la cotisation de M. Abdat.

[33] Deuxièmement, M. Abdat soutient que le décideur s’est concentré sur le résumé de la conversation du 15 septembre 2010, alors que d’autres notes au dossier démontreraient que MM. Tremblay, Martel et Goghrod avaient exprimé des doutes quant au bien-fondé de la cotisation. Or, la conséquence que le décideur tire de la note de la conversation du 15 septembre 2010, c’est qu’elle contredit l’affirmation souvent répétée par M. Tremblay dans sa déclaration et par M. Abdat dans sa demande de remise, à savoir que M. Tremblay a procédé à une « vérification formelle » (ou des expressions semblables) du bien-fondé de la cotisation de M. Abdat. Le décideur souligne d’ailleurs qu’« une attention particulière a été accordée à vos arguments que l’Agence aurait effectué une vérification indiquant que les cotisations émises étaient injustifiées ». C’est de ce type de vérification dont il est question lorsque le décideur conclut que MM. Tremblay et Martel « n’ont fait aucune vérification ni analyse des transactions de M. Abdat ».

[34] Une telle conclusion n’est pas incompatible avec le fait que MM. Tremblay et Martel, dans l’accomplissement de leurs fonctions liées au recouvrement, se soient formé une opinion quant au bien-fondé de la cotisation. C’est ce que suggèrent certaines notes au dossier. Le décideur n’a pas explicitement tiré de conclusion à ce sujet. Cependant, il affirme que MM. Tremblay et Martel ont possiblement effectué une analyse de danger de perte et que leur rôle n’était pas de vérifier le bien-fondé de la cotisation. Dans ces circonstances, il était raisonnable que le décideur accorde davantage de poids au résultat du processus d’opposition et d’appel prévu par la Loi de l’impôt sur le revenu et au règlement négocié entre les parties.

(2) Le type de vérification effectué par MM. Tremblay et Martel

[35] M. Abdat reproche au décideur de ne pas avoir tiré de conclusion claire quant à la nature de la vérification que MM. Tremblay et Martel ont effectuée. À ce sujet, le décideur s’exprime ainsi :

Tel que susmentionné, selon les documents aux dossiers de l’Agence, au stage d’opposition, les agents des recouvrements, y inclus M. Tremblay, ont indiqué qu’ils n’ont fait aucune analyse ni vérification des transactions de M. Abdat. II se peut que les agents des recouvrements aient fait référence à une analyse de danger de perte plutôt qu’une vérification.

[36] Selon M. Abdat, le décideur affirme une chose et son contraire. Je ne crois pas qu’il faille lire la décision ainsi. Ce que le décideur affirme, de manière quelque peu maladroite, c’est que si MM. Tremblay et Martel ont effectué une analyse, il s’agit probablement d’une analyse de danger de perte (qui relève de leurs fonctions), et non d’une analyse de la validité des cotisations. Il n’y a rien là qui rende la décision déraisonnable.

(3) L’absence de documents au soutien de la cotisation

[37] Le décideur a également affirmé que la déclaration de M. Tremblay contenait des renseignements inexacts. Celui-ci a affirmé que l’Agence aurait émis des cotisations sans pièces justificatives. Or, le décideur fait remarquer que le dossier de l’Agence contient notamment le rapport de vérification détaillé de l’ARQ. Ce rapport figure dans le dossier certifié du tribunal produit au dossier de la Cour.

[38] M. Abdat soutient que la conclusion du décideur découle d’une évaluation déraisonnable de la preuve. À l’audience, il a affirmé que le rapport de vérification de l’ARQ ne contient pas les pièces justificatives qui accompagnent habituellement ce type de rapport. Il n’a cependant pas nié que ce rapport figurait bel et bien au dossier de l’Agence. Dans ces circonstances, et après avoir lu la déclaration de M. Tremblay dans son ensemble, j’estime que le décideur pouvait se fonder sur la présence de ce rapport pour contredire les affirmations de M. Tremblay.

(4) L’expertise du comptable Genest

[39] Enfin, M. Abdat souligne que le décideur a passé sous silence le rapport préparé par le comptable Genest en 2014, qui conclut que M. Abdat a déclaré tous ses revenus pour les années 1993 à 1998. Bien que M. Abdat ait annexé ce rapport à sa demande de remise, la demande elle-même n’y renvoie qu’une seule fois et n’en fait pas un argument principal. De toute manière, ce rapport ne fait que reprendre l’argument central de M. Abdat selon lequel le règlement de 2013 était fondé sur des prémisses erronées. Dans ces circonstances, le décideur n’avait pas à accorder une attention particulière à ce rapport.

C. Le décideur a-t-il violé l’équité procédurale?

[40] M. Abdat plaide également que le processus suivi par le décideur a violé l’équité procédurale. Il affirme que le décideur aurait dû l’informer de ses préoccupations concernant les déclarations de MM. Tremblay et Martel et lui donner une occasion supplémentaire de faire valoir ses moyens. De plus, il s’en prend au fait que le manuel qui énonce les critères qui guident l’analyse des demandes de remise n’était pas mis à la disposition du public au moment où il a présenté sa demande. Ces prétentions ne résistent pas à l’analyse.

[41] M. Abdat reconnaît que la jurisprudence de notre Cour établit que le contenu de l’équité procédurale dans le contexte d’une demande de remise est minimal : Hébert (Succession) c Canada (Procureur général), 2021 CF 1076, au paragraphe 72 [Hébert]; Ontario Addiction Treatment Centres v Canada (Attorney General), 2022 FC 393, au paragraphe 81 [Ontario Addiction].

[42] Malgré cela, M. Abdat soutient tout de même qu’en raison des circonstances exceptionnelles de son dossier, le décideur aurait dû l’informer de son opinion préliminaire et l’inviter à présenter des observations supplémentaires. Je ne vois aucun fondement à une telle exigence renforcée. Notre Cour a explicitement rejeté une telle prétention dans l’affaire Ontario Addiction, au paragraphe 83. Il suffisait que M. Abdat ait pu présenter ses observations et des documents à l’appui, et que ceux-ci soient pris en compte par le décideur. Lorsqu’il présente une demande de cette nature, le contribuable doit fournir l’ensemble des arguments et des preuves qu’il entend faire valoir. Le décideur n’est pas tenu d’attirer l’attention du demandeur sur les lacunes de sa preuve.

[43] La situation ne change pas parce que le décideur a écarté les déclarations de MM. Tremblay et Martel. Bien que le décideur soit tenu d’examiner la preuve présentée par le demandeur, il peut également se fonder sur les renseignements qui figurent aux dossiers de l’Agence. Étant donné que le degré d’équité procédurale exigé est minimal et que le contribuable est présumé connaître son dossier fiscal, le décideur n’était pas tenu d’aviser M. Abdat que certains renseignements contredisaient la déclaration de M. Tremblay et de lui donner une nouvelle occasion de présenter des observations. De toute manière, on voit mal ce que M. Abdat aurait pu ajouter à ce sujet. À l’audience, il a reconnu que le décideur n’avait pas l’obligation de communiquer avec MM. Tremblay et Martel afin d’obtenir des précisions au sujet de leurs déclarations.

[44] D’autre part, M. Abdat soutient que le processus suivi par le décideur a été inéquitable, puisque le manuel destiné aux agents qui évaluent les demandes de remise n’est pas mis à la disposition du public et que celui-ci a été modifié entre le moment où il a présenté sa demande et celui où elle a été tranchée.

[45] Dans l’affaire Waycobah, au paragraphe 29, la Cour d’appel fédérale a exprimé le souhait que le manuel soit rendu public, afin que les contribuables puissent connaître les critères qui guident l’analyse d’une demande de remise. Il semble qu’au moment où M. Abdat a présenté sa demande, la pratique de l’Agence était de communiquer ces renseignements sur demande : voir Mokrycke, au paragraphe 62. L’accusé de réception transmis à M. Abdat mentionnait cette possibilité et, de fait, celui-ci s’en est prévalu et a reçu des extraits pertinents du guide. Cela suffisait à satisfaire l’exigence d’équité procédurale : Hébert, au paragraphe 69.

[46] M. Abdat prétend néanmoins que le manuel a été modifié alors que sa demande était en traitement et qu’il en résulte une iniquité. Il appartenait à M. Abdat de faire la démonstration de cette iniquité. Or, la seule preuve du contenu d’une version antérieure du manuel se trouve dans quelques extraits cités dans la décision Mokrycke. La comparaison de ces extraits avec la version actuelle du manuel qui figure au dossier certifié du tribunal démontre que malgré des différences de formulation, la substance des lignes directrices données aux fonctionnaires demeure la même. M. Abdat n’a tout simplement pas démontré que le guide a été modifié d’une manière qui a pu affecter le traitement de sa demande. Pour cette raison, le décideur n’avait pas à préciser si la demande avait été traitée en fonction de l’« ancienne » ou de la « nouvelle » version du manuel.

[47] En somme, M. Abdat ne m’a pas convaincu que le processus suivi par le décideur était inéquitable.

III. Conclusion

[48] Puisque la décision attaquée est raisonnable et qu’elle a été rendue au terme d’un processus équitable, la demande de contrôle judiciaire sera rejetée.

[49] Les parties ont convenu que la partie perdante paierait un montant de 2700 $ à titre dépens. J’estime que ce montant est raisonnable dans les circonstances.


JUGEMENT dans le dossier T-1680-21

LA COUR STATUE que :

1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

2. Le demandeur est condamnée à payer la somme de 2700 $ au défendeur à titre de dépens, incluant les taxes et les débours.

« Sébastien Grammond »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

Dossier :

T-1680-21

INTITULÉ :

DJILLALI-LYES ABDAT c LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

LIEU DE L’AUDIENCE :

PAR VISIOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 12 septembre 2022

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE GRAMMOND

DATE DES MOTIFS :

LE 22 septembre 2022

COMPARUTIONS :

Patrick-Claude Caron

Pour le demandeur

 

Karman Kong

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Caron avocats, SENC

Montréal (Québec)

Pour le demandeur

 

Procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

Pour le défendeur

 

 

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