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                                                                                                                                 Date : 20051221

Dossier : T-1714-03

Référence : 2005 CF 1733

Toronto (Ontario), le 21 décembre 2005

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE VON FINCKENSTEIN                                          

ENTRE :

                                   CIBA SPECIALITY CHEMICALS CANADA INC.

                                                                                                                                    demanderesse

                                                                             et

                               BUCKMAN LABORATORIES OF CANADA, LTD. et

BUCKMAN LABORATORIES INC.

                                                                                                                                    défenderesses

et

BUCKMAN LABORATORIES OF CANADA, LTD.

demanderesse reconventionnelle

et

CIBA SPECIALTY CHEMICALS CANADA INC. et

CIBA SPECIALTY CHEMICALS CORP.

défenderesses reconventionnelles


                                MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

[1]                Ciba Speciality Chemicals Canada Inc. (CIBA) a intenté une action en contrefaçon de brevet contre Buckman Laboratories Canada Ltd. et sa société mère (collectivement, Buckman).

[2]                La version originale de la déclaration a été déposée le 18 septembre 2003. CIBA demande aujourd'hui à la Cour de l'autoriser à modifier sa déclaration afin d'inclure une allégation selon laquelle les défenderesses ont sciemment et intentionnellement contrefait le brevet en cause (par le biais des agissements d'un ex-employé de CIBA, aujourd'hui salarié de Buckman) et de réclamer des dommages-intérêts punitifs et exemplaires.

[3]                Buckman conteste toute modification ou, subsidiairement, demande des précisions sur l'allégation de contrefaçon intentionnelle et délibérée. Plus particulièrement, Buckman fait valoir ce qui suit :

a)       L'autorisation de modifier la déclaration afin d'ajouter une réclamation en dommages-intérêts punitifs ne doit pas être accordée car la demanderesse n'a pas plaidé suffisamment de faits importants pour justifier un tel droit d'action.

b)       Une telle modification porterait préjudice à Buckman car elle ne faciliterait pas l'examen de la véritable question de fond par la Cour et qu'elle entraînerait une perte inutile de ressources pour les parties et la Cour.

c)              Subsidiairement, si l'autorisation de modifier la déclaration est accordée à la demanderesse, cette dernière doit fournir des précisions sur les allégations figurant au paragraphe 26.1 proposé.

[4]                L'énoncé classique sur les requêtes en modification se trouve dans Canderel Ltd c. Canada [1994] 1 C.F. 3 (C.A.), au paragraphe 9 :

& 9 [...] que même s'il est impossible d'énumérer tous les facteurs dont un juge doit tenir compte en décidant s'il est juste, dans une situation donnée, d'autoriser une modification, la règle générale est qu'une modification devrait être autorisée à tout stade de l'action aux fins de déterminer les véritables questions litigieuses entre les parties, pourvu, notamment, que cette autorisation ne cause pas d'injustice à l'autre partie que des dépens ne pourraient réparer, et qu'elle serve les intérêts de la justice [...].

En ce qui concerne l'injustice causée à l'autre partie, je ne puis qu'adopter, comme l'a fait le juge Mahoney, J.C.A., dans l'arrêt Meyer, précité, note 9 à la p. 72, les propos suivants de lord Esher, M.R., dans l'arrêt Steward v. North Metropolitan Tramway Company (1886), 16 Q.B.D. 556 (C.A.), à la page 558 :

                                          

[Traduction] Il n'y a pas d'injustice si la partie adverse peut être indemnisée au moyen d'une adjudication de dépens; cependant, si la modification aurait pour effet de placer la partie adverse dans une position telle qu'elle doive en subir un préjudice, elle ne doit pas être faite.

Et l'énoncé qui lui fait suite :

[Traduction] Et le même principe a été exposé, un peu plus clairement je crois, par le juge Bowen, qui dit qu'une modification doit être autorisée « lorsqu'il est possible de mettre les parties dans la même situation, aux fins de la justice, que celle dans laquelle elles étaient lorsque l'erreur a été commise » . [Références omises.]

[5]         En l'espèce, une première série d'interrogatoires préalables a eu lieu et une deuxième série d'interrogatoires doit avoir lieu dans quatre mois. En conséquence, il n'y a aucun préjudice en termes de délais.

[6]                Buckman fait également valoir qu'elle subira un préjudice si la modification est autorisée car cette modification entraînera une perte inutile de ressources pour les parties et qu'elle la privera de son droit à une instruction rapide et moins coûteuse sur les questions de fond. Selon moi, ces allégations ne reposent sur aucun fondement puisqu'en réalité, Buckman demande à la Cour de se prononcer sur l'allégation de contrefaçon intentionnelle et délibérée, ce que la Cour ne peut évidemment pas faire avant d'avoir entendu la preuve.

[7]                Buckman soutient également, en s'appuyant sur Whiten c. Pilot Insurance Co. [2002] 1 R.C.S. 595, que la réclamation en dommages-intérêts punitifs doit être spécialement plaidée avec certains détails et qu'elle ne peut être jointe à une réclamation en dommages-intérêts généraux. Ironiquement, c'est exactement ce que CIBA tente de faire dans la présente instance. En conséquence, je ne vois pas en quoi cela constitue une raison valable de refuser la modification des actes de procédure.

[8]                Subsidiairement, Buckman soutient que de plus amples précisions sont nécessaires. Elle demande ainsi les précisions suivantes :

(1)           Sur quels faits la demanderesse s'appuie-t-elle pour alléguer que les agissements de Buckman étaient durs, vengeurs, répréhensibles et malicieux et qu'ils dérogeaient nettement aux normes ordinaires de bonne conduite?

(2)           Quelles sont les normes ordinaires de bonne conduite pour les grandes sociétés internationales concurrentes dans un même secteur d'activité?

(3)           En quoi les dommages-intérêts seraient-ils une mesure corrective inappropriée pour punir les agissements allégués de Buckman?

(4)           Qui est ou qui sont les employés allégués mentionnés au paragraphe 26.1?

(5)           Quel est le nom de la société liée/remplacée par la demanderesse qui serait l'employeur du ou des employés allégués?

(6)           À quel moment la société liée/remplacée par la demanderesse aurait-elle eu « connaissance du processus » ?

(7)           Auprès de qui aurait-elle acquis cette « connaissance du processus » ?

(8)           Quelle « connaissance » alléguée a-t-elle obtenue?

(9)           En quoi cette « connaissance » alléguée se distingue-t-elle des connaissances versées dans le domaine public, suite à la publication de la demande relative au brevet 153?

(10)       À quelles activités et ou à quels agissements illégaux le ou les employés se seraient-ils livrés à l'égard de la « connaissance du processus » alléguée et à quel moment?

[9]                Lors de son plaidoyer oral, CIBA a accepté de fournir des précisions sur les points 4, 5, 6, 7 et 8 dans sa demande.

[10]            La Cour estime que le point 9 n'est pas pertinent puisqu'il n'y a aucune allégation d'utilisation abusive de renseignements en l'espèce; par ailleurs, la demande contient déjà les précisions visées au point 10.

[11]            Pour déterminer quels faits doivent être allégués dans la demande, il est utile de faire un rappel des principes élémentaires. Williston et Rolls, dans The law of Civil Procedure, Butterworths, 1970, volume 2, affirment ce qui suit, au paragraphe 647 :

[Traduction]

L'une des règles élémentaires concernant les actes de procédure veut que lorsqu'une partie s'appuie sur un état de fait, il suffit qu'elle allègue cet état de fait simplement, sans énoncer les faits accessoires qui servent à le prouver ni les éléments de preuve étayant cette allégation. Bien que de manière générale, tout fait susceptible d'être présenté en preuve puisse être énoncé dans la déclaration, l'allégation d'un fait qui est pertinent seulement dans la mesure où il permet de prouver une allégation importante relève du plaidoyer de preuve et doit être radiée. Dans Odgers on Pleading, on peut lire ce qui suit :

Les faits doivent être allégués en tant que faits. Il est inutile de mentionner dans les plaidoyers des circonstances qui servent simplement à prouver la véracité des faits déjà allégués.

Le fait en litige entre les parties est le factum probandum, le fait à prouver, c'est-à-dire le fait qui doit être allégué. Il ne sert à rien qu'une partie dise à l'autre partie comment elle entend prouver un fait; ces questions relèvent essentiellement de la preuve, facta probantia, autrement dit, les faits dont une partie se sert pour prouver le fait en litige. Ces faits seront pertinents lors de l'instruction mais il ne s'agit pas de faits importants pour les fins du plaidoyer.

[12]            L'application de ces remarques aux faits de la présente espèce permet de tirer les conclusions suivantes :

a)         Le point 1 se rapporte clairement aux faits qui devront être prouvés mais qu'il est inutile d'alléguer.


b)         Le point 2 place la Cour dans un dilemme. Il semble se rapporter à des faits que CIBA est tenue de prouver. En premier lieu, CIBA doit prouver que Buckman a sciemment et délibérément contrefait le brevet. Elle doit ensuite établir (selon la formule établie dans Whiten, précité, et reprise par Buckman) la norme ordinaire de bonne conduite des grandes sociétés internationales concurrentes dans le même secteur d'activité et prouver que Buckman n'a pas respecté cette norme, ouvrant ainsi la voie à des dommages-intérêts exemplaires et punitifs. Bien que ces faits doivent être prouvés, je n'oublie pas l'exigence énoncée dans Whiten, précité, au paragraphe 87, à savoir « que les faits invoqués pour justifier les dommages-intérêts punitifs soient exposés avec assez de précision » . En conséquence, je pencherai en faveur de la prudence et demanderai à CIBA de plaider les questions soulevées au point 2.

c)         Le point 3 appartient à la même catégorie que le point 1. Il concerne des faits que CIBA sera tenue de prouver au procès. Il n'est pas nécessaire que CIBA précise de quelle manière elle entend prouver ces faits, dans sa déclaration.

[13]       Pour ces motifs, la requête de CIBA en vue de modifier ses actes de procédure est accueillie, à condition toutefois que la déclaration soit modifiée pour inclure les précisions mentionnées aux points 2, 4, 5, 6, 7 et 8 du paragraphe 8 des présents motifs.

ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE ce qui suit :

1.         La requête est accueillie.

2.                   La demanderesse est autorisée à modifier ses actes de procédure de la manière prévue à l'annexe A, à condition que ces actes de procédure soient plus amplement étoffés pour inclure les précisions mentionnées aux points 2, 4, 5, 6, 7 et 8 du paragraphe 8 des motifs qui précèdent.

3.                   La demanderesse devra soumettre une déclaration modifiée pour approbation avant dépôt au protonotaire chargé de la gestion de l'instance.

4.         Les dépens de la présente requête suivront l'issue de la cause.

« K. von Finckenstein »

Juge

Traduction certifiée conforme

Christiane Bélanger, LL.L.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                         T-1714-03

INTITULÉ :                                        CIBA SPECIALITY CHEMICALS CANADA INC.

                                                            et

BUCKMAN LABORATORIES OF CANADA, LTD. ET AL

LIEU DE L'AUDIENCE :                  TORONTO (ONTARIO)

DATE DE L'AUDIENCE :                LE 19 DÉCEMBRE 2005

MOTIFS DE L'ORDONNANCE : LE JUGE von FINCKENSTEIN

DATE DES MOTIFS :                       LE 21 DÉCEMBRE 2005                    

COMPARUTIONS:                                      John Morrissey

                                                                        Lynn Ing                  

                                                                                                POUR LA DEMANDERESSE

                                                                                               

                                                                        William Regan

Mr. John Pro

                                                                                                POUR LES DÉFENDERESSES

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER:       Smart & Biggar

                                                                        Avocats

                                                                        Toronto (Ontario)

                                                                                                POUR LA DEMANDERESSE

                                                                        Ridout & Maybee LLP

                                                                        Avocats

                                                                        Toronto (Ontario)                 

                                                                                                POUR LES DÉFENDERESSES

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