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Dossier : T-759-16

Référence : 2021 CF 895

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 1er septembre 2021

En présence de monsieur le juge Norris

ENTRE :

BELL CANADA

BELL EXPRESSVU LIMITED PARTNERSHIP

BELL MÉDIA INC.

VIDÉOTRON S.E.N.C.

GROUPE TVA INC.

ROGERS COMMUNICATIONS CANADA INC.

ROGERS MEDIA INC.

demanderesses

(parties requérantes)

et

RED RHINO ENTERTAINMENT INC. et ERIC ADWOKAT

défendeurs

(intimés)

et

ANDROID BROS INC. et autres

défendeurs non intimés

ORDONNANCE ET MOTIFS

I. APERÇU

[1] Dans une décision datée du 19 novembre 2019, j’ai déclaré Eric Adwokat et sa société, Red Rhino Entertainment Inc, coupables d’outrage au tribunal pour non‑respect d’une injonction interlocutoire rendue par la juge Tremblay-Lamer, le 1er juin 2016. Plus précisément, j’ai conclu, hors de tout doute raisonnable, qu’en configurant, en annonçant, en offrant à la vente et en vendant des boîtiers décodeurs facilitant l’accès non autorisé à la programmation télévisuelle des demanderesses, M. Adwokat et Red Rhino désobéissaient à une ordonnance interdisant cette conduite. Voir Bell Canada c Red Rhino Entertainment Inc, 2019 CF 1460.

[2] Les parties et la Cour ont convenu que la question de la détermination de la sanction devrait être tranchée dans une audience distincte. Pour différentes raisons, y compris l’incidence de la pandémie de COVID-19, cette audience n’a eu lieu qu’en mars 2021.

[3] Les demanderesses demandent que M. Adwokat soit condamné à une peine d’incarcération minimale de 90 jours pour cet outrage au tribunal. En outre, elles demandent qu’une amende de 200 000 $ soit infligée à Red Rhino et que M. Adwokat en soit solidairement responsable. Elles affirment que cette amende devrait être payable sans délai. Enfin, elles demandent que des dépens d’une somme globale de 400 000 $ tout compris soient adjugés et que Red Rhino et M. Adwokat en soient solidairement responsables. Elles demandent que ces dépens soient eux aussi payables sans délai.

[4] Pour sa part, M. Adwokat soutient qu’une amende de 20 000 $ est une peine appropriée. Il demande un délai de 24 mois pour la payer. Il avance qu’il est également approprié de rendre une ordonnance lui enjoignant d’effectuer 250 heures de travaux communautaires s’il lui est impossible de payer l’amende. Il reconnaît que les demanderesses ont droit aux dépens, mais soutient que ceux-ci devraient être d’une somme globale de 25 000 $.

[5] Pour les motifs qui suivent, je conclus qu’il est juste d’infliger, à titre de peine, une amende de 40 000 $. M. Adwokat et Red Rhino seront solidairement responsables du paiement de cette amende. L’amende doit être payée dans les 24 mois suivant la date de la présente ordonnance, conformément au calendrier établi ci‑dessous. Si l’amende n’est pas payée en totalité dans les 24 mois, les demanderesses peuvent demander une ordonnance infligeant à M. Adwokat une peine d’incarcération maximale de 90 jours. Celui-ci doit demeurer au Canada tant que l’amende n’est pas payée en totalité. Enfin, j’adjugerai les dépens aux demanderesses, bien que d’un montant bien moins élevé que celui qu’elles demandent.

II. PRINCIPES GÉNÉRAUX DE DÉTERMINATION DE LA PEINE EN MATIÈRE D’OUTRAGE CIVIL

[6] L’outrage au tribunal est une affaire grave. Il s’agit d’« une contestation de l’autorité judiciaire qui mine sa crédibilité et son efficacité ainsi que celles de l’administration de la justice » (9038-3746 Québec Inc c Microsoft Corporation, 2010 CAF 151 au para 18). L’infliction d’une peine pour outrage au tribunal constitue un exercice du pouvoir de la cour de maintenir sa dignité et sa procédure. Elle confirme l’autorité du tribunal lorsque, en ne se conformant pas à l’une de ses ordonnances, une partie a mis en doute cette autorité.

[7] Comme la juge McLachlin (plus tard juge en chef) l’a expliqué dans l’arrêt United Nurses of Alberta c Alberta (Procureur général), [1992] 1 RCS 901, la primauté du droit, qui est le fondement de notre société, « est directement tributaire de la capacité des tribunaux de faire observer leur procédure et de maintenir leur dignité et le respect qui leur est dû » (à la p 931). L’outrage civil, qui (contrairement à l’outrage criminel) ne suppose aucune transgression publique dans la conduite à l’origine de la conclusion d’outrage, « a, de façon générale, une dimension avant tout coercitive plutôt que punitive » (Carey c Laiken, 2015 CSC 17 au para 31, citation et guillemets internes omis). C’est-à-dire que, de façon générale, le tribunal cherche à faire en sorte que la partie contrevenante respecte ses obligations légales. Néanmoins, « la condamnation à des sanctions dans les cas d’outrage civil a notamment pour objectif de punir la violation d’une ordonnance judiciaire » (ibid). Par conséquent, les tribunaux « infligent parfois de lourdes amendes dans le but d’établir une correspondance avec la gravité de l’outrage, de mettre un terme à la conduite de l’auteur de l’outrage et de dissuader autrui d’adopter une conduite semblable » (ibid).

[8] L’article 472 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106, est formulé en ces termes :

Peine

Penalty

472 Lorsqu’une personne est reconnue coupable d’outrage au tribunal, le juge peut ordonner :

472 Where a person is found to be in contempt, a judge may order that

a) qu’elle soit incarcérée pour une période de moins de cinq ans ou jusqu’à ce qu’elle se conforme à l’ordonnance;

(a) the person be imprisoned for a period of less than five years or until the person complies with the order;

b) qu’elle soit incarcérée pour une période de moins de cinq ans si elle ne se conforme pas à l’ordonnance;

(b) the person be imprisoned for a period of less than five years if the person fails to comply with the order;

c) qu’elle paie une amende;

(c) the person pay a fine;

d) qu’elle accomplisse un acte ou s’abstienne de l’accomplir;

(d) the person do or refrain from doing any act;

e) que les biens de la personne soient mis sous séquestre, dans le cas visé à la règle 429;

(e) in respect of a person referred to in rule 429, the person’s property be sequestered; and

f) qu’elle soit condamnée aux dépens.

(f) the person pay costs.

[9] Le juge dispose d’un large pouvoir discrétionnaire pour déterminer la sanction appropriée en cas d’outrage civil (Tremaine c Canada (Commission canadienne des droits de la personne), 2014 CAF 192 au para 26). Outre l’établissement de la période d’incarcération maximale et d’une liste vraisemblablement exhaustive des types de peines susceptibles d’être infligées, l’article 472 des Règles n’impose en soi aucune contrainte quant au pouvoir discrétionnaire du juge chargé de la détermination de la peine. Par conséquent, les tribunaux ont cherché ailleurs des principes sur lesquels s’appuyer pour déterminer la peine à infliger en cas d’outrage civil. Des indications utiles se trouvent dans les principes de détermination de la peine issus du droit criminel (Tremaine, aux para 19-26).

[10] Le principe fondamental de la détermination de la peine en matière criminelle est que la peine doit être « proportionnelle à la gravité de l’infraction et au degré de responsabilité du délinquant » (Code criminel, LRC, 1985, c C-46, art 718.1). Ce principe s’applique tout autant à l’outrage civil. En l’espèce, la gravité de l’infraction est mesurée principalement par son incidence sur l’administration de la justice. Sont visées notamment « la gravité objective du comportement constituant un outrage au tribunal et la gravité subjective de ce comportement (à savoir si le comportement constitue un manquement de forme ou si le contrevenant a agi de façon flagrante en sachant bien que ses actions étaient illégales) » (Tremaine, au para 23, citation et guillemets internes omis).

[11] L’un des objectifs importants de la détermination de la peine consiste à dénoncer le comportement illégal (voir Code criminel, à l’al 718a).

[12] En outre, le juge chargé de la détermination de la peine doit tenir compte de l’objectif de dissuasion spécifique et générale. Dans le contexte de l’outrage civil, ces objectifs visent à protéger l’administration de la justice. Les mesures prises pour les atteindre doivent respecter le principe de la proportionnalité (Tremaine, au para 22). Aussi, ces objectifs de détermination de la peine, et les autres, doivent être poursuivis selon le principe de la retenue – à savoir qu’avant d’envisager une privation de liberté, il convient d’examiner la possibilité de sanctions moins contraignantes lorsque les circonstances le justifient (Code criminel, à l’al 718.2d)). Le juge chargé de la détermination de la peine doit également tenir compte du principe de parité : « des délinquants semblables ayant commis des infractions semblables dans des circonstances semblables devraient recevoir des peines semblables » (R c Friesen, 2020 CSC 9 au para 31; voir aussi R c Lacasse, 2015 CSC 64 aux para 56-60; et Code criminel, à l’al 718.2b)). Par conséquent, le juge chargé de la détermination de la peine doit tenir compte de l’échelle des peines infligées relativement à des infractions similaires et ajuster la peine en fonction des objectifs de détermination de la peine et de toute circonstance aggravante ou atténuante pertinente pour l’affaire dont il est saisi (Tremaine, au para 21; voir aussi Institut professionnel de la fonction publique du Canada c Bremsak, 2013 CAF 214 au para 35, et Code criminel, à l’al 718.2a)).

[13] Au nombre des circonstances aggravantes, mentionnons la durée de la conduite fautive – si elle s’est échelonnée sur une longue période ou s’il s’agit d’un incident isolé – la portée ou l’importance de la conduite fautive, la question de savoir si cette conduite s’est poursuivie même après qu’il a été conclu qu’elle constituait un outrage, les motifs du délinquant et la question de savoir si le délinquant a déjà été déclaré coupable d’outrage. Conformément aux principes du droit criminel, sauf si elles sont visées par un aveu, les circonstances aggravantes sur lesquelles s’appuie le requérant doivent être établies hors de tout doute raisonnable : voir R c Gardiner, [1982] 2 RCS 368 aux pp 413-17; voir aussi Code criminel, à l’al 724(3)e). Quant aux circonstances atténuantes, il peut s’agir des remords véritables exprimés par le délinquant, de l’admission de sa responsabilité, des mesures prises en vue de sa réadaptation et des efforts qu’il a faits de bonne foi pour se conformer à l’ordonnance (Tremaine, au para 24). Peuvent aussi être atténuantes des circonstances personnelles telles que le jeune âge du délinquant ou une dépendance pouvant réduire son degré de responsabilité dans la conduite fautive. Si elles sont contestées, les circonstances atténuantes doivent être établies selon la prépondérance des probabilités (voir Code criminel, à l’al 724(3)d)).

[14] Dans un contexte commercial, la rentabilité de la conduite fautive est également un facteur pertinent, susceptible d’avoir une incidence sur l’établissement d’une amende qui, par son effet dissuasif, dénoncerait de façon significative la conduite répréhensible et protégerait l’administration de la justice. Aucun de ces objectifs ne pourra être atteint si, pour le délinquant, l’amende représente simplement le prix à payer pour faire des affaires en contravention d’une ordonnance judiciaire. La rentabilité de la conduite fautive peut aussi expliquer la conduite du délinquant. S’il était motivé par la cupidité, il pourrait s’agir d’un facteur aggravant : voir 9038-3746 Quebec Inc, au para 18.

[15] La rentabilité de la conduite fautive peut aussi jouer sur la capacité du délinquant à payer l’amende qui lui est infligée. Il s’agit d’un facteur important si l’amende est assortie d’une peine d’emprisonnement en cas de défaut de paiement. Dans un tel cas, le tribunal ne devrait infliger une amende pour outrage civil que s’il est convaincu que le délinquant est capable de la payer (Code criminel, au par 734(2); voir aussi Bremsak, au para 36). Même si on fait abstraction du fait qu’il faut éviter d’emprisonner les délinquants impécunieux, les objectifs de détermination de la peine ne seront pas atteints si le délinquant se voit infliger une amende qu’il ne pourra jamais payer. C’est à la partie requérante qu’incombe le fardeau d’établir la capacité de payer du délinquant selon la prépondérance des probabilités (R c Topp, 2011 CSC 43 aux para 18-26).

[16] Les facteurs qui précèdent ne sauraient constituer une liste exhaustive à prendre en compte dans la détermination de la peine appropriée en cas d’outrage civil. La pertinence de ces facteurs n’est pas contestée en l’espèce. Les parties ne contestent pas non plus que le juge « dispose d’une vaste latitude pour déterminer la sanction appropriée en cas d’outrage civil, selon les circonstances » (Bremsak, au para 36). Leurs positions respectives reflètent en grande partie les avis divergents qu’elles ont quant à l’incidence de ces facteurs généraux sur les circonstances particulières de l’espèce.

[17] Cela dit, je dois aussi préciser que je ne suis pas d’accord avec les demanderesses, selon qui l’un des objectifs de la détermination de la peine pour outrage civil consiste à compenser les pertes qu’elles ont subies en raison de la conduite fautive. Bien que l’ampleur de la perte financière causée par la conduite fautive puisse donner une indication de la gravité objective de l’outrage (et, par ricochet, permettre de déterminer s’il convient d’infliger une amende, et le cas échéant, d’en établir le montant), l’infliction d’une amende pour outrage civil ne sert aucun objectif compensatoire. Il s’agit d’une sanction infligée pour le préjudice causé à l’administration de la justice. Dans la mesure où les demanderesses ont subi des pertes financières en raison de la conduite de M. Adwokat, la réparation se trouve ailleurs, à savoir dans l’action, toujours en instance, qu’elles ont intentée contre lui et Red Rhino. (Dans leurs observations écrites, les demanderesses ont même proposé que l’amende soit [traduction] « versée en parts égales à la Cour et aux demanderesses, à titre restitutoire ». Raisonnablement, elles n’ont pas insisté sur cette observation dans leur plaidoirie.)

III. ANALYSE

A. La gravité de l’outrage

(1) Contexte

[18] Avant de me pencher sur la gravité objective et subjective de l’outrage, il peut être utile passer en revue certains éléments contextuels de la présente affaire.

[19] En mai 2016, les demanderesses ont intenté l’action sous‑jacente contre cinq défendeurs. Le 1er juin 2016, la juge Tremblay-Lamer a accordé une injonction interlocutoire interdisant aux défendeurs initiaux de mener certaines activités (décrites dans l’ordonnance) relativement à des boîtiers décodeurs préinstallés. L’ordonnance prévoyait que celle‑ci pourrait être signifiée à tout autre particulier ou entreprise devenant connu des demanderesses. Une fois que l’ordonnance était signifiée à un nouveau particulier ou à une nouvelle entreprise, les demanderesses pouvaient modifier leurs actes de procédure afin de constituer ce particulier ou cette entreprise défendeur à l’action sous‑jacente. Une fois constitué défendeur, le particulier ou l’entreprise pouvait, dans les 14 jours suivants, présenter une requête visant à obtenir une modification à l’injonction interlocutoire qui lui était applicable. À moins d’avoir été exclue de son application à l’issue d’une telle requête, l’injonction interlocutoire s’appliquait à tous les nouveaux défendeurs ainsi constitués.

[20] Comme je l’explique plus loin, Red Rhino et M. Adwokat ont tous deux été constitués défendeurs et sont devenus assujettis à l’injonction interlocutoire. Ni l’un ni l’autre n’ont demandé que l’injonction soit modifiée.

[21] Red Rhino a été constituée en société, le 24 juin 2014. M. Adwokat en est l’administrateur unique et l’âme dirigeante. M. Adwokat a commercialisé et vendu le dispositif de Red Rhino par l’entremise de sa société. Comme je l’ai expliqué dans ma décision antérieure, le dispositif de Red Rhino est un boîtier décodeur qui, une fois configuré par l’utilisateur final, facilite l’accès non autorisé à la programmation télévisuelle, y compris celle des demanderesses. Les demanderesses ont déposé en preuve des messages publiés sur Facebook par Red Rhino Entertainment Inc. et M. Adwokat. Ces messages montrent que le dispositif de Red Rhino était offert en vente depuis au moins l’été 2014 – notamment à l’Exposition nationale canadienne. Il a été offert en vente au cours de nombreux autres événements tenus en 2015 et en 2016, p. ex. au Salon national de l’habitation à Toronto, au Kitchener Home Show, au Stampede de Calgary, au Toronto Fall Home Show, au Zoomer Show Lifestyle Expo, au Niagara Lifestyle Home Show, au Vaughan Lifestyle Home Show et au Pickering Ribfest.

[22] Le 21 juin 2016, Red Rhino a reçu signification d’une déclaration modifiée et de l’injonction interlocutoire à son bureau à Toronto. La déclaration modifiée a de nouveau été modifiée en octobre 2016 afin d’y ajouter M. Adwokat en tant que défendeur. Cette déclaration modifiée et l’injonction interlocutoire ont été signifiées en personne à M. Adwokat, le 24 février 2017, alors qu’il travaillait au kiosque de vente de Red Rhino au Salon international de l’auto du Canada, à Toronto. M. Adwokat a toutefois reconnu qu’il était au courant de l’ordonnance depuis au moins le 25 juillet 2016.

[23] Une requête pour la tenue d’une audience visant à déterminer si M. Adwokat et Red Rhino s’étaient rendus coupables d’outrage au tribunal pour non-respect de l’ordonnance de la juge Tremblay-Lamer a été déposée le 26 septembre 2018. Lorsque j’ai été finalement saisi de cette requête, en juin 2019, les demanderesses ont invoqué sept cas précis d’outrage au tribunal commis au moyen de la vente ou de la mise en vente des dispositifs de Red Rhino, à savoir :

[24] J’ai conclu dans ma décision antérieure que ces sept allégations d’outrage avaient été établies hors de tout doute raisonnable.

(2) Gravité objective

[25] Passons à la gravité de l’outrage. Plusieurs aspects de la conduite de M. Adwokat me portent à conclure qu’elle se situe à la limite supérieure de l’échelle de la gravité objective.

[26] Premièrement, à tout le moins, M. Adwokat a commis un outrage pour non‑respect de l’ordonnance de la juge Tremblay-Lamer pendant plus d’un an et demi, soit après avoir admis que l’injonction lui a été signifiée. Il ne s’agit pas d’un outrage bref ou isolé. C’est une conduite qui s’est prolongée dans le temps.

[27] Deuxièmement, l’injonction interlocutoire a été accordée parce que les demanderesses ont démontré, entre autres, que les boîtiers décodeurs tels que le dispositif de Red Rhino étaient destinés à être utilisés illégalement, ce qui leur a causé un préjudice irréparable. La conduite fautive de M. Adwokat et de Red Rhino a sapé le fondement même de l’injonction. Ce n’était pas qu’une violation purement formelle.

[28] Troisièmement, les activités commerciales en cause étaient complexes et de grande envergure. Je retiens la preuve présentée par les demanderesses (que M. Adwokat ne conteste pas, à mon avis), à savoir que les dispositifs de Red Rhino étaient commercialisés et vendus par l’entremise d’au moins deux magasins traditionnels, d’au moins deux sites Web, d’au moins trois distributeurs tiers, ainsi que dans les kiosques de vente de nombreux événements commerciaux très courus, comme ceux énumérés au paragraphe 23 ci-dessus. Ces dispositifs faisaient aussi l’objet de publicité sur Facebook et Twitter. Pour sa part, M. Adwokat décrit Red Rhino Entertainment Inc. comme [traduction] « un grossiste, en général, qui vendait des articles directement à d’autres entreprises ». Il va sans dire qu’il ne s’agissait pas d’activités secrètes ou clandestines. M. Adwokat et Red Rhino ont eu, à la vue de tous, un comportement interdit par l’injonction.

[29] Quatrièmement, le soin et le professionnalisme avec lesquels les dispositifs de Red Rhino étaient présentés (particulièrement aux kiosques de vente) donnaient une impression de légitimité injustifiée et trompeuse à une activité illégale – à savoir l’obtention d’un accès non autorisé à la programmation télévisuelle appartenant aux demanderesses. En outre, contrairement aux activités de moindre envergure offrant des produits semblables, que les clients cherchent à des endroits où ils n’auraient aucune raison d’aller autrement (comme dans l’affaire de Vincent Wesley, que j’examinerai plus loin), la stratégie de commercialisation de M. Adwokat visait à faire connaître le dispositif de Red Rhino à de nombreuses personnes qui n’en avaient probablement jamais entendu parler avant de le voir à un événement auquel elles participaient, comme un salon de l’automobile ou de l’habitation.

[30] Enfin, il est indéniable que les activités de M. Adwokat ont causé un préjudice financier aux demanderesses, même s’il est impossible de le quantifier. Comme je l’ai déjà dit, la principale mesure de la gravité objective de la conduite fautive est son incidence sur l’administration de la justice. Toutefois, je reconnais également que l’incidence de cette conduite sur les intérêts personnels des demanderesses est pertinente pour l’évaluation de la gravité objective de l’outrage. En revanche, et en particulier à cause de l’impossibilité de quantifier les pertes réelles subies par les demanderesses, il ne faut pas accorder trop d’importance à ce facteur dans la détermination de la peine à infliger pour l’outrage qui a été commis.

[31] Les demanderesses soutiennent que l’ampleur des dommages‑intérêts préétablis auxquels elles pourraient avoir droit relativement à la violation du droit d’auteur, uniquement pour les dispositifs de Red Rhino dont l’achat est visé par le présent recours en outrage, donne une indication importante de l’ampleur du préjudice que les activités de M. Adwokat pourraient avoir causé. Elles font valoir qu’à eux seuls, ces dispositifs ont permis aux utilisateurs d’obtenir un accès non autorisé aux programmes, infraction pour laquelle M. Adwokat et Red Rhino pourraient se voir imposer des dommages-intérêts de plus de 30 millions de dollars. Cependant, la fourchette possible des dommages-intérêts préétablis est très étendue. La détermination des dommages‑intérêts dans les affaires de droit d’auteur tient compte d’une variété de facteurs, dont la nécessité de dissuader d’éventuels auteurs d’une violation; ils ne sont pas purement compensatoires. Un critère de proportionnalité est aussi appliqué : voir Rallysport Direct LLC c 2424508 Ontario Ltd, 2020 CF 794 aux para 6-9. En l’espèce, rien n’indique que les pertes subies par les demanderesses ou les profits réalisés par M. Adwokat se rapprochent un tant soit peu de la fourchette de dommages‑intérêts préétablis à laquelle renvoient les demanderesses. Rien ne donne non plus à penser que les demanderesses ne sont plus des entreprises viables et rentables. Elles sont exposées aux nombreuses pressions du marché à l’heure actuelle, qui ne se limitent pas à l’incidence des décodeurs préinstallés. En outre, à cet égard, comme le démontre la portée du litige sous‑jacent, M. Adwokat et Red Rhino n’étaient pas les seuls à offrir les dispositifs en cause (même s’il semble, du moins pour une certaine période, qu’ils en étaient la principale source). Néanmoins, je conclus que le préjudice causé aux intérêts financiers des demanderesses, combiné avec les autres facteurs que j’ai relevés, accroît la gravité objective de la conduite fautive.

(3) Gravité subjective

[32] M. Adwokat soutient qu’il croyait honnêtement et raisonnablement que les dispositifs de Red Rhino n’étaient pas visés par l’injonction interlocutoire et que cela réduit le caractère répréhensible de sa conduite. Je ne suis pas d’accord. À mon avis, M. Adwokat a fait preuve d’insouciance quant à la portée de l’injonction (ce qu’il reconnaît, mais uniquement en rétrospective). Sa culpabilité morale se situe donc à la limite supérieure de l’échelle.

[33] Bien qu’il s’agisse d’un cas limite, je suis prêt à accorder le bénéfice du doute à M. Adwokat quant à sa certitude que les dispositifs de Red Rhino n’étaient pas visés par l’injonction. Un autre facteur important à cet égard est la transparence avec laquelle il menait ses activités, comme je l’ai mentionné plus haut. D’autre part, je n’accepte pas qu’il s’agissait d’une croyance raisonnable, au contraire. Je fonde cette conclusion sur les facteurs énoncés ci-dessous.

[34] Premièrement, entre octobre 2016 et février 2019, M. Adwokat a tenté délibérément d’éviter de recevoir signification des documents concernant le litige sous-jacent et la présente audience relative à l’outrage. Cela porte à croire, à tout le moins, qu’il était préoccupé par la vulnérabilité de son entreprise sur le plan juridique. Au lieu de s’attaquer directement à cette question, il a sciemment tenté de contrecarrer les efforts déployés par les demanderesses pour faire valoir leurs droits et protéger leurs intérêts financiers légitimes.

[35] Deuxièmement, après avoir finalement reçu signification de l’injonction, il n’a pas pris la peine de la lire. Il a déclaré qu’il avait [traduction] « lu les deux premières pages, sans lire le document en totalité ». Cela enlève beaucoup de poids à l’idée qu’il était raisonnable de penser que sa conduite était légale.

[36] Troisièmement, bien qu’il n’ait jamais lu l’ordonnance, il soutient qu’il avait [traduction] « conçu le modèle d’entreprise de Red Rhino dans l’objectif d’éviter toute restriction limitant ses activités, y compris dans l’objectif d’éviter les dispositions de l’ordonnance d’injonction » (affidavit d’Eric Adwokat, souscrit le 18 février 2021, au paragraphe 9). Il reste à savoir comment il aurait pu faire cela sans connaître le contenu de l’injonction. Fait important, même si cela était l’objectif de M. Adwokat, il n’a pas profité du seul moyen qui lui permettait de savoir à l’avance s’il avait réussi – à savoir une requête visant à modifier l’injonction interlocutoire.

[37] Quatrièmement, pendant la période pertinente, M. Adwokat a au mieux fait preuve de nonchalance dans l’obtention de conseils juridiques sur l’injonction et le litige sous-jacent. Il soutient qu’il a été mal conseillé (je m’empresse d’ajouter qu’il ne parle pas de son avocat actuel) lorsqu’il a décidé très tôt de ne pas déposer de défense (ce qu’il n’a toujours pas fait). Il a le droit de produire d’autres éléments de preuve sur ces conseils juridiques au cours de la présente instance, mais il ne l’a pas fait. Cependant, bien qu’il ait le droit de ne pas communiquer ces conseils, il ne peut pas à la fois décider de ne pas les communiquer et s’appuyer sur eux pour justifier qu’il croyait raisonnablement que l’injonction ne s’appliquait pas à ses dispositifs. Il soutient également que des amis avocats lui ont assuré que l’injonction ne s’appliquait pas au dispositif de Red Rhino. Il semble que M. Adwokat se contentait aussi de s’appuyer sur le fait que [traduction] « partout » où il allait, [traduction] « toutes les personnes » à qui il parlait lui disaient que ses dispositifs n’étaient pas préinstallés, et qu’en conséquence, ils n’étaient pas visés par l’injonction. Même si c’est vrai, de telles garanties données par des personnes dont les compétences en la matière sont inconnues ne sont d’aucune utilité pour établir le caractère raisonnable de sa conviction que l’injonction ne s’appliquait pas à ses activités.

B. Circonstances aggravantes et circonstances atténuantes

[38] J’ai déjà examiné les principales circonstances aggravantes liées à la gravité de la conduite fautive. Aux circonstances examinées ci‑dessus, j’ajouterai seulement que les motifs de M. Adwokat constituent un autre facteur aggravant. Qu’il soit approprié ou non de dire que sa conduite était motivée par la cupidité, il était manifestement motivé par le gain financier. Bien que ce motif ne comporte en soi rien de blâmable, il a poursuivi cet objectif par des moyens interdits dans l’injonction interlocutoire. C’est-à-dire qu’il a fait passer ses propres intérêts financiers avant ses obligations légales. Il s’agit d’un facteur aggravant.

[39] Il importe de souligner qu’un facteur aggravant possible – la récidive – ne s’applique pas en l’espèce. C’est la première fois que M. Adwokat ou Red Rhino sont déclarés coupables d’outrage au tribunal.

[40] Quant aux circonstances atténuantes, je souligne d’abord que j’en sais très peu sur la situation personnelle de M. Adwokat. Je sais qu’il est au début de la quarantaine. Aucun élément de preuve concernant ses études ou son expérience de travail antérieure (exception faite de Red Rhino, bien entendu) n’a été déposé. J’ai entendu des allusions aux membres de sa famille, mais je ne sais rien de sa vie familiale et j’ignore s’il a des personnes à sa charge. M. Adwokat a présenté des éléments de preuve au sujet de certains problèmes de santé dont il souffre, mais ces problèmes ont peu d’incidence sur les questions à trancher.

[41] Je souligne également que M. Adwokat n’a présenté aucun document à l’appui d’une peine axée sur des objectifs de réadaptation (entre autres).

[42] Les principales circonstances atténuantes sur lesquelles s’appuie M. Adwokat concernent l’effet combiné de ses excuses, de l’expression de remords et de l’acceptation de sa responsabilité quant au non-respect de l’injonction interlocutoire. Les demanderesses soutiennent qu’aucun poids ne doit être accordé à ces circonstances. Je ne suis pas d’accord. Comme je vais l’expliquer, il convient d’accorder un certain poids à ces circonstances, bien qu’il ne soit pas élevé.

[43] L’expression de remords constitue un facteur atténuant pertinent. Le remords « revêt une importance accrue lorsqu’il est jumelé à une introspection et à des signes indiquant que le délinquant a compris la gravité de sa conduite et s’est par conséquent imposé un changement d’attitude ou une autodiscipline réduisant considérablement la probabilité de récidive » (Friesen, au para 165, citation et guillemets internes omis).

[44] Dans l’affidavit qu’il a déposé à l’audience de détermination de la peine, M. Adwokat s’exprime en ces termes :

[traduction]

Je m’excuse sincèrement et sans réserve à la Cour et aux demanderesses pour ma conduite. J’ai examiné les motifs du juge Norris qui ont donné lieu à l’ordonnance d’outrage au tribunal. Je comprends et j’accepte le raisonnement de la Cour et l’interprétation de l’ordonnance d’injonction, et je reconnais que j’ai contrevenu à l’ordonnance d’injonction.

Après avoir expliqué qu’il croyait honnêtement que les dispositifs de Red Rhino n’étaient pas visés par l’injonction interlocutoire, M. Adwokat ajoute ceci :

[traduction]

J’ai conçu le modèle d’entreprise de Red Rhino dans l’objectif d’éviter toute restriction limitant ses activités, y compris dans l’objectif d’éviter les dispositions de l’ordonnance d’injonction. À l’époque, je croyais que j’avais le droit de le faire, que je pouvais habilement créer un modèle d’entreprise empêchant les demanderesses de porter légitimement plainte contre mes actions. Désormais, je reconnais et je comprends que c’était inapproprié, que je facilitais une conduite répréhensible et que je contrevenais à l’ordonnance d’injonction. Ma tentative d’éviter les restrictions limitant mes activités a fait en sorte que j’ai contrevenu aux restrictions que je tentais d’éviter.

La décision par laquelle le juge Norris m’a déclaré coupable d’outrage au tribunal m’a permis de comprendre que je n’aurais pas dû agir de la sorte. Je comprends maintenant que je n’aurais pas dû tenter de trouver des façons d’éviter les restrictions limitant mes activités. Je regrette ma conduite et je comprends maintenant qu’elle était inappropriée. En rétrospective, ma conduite était insouciante. J’ai appris que je dois être plus prudent à l’avenir et que je ne devrais pas supposer que je peux exercer une activité répréhensible parce que je crois avoir trouvé un moyen habile d’éviter les restrictions limitant l’exercice de cette activité.

Depuis que l’ordonnance d’outrage au tribunal a été rendue, je n’ai vendu aucun boîtier décodeur, et bien que l’entreprise existe encore pour les motifs que j’explique plus bas, Red Rhino n’exerce plus d’activités commerciales. J’ai arrêté complètement de vendre des boîtiers décodeurs et je ne recommencerai jamais.

Je n’ai jamais eu l’intention de manquer de respect envers les processus judiciaires. Dès que j’ai appris que j’avais enfreint une ordonnance du tribunal, j’ai immédiatement cessé la vente de dispositifs et je me suis conformé à l’ordonnance d’injonction.

(Affidavit d’Eric Adwokat, souscrit le 18 février 2021, aux paragraphes 5 et 9-12).

[45] M. Adwokat a répété ces excuses lorsqu’il a témoigné devant moi le 10 mars 2021. Il a ajouté qu’il s’excusait également d’avoir agi de façon à ce que les demanderesses aient de la difficulté à lui signifier des documents dans le cadre de la présente affaire.

[46] Les demanderesses soutiennent que les excuses de M. Adwokat manquent de sincérité, que le témoignage par lequel il présente ses excuses devrait être rejeté et que de toute façon, ses excuses sont trop tardives pour avoir une quelconque valeur. Malgré mes nombreux doutes quant à la crédibilité de M. Adwokat (certains dont je traite plus bas), les éléments de preuve sur lesquels s’appuient les demanderesses ne me convainquent pas que les excuses manquent de sincérité. En outre, bien que les excuses soient présentées très tardivement et n’aient en conséquence pas la même valeur au titre des circonstances atténuantes qu’une acceptation de la responsabilité plus hâtive (particulièrement si cette acceptation avait permis d’éviter la tenue d’un procès), il convient de leur accorder un certain effet atténuant, à condition qu’elles soient sincères (voir Lacasse, au para 81).

[47] Les demanderesses font valoir – et M. Adwokat ne le conteste pas – qu’à la suite de l’audience relative à l’outrage au tribunal tenue en juin 2019, pendant que la cause était encore en délibéré, il a continué de se livrer à des activités relatives à Red Rhino et à ses dispositifs – en particulier la publication de messages sur Facebook en octobre 2019. Les demanderesses soutiennent également – et M. Adwokat le nie – qu’il poursuit les activités de Red Rhino sous le couvert d’autres noms, à savoir Warranty Services Ltd.et New Pay Group, LLC. Elles affirment que cela affaiblit toute prétention selon laquelle les excuses de M. Adwokat et l’acceptation de sa responsabilité sont sincères. Je conviens avec les demanderesses qu’il y a des ressemblances frappantes entre la présentation en ligne de Warranty Services Ltd. et celle de Red Rhino. J’accepte également l’observation des demanderesses selon laquelle il doit y avoir un certain lien entre, d’une part, Red Rhino, et d’autre part, Warranty Services Ltd. et New Pay Group, car il est possible d’ouvrir une session dans le site Web de ces deux dernières entreprises au moyen des identifiants de Red Rhino. Par conséquent, je ne crois pas M. Adwokat lorsqu’il nie l’existence d’un lien entre lui et les entreprises Warranty Services Ltd. et New Pay Group. Néanmoins, la preuve ne me permet pas de me prononcer, même selon la prépondérance des probabilités, sur la nature exacte de ce lien.

[48] Les demanderesses font aussi valoir qu’il existe un lien entre M. Adwokat et un boîtier décodeur commercialisé sous le nom de Lime Juice Box (une allégation qu’il nie également). Compte tenu des ressemblances évidentes entre le dispositif de Red Rhino et le dispositif Lime Juice Box (y compris la façon dont ils sont commercialisés), du fait que les entreprises Warranty Services Ltd., New Pay Group et Lime Juice Box ont toutes le même numéro de téléphone et du fait que Lime Juice Box Inc. appartient à un ami sur Facebook du frère de M. Adwokat, une coïncidence autrement inexplicable, je conclus qu’il doit également exister un certain lien entre M. Adwokat et Lime Juice Box. Cependant, comme dans le cas de Warranty Services Ltd. et de New Pay Group, il m’est impossible de dire en quoi consiste ce lien.

[49] Les demanderesses soutiennent que M. Adwokat doit avoir une raison de vouloir garder ces activités secrètes, mais il s’agit là d’une pure conjecture. Il importe de souligner que, malgré la possibilité que l’insouciance dont M. Adwokat a fait preuve à l’égard de l’injonction interlocutoire ressorte de tout type de lien le rattachant à Warranty Services Ltd., à New Pay Group ou à Lime Juice Box, rien ne permet de conclure que les activités de ces entreprises se sont poursuivies après le 19 novembre 2019, date à laquelle j’ai rendu la décision déclarant M. Adwokat coupable d’outrage au tribunal. C’est à ce moment-là que M. Adwokat a su que sa conduite violait l’injonction. Rien ne prouve qu’il a eu une conduite fautive depuis, que ce soit relativement à Red Rhino ou autrement.

[50] En résumé, bien que la crédibilité de M. Adwokat laisse beaucoup à désirer à bien des égards, j’estime qu’il était sincère lorsqu’il a déclaré qu’il reconnaît maintenant les erreurs qu’il a commises, qu’il n’a pas contrevenu à l’injonction depuis novembre 2019 et qu’il ne recommencera pas. Il convient d’accorder un certain poids à ces excuses tardives et à cette acceptation de la responsabilité, bien qu’il ne soit pas élevé. Par conséquent, elles auront un certain effet atténuant, particulièrement en ce qui a trait à la nécessité d’assurer une dissuasion spécifique.

C. La fourchette des peines infligées dans des affaires semblables

[51] L’un des défis que pose la détermination de la peine en l’espèce réside dans le fait qu’il existe très peu d’affaires directement comparables. L’affaire qui s’en rapproche le plus est celle de Vincent Wesley. Naturellement, M. Adwokat accorde une importance considérable aux peines imposées à M. Wesley pour outrage au tribunal, qu’il considère comme des repères utiles en l’espèce. Quant à elles, les demanderesses soutiennent que les circonstances de l’affaire de M. Wesley sont si différentes des circonstances de l’espèce que les peines imposées à celui‑ci sont peu utiles. Comme je vais l’expliquer plus loin, malgré les différences importantes entre les deux affaires, je suis d’accord avec M. Adwokat pour dire que les peines imposées à M. Wesley sont des repères utiles en l’espèce.

[52] M. Wesley a été reconnu coupable d’outrage au tribunal pour avoir violé exactement la même ordonnance que M. Adwokat – l’ordonnance interlocutoire du 1er juin 2016 – en adoptant exactement le même type de conduite que M. Adwokat – la mise en vente et la vente de boîtiers décodeurs facilitant l’accès non autorisé à la programmation télévisuelle des demanderesses. En fait, M. Wesley a été déclaré coupable d’outrage au tribunal à deux reprises pour non‑respect de cette ordonnance : d’abord par le juge LeBlanc sur plaidoyer de culpabilité (Bell Canada c Vincent Wesley s/n MtlFreeTV.com, 2016 CF 1379 (Wesley 2016), puis par le juge Roy à la suite d’un procès (Bell Canada c Vincent Wesley s/n MtlFreeTV.com, 2018 CF 66). Le deuxième outrage au tribunal concernait une méthode utilisée par M. Wesley pour contourner les contraintes imposées par l’injonction interlocutoire. La démarche qu’il a utilisée à cet égard ressemble à celle que M. Adwokat a utilisée pour tenter d’atteindre le même objectif avec le dispositif de Red Rhino.

[53] Au cours de la première procédure pour outrage au tribunal, M. Wesley a reconnu que les boîtiers décodeurs étaient visés par l’injonction interlocutoire et a admis sa culpabilité, puis le juge LeBlanc lui a infligé une amende de 15 000 $. (Il a aussi été condamné au versement des dépens dont le montant convenu était de 10 000 $). Par la suite, M. Wesley a apporté de légères modifications à ses boîtiers décodeurs et a cru que ces modifications auraient pour effet de soustraire les dispositifs de la portée de l’injonction interlocutoire. Le juge Roy a conclu qu’il avait eu tort de croire cela et que la vente du dispositif modifié constituait aussi un outrage. Fait important, le dispositif modifié en question a été vendu moins d’un mois après la détermination de la peine de M. Wesley relativement au premier outrage. Après avoir évalué l’ensemble des facteurs pertinents, le juge Roy a conclu qu’une amende de 30 000 $ était une peine appropriée pour le deuxième outrage au tribunal : voir Bell Canada v Vincent Wesley dba MtlFreeTV.com, 2018 CF 861 (Wesley 2018). (Comme je le précise ci-dessous, M. Wesley a aussi été condamné à verser des dépens de 30 000 $.)

[54] Bien que la détermination de la peine soit un processus intrinsèquement individualisé, les éléments que ces affaires ont en commun portent fortement à croire qu’il convient d’accorder une grande importance aux peines imposées à M. Wesley (particulièrement pour le deuxième outrage au tribunal) pour déterminer la peine de M. Adwokat.

[55] En revanche, il existe des différences importantes entre les affaires. L’une de ces différences réside dans la nature des deux activités. Contrairement à Red Rhino, qui menait des activités que j’ai déjà qualifiées de complexes et de grande envergure, M. Wesley menait ses activités à partir d’une petite pièce à peine meublée dans un immeuble quelconque situé dans un quartier industriel de Montréal. Son premier outrage était lié à la vente de dispositifs à des enquêteurs d’infiltration à trois occasions en juin et en juillet 2016. Les dispositifs étaient vendus 100 $. M. Wesley a déclaré qu’il faisait un profit de 40 $ sur la vente de chaque dispositif. Le deuxième outrage était lié à la vente d’un seul dispositif à un enquêteur d’infiltration en janvier 2017. Malgré les modifications apportées au dispositif, le prix de vente était encore de 100 $. Par conséquent, je suis d’accord avec les demanderesses pour dire que M. Adwokat et M. Wesley n’ont rien en commun en ce qui a trait à la portée, à l’ampleur et à la complexité de leurs activités.

[56] D’autre part, une autre caractéristique particulière – le fait que M. Wesley a été déclaré coupable d’outrage au tribunal à deux reprises – fait en sorte que les affaires sont plus comparables qu’elles ne l’auraient été autrement. La gravité de la conduite en l’espèce et dans la décision Wesley 2018 découle de différents facteurs aggravants, mais il demeure possible de comparer les affaires de façon utile. Ce faisant, je conclus que la deuxième peine infligée à M. Wesley en particulier est un indicateur utile de la fourchette des peines appropriées pour M. Adwokat.

[57] Au sujet de la peine à infliger, dans la décision Wesley 2018, le juge Roy a souligné que, dans la décision Wesley 2016, le juge LeBlanc avait recensé un certain nombre de jugements relatifs à la détermination de la peine dans des affaires d’outrage survenues en contexte de propriété intellectuelle (ces décisions sont résumées dans une annexe à la décision du juge LeBlanc). Le juge LeBlanc a conclu que les amendes variaient de 1 000 $ à 50 000 $, qu’elles étaient généralement moins élevées lorsqu’elles sont imposées à une personne physique par opposition à une personne morale, et que dans la grande majorité des cas, elles se situaient en deçà de 20 000 $. Il convient de souligner qu’aucune des décisions n’a donné lieu à une peine d’emprisonnement immédiate. Nous pouvons maintenant ajouter au recensement des jugements la décision Wesley 2016 rendue par le juge Leblanc et la décision Wesley 2018 rendue par le juge Roy, qui respectent toutes deux la fourchette indiquée par le juge LeBlanc. Les demanderesses ne m’ont pas convaincu que la fourchette pertinente des peines est plus élevée aujourd’hui qu’elle ne l’était il y a quelques années. Sans aucun doute, elles ne m’ont pas convaincu que la fourchette se rapproche un tant soit peu de l’amende qu’elles demandent.

[58] Compte tenu de la fourchette des peines, des objectifs et des principes de détermination de la peine, ainsi que des circonstances aggravantes et atténuantes pertinentes, je conclus qu’une amende de 40 000 $ est juste et appropriée. Cette amende est plus élevée que celles imposées à M. Wesley (en raison des circonstances différenciant les affaires), mais les peines demeurent utilement comparables, car elles se trouvent toutes dans la fourchette reconnue. Bien que cela puisse être évident, j’ai décidé d’infliger une amende qui se situe à la limite supérieure de la fourchette compte tenu de la gravité de l’inconduite de M. Adwokat et du fait qu’il y a peu de circonstances atténuantes. Je suis convaincu qu’une amende de ce montant (contrairement au montant proposé par les demanderesses) atteint les objectifs de dénonciation et de dissuasion (à la fois générale et spécifique) tout en respectant les principes de la proportionnalité et de la retenue. Pour établir une amende de ce montant, j’ai tenu compte du fait que M. Adwokat devra aussi payer des dépens importants (comme je le précise ci-dessous). Je traite ci‑dessous de la capacité de M. Adwokat de payer l’amende.

[59] Avant de clore ce point, je tiens à formuler une dernière observation. Pour la première conclusion d’outrage de M. Wesley, les parties requérantes – les mêmes parties requérantes qu’en l’espèce, représentées par les mêmes avocats qu’en l’espèce – ont demandé une amende de 100 000 $ (payable sur 3 ans). Le juge LeBlanc a infligé une amende de 15 000 $ (payable sur 20 mois). Pour le deuxième outrage de M. Wesley, les mêmes parties ont demandé une peine d’emprisonnement de six mois. Le juge Roy a infligé une amende de 30 000 $ (payable sur 18 mois). En l’espèce, les demanderesses demandent l’imposition d’une peine d’emprisonnement minimale de 90 jours et d’une amende de 200 000 $ (payable sans délai).

[60] À mon humble avis, les sanctions demandées par les demanderesses en l’espèce sont manifestement excessives. Si l’on reconnaît, comme je le fais, qu’il existe des caractéristiques différenciant la présente affaire de celle de M. Wesley, rien ne justifie de demander une peine si disproportionnée par rapport aux peines infligées par mes collègues pour des violations du même ordre, ou d’une façon plus générale, une peine si loin de la fourchette des peines établie pour une conduite semblable. Comme les demanderesses devraient le savoir, les objectifs fondamentaux de la détermination de la peine dans les cas d’outrage civil sont de confirmer le pouvoir du tribunal, ainsi que de protéger et de promouvoir la considération dont jouit l’administration de la justice. Le fait de demander une peine qu’un tribunal ne saurait retenir en appliquant adéquatement les principes de détermination de la peine risque de nuire à ces objectifs, car cela donne l’impression qu’en infligeant une sanction largement inférieure à celle demandée par les demanderesses, le tribunal ne prend pas l’outrage au sérieux. Les demanderesses, comme n’importe qui d’autre, ont intérêt à éviter ce résultat. À cet égard, il serait très utile que les parties adoptent des positions relatives à la peine mieux adaptées aux principes de détermination de la peine.

D. Capacité de payer l’amende

[61] Je suis convaincu que M. Adwokat peut payer une amende de 40 000 $ sur 24 mois. Bien que M. Adwokat et Red Rhino soient solidairement responsables du paiement de l’amende, aux fins de la détermination de la peine, je ne vois aucune différence significative entre les deux. Par conséquent, je présume que c’est M. Adwokat personnellement qui assumera le fardeau de payer l’amende.

[62] En proposant une amende de 20 000 $, M. Adwokat reconnaît qu’il a la capacité de payer une amende importante, particulièrement si le délai de paiement est approprié. Bien que l’amende que j’ai fixée soit deux fois plus élevée que celle proposée par M. Adwokat, je suis convaincu qu’elle ne dépasse pas sa capacité de payer. Plus précisément, je suis convaincu que le calendrier de quatre paiements que j’impose permettra d’atteindre les objectifs de détermination de la peine sans imposer à M. Adwokat un fardeau dont il ne peut s’acquitter. Je tire cette conclusion en gardant à l’esprit, comme je le précise ci-dessous, que M. Adwokat devra aussi payer des dépens importants.

[63] Je souligne d’abord qu’il y a peu d’éléments de preuve directe concernant la situation ou les obligations financières actuelles de M. Adwokat. M. Adwokat (et Red Rhino) a demandé la protection de la loi sur la faillite peu avant l’audience relative à l’outrage en juin 2019. Les demanderesses soutiennent que M. Adwokat n’a pas collaboré pleinement à ce processus et je ne suis pas placé pour me prononcer à ce sujet, dans un sens ou dans l’autre. Il y a cependant suffisamment d’éléments de preuve circonstancielle pour étayer la conclusion que M. Adwokat peut payer l’amende que je lui inflige.

[64] Premièrement, comme je l’ai mentionné, M. Adwokat a mené des activités commerciales complexes et de grande envergure pendant plusieurs années. Le prix de détail du dispositif de Red Rhino se situait parmi les prix les plus élevés pour des dispositifs semblables. (Il était généralement vendu à 499,99 $, mais grâce aux rabais promotionnels offerts, le prix pouvait se situer entre 300 $ et 350 $. Il était aussi possible d’acheter une supposée baguette magique – une télécommande – pour un montant supplémentaire de 49,99 $, ainsi que d’autres accessoires. Des t-shirts aux couleurs de Red Rhino étaient aussi offerts à la vente.) M. Adwokat vendait directement les dispositifs aux consommateurs ainsi qu’à d’autres détaillants, à titre de grossiste. Les volumes des ventes semblent avoir été élevés. Il semble que cette entreprise ait été la seule source de revenus de M. Adwokat pendant une longue période. Il employait des membres de sa famille et d’autres personnes de temps à autre. Bien qu’il puisse avoir fait certaines publicités tapageuses et des activités d’autopromotion, M. Adwokat s’est présenté comme une personne menant un train de vie luxueux, et il associait ce train de vie à Red Rhino. Il était un assez bon client pour ses fournisseurs que ceux‑ci lui ont payé, du moins en partie, un voyage en Asie en octobre 2016. Tous ces éléments me portent à conclure que Red Rhino était une entreprise rentable. M. Adwokat avait la possibilité de produire des livres et des registres (y compris des documents fiscaux) pour montrer que j’aurais tort de tirer une telle conclusion parce que, par exemple, ses ventes étaient faibles ou ses coûts élevés. Il ne l’a pas fait.

[65] Deuxièmement, M. Adwokat n’a fourni aucune preuve crédible sur la façon dont il subvenait à ses besoins depuis novembre 2019. Il affirme qu’il n’a pas travaillé depuis qu’il a mis fin aux activités de Red Rhino. Pendant l’audience de détermination de la peine en mars 2021, il se trouvait au Costa Rica. (Comme tout le monde, en raison de la pandémie de COVID-19, M. Adwokat a participé à l’audience par liaison vidéo.) Il se trouvait en Amérique centrale depuis longtemps. Il a affirmé qu’il ne se souvenait pas depuis quand il était là-bas, mais il pensait que c’était au moins depuis le début de l’année 2020. (La Cour a récemment appris qu’il était rentré au Canada.) Il a affirmé qu’il vivait de façon très modeste et que ses nouveaux amis subvenaient à ses besoins là-bas, mais je ne le crois pas. Son récit sur ces amitiés et la générosité de purs étrangers est tout simplement incroyable. Je conclus qu’il vivait en fait du produit des activités commerciales de Red Rhino, du moins en partie.

[66] Troisièmement, M. Adwokat a démontré qu’il est un entrepreneur compétent. Bien qu’il puisse avoir plus de difficulté à gagner sa vie de façon légitime et que je reconnaisse qu’il souffre de certains problèmes de santé, rien n’indique qu’il n’est pas en mesure d’obtenir un emploi rémunéré.

[67] Enfin, à cet égard, M. Adwokat a fait valoir que, s’il lui est impossible de payer l’amende qui lui est infligée, [traduction] « il serait approprié de rendre une ordonnance lui enjoignant d’effectuer 250 heures de travaux communautaires ». Je ne suis pas d’accord avec lui que cette modalité devrait être incluse dans la peine que je lui impose. M. Adwokat n’a fourni aucune preuve crédible qu’il n’aura pas la capacité de payer l’amende que je lui inflige. Quoi qu’il en soit, je ne suis pas convaincu qu’une peine de travaux communautaires serait juste et appropriée dans les circonstances de l’espèce.

E. La menace d’incarcération

[68] Il est du moins implicite dans ce qui précède que je rejette l’observation des demanderesses selon laquelle il convient d’imposer une peine d’emprisonnement immédiate à M. Adwokat. Il faut tenir compte d’un facteur important à cet égard, à savoir que les demanderesses n’ont pas établi que M. Adwokat continue de porter outrage au tribunal du fait qu’il ne respecte pas l’injonction interlocutoire.

[69] Les demanderesses ont renvoyé à une décision non publiée de la Cour supérieure de justice de l’Ontario (Dish Network LLC v Gill et al, 27 avril 2018 (la juge Carpenter-Gunn)) pour étayer leur demande visant à ce qu’une peine d’emprisonnement immédiate soit infligée à M. Adwokat. À mon avis, dans cette affaire, plusieurs circonstances aggravantes justifiaient l’imposition d’une peine d’emprisonnement immédiate. Ces circonstances aggravantes ne sont pas présentes en l’espèce. Par conséquent, la peine imposée dans cette affaire – une peine d’emprisonnement de quatre mois – est peu utile. (Le juge Roy en est venu à une conclusion semblable dans la décision Wesley 2018.) En fait, cette décision montre pourquoi une peine d’emprisonnement immédiate n’est pas une peine juste ou appropriée en l’espèce. Il en va de même de l’arrêt Directv, Inc v Boudreau, 2006 CanLII 12962, dans lequel la Cour d’appel de l’Ontario a confirmé une peine d’emprisonnement de trois mois pour outrage.

[70] Cependant, j’estime que, compte tenu de la conduite antérieure de M. Adwokat, une menace d’incarcération est nécessaire pour garantir le paiement de l’amende que je lui inflige. Pendant beaucoup trop longtemps, il n’a pas pris au sérieux ses obligations envers la cour. J’intègre la menace d’incarcération à mon ordonnance pour inciter fortement M. Adwokat à payer une amende qu’il a, j’en suis convaincu, les moyens de payer, comme je l’ai expliqué : voir R c Wu, 2003 CSC 73 au para 3. Cela contribuera à ce que la peine atteigne les objectifs de dénonciation et de dissuasion (à la fois générale et spécifique).

[71] M. Adwokat doit payer l’amende en quatre versements d’au moins 10 000 $ chacun. Le premier versement doit être effectué au plus tard le 1er mars 2022, le deuxième au plus tard le 1er septembre 2022, le troisième au plus tard le 1er mars 2023 et le quatrième au plus tard le 1er septembre 2023. Bien entendu, M. Adwokat peut payer l’amende plus rapidement s’il le souhaite. Il peut aussi demander une prolongation du délai de paiement d’un versement. Sans préjuger la question, M. Adwokat doit comprendre que le délai sera reporté uniquement s’il prouve l’existence de circonstances impérieuses. Si M. Adwokat n’a pas payé l’amende en totalité le 1er septembre 2023, les demanderesses pourront demander une ordonnance prévoyant son arrestation et son incarcération pendant une période maximale de 90 jours.

[72] Pour que les demanderesses puissent avoir accès à ce recours si les circonstances le justifient, conformément à l’alinéa 472d) des Règles des Cours fédérales, j’ordonne à M. Adwokat de ne pas quitter le Canada jusqu’à ce que l’amende soit payée en totalité. Là encore, dans des circonstances appropriées, M. Adwokat peut demander une modification de cette modalité de l’ordonnance. J’ordonne également à M. Adwokat d’informer le greffe de son adresse domiciliaire actuelle et qu’il signale toute modification à cette adresse sans délai, jusqu’à ce que l’amende soit payée en totalité.

F. Dépens

[73] Les demanderesses demandent, au titre des dépens, la somme globale de 400 000 $ tout compris, payable sans délai. Elles étayent cette demande au moyen d’un affidavit établissant que leurs avocats leur ont facturé des honoraires totaux de 690 620,51 $ (taxes en sus) et des débours de 39 423,12 $ relativement à la présente instance relative à l’outrage. À mon avis, le montant des dépens demandé est manifestement excessif et déraisonnable.

[74] Je reconnais qu’il est habituel d’adjuger des dépens sur la base avocat-client dans les affaires d’outrage : voir Lari c Canadian Copyright Licensing Agency, 2007 CAF 127 aux para 38-39. Il en est ainsi pour garantir le respect de la politique selon laquelle « une partie qui aide la Cour à appliquer les ordonnances qu’elle rend et à en assurer le respect ne devrait pas être tenue de payer de sa poche les frais qu’elle engage à cette fin » (Pfizer Canada Inc c Apotex Inc (1998), CanLII 8951 (CF) au para 8, cité avec approbation dans Lari, au para 38). Cela dit, les sommes demandées doivent être raisonnables, proportionnelles et respecter la capacité de payer du défendeur. Après avoir évalué ces facteurs, je conclus (comme l’a fait le juge Roy dans la décision Wesley 2018 (au para 36)) qu’en l’espèce, il ne convient pas d’adopter l’approche habituellement utilisée pour fixer les dépens dans une affaire pour outrage.

[75] Dans mon évaluation de la demande de dépens des demanderesses, j’accorde une importance particulière au principe de la proportionnalité. Il joue un rôle essentiel non seulement à titre de principe de détermination de la peine, mais aussi à titre de principe régissant les litiges en général : voir Hryniak c Mauldin, 2014 CSC 87 aux para 23-33. Sans diminuer d’aucune façon le rôle important que les demanderesses ont joué en s’attaquant à cette question dans l’intérêt public, je crains qu’elles aient perdu de vue la nécessité de veiller à ce que toute chose demeure proportionnelle, y compris les allégations d’outrage.

[76] Dans la décision Wesley 2018, le juge Roy a fait observer que le montant des dépens demandés par les demanderesses dans cette affaire – 165 000 $ – [traduction] « peuvent uniquement dissuader une personne ayant des moyens limités de se défendre contre une accusation d’outrage ». Cette observation s’applique de façon encore plus convaincante en l’espèce. Pour reprendre une autre conclusion formulée par mon collègue, les dépens demandés par les demanderesses en l’espèce sont injustifiés et s’éloignent à un point tel de la capacité avérée de payer du demandeur qu’ils sont déraisonnables : voir Wesley 2018, au para 39.

[77] En ce qui concerne les circonstances de l’affaire, je conclus que la présente affaire n’était pas excessivement complexe. Les questions juridiques et factuelles en cause étaient relativement simples. Dans une certaine mesure, le temps qu’il a fallu consacrer à la présente affaire découle de la stratégie d’instance adoptée par les demanderesses. Bien que la façon dont elles ont traité cette affaire ne soit aucunement inappropriée, il n’en reste pas moins qu’il aurait été possible d’agir d’une façon plus simple et économique. En outre, il est évident que la présente audience relative à l’outrage chevauchait le procès et l’audience de détermination de la peine de M. Wesley devant le juge Roy, qui précédaient tous deux la présente audience. Comme les demanderesses étaient représentées par le même cabinet d’avocats dans les deux affaires, il est raisonnable de penser qu’elles auraient pu faire certaines économies d’échelle. Quant à M. Adwokat, mis à part ses manœuvres d’obstruction antérieures et un argument malvenu selon lequel la présente procédure devrait être suspendue pour donner préséance à une procédure de faillite (voir les para 20-27 de ma décision antérieure), lorsque l’audience était en cours, il n’a pas aucunement nui à son avancement par des étapes ou des tactiques inappropriées, vexatoires ou inutiles.

[78] Compte tenu de l’ensemble des circonstances pertinentes de l’affaire dont il était saisi, le juge Roy a condamné M. Wesley à des dépens de 30 000 $ (payables en 24 mois) : voir Wesley 2018, au para 39.

[79] À mon avis, compte tenu de tous les facteurs pertinents de l’espèce, y compris le fait que M. Adwokat doit aussi payer une amende importante, il convient d’adjuger des dépens d’une somme globale de 35 000 $ tout compris. Les dépens sont accordés pour l’audience relative à l’outrage et la détermination de la peine, ainsi que pour la requête présentée par les demanderesses sur le fondement de l’article 147 des Règles, et tranchée par la juge responsable de la gestion de l’instance Tabib, le 6 mai 2019. M. Adwokat et Red Rhino seront solidairement responsables du paiement de cette amende pour les 24 prochains mois. Plus précisément, ces dépens ne sont pas visés par le calendrier de paiement de l’amende énoncé au paragraphe 71 plus haut.

IV. CONCLUSION

[80] Pour les motifs qui précèdent, je conclus que la peine énoncée en détail dans l’ordonnance qui suit est juste et appropriée. Je resterai saisi de l’affaire dans l’éventualité où des requêtes visant la présente ordonnance seraient présentées ultérieurement.


ORDONNANCE dans le dossier T-759-16

LA COUR ORDONNE :

« John Norris »

Traduction certifiée conforme

Édith Malo



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