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Date : 20220902


Dossier : T-1488-21

Référence : 2022 CF 1254

[TRADUCTION FRANÇAISE RÉVISÉE PAR L’AUTEUR]

Ottawa (Ontario), le 2 septembre 2022

En présence de monsieur le juge Sébastien Grammond

ENTRE :

101217990 SASKATCHEWAN LTD. faisant affaire sous le nom de DISTRICT BREWING COMPANY

demanderesse

et

LOST CRAFT INC.

défenderesse

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] La Commission des oppositions de marques de commerce a rejeté la demande de District Brewing pour l’enregistrement de la marque de commerce « Find Your Craft », parce que Lost Craft employait la marque de commerce avant le dépôt de la demande de District Brewing. Je rejette l’appel que District Brewing a interjeté à l’encontre de cette décision. Je conclus que la Commission n’a pas commis d’erreur en évaluant l’emploi de la marque de Lost Craft en liaison avec des services de brasserie, même si l’avis d’opposition de Lost Craft ne renvoyait qu’à de la bière. De plus, je conclus que la Commission n’a pas commis d’erreur manifeste et déterminante en concluant que Lost Craft avait employé la marque « Find Your Craft » sur sa fourgonnette de livraison avant la date de dépôt de la demande.

I. Contexte

[2] La demanderesse, District Brewing, est une entreprise établie à Regina, en Saskatchewan, qui fabrique de la bière. Le 8 septembre 2016 [la date de dépôt], elle a produit une demande en vue de faire enregistrer la marque de commerce « Find Your Craft » en liaison avec la bière.

[3] La défenderesse, Lost Craft, est une brasserie située à Toronto, en Ontario. Elle a produit une déclaration d’opposition à l’encontre de cette demande, au motif qu’elle employait la marque de commerce « Find Your Craft » avant la date de dépôt. Plus précisément, elle soutenait que District Brewing n’était pas la personne ayant droit à l’enregistrement de la marque projetée parce que cette dernière créait de la confusion avec une marque de commerce qui était employée antérieurement par Lost Craft « en liaison avec la bière ». Ce motif d’opposition est prévu à l’alinéa 16(3)a) de la Loi sur les marques de commerce, LRC 1985, c T-13 [la Loi], dans sa version en vigueur à la date de dépôt.

[4] Dans une décision portant la référence 2021 COMC 168, la Commission a fait droit à l’opposition de Lost Craft et a rejeté la demande d’enregistrement de District Brewing. Selon la Commission, Lost Craft n’a présenté aucune preuve démontrant qu’elle employait la marque de commerce « Find Your Craft » en liaison avec la bière avant la date de dépôt. Néanmoins, la Commission a conclu que Lost Craft employait la marque de commerce « Find Your Craft » en liaison avec des « services de brasserie », car la marque figurait sur sa fourgonnette de livraison à partir du début du mois d’août 2016. Bien que l’avis d’opposition ne renvoyait qu’à la « bière » et non pas aux « services de brasserie », la Commission a souligné que la preuve et les observations présentées par Lost Craft portaient sur ces deux éléments, et que District Brewing comprenait la preuve à réfuter. La Commission a ensuite procédé à l’analyse relative à la confusion. Étant donné que les marques de commerce étaient identiques et qu’il y avait un clair chevauchement entre la bière de District Brewing et les services de brasserie de Lost Craft, la Commission n’a eu aucune difficulté à conclure qu’il existait une probabilité raisonnable de confusion entre les marques de commerce des parties.

II. Analyse

[5] District Brewing interjette maintenant appel de la décision de la Commission conformément à l’article 56 de la Loi. Elle fait valoir que la Commission a commis une erreur en examinant un motif d’appel qui n’avait pas été invoqué dans l’avis d’opposition déposé par Lost Craft. Elle soutient également que la Commission a commis une erreur en concluant que Lost Craft avait employé la marque de commerce « Find Your Craft » avant la date de dépôt en liaison avec de la bière ou des services de brasserie.

[6] Je rejette l’appel de District Brewing. Selon moi, le fait que la Commission a examiné l’emploi par Lost Craft de la marque de commerce en liaison avec des services de brasserie ne constitue pas un nouveau motif d’opposition. De plus, la Commission n’a pas commis d’erreur dans son analyse de la preuve concernant l’emploi de la marque de commerce par Lost Craft.

[7] J’arrive à ces conclusions après avoir appliqué la norme de contrôle énoncée dans l’arrêt Clorox Company of Canada, Ltd c Chloretec SEC, 2020 CAF 76 [Clorox]. En ce qui concerne les questions de droit, la norme applicable est celle de la décision correcte; en d’autres termes, la Cour substitue sa propre décision à celle de la Commission. En ce qui concerne les questions de fait ou les questions mixtes de fait et de droit, la Cour n’intervient que si la Commission a commis une erreur manifeste et déterminante. Toutefois, si les parties présentent de nouveaux éléments de preuve qui ont une incidence importante sur les conclusions de fait ou l’exercice du pouvoir discrétionnaire de la Commission, la Cour procède à un nouvel examen de l’affaire comme si elle agissait à titre de cour de première instance.

A. La question du nouveau motif d’appel

[8] En l’espèce, comme premier motif d’appel, District Brewing allègue que la Commission a outrepassé sa compétence en examinant l’emploi de la marque de commerce par Lost Craft en liaison avec des services de brasserie, alors que l’avis d’opposition ne mentionnait que la bière. Je ne suis pas d’accord avec District Brewing.

[9] Les actes de procédure jouent un rôle crucial en matière civile. Ils circonscrivent les questions en litige à chaque étape de la procédure et informent l’autre partie de la preuve à réfuter. Les parties ne sont généralement pas autorisées à présenter des éléments de preuve ou des observations sur des questions qui ne sont pas mentionnées dans les actes de procédure. Cependant, cette exigence, qui vise à garantir l’équité et l’efficacité de la procédure, ne doit pas être appliquée de manière rigide. Un décideur peut faire preuve d’une certaine souplesse en permettant à une partie de soulever une question qui sort du cadre littéral des actes de procédure, à condition qu’aucune iniquité n’en découle.

[10] En ce qui concerne les oppositions de marques de commerce, l’alinéa 38(3)a) de la Loi précise que « [l]a déclaration d’opposition indique [...] les motifs de l’opposition, avec détails suffisants pour permettre au requérant d’y répondre ». Dans la décision Schneider Electric Industries SAS c Spectrum Brands, Inc., 2021 CF 518 [Schneider], mon collègue le juge Nicholas McHaffie a résumé la manière dont cette disposition a été interprétée. Aux fins de l’espèce, les deux principes suivants sont pertinents. Premièrement, l’opposant ne peut pas invoquer un motif qui n’a pas été soulevé dans l’avis d’opposition : Schneider, au paragraphe 27. Deuxièmement, un motif d’opposition se définit principalement en fonction de la disposition de la Loi qui est invoquée et, le cas échéant, de la marque de commerce avec laquelle la marque de commerce contestée créerait de la confusion : Schneider, aux paragraphes 2, 28 et 35. Par exemple, dans l’arrêt Pernod Ricard, S.A. c Molson Breweries, [1995] A.C.F. no 1577 (CAF), l’opposante n’a pas pu invoquer l’abandon, puisque que son avis d’opposition ne mentionnait que le non-respect de l’alinéa 30b), dans sa version alors en vigueur.

[11] Dans le cadre de la présente affaire, l’opposition de Lost Craft était fondée sur l’alinéa 16(3)a) de la Loi, tel qu’il était alors libellé, plus précisément sur la probabilité de confusion avec la marque « Find Your Craft » employée par Lost Craft. Ces deux paramètres essentiels n’ont pas changé lorsque Lost Craft a fait valoir que sa marque de commerce était employée en liaison avec des services de brasserie, en plus de la bière. Bien que l’avis d’opposition de Lost Craft précisait que la marque de commerce était employée en liaison avec la bière, le fait d’élargir la portée de l’emploi allégué de manière à ce qu’il englobe les services de brasserie n’a pas pour effet de créer un nouveau motif d’opposition : Schneider, au paragraphe 38.

[12] Par conséquent, la Commission n’a pas commis d’erreur de droit en fondant sa décision sur un motif non invoqué.

[13] Il faut maintenant se demander si la Commission a commis une erreur en concluant que District Brewing connaissait la preuve à réfuter. Comme il s’agit d’une question mixte de fait et de droit, je ne peux intervenir que si la Commission a commis une erreur manifeste et déterminante. À cet égard, les observations écrites présentées par District Brewing devant la Commission montrent clairement qu’elle savait que Lost Craft s’appuyait sur l’emploi de sa marque de commerce en liaison avec des services de brasserie. Le fait qu’elle ait choisi de soulever une objection au lieu de répondre sur le fond est sans importance. La Commission n’a pas commis d’erreur manifeste et déterminante à cet égard.

B. L’emploi de la marque de commerce avant la date de dépôt

[14] District Brewing soutient que la Commission a commis une erreur en concluant que Lost Craft a employé la marque « Find Your Craft » en liaison avec des services de brasserie avant la date de dépôt.

[15] À cet égard, la Commission a accepté la preuve de Lost Craft selon laquelle la marque « Find Your Craft » a été apposée sur sa fourgonnette de livraison le 10 août 2016. Elle a également conclu qu’il était raisonnable de supposer que Lost Craft avait utilisé la fourgonnette après cette date, et qu’elle avait ainsi fait de la publicité pour ses services de brasserie. La Commission a fait remarquer que l’absence de preuve quant aux lieux précis où le véhicule a été utilisé n’influe en rien sur sa conclusion, bien qu’elle soit susceptible d’avoir une incidence sur le caractère distinctif de la marque.

[16] En l’espèce, Lost Craft a présenté une preuve supplémentaire. Elle a déposé un affidavit de son directeur, M. De Silva, qui a fourni d’autres renseignements sur ses rapports avec la société qui a décoré la fourgonnette de livraison. Il a notamment affirmé que la fourgonnette [traduction] « a été utilisée pour livrer des produits et fournir des services à des clients avant le 8 septembre 2016 » et, en particulier, pour se rendre à des « événements d’envergure » dans le cadre desquels les services de Lost Craft étaient requis. M. De Silva a été contre-interrogé. Il a déclaré que Lost Craft ne brassait pas elle-même sa bière, mais qu’elle faisait appel à un tiers à cette fin. Il n’a pas été en mesure de citer un festival ou un événement d’envergure quelconque auquel Lost Craft aurait participé entre le 10 août 2016 et le 8 septembre 2016.

[17] À mon avis, la nouvelle preuve n’a pas d’incidence importante sur les conclusions de fait de la Commission. Celle-ci ne s’est pas appuyée sur le fait que Lost Craft brassait elle-même sa bière ni sur sa participation à des festivals. Elle a simplement conclu que la fourgonnette sur laquelle était apposée la marque de commerce aurait été employée pour livrer de la bière et fournir des services de brasserie à des clients. La preuve concernant l’entreprise d’habillage de véhicules ne fait que renforcer la conclusion de la Commission selon laquelle la marque de commerce a été apposée sur la fourgonnette le 10 août 2016. Pour cette raison, j’examinerai la conclusion de la Commission sur ce point pour déterminer si une erreur manifeste et déterminante a été commise.

[18] Je ne puis conclure que la Commission a commis une telle erreur. La Commission n’avait pas à conclure à un emploi répandu pour faire droit au motif d’opposition prévu à l’alinéa 16(3)a). Compte tenu de la preuve présentée par Lost Craft, la Commission pouvait conclure que la marque de commerce « Find Your Craft » avait été apposée sur la fourgonnette le 10 août 2016. Elle pouvait également en déduire que la fourgonnette avait été utilisée aux fins prévues entre cette date et la date de dépôt, c’est-à-dire le 8 septembre 2016. L’incapacité de M. De Silva à citer un événement ou un festival au cours de cette période est sans importance.

[19] En réalité, District Brewing soutient que la preuve présentée par Lost Craft était insuffisante pour justifier la conclusion de la Commission. Certes, la preuve aurait pu être plus étoffée. Toutefois, les tribunaux sont souvent appelés à se prononcer sur la base d’une preuve qui est loin d’être parfaite. Dans l’affaire qui nous occupe, la Commission est parvenue à une conclusion fondée sur la preuve et n’a pas commis d’erreur manifeste et déterminante.

[20] District Brewing a également fait valoir que Lost Craft ne pouvait pas fournir des services de brasserie, car elle ne possède pas de brasserie et sous-traite la fabrication de sa bière. Toutefois, la Commission, dans sa décision, ne semble pas assimiler les services de brasserie et la fabrication de bière. Bien que la preuve et la décision de la Commission ne précisent rien sur ce point, l’avocat de Lost Craft a soutenu à l’audience que les services de brasserie comprennent les services techniques fournis aux restaurants ou aux autres lieux où la bière de Lost Craft est vendue. Je n’ai pas besoin d’arriver à une conclusion ferme sur cette question, car la charge de la preuve incombe à l’auteur de la demande d’enregistrement, en l’occurrence District Brewery. Dans son affidavit déposé devant la Commission et dans son autre affidavit déposé devant notre Cour, M. De Silva a affirmé que Lost Craft fournissait des services de brasserie. Lorsqu’il a été contre-interrogé, on ne lui a jamais demandé en quoi consistaient ces services de brasserie, de sorte que la déclaration qu’il a faite dans son affidavit reste valable. Par conséquent, le fait que Lost Craft sous-traite la fabrication de sa bière ne prouve pas qu’elle n’offre pas de services de brasserie, quelle que soit la définition que l’on donne à cette expression. La Commission n’a pas commis d’erreur manifeste et déterminante à cet égard, et la nouvelle preuve ne change pas sensiblement la donne.

[21] Par souci d’exhaustivité, je tiens à préciser que District Brewing ne conteste pas, en l’espèce, la conclusion de la Commission relative au risque de confusion.

III. Décision

[22] District Brewing n’a pas démontré que la Commission avait commis une erreur de droit ou une erreur manifeste et déterminante sur des questions de fait ou des questions mixtes de fait et de droit. La nouvelle preuve n’ajoute rien de notable au dossier dont disposait la Commission. Par conséquent, l’appel est rejeté.

[23] J’adjuge à Lost Craft la somme de 7 500 $ à titre de dépens. Il s’agit du montant des dépens que District Brewing a réclamés dans le cas où elle aurait gain de cause. Lost Craft réclame un montant plus élevé, fondé en grande partie sur un énoncé erroné du droit relevé dans le mémoire de District Brewing. L’avocat de District Brewing s’est excusé pour cette erreur, et je reconnais que celle-ci est due à un manque d’attention. Il ne s’agit pas d’une situation justifiant des dépens plus élevés. Compte tenu de l’ensemble des circonstances, je suis d’avis que la somme de 7 500 $ est appropriée.


JUGEMENT dans le dossier T-1488-21

LA COUR STATUE :

1. L’appel est rejeté.

2. La demanderesse doit payer à la défenderesse des dépens de 7 500 $, débours et taxes compris.

« Sébastien Grammond »

Juge

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

Dossier :

T-1488-21

 

INTITULÉ :

101217990 SASKATCHEWAN LTD. faisant affaire sous le nom de DISTRICT BREWING COMPANY c LOST CRAFT INC.

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VISIOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 16 juin 2022

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE GRAMMOND

DATE DES MOTIFS :

Le 2 septembre 2022

COMPARUTIONS :

Andy Chow

Pour la demanderesse

 

Michal Kasprowicz

Pour la défenderesse

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

MLT Aikins LLP

Vancouver (Colombie-Britannique)

Pour la demanderesse

 

DLA Piper (Canada) LLP

Toronto (Ontario)

Pour la défenderesse

 

 

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