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Date : 20060426

Dossier : T-2792-96

Référence : 2006 CF 524

Toronto (Ontario), le 26 avril 2006

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE HUGHES

 

 

ENTRE :

 

MERCK & CO., INC., MERCK FROSST CANADA & CO.,

MERCK FROSST CANADA LTD., SYNGENTA LIMITED,

ASTRAZENECA UK LIMITED ET ASTRAZENECA CANADA INC.

demanderesses

(défenderesses reconventionnelles)

 

et

 

APOTEX INC.

défenderesse

(demanderesse reconventionnelle)

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT

 

[1]               La présente action concerne la contrefaçon et la validité des revendications 1, 2 et 5 du brevet canadien 1,275,350 (le brevet 350). Le brevet vise notamment une classe de composés chimiques déclarés utiles dans le traitement de l’hypertension. L’un de ces composés est connu sous le nom de lisinopril.

 

[2]               Les demanderesses comprennent la titulaire du brevet et ses licenciées, dont certaines vendent au Canada des médicaments qui contiennent du lisinopril comme ingrédient actif. Elles ont commencé à vendre ces médicaments au début des années 1990 et développé un marché au Canada estimé à au moins quarante millions de dollars par an à la fin des années 1990. La défenderesse Apotex Inc. est couramment désignée comme une société pharmaceutique productrice de médicaments génériques. Elle a décidé de fabriquer et de vendre au Canada et dans d’autres pays une version générique des médicaments de lisinopril des demanderesses. Ces versions génériques ont été lancées sur le marché au milieu des années 1990 et avaient accaparé à la fin de la décennie une large partie du marché au Canada. Au moment du procès, le marché d’Apotex à l’égard de ces médicaments était estimé être de l’ordre de cinquante à soixante millions de dollars par an.

 

[3]               La présente action a été intentée en 1996. Les demanderesses ont allégué la contrefaçon  et Apotex a présenté une demande reconventionnelle en invalidité de brevet. Au moment du procès, Apotex a reconnu que si les revendications visées du brevet étaient valides, elle avait contrefait ces revendications, sous réserve de certaines exceptions concernant des quantités de lisinopril obtenues d’une source alléguée comme licenciée et certaines quantités utilisées à des fins alléguées comme visées par une exception.

 

[4]               La présente action n’est pas la première engagée par les deux parties. Une autre action visait le brevet connexe 1,275,349 concernant un composé connu sous le nom d’énalapril. Au terme d’un long procès, d’un appel et de diverses procédures connexes, le brevet a été jugé valide et contrefait par Apotex. Ces procédures antérieures, disent les demanderesses, interdisent à Apotex d’attaquer la validité du brevet visé en l’espèce.

 

[5]               Pour les motifs qui suivent, je conclus qu’Apotex a contrefait chacune des revendications 1, 2 et 5 du brevet 350, sous réserve de certaines exceptions, qu’Apotex n’a pas le droit d’attaquer la validité de ces revendications et que, de toute façon, ces attaques ne sont pas fondées. Les réparations appropriées sont accordées.

 

[6]               Je propose de traiter les questions dans l’ordre suivant :

1.                  Les parties

2.                  Les questions en litige

3.                  Les témoins

4.                  Notions de base de biochimie

5.                  Le développement des composés particuliers visés

6.                  Que sont le lisinopril, l’énalapril et l’énalaprilat?

7.                  L’association avec les diurétiques

8.                  La commercialisation des produits de lisinopril

9.                  L’historique du brevet 350 ainsi que des brevets et demandes connexes

10.              L’interprétation de la demande 340

11.              Le recours à la preuve extrinsèque

12.              L’interprétation des revendications du brevet 350

13.              La contrefaçon

a)                  Les aveux touchant la contrefaçon

b)                  Les exceptions à la contrefaçon

i)                    L’article 56

ii)                   La licence

iii)                 Le paragraphe 55.2(1)

iv)                 La common law

v)                  La cession au domaine public

c)                  La prescription applicable aux exceptions

14.              La validité

a)                  L’effet de la présomption de validité

b)                  L’irrecevabilité

i)                    Les litiges antérieurs

ii)                   La licence de Delmar

c)                  La procédure de demande complémentaire

d)                  La date de dépôt effective de la demande complémentaire

e)                  Le double brevet

f)                    Le retard volontaire

15.              Les réparations

 

1. Les parties

[7]               La qualité des demanderesses n’est plus un point controversé, ayant été reconnue par Apotex. Merck & Co. Inc. est et a toujours été la titulaire du brevet 350. Elle est la « breveté[e] » ou « titulaire d’un brevet » selon la définition de l’article 2 de la Loi sur les brevets L.R.C. 1985, ch. P‑4 (la Loi). Les autres demanderesses sont des licenciées à l’égard du brevet 350 en litige et sont des « personne[s] se réclamant de celui-ci [le breveté] » selon la définition figurant au paragraphe 55(1) de la Loi.

 

[8]               Une ordonnance de la Cour rendue avant l’instruction a autorisé les demanderesses à former deux groupes. L’un est le groupe Merck, composé de Merck & Co. Inc, Merck Frosst Canada & Co. et Merck Frosst Canada Ltd. Le second est le groupe Astra, constitué de Syngenta Limited, AstraZeneca UK Limited et AstraZeneca Canada Inc. Chacun des groupes Merck et Astra a été autorisé à se faire représenter au procès par son propre cabinet d’avocats.

 

[9]               La défenderesse, Apotex Inc., est une société canadienne établie dans la région de Toronto. Elle effectue la formulation et la vente de médicaments génériques, c’est-à-dire de copies de médicaments développés par d’autres dont la fabrication et la vente au Canada et dans d’autres pays sont autorisées si leur bioéquivalence a été établie à la satisfaction des autorités gouvernementales pertinentes. Apotex s’est fusionnée avec Torpharm Inc. le 1er avril 2004 et poursuit son activité sous la dénomination d’Apotex Inc. Les avantages et obligations des deux sociétés sont passés à Apotex Inc.

 

2. Les questions en litige

[10]           Les parties ont été invitées à présenter un ensemble de questions sur lesquelles la Cour devrait se prononcer. Elles ont déposé des mémoires distincts. Selon ces mémoires, qui étaient largement concordants, la Cour est appelée à trancher les questions suivantes :

1.                  L’interprétation du brevet et des revendications

2.                  La contrefaçon

a)      Les aveux touchant la contrefaçon

b)      Les exceptions à la contrefaçon

i)                    L’article 56 – Certains lots font-ils l’objet d’une exception?

ii)                   La licence – La licence de Delmar crée-t-elle une exception à l’égard de certains lots?

 

iii)                 L’article 55.2 – Certains lots font-ils l’objet d’une exception?

 

iv)                 La common law – La common law prévoit-elle des exceptions et, le cas échéant, que visent-elles?

 

v)                  La cession au domaine public – La cession au domaine public de certaines revendications du brevet 559 par Merck crée-t-elle une exception à la contrefaçon pour certains lots?

 

3.                  La validité

a)      L’effet de la présomption de validité

b)      L’irrecevabilité

 

i)                    La licence de Delmar – Apotex est-elle empêchée par irrecevabilité ou autrement de contester la validité en raison du fait qu’elle se réclame de la licence de Delmar?

 

ii)                   Les litiges antérieurs – Apotex est-elle empêchée par irrecevabilité ou autrement de contester la validité du brevet 350 en raison des litiges antérieurs, soit les dossiers T‑2408-91 et A-724-94?

 

c)      Le double brevet – Les revendications visées du brevet 350 sont-elles invalides compte tenu du brevet 684?

 

d)      Demande complémentaire incorrecte – Le brevet 350 est-il invalide du fait qu’il a incorrectement été distingué de la demande de brevet 341,340, compte tenu de cette demande et des autres demandes qui ont été distinguées?

 

e)      Quelle est la date de dépôt effective de la demande relative au brevet 350? Quel est l’effet des divulgations relatives au brevet américain 4,374,829 et au demandeur du brevet européen?

 

f)        Le retard volontaire – Merck a-t-elle volontairement retardé l’instruction de la demande de brevet 350 et, le cas échéant, quel est l’effet de ce retard?

 

4.                  Les réparations

Dans le cas où une revendication valide du brevet 350 a été contrefaite par une activité d’Apotex non visée par une exception,

a)         à quelles réparations les demanderesses ont-elles droit?

b)         à quelles réparations la défenderesse/demanderesse reconventionnelle a-t-elle droit?

 

3. Les témoins

[11]           Les parties ont fait comparaître treize témoins ordinaires et neuf témoins experts. Sauf pour les opinions des experts sur le point de savoir si le brevet 350 visait une ou plusieurs inventions, question qu’il revient à la Cour, et non aux témoins, de trancher au bout du compte, il y a eu peu de désaccord entre les témoins. Tous les témoins étaient crédibles. Dans les cas où il a fallu choisir entre des experts, j’ai privilégié les témoignages de M. Marshall, du Dr Garvas, de M. Nelson, de M. Wolfenden et de M. Horovitz qui, en plus d’être des experts reconnus dans leur domaine respectif, ont participé directement à des épisodes pertinents au cours des périodes critiques des années 1960, 1970 et 1980. Les autres experts ont été utiles à maints égards, mais leur perspective sur certaines questions litigieuses relevait davantage de la vision rétrospective.

 

[12]           Les témoins cités à comparaître sur les faits ont été les suivants :

 

1.                  M. Philippe Hébert, vice-président du marketing chez Merck Frosst. Il a témoigné à propos de la commercialisation des produits de lisinopril par Merck au Canada et de l’effet de l’arrivée d’Apotex sur ce marché.

 

2.                  Mme Karen Feltmate, vice-présidente du marketing chez AstraZeneca Canada. Elle a témoigné à propos de la commercialisation des produits de lisinopril d’Astra au Canada et de l’effet de l’arrivée d’Apotex sur ce marché.

 

3.                  M. Robert Dickinson, président de Delmar Chemicals, cité à comparaître par Apotex. Delmar a fabriqué du lisinopril au Canada au début des années 1990, dont une partie s’est trouvée en la possession d’Apotex. Delmar a été pendant un certain temps licenciée à l’égard du brevet par l’effet du régime de licence obligatoire prévu dans la Loi sur les brevets jusqu’à la suppression du régime. M. Dickinson a témoigné à propos de l’attribution de la licence et de la fabrication des lots de lisinopril qui ont finalement abouti chez Apotex.

 

4.                  M. Bernard (Barry) Sherman, président d’Apotex. Il a témoigné de manière générale à propos de la fabrication et de la vente des produits de lisinopril par Apotex. Il a également parlé des efforts de lobbying déployés par diverses associations pharmaceutiques professionnelles ainsi que par Apotex et Merck soit à l’encontre, soit en faveur des révisions projetées (et finalement adoptées) de la Loi sur les brevets visant la suppression de la licence obligatoire.

 

5.                  M. Jack Kay, chef de l’exploitation d’Apotex. Il a parlé lui aussi du lobbying effectué par Apotex, Merck et les associations professionnelles relatif aux modifications de la Loi sur les brevets visant à supprimer le régime de licence obligatoire.

 

6.                  M. James Keon, président de l’Association canadienne du médicament générique, auparavant désignée Association canadienne des fabricants de produits pharmaceutiques. Il s’agit d’une association professionnelle qui représente les sociétés pharmaceutiques fabricantes de génériques au Canada, dont Apotex. Il était auparavant membre de la direction générale de la politique d’Industrie Canada et a participé à la révision de la Loi sur les brevets. Il a témoigné à propos des efforts de lobbying des associations professionnelles et des sociétés telles qu’Apotex et Merck à l’égard des projets de suppression du régime de licence obligatoire dans la Loi sur les brevets.

 

7.                  M. George Michaliszyn, directeur des Sciences de la vie au ministère fédéral Industrie Canada. Il a été cité à comparaître par Apotex et a témoigné à propos des efforts de lobbying des parties visées, notamment Merck, à l’égard des modifications de la Loi sur les brevets touchant la licence obligatoire.

 

8.                  M. John Hems, directeur des affaires réglementaires chez Apotex. Il a témoigné à propos de la préparation par Apotex de substances, dont le lisinopril, devant être présentées à l’approbation des organismes réglementaires des gouvernements des États-Unis et du Canada en vue de la vente de produits contenant du lisinopril dans ces pays.

 

9.                  Mme Bernice Tao, directrice adjointe des affaires réglementaires américaines chez Apotex. Elle a témoigné à propos de la préparation par Apotex de produits contenant du lisinopril destinés à être présentés aux fonctionnaires américains chargés de la réglementation pour que la vente en soit autorisée aux États-Unis.

 

10.              M. Lance Lovelock, vice-président de l’assurance qualité chez Apotex. Il a témoigné à propos de l’échantillonnage fait par Apotex de substances de lisinopril qu’elle avait reçues et de substances contenant du lisinopril dont elle avait fait la formulation ainsi qu’à propos de la vérification et de la garde des échantillons visés.

 

11.              M. Donald Barber, chef du développement des formulations chez Apotex. Il a témoigné à propos de l’utilisation du lisinopril par Apotex dans la mise au point et les tests de diverses formulations de médicaments en vue de la recherche et de la présentation aux autorités de réglementation.

 

12.              M. Gordon Fahner, vice-président des finances d’Apotex. Il a fourni des résumés des dossiers tenus chez Apotex sur les ventes de produits de lisinopril et le lisinopril utilisé pour les présentations aux autorités de réglementation, sur l’assurance qualité ainsi que sur la recherche et le développement.

 

13.              Mme Patty De Luca, huissière canadienne. Elle a témoigné avoir remis une lettre à une personne du New Jersey qu’elle pensait être Michael Sudal, avocat en brevets des États-Unis. La lettre invitait l’avocat à entrer en contact avec les avocats d’Apotex au sujet de questions relatives au procès. M. Sudal n’a jamais comparu comme témoin.

 

[13]           Les témoins experts ont été cités à comparaître par Merck, Astra et Apotex respectivement. Tous les experts ont été reconnus comme tels par la Cour. Tous ont fourni des rapports ou des affidavits, mais les parties ont choisi de ne pas présenter l’ensemble de ces documents en preuve. Seules des parties ont été consignées comme éléments de preuve; certaines autres parties ont été jugées inadmissibles pour divers motifs, notamment parce que le témoin ne possédait pas l’expertise nécessaire pour traiter de questions telles que l’instruction d’une demande de brevet. Des parties visant des questions qu’il incombait à la Cour de trancher ont été versées en preuve, mais n’ont reçu aucun poids. Ont comparu les témoins suivants, par ordre de comparution :

 

1.                  M. Paul Bartlett, cité à comparaître par Merck, professeur émérite de chimie à l’Université de Californie à Berkeley (pièces 34 et 35). Il a témoigné à propos des procédés utilisés par Delmar pour fabriquer le lisinopril et de l’état des substances au cours du processus aux dates critiques pertinentes en regard des dispositions de la Loi sur les brevets relatives aux exceptions à la contrefaçon. Son témoignage n’a pas fait l’objet d’une contre-preuve, bien qu’il ait été contre-interrogé.

 

2.                  M. Robert McClelland, cité à comparaître par Apotex, professeur de chimie à la retraite de l’Université de Toronto (pièce 89). Il a témoigné à propos de chimie organique, biologique et médicinale, en particulier de la chimie reliée aux compositions visées. M. McClelland a manifesté une bonne compréhension générale des questions traitées; toutefois, il a témoigné en faisant appel à des connaissances acquises rétrospectivement et non à titre de personne ayant participé aux événements à l’époque pertinente.

 

3.                  M. Garland Marshall, cité à comparaître par Apotex, professeur de biochimie et de biophysique moléculaire à la Washington School of Medicine de St. Louis (pièce 144). Il est un expert de la chimie médicale, du système rénine-angiotensine, de la pharmacologie cardiovasculaire et de l’hypertension, notamment des inhibiteurs de l’ECA. Il a été étroitement associé aux développements survenus dans le domaine au cours de la période pertinente.

 

4.                  M. Alexander Klibanov, cité à comparaître par Apotex, professeur de chimie et de bioingénierie au Massachusetts Institute of Technology (pièce 180). Il a été reconnu comme expert en chimie médicinale et biologique et il a témoigné à propos des caractéristiques chimiques et biologiques des composés visés dans la procédure. Son témoignage reposait sur un examen rétrospectif, car il n’a pas directement travaillé dans ce domaine particulier à l’époque.

 

5.                  M. Robert Langer, cité à comparaître par Apotex, professeur au département de chimie et de bioingénierie du Massachusetts Institute of Technology (pièce 187). Il a été reconnu comme expert en ingénierie chimique et biochimique. Il a formulé l’opinion que la voie de développement relative à la conversion de l’énalaprilat en la version promédicament énalapril a été clairement enseignée et que, par conséquent, elle était évidente aux yeux des personnes versées dans l’art depuis 1978. M. Langer n’a pas été contre-interrogé et son opinion n’a pas été contredite.

 

6.                  Le Dr Haralambos Gavras, cité à comparaître par Apotex, professeur de médecine à la Faculté de médecine de l’Université de Boston (pièce 211). Il a été reconnu comme docteur en médecine possédant une expertise dans le traitement des maladies cardiovasculaires, notamment l’hypertension et l’insuffisance cardiaque chronique, et dans l’usage et la pharmacologie des inhibiteurs de l’ECA. Il a clairement affirmé ne pas être un expert en chimie. Le Dr Gavras travaillait dans la recherche clinique sur les médicaments utilisés pour traiter l’hypertension, notamment les inhibiteurs de l’ECA, et traitait des patients à l’aide de ces médicaments à l’époque pertinente. Son témoignage est important à cet égard.

 

Les demanderesses ont présenté en preuve de la correspondance indiquant qu’elles avaient contacté une fois le Dr Gavras pour qu’il témoigne pour leur compte. Dans cette correspondance, l’un des avocats de Merck exprimait l’opinion que le Dr Gavras cherchait à obtenir une forte somme d’argent pour témoigner. Cet avocat n’a pas témoigné à propos de ce qui a effectivement transpiré de l’affaire. Le Dr Gavras a déclaré qu’il recherchait du financement pour son laboratoire et qu’il n’avait plus entendu parler de l’avocat de Merck au terme de cette correspondance. D’autres éléments de preuve ont indiqué que les honoraires facturés par le Dr Gavras aux avocats d’Apotex ne sont pas extravagants. Il semble qu’on ait fait des difficultés au cours des requêtes préalables sur le point de savoir si le Dr Gavras devait témoigner. Il a témoigné, et j’estime que son témoignage n’est aucunement fragilisé ou vicié.

 

7.                  M. Wendel Nelson, cité à comparaître par Astra, professeur de chimie médicinale à l’Université de Washington à Seattle (pièce 239). Il a été reconnu comme expert dans le domaine de la chimie médicinale, en ce qui a trait particulièrement aux inhibiteurs de l’ECA à la fin des années 1970 et au début des années 1980. Sa participation dans ce domaine n’a pas été aussi directe que celle d’autres personnes, telles que MM. Wolfenden et Horovitz. Il a témoigné à propos de l’évolution du développement des inhibiteurs de l’ECA au cours de cette période.

 

8.                  M. Richard Wolfenden, cité à comparaître par Astra, professeur de biochimie à l’Université de North Carolina à Chapel Hill (pièce 253). Il a été reconnu comme expert du mécanisme d’action des enzymes, notamment de l’état de transition ainsi que du développement et de la conception des inhibiteurs. Son témoignage est d’une pertinence particulière étant donné qu’il a, dans la période qui va des années 1960 jusqu’aux années 1980, travaillé directement dans les domaines reliés à l’action des enzymes. Il est l’auteur d’articles importants qui ont influé sur le développement de l’inhibiteur de Squibb, premier inhibiteur oral commercial sur le marché.

 

9.                  M. Zola Horovitz, cité à comparaître par Merck, retraité, titulaire d’un doctorat en pharmacologie et directeur de la recherche chez Squibb dans les années 1970 (pièces 261 et 262). Il a été reconnu comme pharmacologue doté d’une expérience particulière dans les domaines de l’hypertension et des inhibiteurs de l’ECA. Il a témoigné à propos du développement chez Squibb du captopril, premier inhibiteur oral de l’ECA disponible sur le marché. Il a témoigné à propos de l’effet des produits développés par Merck une fois qu’ils ont été connus.

 

[14]           En outre, Apotex a versé au dossier des parties de son interrogatoire préalable du témoin désigné de Merck, M. Wryvatt, l’une des personnes nommées au nombre des inventeurs du brevet visé. Astra a convenu qu’elle serait également liée par l’interrogatoire préalable de Merck. Apotex a aussi produit en preuve une demande d’aveux et la réponse à la demande d’aveux des avocats de Merck. Merck n’a présenté en preuve aucun interrogatoire ni aucune demande d’aveux. Astra a présenté en preuve des parties de l’interrogatoire préalable d’Apotex et des documents connexes.

 

4. Notions de base de biochimie

[15]           Les experts se sont généralement entendus sur les notions de base de biochiomie qui étaient utiles à la compréhension du brevet 350.

 

[16]           Les acides aminés sont les éléments constitutifs fondamentaux de la matière vivante. Dans la nature on trouve habituellement vingt acides aminés portant des noms tels que proline, lysine, glutamine, etc. Ces noms sont souvent abrégés en pro, lys et glu, etc. En combinant divers nombres et groupes d’acides aminés en différentes configurations, on produit des structures plus grandes connues sous le nom de peptides. Les liaisons entre les acides sont appelées les liaisons peptidiques. Des groupes encore plus grands, connus sous le nom de protéines, peuvent aussi être formés à partir de ces acides. Et des structures encore plus importantes peuvent conduire à des configurations comme celle de l’acide désoxyribonucléique (ADN) et, finalement, à la matière vivante.

 

[17]           Des matériaux tels que les protéines et les peptides sont produits dans le corps et remplissent diverses fonctions bénéfiques ou autres. Les enzymes sont des organismes présents dans le corps qui facilitent la conversion de certaines matières en d’autres matières, habituellement en coupant une portion de la molécule. Ce procédé serait réversible mais seulement quand on est en présence de certaines conditions rares. L’étude d’une telle enzyme, l’enzyme de conversion de l’angiotensine, est importante pour la présente procédure.

 

[18]           Les enzymes s’attachent aux protéines ou aux peptides, habituellement plus petits et souvent désignés sous le nom de substrats, et cassent ces protéines ou ces peptides en fragments plus petits. Les substrats sont attachés sur l’enzyme grâce à des sites de reconnaissance et de fixation, en surface ou en poches, selon un principe de complémentarité de type clé-serrure. La fixation peut se faire grâce à une ou plusieurs des causes suivantes : la taille et la forme physique, les forces électrochimiques et la présence d’ions métalliques comme le zinc. Les activités se produisant au cours du processus de fixation et de clivage du substrat s’appellent l’état de transition.

 

[19]           On peut empêcher les enzymes d’exécuter leur fonction au moyen d’inhibiteurs d’enzyme, ces derniers pouvant être des molécules possédant une ou plusieurs des caractéristiques suivantes : une taille, une structure ou une polarité particulières conçues pour imiter le substrat visé et pour occuper une grande partie du site se trouvant sur l’enzyme normalement attiré au substrat, ceci afin d’empêcher l’enzyme d’effectuer son travail. C’est la conception de telles molécules qui est l’objet du brevet en litige.

 

5. Le développement des composés particuliers visés

[20]           Les composés particuliers visés sont généralement connus comme inhibiteurs de l’ECA, c’est-à-dire des inhibiteurs d’enzymes de conversion de l’angiotensine qui sont utiles pour le traitement de l’hypertension.

 

[21]           Le développement des composés particuliers visés a été bien documenté dans les publications scientifiques sous le nom d’auteurs dont certains sont les inventeurs désignés dans le brevet en litige. Par exemple, la pièce 102 du dossier est un article de Wryvatt, « Evolution of Angiotensin-Converting Enzyme Inhibitors », publié dans la revue Clinical Physiology and Biochemistry en 1988 et la pièce 109 du dossier est un article de Patchett et al., « A New Class of Angiotensin-Converting Enzyme Inhibitors », publié dans la revue Nature en 1989. Toutefois, ces publications ne sont pas des éléments directs de preuve des faits mentionnés dans les articles. Ni les inventeurs ni aucun de leurs collègues n’ont comparu comme témoins au procès; un seul, Wryvatt, a été convoqué à un interrogatoire préalable et certaines parties de l’interrogatoire ont été produites en preuve au procès.

 

[22]           Les témoins experts présentés au tribunal possédaient une expérience directe dans le développement de médicaments antihypertenseurs : un de ces experts, le Dr Haralambos Gavras, était à ce moment-là médecin en titre, actif dans les essais cliniques et les traitements médicaux de patients au moyen de certains médicaments utilisés pour soigner l’hypertension. Un autre était M. Richard Wolfenden, chimiste spécialisé en enzymologie, dont les publications scientifiques dans le domaine des enzymes, notamment sur les réactions au cours de l’état de transition, ont été à la base de beaucoup de développements dans ce secteur. M. Zola Horowitz, le troisième expert, spécialisé en pharmacologie, a participé chez Squibb au développement d’un inhibiteur d’enzyme convertisseur de l’angiotensine, médicament commercialisé avec succès et vendu sous le nom de captopril. Ce produit fabriqué par Squibb constituait l’élément de l’état de la technique le plus immédiat relatif aux composés du brevet en litige. À ce moment-là, M. Garland Marshall était aussi actif dans le domaine, mais pas d’une façon aussi directe que les trois autres experts.

 

[23]           Jusqu’au milieu des années 1960, le Dr Gavras a expliqué qu’il régnait, historiquement, une grande incertitude au sujet du traitement possible des patients hypertendus. Il a décrit comment, vers la fin des années 1960, on utilisait certains médicaments disponibles pour le traitement de l’hypertension tels que les diurétiques, le méthyldopa et les bêta-bloquants. Si un médicament ne suffisait pas à traiter le patient, on en ajoutait un autre. Au cours des années 1970, on a introduit un dérivé du venin d’un serpent venimeux, le téprotide, inhibiteur de l’ECA administré par voie intraveineuse. On a parfois utilisé le téprotide en association avec un diurétique tel que l’hydrochlorothiazide (HCTZ) pour traiter des patients qui ne réagissaient pas bien au traitement utilisant un seul d’entre eux. Quand le produit fabriqué chez Squibb, le captopril, est devenu disponible, il a aussi été utilisé dans certains cas en association avec un diurétique lorsque les patients ne réagissaient pas bien au traitement initial.

 

[24]           Les travaux scientifiques décrits par M. Wolfenden sont directement liés aux inhibiteurs de l’ECA. Vers la fin des années 1970, il a expliqué que les travaux dans ce domaine, y compris les travaux relatifs aux inhibiteurs analogues de l’état de transition, en étaient encore à leurs tout premiers pas. À la fin des années 1970, on connaissait le système grâce auquel l’angiotensine, un substrat constitué de onze acides aminés, était réduite en angiotensine I, substrat constitué de 10 acides aminés, au moyen d’une substance appelée rénine, et réduite encore plus en angiotensine II, substrat constitué de huit acides aminés, au moyen d’une enzyme de conversion de l’angiotensine. On savait que ce système jouait un rôle important dans la régulation de la pression artérielle chez les humains. Au début des années 1970, M. Ondetti et d’autres chez Squibb ont déterminé que le téprotide, substance constituée de huit acides aminés extraite du venin d’un serpent, était efficace pour abaisser la pression artérielle de patients hypertendus. M. Wolfenden a attribué à M. Ondetti et aux autres l’idée brillante d’appliquer des principes, hypothétiques à l’époque, à l’élaboration de l’inhibiteur de l’ECA devenu le captotril que nous connaissons.

 

[25]           MM. Horowitz et Ondetti, et d’autres faisaient partie de l’équipe chargée du développement du captopril chez Squibb. Il a expliqué que, dans les années 1960, les chercheurs chez Squibb pouvaient déterminer certaines des caractéristiques de l’enzyme de conversion de l’angiotensine servant à couper la liaison peptidique des deux acides aminés terminaux de l’angiotensine, pour obtenir ainsi l’angiotensine II. C’est à ce moment-là que les chercheurs de Squibb sont entrés en contact avec M. Ferreira, qui avait isolé le venin d’un serpent brésilien qui, selon Squibb, pourrait être susceptible d’inhiber l’enzyme de conversion de l’angiotensine. En travaillant avec ce venin, les chercheurs de Squibb ont identifié ce qu’on a appelé le téprotide. Cette substance devait être administrée par voie intraveineuse mais s’est avérée être un inhibiteur efficace de l’ECA. Le Dr Gavras, entre autres, a effectué les premiers travaux cliniques avec le téprotide.

 

[26]           Squibb, reconnaissant que l’administration par voie intraveineuse n’était pas très souhaitable, a cherché un médicament qui pourrait être administré oralement. Ils ont trouvé une publication de M. Wolfenden traitant d’inhibiteurs possibles pour une enzyme différente. Squibb a estimé qu’il existait suffisamment de similarités pour que des parties de la structure proposée par Wolfenden puissent être utilisées, en combinaison avec différents arrangements moléculaires, aux fins de créer un inhibiteur de l’ECA. Beaucoup de composés ont été essayés, certains d’entre eux sont décrits dans l’article de M. Ondetti et coll. dans le journal Science, en 1977. Un de ces composés était ce qui est maintenant connu sous le nom de captopril. Ce composé pouvait être administré oralement et s’est avéré efficace en laboratoire. Les essais cliniques se sont poursuivis au cours des années 1970 pour finalement aboutir à l’approbation du gouvernement et à la distribution commerciale de ce produit pour être utilisé comme inhibiteur de l’ECA dans le traitement de l’hypertension.

 

[27]           Il n’est pas contesté que le captopril était un inhibiteur connu de l’ECA, utile pour le traitement de l’hypertension, avant que Merck ne découvre les substances relatives au brevet en litige. En bref, il s’agit de l’état de la technique.

 

[28]           Le captopril décrit par M. Horovitz n’est pas un peptide standard quoiqu’il possède certaines caractéristiques d’un peptide. Sa formule chimique peut être énoncée comme suit (D-2-méthyl-3-mercaptopropanol-L-proline). Elle peut être représentée selon le schéma suivant :

 

[29]           Toutes les parties reconnaissent que le captopril était une invention importante.

 

[30]           Les données venant appuyer directement le développement du composé de Merck ne sont obtenues qu’à partir des portions de la découverte présentée devant le tribunal par Apotex. À partir de ces données, il est clair que les personnes citées comme inventeurs par Merck étaient au courant des développements effectués chez Squibb, y compris la substance appelée captopril, et qu’elles ont cru que la toxicité du composé de Squibb n’avait pas encore été testée. On a reconnu que le captopril était déjà connu avant l’accomplissement des travaux qui ont mené au brevet en litige. Ces personnes connaissaient aussi la structure des composés du venin de serpent qui ont précédé le captopril, comme le téprotide.

 

[31]           La première demande de brevet visant la classe de composés en litige déposée par Merck dans un pays a été la demande de brevet américaine 968,249, déposée le 11 décembre 1978. La demande de brevet canadienne 341,340 (la demande 340), qui revendiquait la priorité sur la demande correspondante américaine, a été déposés au Canada le 6 décembre 1979.

 

[32]           Merck avait fabriqué certains des composés faisant partie de la description générale de la formule I du brevet avant de présenter une demande de brevet aux États-Unis; cependant, la preuve ne permet pas de déterminer clairement jusqu’à quel point les composés avaient été testés, ni la quantité, ni lesquels. Le lisinopril a été fabriqué par Merck aux environs de mai 1979. L’énalapril a été fabriqué et testé plus tôt, aux environs de janvier 1979. Les essais in vivo des maléates de lisinopril et d’énalapril ont été rapportés en octobre 1979. Un plan opérationnel clinique n’a été établi qu’aux environs d’avril 1983. Merck a reçu l’approbation de lancer  le lisinopril d’abord sur le marché aux États-Unis à la fin des années 1980.

 

6. Que sont le lisinopril, l’énalapril et l’énalaprilat?

[33]           Le lisinopril fait partie d’une classe de composés décrite dans la demande de brevet 340 et revendiquée dans ce brevet par une formule générale, la formule I, où se trouvent sept emplacements, R et R1 à R6, sur lesquels on peut placer un choix de produits chimiques ou de molécules. On estime que cette classe pourrait facilement être constituée de milliards de composés. Parfois, une telle revendication est désignée sous le nom de revendication de Markush, nom donné à une revendication similaire discutée pour la première fois aux États-Unis (ex parte Markush (1925), 240 US OG 835).

 

[34]           Bien que les experts aient été d’accord pour affirmer qu’il n’existait aucune définition généralement admise des termes, la formule I a été appelée l’« épine dorsale », et les structures résultant du remplacement des différents groupes R à R6 par divers composants ont été appelées les « analogues ». En général, la demande de brevet 340 ainsi que tous les brevets et toutes les revendications apparentés citent généralement ces composants comme étant des dipeptides de carboxyalkyles et leurs dérivés et se rapportent tous à la même « épine dorsale », soit la formule I. Ils diffèrent par les produits chimiques et les molécules qui sont attachés sur chacun des sites R à R6.

 

[35]           La formule I, appelée « épine dorsale », peut être représentée de la façon suivante :

Formule I

 

 

[36]            Certains des brevets découlant de la demande 340 sont limités à des classes qui comprennent les composés connus communément sous le nom de lisinopril, énalapril et énalaprilat. Le lisinopril, l’énalapril et l’énalaprilat possèdent la même « épine dorsale », à savoir la formule I; ils diffèrent par les substituants se trouvant dans certaines des positions R à R6. Chacun de ces produits peut être décrit de diverses manières. Les formules écrites de ces produits sont les suivantes :

Lisinopril :         N-a-(1(S)-carboxy-3-phénylpropyl)-L-lysyl-L-proline

Énalapril :         N-(1(S)-éthoxycarbonyl-3-phénylpropyl)-L-alanyl-L-proline

Énalaprilat :       N-(1(S)-carboxy-3-phénylpropyl)-L-alanyl-L-proline

 

[37]           Les différences entre les structures moléculaires de chacun de ces composés peuvent être décrites en utilisant une image stéréochimique classique, où un triangle plein indique que la molécule se situe au-dessus du plan du papier, et un pointillé indique que la molécule se situe au-dessous du plan du papier :

 

 

Lisinopril

 

           

 

 

Énalapril

 

 

           

 

 

 

Énalaprilat

 

           

 

 

[38]           Si on utilise le jargon de certains experts dans la présente affaire, l’énalapril est la version promédicament de l’énaprilat, le lisinopril étant différent de l’énalaprilat par la structure moléculaire occupant la position R3.

 

[39]           Le concept de promédicament, selon les témoignages, était connu depuis 1978 des personnes versées dans l’art. Certains médicaments, s’ils sont administrés par voie orale, passeront assez bien à travers les parois intestinales de manière à entrer dans la circulation sanguine sous la forme désirée. D’autres médicaments passent mal ou ne passent pas du tout à travers les parois intestinales. Dans le but de faciliter le passage de ces médicaments à travers les parois intestinales, on modifie la polarité de l’ensemble de la molécule au moyen de radicaux ajoutés à la structure moléculaire. Dès que les molécules ont traversé les parois, les radicaux se détachent en laissant la molécule désirée accomplir son travail dans la circulation sanguine. D’après le témoignage non contredit de M. Langer, étant donné la structure moléculaire de l’énalaprilat en 1978, une personne versée dans l’art pouvait aisément transformer l’énalaprilat en son promédicament, soit l’énalapril.

 

[40]            On a constaté que l’énalaprilat était un médicament antihypertenseur efficace mais il ne pouvait être administré que par voie intraveineuse. L’administration par voie orale, beaucoup plus souhaitable, a été réalisée en créant une version promédicament, à savoir l’énalapril.

 

[41]           Le lisinopril a heureusement une structure moléculaire telle qu’il traverse les parois intestinales assez facilement et qu’une version du lisinopril en promédicament est inutile. Jusqu’à très récemment du moins, les données disponibles donnaient à penser que le lisinopril possédait des caractéristiques qui le rendaient, à cause de son administration par voie orale, légèrement moins efficace que l’énalapril. Des données plus récentes suggèrent que le lisinopril pourrait être aussi efficace ou encore plus efficace à certains égards. Selon le Dr Gavras, l’énalapril et le lisinopril sont, du point de vue clinique, aussi efficaces l’un que l’autre et ils sont aussi efficaces que le captopril, sauf que le captopril doit être pris plusieurs fois par jour tandis que les autres sont pris seulement une fois par jour grâce à une meilleure persistance dans le corps.

 

[42]           La seule différence entre le lisinopril et l’énalaprilat est le radical se trouvant en position R3 sur la molécule, mais grâce à cette différence le lisinopril peut être administré par voie orale plutôt que par voie intraveineuse, ce qui est moins désirable.

 

[43]           Une description utile est donnée à la figure 7 qui est extraite d’un article intitulé « Evolution of Angiotensin-Converting Enzyme Inhibitors » de Wryvatt, publié en 1988 dans la revue Clinical Physiological Biochemistry.

 

 

[44]           À la ligne supérieure, différentes « poches » ou sites se trouvant sur la molécule de l’enzyme sont représentés et désignés par S1, S11 et S21; les molécules d’énalaprilat, d’énalapril ou de lisinopril s’attacheront sur ces sites afin d’inhiber la conversion de l’angiotensine. Compte tenu de la formule I, le site désigné comme S11 est l’endroit où ira se fixer la partie de la structure moléculaire appelée R3.

 

[45]           M. Marshall témoigne que le site S11 est assez polyphile, qu’il acceptera des radicaux R3 de divers types sans discrimination particulière et, dans ce cas, la nature du radical R3 n’est pas vraiment importante. Il affirme que le lisinopril est une variante évidente de l’énalaprilat. M. McClelland partage cette opinion.

 

[46]           Par contre, étant donné que les effets positifs de l’énalaprilat administré par voie intraveineuse étaient connus, M. Nelson affirme qu’il n’aurait pas été tout à fait évident qu’un changement de radical dans la position R3 pourrait produire une molécule pouvant être administrée oralement. M. Wolfenden affirme que, même si les différences du point de vue moléculaire entre le lisinopril, l’énalapril et l’énalaprilat semblent relativement petites, les changements importants qui en résultent n’auraient pas été évidents pour une personne versée dans l’art en 1978 ou en 1979.

 

[47]           Le captopril, qui faisait partie de l’état de la technique, présente des différences encore plus marquées dans sa structure moléculaire que celles constatées entre le lisinopril, l’énalapril et l’énalaprilat. Seule la structure représentée normalement sur le côté droit (extrémité C) est semblable à celle de l’énalapril, de l’énalaprilat ou du lisinopril. M. Horowitz, un des scientifiques de Squibb ayant participé à la découverte du captopril, a exprimé sa surprise et sa déception lorsque les développements effectués chez Merck ont été connus, parce qu’eux-mêmes n’avaient pas été capables de réaliser ces découvertes. M. Marshall, un des experts d’Apotex, a qualifié la découverte de Merck, à savoir l’« épine dorsale » représentée par la formule I, en termes d’« eurêka ». Du point de vue de l’état de la technique en 1978 ou en 1979, il n’existe aucun doute sur la nouveauté et l’inventivité de l’« épine dorsale » de la formule I, l’énalapril, l’énalaprilat et le lisinopril. Apotex ne conteste en aucune façon l’inventivité de la classe ou du lisinopril spécifiquement.

 

[48]           En fonction de la preuve présentée, je suis d’avis qu’elle favorise la position de M. Nelson et de M. Wolfenden qui affirment que le lisinopril, l’énalapril et l’énalaprilat étaient, en 1978 ou en 1979, différents les unes des autres du point de vue de l’activité inventive. Si des demandes de brevet séparées avaient été présentées, par exemple par des tiers, pour chacun des produits, le lisinopril, l’énalapril et l’énalaprilat, elles auraient été acceptées en tant que brevets séparés et relatifs à des inventions différentes.

 

7. L’association avec les diurétiques

[49]           Depuis une dizaine d’années au moins avant 1978, les diurétiques, tels que l’hydrochlorothiazide (HCTZ), étaient, selon le Dr Gavras, connus et utilisés pour le traitement de l’hypertension. Ils réduisent la quantité de fluide, par conséquent la tension, dans l’appareil circulatoire. Le Dr Gavras a déclaré que, depuis plusieurs années avant 1978, un clinicien traitant l’hypertension pouvait associer un deuxième ou même un troisième médicament au premier médicament administré si ce premier médicament ne se révélait pas suffisamment efficace. Ainsi, l’HCTZ pouvait être ajouté, par exemple, à un bêta-bloquant. Du point de vue clinique, l’administration d’un diurétique en association avec un autre médicament antihypertenseur était bien connue avant 1978.

 

[50]           La preuve établit qu’en pratique les médicaments commerciaux fabriqués par les demanderesses ont des effets simplement cumulatifs lorsqu’on ajoute un diurétique à du lisinopril sous forme de comprimé, et que ces effets ne sont ni synergétiques ni antagonistes. Les effets sont simplement ceux qui avaient été mis en pratique par le Dr Gavras et d’autres pendant des années.

 

[51]           M. Horovitz a déclaré que l’association d’un diurétique avec un autre médicament antihypertenseur, tel que le captopril, devait être abordée avec prudence. On ne peut pas toujours supposer que cela va fonctionner et surtout que l’association sera sûre et efficace. Il a insisté sur le besoin d’essais cliniques.

 

[52]           Du point de vue des brevets, il y a peu de différences entre ces opinions. Le Dr Gavras affirme que les associations entre les antihypertenseurs et les diurétiques ont bien fonctionné dans le passé et qu’il y a tout lieu de croire que ces associations fonctionneront également bien à l’avenir. L’attention de M. Horowitz est essentiellement portée sur le côté réglementaire : ce médicament sera-t-il approuvé d’un point de vue réglementaire? Les organismes de réglementation gouvernementaux exigent toujours des essais. Comme l’indique le juge Lederman dans la décision Bayer A/G c. Apotex Inc. (1995), 60 C.P.R. (3d) 58 (Div. gén. Ontario) à la page 89 (conf. par (1998) 82 C.P.R. (3d) 526 (C.A. Ont.)), effectuer des essais en vue de l’approbation réglementaire est lié à l’exploitation à des fins commerciales plutôt qu’au fonctionnement du médicament tel que promis par le brevet. Bien que la réponse du juge Lederman, à mon avis, ait porté sur l’argument d’inutilité, elle s’applique aussi à l’évidence.

 

[53]           Il n’est pas nécessaire que je tire une conclusion sur l’évidence, ayant conclu que l’énalapril et le lisinopril étaient des inventions différentes, mais je conclus qu’il n’y a aucune inventivité dans le simple ajout d’un diurétique tel que le HCTZ à ces composés.

 

8. La commercialisation des produits de lisinopril

[54]           La première commercialisation des produits de lisinopril au Canada a été effectuée par Merck au début des années 1990, suivie de près par Astra. Le 26 octobre 1990, Merck a reçu un avis de conformité de Santé Canada lui donnant la permission de lancer sur le marché au Canada des médicaments au lisinopril sous forme de comprimés en dosages de 5, 10, 20 et 40 milligrammes (mg) du produit, pour l’administration par voie orale. Merck a vendu ces médicaments sous le nom de PRINIVIL. À compter de la fin des années 1990, Merck a commencé à vendre ces médicaments au Canada sous forme de comprimés en dosages de 5, 10 et 20 milligrammes. Les comprimés de 40 milligrammes n’ont jamais été vendus au Canada. Ces ventes ont continué sans interruption jusqu’à la date du procès. À la fin de 1999, une autre autorisation a été obtenue pour vendre un tel médicament en dosage de 2,5 milligrammes; il s’en est vendu une certaine quantité mais les ventes se sont arrêtées.

 

[55]           Merck ne fabrique pas le lisinopril au Canada mais le fait venir d’ailleurs; cependant, elle effectue la formulation des comprimés de lisinopril en y ajoutant d’autres ingrédients, des expédients, et elle fabrique au Canada des comprimés en dosages de 5, 10 et 20 milligrammes de lisinopril. Le comprimé dosé à 2,5 milligrammes a été acquis à l’étranger en vue de la distribution, pendant une courte période de temps. En outre, depuis 1997, Merck effectue au Canada la formulation de comprimés de 5, 10 et 20 milligrammes et les exporte aux États-Unis.

 

[56]           Le 29 octobre 1992, Merck a obtenu un autre avis de conformité relatif à un médicament contenant du lisinopril et un diurétique connu sous le nom d’hydrochlorothiazide (HCTZ), en concentrations de 20/12,5 et 20/25 milligrammes de lisinopril et d’HCTZ respectivement. En juin 1994, Merck a reçu un autre avis de conformité pour une association semblable de médicaments en concentrations de 10/12,5. Depuis la date de ces avis, Merck a vendu au Canada ces associations de médicaments sous le nom de PRINZIDE.

 

[57]           Depuis l’entrée de ces produits sur le marché canadien, Merck estime que ses ventes totales dépassent deux cent cinquante millions de dollars environ pour le PRINVIL et trente millions de dollars environ pour le PRINZIDE.

 

[58]           Astra a conclu un accord avec Merck, dont les détails n’ont pas été divulgués, selon lequel Astra s’est vu accorder un permis au Canada relatif aux produits contenant du lisinopril. Astra et ses prédécesseurs, ICI et Zeneca, vendaient au Canada des comprimés contenant du lisinopril, sous le nom de ZESTRIL, en concentrations de 5, 10 et 20 milligrammes depuis au moins 1993 ou avant. Elles vendaient aussi des comprimés contenant une association de lisinopril et d’HCTZ, sous le nom de ZESTORETIC, dans des concentrations de 10/12,5, 20/12,5 et 20/25 respectivement. Astra ne fabrique aucun de ces comprimés au Canada; elle les importe en vrac de sociétés apparentées et elle les emballe au Canada aux fins de distribution. Des ventes record de ZESTRIL, à hauteur de quarante millions de dollars, ont été enregistrées en 1996.

 

[59]           En 1996, Apotex a obtenu une autorisation pour une version générique des comprimés de lisinopril et, plus tard dans l’année, elle a mis sur le marché des comprimés de 5 milligrammes sous le nom d’APO-LISINOPRIL. À la fin de 1999, Apotex a élargi sa gamme de produits avec des comprimés dosés à 10 et 20 milligrammes. Apotex a fabriqué au Canada, du moins en laboratoire, un médicament de lisinopril associé à un diurétique, mais elle n’en a jamais vendu. Apotex fabrique également des comprimés de lisinopril pour l’exportation.

 

[60]           L’entrée initiale d’Apotex sur le marché canadien en 1996 semble avoir eu un effet limité sur les ventes des produits de Merck et d’Astra, vraisemblablement parce que le produit d’Apotex n’était commercialisé qu’en dosage unique et faible. Cependant, la commercialisation en 1999 de dosages supplémentaires du produit d’Apotex a fondamentalement mis un terme aux ventes importantes de Merck et d’Astra, sauf pour l’association lisinopril/diurétique, où Apotex n’était pas en concurrence. M. Hébert a témoigné que, depuis l’année 2000, Merck avait pour l’essentiel arrêté de soutenir la vente de ses produits de lisinopril au Canada, sous réserve de la poursuite d’un certain volume de ventes, en particulier au Québec. Mme Feltmate a témoigné qu’Astra avait également cessé de soutenir la vente de ses produits de lisinopril au Canada dès qu’Apotex avait commencé à commercialiser ses comprimés sous une gamme complète de dosages.

 

[61]           La raison pour laquelle Apotex a pu atteindre un tel niveau de ventes des son produit de lisinopril est, semble-t-il, que son produit est moins cher et qu’étant accessible sur ordonnance seulement auprès des hôpitaux et des pharmacies, la réglementation dans plusieurs provinces exige la substitution au produit d’origine du produit le moins cher disponible. Aucun élément de preuve n’établit que Merck ou Astra ait pris des mesures pour contrer cette concurrence, qu’il s’agisse de réductions de prix ou d’autres moyens.

 

[62]           Selon le témoignage de M. Gordon Fahner, vice-président des finances d’Apotex, les ventes des produits de lisinopril ont été de l’ordre de cinquante à soixante millions de dollars par an au cours des trois dernières années et vraisemblablement d’au-delà de deux cent cinquante millions de dollars au total. M. Sherman a estimé que le marché canadien global des produits de lisinopril, Apotex compté, est d’environ quatre-vingt millions de dollars par an.

 

9. L’historique du brevet 350 ainsi que des brevets et demandes connexes

[63]           Le 11 décembre 1978, la demande initiale (demande de priorité) de brevet a été déposée par Merck auprès du Bureau des brevets des États-Unis. Elle décrivait un grand nombre de composés ayant une épine dorsale commune, la formule I. Parmi les composés décrits comme [traduction] « les plus favorables » se trouvaient des composés, non identifiés de manière spécifique, mais qui incluaient le lisinopril, l’énalapril et l’énalaprilat. Apotex ne conteste pas qu’à cette date, la classe de composés décrite dans cette demande de brevet était nouvelle et inventive.

 

[64]           Le 6 décembre 1979, la demande de brevet canadien 341,340 (la demande 340) a été déposée, revendiquant les avantages de la priorité sur la demande déposée aux États-Unis. La divulgation était fondamentalement identique à celle de la demande de brevet américain, mais un grand nombre de nouveaux exemples avaient été ajoutés, notamment, des exemples divulguant spécifiquement le lisinopril, l’énalapril et l’énalaprilat. Il y avait des revendications spécifiques pour le lisinopril, l’énalapril et l’énalaprilat respectivement. Apotex soutient que la demande 340 est [traduction] « restreinte » étant donné qu’elle revendique la priorité liée à la demande déposée aux États-Unis. Aucune jurisprudence n’a été citée à l’appui de cette position. Une demande de priorité se limite à permettre au demandeur de revendiquer une date de dépôt antérieure ou une date théorique d’invention dans le cas où ce point est soulevé. Aucune question de ce genre n’a été soulevée dans la présente action.

 

[65]           Une demande de brevet européen a également été déposée, accompagnée d’une demande de priorité fondée sur la demande de brevet américain et, le 25 juin 1980, la demande de brevet européen EP 12401 a été publiée. Le 22 février 1983, le brevet des États-Unis 4,374,829 a été délivré, remontant à la demande de priorité originale déposée aux États-Unis. Les renseignements contenus dans chacun, aux fins du brevet, correspondent à ceux qui figurent dans la demande de brevet canadien et dans chacune des demandes complémentaires. Si les demandes complémentaires peuvent revendiquer la date de dépôt originale du brevet canadien, selon ce qui est prévu au paragraphe  36(4) de la Loi sur les brevets, le brevet des États-Unis et la demande de brevet européen ne sont pas pertinents, du fait de leur publication postérieure. Si la demande complémentaire reliée au brevet 350 n’a droit qu’à sa date de dépôt effective à titre de demande complémentaire, soit le 1er août 1989, l’invention revendiquée dans le brevet 350 aurait été pleinement divulguée quelque six ans ou plus auparavant, par la publication de la demande de brevet européen, et le brevet délivré aux États-Unis, n’étant pas nouveau, serait donc invalide par l’effet des dispositions de l’alinéa 27(1)b) de l’ancienne Loi sur les brevets, citée ci-après.

 

[66]           La question soulevée est donc de savoir si la demande de brevet 350 était une demande complémentaire correcte.

 

[67]           Le brevet 350 n’est que l’un des nombreux brevets issus de la demande initiale de brevet 340 déposée auprès du Bureau des brevets du Canada le 6 décembre 1979. Le brevet 350 résulte d’une demande « divisionnaire » séparée de la demande 340 initiale le 1er août 1989, inscrite sous le numéro 607,198 et qui a été instruite comme demande séparée.

 

[68]           Comme la demande 340 initiale et la demande « divisionnaire » ou demande complémentaire de brevet 350 ont toutes les deux été déposées avant le 1er octobre 1989, le brevet 350 et toutes les demandes doivent être traitées sous le régime des dispositions de l’« ancienne » Loi sur les brevets L.R.C 1985, ch. P-4, c’est-à-dire les dispositions applicables aux demandes de brevet déposées au Canada avant cette date et aux brevets issus de ces demandes.

 

[69]           La demande de brevet 340 comportait à l’origine sept revendications, six revendications visaient des composés divers, la septième revendication visait un procédé de production de ces composés. Dans la description, les composés étaient répartis en différentes catégories : [traduction] « recommandés », [traduction] « favorisés » et [traduction] « privilégiés ». Tous ces composés étaient, apparemment, utiles pour le traitement de l’hypertension chez les mammifères, y compris les humains, et pouvaient être administrés par voie orale ou parentérale (voie intraveineuse). On a administré un éventail de doses allant de 5 à 500 mg la dose, à savoir de 5 à 2000 mg par jour. On a affirmé aussi que les composés pouvaient être administrés en association avec des diurétiques ou d’autres médicaments antihypertenseurs. On a cité cent vingt-sept exemples.

 

[70]           Les experts ont convenu que la revendication la plus large de la demande 340 initiale pouvait potentiellement embrasser des milliards de composés, dont le lisinopril ainsi que l’énalapril et l’énalaprilat. Ils ont aussi convenu que ces trois composés relèvent de la catégorie des composés [traduction] « privilégiés » décrite dans la demande. Un exemple au moins, l’exemple 57B, visait spécifiquement le lisinopril. Une revendication, la cinquième, visait spécifiquement le lisinopril.

 

[71]           Le paragraphe 36(1) de l’« ancienne » Loi sur les brevets prévoit que le brevet ne peut être accordé que pour une seule invention, sous réserve que s’il est accordé pour plus d’une invention, il ne peut être tenu pour invalide pour cette raison. Le paragraphe 36(2) prévoit que le commissaire, s’il estime que la demande décrit et revendique plus d’une invention, peut demander que la demande soit divisée et prévoit aussi que le demandeur puisse le faire de sa propre initiative. Le paragraphe 36(4) prévoit qu’une demande complémentaire (ou divisionnaire) est considérée comme une demande distincte mais qu’elle porte comme date de dépôt la date de dépôt de la demande originale (initiale).

 

[72]           S’agissant du brevet 350 et des brevets connexes, tous ont fait l’objet d’une demande complémentaire de la propre initiative du demandeur; le commissaire n’a pas demandé la division, pas plus qu’il ne s’est opposé au dépôt des demandes complémentaires et à l’instruction des demandes par le demandeur. Le commissaire n’a fait aucune observation à cet égard.

 

[73]           La première division a eu lieu le 16 septembre 1986 au moment où trois demandes complémentaires ont été déposées. La demande 340 initiale a été maintenue, mais sans les revendications visant l’objet des demandes complémentaires. L’une de ces demandes complémentaires était la demande 518,334, comportant des revendications touchant une classe de composés incluant l’énalapril. Cette demande a finalement abouti, le 16 octobre 1990, à la délivrance du brevet portant le numéro 1,275,349 (le brevet 349), qui a fait l’objet de nombreux litiges antérieurs entre les parties. La deuxième demande était la demande 518,335, qui comportait des revendications visant l’énalaprilat. Cette demande a finalement abouti, le 5 mai 1992, à la délivrance du brevet portant le numéro 1,300,313. La troisième était la demande 518,336, qui contenait des revendications visant le lisinopril. L’historique du dossier du brevet relatif à la troisième demande donne à penser qu’au début d’octobre 1989, avant la délivrance du brevet 350, un agent de brevets travaillant pour Merck a appelé le Bureau des brevets et demandé que les revendications de cette demande soient annulées. La demande a fini par être abandonnée en 1991 pour défaut de répondre à une décision du Bureau des brevets datée du 9 juillet 1990.

 

[74]           Un deuxième groupe de demandes complémentaires était constitué de deux demandes déposées le 7 septembre 1988. La première, la demande 576,715, comportait des revendications visant l’énalapril associé à un diurétique. Cette demande a abouti, le 7 novembre 1989, à la délivrance du brevet portant le numéro 1,262,684. Ce brevet est visé dans la question du « double brevet » soulevée par Apotex. La seconde demande, la demande 576,716, contenait des revendications visant le lisinopril associé à un diurétique et des usages du lisinopril utilisé seul. Cette demande a abouti, le 8 novembre 1990, à la délivrance du brevet portant le numéro 1,276,559. Les revendications visant les usages du lisinopril seul ont fait l’objet d’une cession au domaine public par Merck & Co. Inc. sans préjudice des droits relatifs à d’autres revendications de ce brevet ou de tout autre brevet ou demande, par un document daté du 8 décembre 2004 déposé au Bureau des brevets peu après.

 

[75]           Une troisième et dernière division a été effectuée le 1er août 1989, au moment du dépôt de la demande 607,198, dont les revendications incluaient celles qui concernaient le lisinopril. Cette demande a abouti, le 16 octobre 1990, à la délivrance du brevet portant le numéro 1,275,350, brevet visé dans la présente action. Il faut noter que le 16 octobre 1990 est également la date de délivrance du brevet 349 dont les revendications visent l’énalapril.

 

[76]           La demande 340 initiale, dont aucune des revendications ne chevauche celles des demandes complémentaires, a abouti le 5 mai 1992 à la délivrance du brevet portant le numéro 1,308,313. Ce brevet revendiquait fondamentalement tout ce qui n’avait pas été visé par les autres demandes complémentaires.

 

[77]           Les experts conviennent qu’il n’y a pas de chevauchement précis de revendications entre les divers brevets délivrés. Seul le brevet 350 comporte des revendications visant le lisinopril seul. Le brevet 1,276,559 délivré ultérieurement comporte des revendications visant le lisinopril associé à un diurétique et contenait également des revendications concernant les usages du lisinopril seul, qui ont fait l’objet d’une cession au domaine public, comme on l’a déjà mentionné.

 

[78]           La description qui figure dans le brevet 350 diffère de celle de la demande 340 initiale déposée originellement dans la mesure où les catégories de composés [traduction] « recommandés, favorisés et privilégiés » y sont beaucoup plus étroites. La revendication 1 revendique cette catégorie plus étroite mais, selon au moins un expert, M. Kilbonov, elle revendique encore plus d’un milliard de composés. La revendication 2 vise spécifiquement le lisinopril. La revendication 5 vise le lisinopril ou un autre des composés de la revendication 1 dans une formulation destinée au traitement de l’hypertension. Les exemples du brevet 350 ont été ramenés à trois, dont un concerne spécifiquement le lisinopril. Les usages mentionnés, le mode d’administration, les dosages et l’association potentielle à des diurétiques ou à d’autres antihypertenseurs demeurent les mêmes. Aucune autre description n’a été ajoutée au brevet 350. Aucune donnée supplémentaire ou spécifique n’est fournie au sujet du lisinopril. L’exemple 1 du brevet  350 reprend de près l’exemple 57 de la demande initiale dans la description du lisinopril.

 

[79]           Bref, sauf pour le resserrement de la gamme des composés susceptibles d’être créés à l’aide de la formule I, la sélection faite dans cette gamme et la réduction du nombre des exemples, la description du brevet 350 est la même que celle qui figurait au moment du dépôt de la demande 340 initiale. Les usages, les dosages, la combinaison avec d’autres substances y sont rigoureusement identiques à ceux de la demande 340 initiale, ce qui est aussi le cas de tous les autres brevets complémentaires de la demande 340 initiale et du brevet initial délivré.

 

10. L’interprétation de la demande 340

[80]           Les questions soulevés dans la présente action appellent une interprétation, non seulement des revendications du brevet 350, mais aussi du mémoire descriptif de ce brevet et de la demande 340 initiale telle qu’elle a été déposée originellement au Bureau des brevets du Canada le 6 décembre 1979.

 

[81]           Dans les arrêts Camco Inc. c. Whirlpool Corp., [2000] 2 R.C.S. 1067 et Free World Trust c. Électro Santé Inc., [2000] 2 R.C.S. 1024, la Cour suprême du Canada s’est penchée sur l’interprétation des revendications des brevets litigieux. Elle a déclaré que l’interprétation des revendications est une fonction qui incombe à la Cour, qui doit lire la revendication de manière éclairée et téléologique avec les yeux de la personne versée dans l’art dont relève le brevet, en se plaçant à la date de publication du brevet, ou, dans le cas d’un brevet assujetti à l’ancienne Loi, à la date de délivrance du brevet.

 

[82]           Cependant, quand les circonstances l’exigent, l’ensemble du brevet, dont le mémoire descriptif tout autant que les revendications, doit être interprété. Les mêmes règles s’appliquent. Comme l’a dit le juge Binnie au nom de la Cour dans l’arrêt Whirlpool, aux paragraphes 42 et 43 :

42        Le contenu du mémoire descriptif dun brevet est régi par lart. 3 de la Loi sur les brevets. La première partie est une « divulgation » dans laquelle le breveté doit fournir une description de linvention « comportant des détails assez complets et précis pour quun ouvrier, versé dans lart auquel l’invention appartient, puisse construire ou exploiter linvention après la fin du monopole »  : Consolboard Inc. c. MacMillan Bloedel (Sask.) Ltd., [1981] 1 R.C.S. 504, à la p. 517. La divulgation est ce que linventeur fournit en contrepartie dun monopole de 17 ans (maintenant 20 ans) sur lexploitation de linvention. On peut faire respecter le monopole au moyen de toute une gamme de recours en droit et en equity, de sorte quil importe que le public sache ce qui est interdit et ce quil peut faire sans risque lorsque le brevet est encore en vigueur. Les revendications qui concluent le mémoire descriptif servent davis public et doivent énoncer « distinctement et en termes explicites les choses ou combinaisons que le demandeur considère comme nouvelles et dont il revendique la propriété ou le privilège exclusif » (par. 34(2)). Linventeur nest pas tenu de revendiquer un monopole sur tout élément nouveau, ingénieux et utile qui est divulgué dans le mémoire descriptif. La règle habituelle veut que ce qui nest pas revendiqué soit considéré comme ayant fait lobjet dune renonciation.

 

43        Dans des poursuites en matière de brevet, la première étape consiste donc à interpréter les revendications. Linterprétation des revendications précède lexamen des questions de validité et de contrefaçon. Les appelantes font valoir que ces deux examens-- celui de la validité et celui de la contrefaçon -- sont distincts, et que si les principes d« interprétation téléologique » découlant de larrêt Catnic doivent être adoptés, leur application doit être limitée aux questions de contrefaçon. Les appelantes affirment que les principes d’« interprétation téléologique » nont aucun rôle à jouer dans la détermination de la validité et que leur application erronée est fatale au jugement qui fait lobjet du présent pourvoi.

 

 

 

[83]           Le présent examen porte plus particulièrement sur les revendications, mais l’interprétation de l’ensemble du brevet est également à prendre en considération, selon ce qu’a déclaré le juge Pigeon, de la Cour suprême, dans l’arrêt Burton Parsons Chemicals, Inc. c. Hewlett-Packard (Canada) Ltd., [1976] 1 R.C.S. 555, à la page 563 :

Même si la Cour doit interpréter un brevet comme tout autre document juridique, cette interprétation doit se faire en tenant compte du fait que le destinataire est un homme de l’art, et en tenant compte également du savoir que cet homme est censé posséder. Il doit être évident pour l’homme de l’art, qu’une crème à utiliser avec des électrodes de contact avec la peau ne peut pas être composée d’éléments qui seraient toxiques, irritants ou susceptibles de tacher ou de décolorer la peau.

 

 

[84]           La Cour suprême a exprimé la même opinion, dans l’arrêt Western Electric Co. c. Baldwin International Radio of Canada, [1934] R.C.S. 570, à la page 572, où le juge en chef Duff a exposé l’opinion de la Cour : l’interprétation du mémoire descriptif est une question de droit qu’il appartient exclusivement à la Cour de trancher.

 

[85]           Comme l’a dit le juge Binnie dans l’arrêt Whirlpool à l’alinéa 49e), le brevet est un règlement au sens du paragraphe 2(1) de la Loi d’interprétation, L.R.C. 1985, ch. I-21, et il doit recevoir une interprétation qui répond le mieux possible à la réalisation de son objet.

 

[86]           Par conséquent, si l’on considère d’abord la demande 340 initiale déposée le 6 décembre 1979, elle commence par l’exposé de l’historique de l’invention à la page 1 :

 

[traduction] Historique de l’invention

            Dans ses grandes lignes, l’invention porte sur les dipeptides de carboxyalkyle et leurs dérivés utiles en tant qu’inhibiteurs d’enzyme de conversion et médicaments antihypertenseurs. Les composés de cette invention peuvent être représentés par la formule suivante :

 

 

 

[87]           Ensuite, on donne une liste des divers éléments et composés qui pourraient être insérés dans les positions R à R6.

 

[88]           À la page 5, on réduit la liste des matières parmi lesquelles on peut sélectionner les radicaux R à R6 :

[traduction] On recommande les éléments de la présente formule I :

 

[89]           Et la liste est réduite davantage à la page 5 :

[traduction] On favorise les éléments recommandés de la formule I :

 

[90]           Et réduite encore davantage au bas de la page :

[traduction] On privilégie les éléments de la présente formule I : »

 

[91]           Aucune raison n’est présentée et aucune donnée, comme par exemple des données comparatives de rendement, ne vient appuyer ces listes de préférences croissantes.

 

[92]           À la page 6, on explique que ces composés peuvent être fournis sous forme de sels, et les méthodes de préparation des composés sont présentées dans plusieurs pages suivantes :

[traduction] Les listes de composés recommandés, favorisés et privilégiés incluent également leurs sels acceptables pharmaceutiquement.

 

Les produits de la formule (I) et des sous-groupes recommandés peuvent être fabriqués au moyen d’une ou de plusieurs méthodes et de procédés au moyen des équations suivantes :

 

[93]           Aux pages 12 et 13, on décrit la stéréochimie de la structure des molécules, à nouveau en termes très généraux :

[traduction] Dans les produits correspondant à la formule générale I, les atomes de carbone auxquels les radicaux R1, R3 et R5 sont attachés peuvent être asymétriques. En conséquence, les composés existent sous des formes diastéréomériques ou un mélange de celles-ci. Les méthodes de synthèse décrites plus haut peuvent utiliser les racémates, les énantiomères ou les diastéréomères comme matières de départ. Si des procédures de synthèse produisent des diastéréomères, ceux-ci peuvent être séparés par les méthodes habituelles de chromatographie ou par la méthode de cristallisation fractionnée. En général, les structures partielles amino-acides,…

 

[94]           À la page 13, on nous dit que les composés forment des sels. On nomme ces sels divers et on donne une description de la méthode d’obtention :

[traduction] Les composés de cette invention forment des sels avec divers acides et bases, inorganiques et organiques,  relevant aussi de l’invention. De tels sels comprennent […]

 

[95]           À la page 14, l’utilité de ces composés est exposée :

[traduction] Les composés de cette invention sont des inhibiteurs d’enzymes de conversion de l’angiotensine, ainsi ils bloquent la conversion du décapeptide angiostensine I en angiotensine II.

 

***

L’évaluation des inhibiteurs d’enzymes de conversion est basée sur des essais in vitro d’inhibition d’enzymes. Par exemple […]

 

[96]           Au bas de la page 14 et à la page 15, on nous dit que les composés peuvent être administrés de diverses façons et un large éventail de dosages est indiqué :

[traduction] Donc, les composés de cette invention sont utiles comme antihypertenseurs pour le traitement de l’hypertension chez les mammifères, y compris les humains, et ils peuvent être utilisés pour réduire la pression artérielle, formulés dans des compositions pour l’administration par voie orale tels que des comprimés, des capsules ou des élixirs; ou formulés dans des compositions  pour l’administration par voie parentérale tels que des solutions stériles ou des suspensions. Les composés de cette invention peuvent être administrés aux patients (animaux et humains) ayant besoin d’un traitement comportant des doses de 5 à 500 mg par patient, administrées généralement plusieurs fois par jour, à savoir  une dose journalière totale allant de 5 à 2000 mg. Les doses varieront selon la gravité de la maladie, le poids du patient et d’autres facteurs qu’une personne versée dans l’art reconnaîtra.

 

[97]           À la page 15, on nous dit que les composés peuvent être combinés avec d’autres diurétiques ou médicaments antihypertenseurs, et un certain nombre de ces médicaments et leurs dosages sont identifiés :

[traduction] Les composés de cette invention peuvent aussi être administrés en combinaison avec d’autres diurétiques ou d’autres médicaments  antihypertenseurs. Généralement, ces combinaisons sont celles dont les dosages journaliers individuels varient entre le cinquième du dosage clinique minimal recommandé et le niveau maximal recommandé pour ces entités lorsqu’elles sont administrées en une seule fois. Voici un exemple de combinaison […]

 

[98]           À partir du bas de la page 15 jusqu’à la page 17, on donne des exemples de formulation de compositions pharmaceutiques :

[traduction] Généralement, les combinaisons montrées ci-dessus sont formulées en compositions  pharmaceutiques selon ce qui est discuté plus bas.

 

***

 

[99]           À la page 17, on donne une introduction à ces exemples. Les exemples seraient des illustrations de l’invention et constituent les variantes recommandées :

[traduction] Les exemples suivants sont des illustrations de l’invention et représentent les variantes recommandées. Les diastéréomères recommandés de ces exemples sont isolés par chromatographie sur colonne ou par cristallisation fractionnée.

 

[100]       Suivent cent vingt-sept exemples, dont un grand nombre concernent des composés spécifiques et leur préparation. L’exemple 25 vise spécifiquement l’énalaprilat, l’exemple 26, l’énalapril et l’exemple 57B, le lisinopril.

 

[101]       La demande initiale déposée comportait sept revendications. Les revendications 1, 2 et 3, toutes les trois relativement larges, visent des classes de composés. La revendication 4 est spécifique à l’égard de l’énalapril, la revendication 5, à l’égard du lisinopril. La revendication 6 concerne neuf composés différents, dont le premier est l’énalaprilat. La revendication 7 vise un procédé de préparation de ces composés.

 

[102]       Il est tout à fait clair que le mémoire descriptif vise une classe de composés, divisée sans explications en trois classes, les composés recommandés, favorisés et privilégiés. Sont spécifiquement présentés dans les exemples et revendiqués des composés, notamment le lisinopril, l’énalapril et l’énalaprilat. Aucune donnée n’est présentée au sujet d’un composé particulier et il n’est effectué aucune comparaison entre les composés. Le lisinopril, sauf dans la mesure où il est l’objet d’un exemple particulier (comme un grand nombre composés faisant individuellement l’objet d’un exemple) et est individuellement revendiqué, n’est aucunement séparé de la classe des composés désignés comme [traduction] « privilégiés ». Il n’est fait aucune mention spéciale du lisinopril et il ne lui est attribué aucune caractéristique spéciale.

 

[103]       Si l’on passe au brevet 350, on y trouve presque précisément la même description que celle qui est présentée dans la demande 340 initiale. La gamme des composés désignés comme recommandés, favorisés et privilégiés est resserrée mais toujours estimée à des milliards de composés. Les exemples sont réduits à trois, l’exemple 1B visant spécifiquement le lisinopril. Le brevet compte 6 revendications, la revendication 1 étant une revendication générale qui englobe le lisinopril. La revendication 2 vise spécifiquement le lisinopril. La revendication 5 concerne une composition pharmaceutique susceptible d’embrasser une diversité de composés, dont le lisinopril.

 

[104]       J’interromps un instant l’interprétation du mémoire descriptif pour faire observer qu’Apotex ne conteste pas que la classe de composés représentés par la formule I, même dans sa forme la plus large, fait correctement l’objet d’un brevet valide. Apotex a pendant un temps contesté l’inventivité et l’utilité d’une classe aussi large de composés, mais elle a laissé tomber ces attaques relatives à la validité. De la même manière, s’agissant du seul lisinopril, Apotex n’attaque pas son inventivité ou le fait qu’il soit adéquatement justifié dans la divulgation.

 

[105]       La question soulevée par Apotex est la suivante : la demande 340 initiale décrit-elle une invention, nommément une classe de composés représentés par la formule I, de laquelle peuvent dériver beaucoup de composés selon les substances utilisées dans les positions R à R6, entre autres le lisinopril, l’énalapril et l’énalaprilat, ou la description vise-t-elle un grand nombre d’inventions distinctes, une invention portant sur la classe et les autres inventions portant sur les composés cités spécialement tels que le lisinopril, l’énalapril et l’énalaprilat?

 

[106]       Le terme « invention » est une notion assez élastique. M. Fox, aujourd’hui décédé, dans son traité Canadian Patent Law and Practice (4e édition, Carswell, Toronto), a déclaré ce qui suit à la page 60 au sujet de l’invention :

[traduction] Le terme « invention », dans son acception en droit des brevets, est un mot auquel on peut attacher plus d’un sens. Il peut s’utiliser de manière interchangeable avec le mot « objet » dans la mesure où il se rapporte au contenu d’un brevet ou, en d’autres termes, au dispositif ou au procédé qui jouit de la protection. Il peut ainsi être utilisé comme une autre désignation d’un perfectionnement donné, breveté ou non. Dans un autre sens, il peut s’entendre de la qualité de l’acte qui a créé le perfectionnement. Dans ce dernier sens, il vise l’acte de création et de conception de l’esprit plutôt que le produit de cet acte.

 

 

[107]       La Loi sur les brevets, à l’article 2, donne la définition suivante de l’invention :

« invention » Toute réalisation, tout procédé, toute machine, fabrication ou composition de matières, ainsi que tout perfectionnement de l’un d’eux, présentant le caractère de la nouveauté et de l’utilité.

 

[108]       Les tribunaux anglais on fait l’examen d’un brevet très semblable au brevet 350 dans sa formulation dans l’arrêt May & Baker Limited c. Boots Pure Drug Company Limited (1950), 67 R.C.P. 23, où le lord Normand, parmi la majorité, a dit à la page 37 :

[traduction] Le mémoire descriptif, comme tout autre document, doit être interprété tel qu’il est et non tel qu’il aurait pu être.

 

[109]       Le lord MacDermott, lui aussi parmi la majorité, a dit aux pages 51 et 52 :

[traduction] […] l’activité inventive consiste en la découverte d’une vérité scientifique, à savoir que si certaines classes déterminées de matières sont combinées selon certains procédés, la gamme complète des produits qui en résultent aura une valeur thérapeutique […] cette perspective n’entraîne pas la pluralité des inventions […]

 

[110]       Le lord Simonds, le troisième parmi la majorité, a dit à la page 32 :

[traduction] Aussi, si un médicament particulier est compris dans les termes généraux de l’invention dont la nature est définie dans la clause énonçant en quoi consiste l’invention et, pour cette raison, doit être assimilé à la même invention, il demeure la même invention sans égard au fait qu’il soit ou ne soit pas décrit spécifiquement sous forme d’exemple ou d’illustration. L’identité ou la différence des deux inventions ne peut être établie par le fait que le breveté avait choisi de présenter l’un à titre d’exemple de l’autre, bien que je sois certain que s’il procède ainsi, les probabilités joueront en faveur de l’identité des inventions.

 

[111]       À la lecture du mémoire descriptif de la demande 340 dans son ensemble, quand on cherche à donner une interprétation téléologique de ce qui y est exposé, on est forcément conduit à la même conclusion que la  majorité de la Chambre des lords dans l’arrêt May & Baker, soit qu’une seule invention est décrite, celle d’une classe de composés ayant en commun la structure de la formule I, utile au traitement de l’hypertension, et que le lisinopril, l’énalapril et l’énalaprilat ne sont que des membres illustratifs de cette classe.

 

[112]       Toutefois, la Cour de l’Échiquier, dans deux décisions du juge Thurlow, toutes les deux confirmées par la Cour suprême du Canada, a conclu autrement au sujet de brevets qui présentaient des divulgations et des revendications d’une ressemblance frappante avec celles de la demande 340. Dans la première de ces décisions, C.H. Boehringer Sohn c. Bell-Craig Ltd. (1962), 39 C.P.R. 201, le juge Thurlow a examiné l’arrêt May & Baker et noté que le brevet considéré ne servait pas seulement d’exemple d’une substance particulière mais revendiquait également la substance elle-même (tout comme dans la demande 340 ici visée) alors qu’il n’y avait aucune revendication analogue dans l’arrêt May & Baker. Il a dit à la page 217 :

[traduction] Le problème que pose une telle interprétation du mémoire descriptif est embarrassant du fait que la divulgation, prise dans son contexte, suggère toujours qu’il n’y a qu’une, et une seule, invention. Mais, sur le plan de l’interprétation du mémoire descriptif, cette idée que suggère le mémoire descriptif doit, à mon avis, s’effacer devant le sens du mémoire descriptif pris dans son ensemble, qui comprend la revendication 8 et indique donc qu’outre l’invention de la classe, la divulgation vise l’invention d’une substance individuelle, la 2-phényl-3-méthylmorpholine.

 

[113]       La Cour suprême du Canada a confirmé le juge Thurlow ((1963), 41 C.P.R. 1) mais sans traiter ce point.

 

[114]       Dans la seconde décision, Hoechst Pharmaceuticals of Canada Ltd. c. Gilbert & Co. (1965) 50 C.P.R. 26, le juge Thurlow examinait encore une fois un brevet semblable qui comportait aussi la revendication d’une substance particulière. Il a conclu à la page 36 :

[traduction] La divulgation ne prétend pas viser une invention de la tolbutamide seule ou de la tolbutamide associée à un ou plusieurs procédés de préparation, mais au contraire prétend viser une classe de sulfonyl-urées dont la tolbutamide est l’un des membres, et elle expose en termes généraux des méthodes de production des urées de la classe en établissant l’utilité des substances de la classe. La tolbutamide est mentionnée à l’occasion comme exemple de la classe, mais ce n’est qu’à la revendication 10 (ou 13 dans le cas du dernier brevet) qu’on trouve une indication que l’invention vise autre chose qu’une classe globale de substances et des méthodes générales de production de ces substances. Sous cet aspect, le mémoire descriptif ressemble à celui qui a été examiné dans la décision C.H. Boehringer Sohn c. Bell Craig Ltd. ([1962]R. de la C. de l’É. 201) et pour les motifs qui y sont donnés aux pages 209 à 215, je suis d’avis que ce mémoire descriptif doit être interprété comme visant à divulguer plusieurs inventions différentes, dont l’une ou plusieurs concernent une classe ou des classes de substances, une autre la substance individuelle connue sous la désignation de tolbutamide et d’autres des substances particulières revendiquées dans les revendications 11 à 19 inclusivement (ou 14 à 21 dans le dernier brevet).

 

[115]       La Cour suprême du Canada, dans cet arrêt, a cette fois fait des observations sur ce point (publiées dans le même volume à compter de la page 54) mais seulement dans l’optique où, étant concédé qu’un seul composé pourrait avoir été l’objet d’un brevet valide, le juge Thurlow avait conclu à l’invalidité du brevet au motif que la classe était trop large. La Cour suprême a confirmé cette décision.

 

[116]       L’avocat d’Apotex a cherché à établir des distinctions entre les brevets examinés par le juge Thurlow et la demande 340 et le brevet 350 en litige en l’espèce. Je conclus qu’il n’existe aucune distinction importante. La présente demande et le présent brevet ainsi que ceux qui ont fait l’objet de l’examen du juge Thurlow et ceux de l’arrêt May & Baker sont identiques, aux fins de l’interprétation en cause ici. Si je devais aborder la question sans les contraintes que m’impose la jurisprudence, je conclurais en fait que la demande 340 vise une seule invention, une classe de composés, dont les composés individuels, tels que le lisinopril, ne sont que des illustrations. Cependant, les décisions Boehringer et Hoechst, précitées, m’obligent à conclure différemment, sur le mince fondement que la demande 340 contenait non seulement des exemples, mais aussi des revendications spécifiques visant les composés individuels que sont l’énalapril, l’énalaprilat et le lisinopril, dont chacun, selon la théorie de cette jurisprudence, constitue une invention différente de celle de la classe. Une juridiction supérieure pourra être persuadée d’une autre position, mais en raison de l’intégrité de la jurisprudence de la Cour, je dois conclure que la demande 340 divulgue des inventions distinctes à l’égard de chaque membre de la classe, le lisinopril, l’énalapril et l’énalaprilat.

 

11. Le recours à la preuve extrinsèque

[117]       L’avocat d’Apotex m’a incité, dans l’examen de la question de l’interprétation de la demande de brevet 340 en particulier, à prendre en considération la preuve extrinsèque, notamment les communications entre les avocats en brevets de Merck aux États-Unis et le Bureau des brevets des États-Unis au cours de l’instruction de la demande de priorité déposée aux États-Unis. Ces communications visaient notamment l’argumentation des avocats de Merck, qui a finalement été accueillie, portant que la demande initiale ne divulguait qu’une seule invention. Apotex m’a également incité à prendre en compte des notes de service internes rédigées par les personnes désignées comme les inventeurs par Merck et certains articles scientifiques publiés dont les auteurs étaient certaines de ces personnes. Des affirmations dans ces mémoires et articles suggéraient que ces personnes considéraient que l’invention était la classe de composés et qu’il n’y avait eu aucune invention distincte à l’égard des membres de la classe, le lisinopril par exemple.

 

[118]       Comme je l’ai déjà conclu, si ce n’était de la jurisprudence canadienne, la demande 340 divulgue à mon avis une seule invention, une classe de composés. Cette opinion concorde avec la preuve qu’Apotex m’a incité à considérer.

 

[119]       Je me suis toutefois refusé à me référer à cette preuve. S’agissant des communications avec le Bureau des brevets des États-Unis, aucun témoignage d’une personne possédant une expertise du droit des brevets et de la pratique de l’instruction des demandes de brevet aux États-Unis n’a été présenté. J’ai des réticences à tirer des conclusions sur une question farcie de points techniques comme celle-là, sans cette aide, ou même à déduire quoi que ce soit de cette correspondance. Les tribunaux, à partir de la décision Lovell Manufacturing Co. c. Beatty Bros. Ltd. (1962), 41 C.P.R. 18, aux pages 38 et 39, jusqu’à l’arrêt Free World, précité, aux paragraphes 62 à 67, ont refusé d’examiner les éléments de preuve extrinsèque, en particulier l’instruction des demandes de brevet à l’étranger, dans l’interprétation d’un brevet canadien. S’il y a des exceptions, l’arrêt Laboratoire Pentagone Ltée. c. Parke Davis & Co., [1968] R.C.S. 307 à la page 312 en fournit un exemple, elles sont rares et il serait préférable de ne pas en faire cas. La raison qui permet de ne pas prendre en compte la preuve extrinsèque est simple : le brevet doit être complet en lui-même, être lu par la personne versée dans l’art de manière à être compris par lui-même. Encourager la recherche et l’utilisation de la preuve extrinsèque, comme l’historique de l’instruction des demandes de brevet au Canada ou à l’étranger et les écrits des inventeurs et les autres éléments semblables, entraîne l’interprétation du brevet dans la sphère d’une recherche et d’une argumentation coûteuses et peut-être interminables. L’interprétation d’un brevet est suffisamment difficile pour ne pas en rajouter.

 

[120]       En outre, s’agissant des écrits des inventeurs, qu’il s’agisse de notes de service internes ou d’articles publiés dans des revues scientifiques ou des publications analogues, le juge Robertson, de la Cour d’appel fédérale, dans l’arrêt Nekoosa Packaging Corp. c. AMCA International Ltd. (1994), 56 C.P.R. (3d) 470, à la page 480, a déclaré sans ambiguïté qu’en règle générale, la preuve extrinsèque n’est pas admissible pour l’interprétation du mémoire descriptif du brevet et que cette règle doit nécessairement s’appliquer au témoignage de l’inventeur sur la juste interprétation du mémoire descriptif. La règle s’applique à plus forte raison dans le cas où la preuve est fondamentalement une preuve par ouï-dire.

 

[121]       Par conséquent, je n’ai pas pris en considération, pour l’interprétation, l’historique des procédures de délivrance aux États-Unis ni les notes de services ou articles des inventeurs.

 

12. L’interprétation des revendications du brevet 350

[122]       Suivant les indications de la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Whirlpool Corp. c. Camco Inc. [2000] 2 R.C.S. 1067, la Cour doit interpréter les revendications en litige. L’interprétation doit s’effectuer sans prise en compte de la validité ou de la contrefaçon. Elle doit s’appliquer à la date de délivrance du brevet, le 16 octobre 1990. Le Cour doit adopter la position de la personne ordinaire versée dans l’art dont relève le brevet et interpréter les revendications dans le contexte de la description figurant dans le brevet dans son ensemble, par conséquent donner une interprétation téléologique des revendications.

 

[123]       Il s’agit des revendications 1, 2 et 5 du brevet 350 qui se présente comme suit :

 

Revendication 1         Un composé de la formule :

 

où :

R et R6             peuvent être identiques ou différents et sont des radicaux hydroxy ou alkoxy inférieur;

R1 est               un alkyl inférieur substitué où le substituant est un phényl ou un halophényl;

R2 et R7            sont des hydrogènes;

R3 est               un alkyl inférieur aminé;

R4 et R5            sont des alkyls inférieurs;

R4 et R5            peuvent être connectés pour former un pont alkylène de 2 à 4 atomes de carbone;

et les sels de ceux-ci acceptables pharmaceutiquement.

 

Revendication 2         N-a-(1(S)-carboxy-3-phénylpropyl)-L-lysyl-L-proline

***

Revendication 5         Une composition pharmaceutique servant à réduire l’hypertension composée d’une quantité efficace d’un composé des revendications 1, 2 ou 4 et d’un excipient pharmaceutiquement acceptable.

 

[124]       L’interprétation de ces revendications, de la façon prescrite par  la Cour d’appel fédérale dans une procédure interlocutoire antérieure dans la présente affaire, Merck & Co. Inc. c. Apotex Inc. (2003), 30 C.P.R. (4th) 40, 2003 CAF 488 au paragraphe 2, n’a jamais été un problème entre les parties. Il a été admis, et la Cour en convient, que la revendication 1 comprend beaucoup de composés, dont le lisinopril. La revendication 2 ne revendique que le composé lisinopril. La revendication 5 revendique une composition pharmaceutique permettant de réduire l’hypertension comprenant une quantité efficace de composés des revendications 1 ou 2, y compris le lisinopril. Ces composés seraient utiles comme inhibiteurs d’enzymes de conversion et comme médicaments antihypertenseurs. Quoiqu’une utilisation de cette sorte ne soit pas particulièrement incluse dans les revendications 1 ou 2, elle est inhérente à ces revendications. La Cour d’appel fédérale a tiré la même conclusion à l’égard du brevet 349 visant l’énalapril (Merck & Co. c. Apotex Inc. (1995), 60 C.P.R. (3d) 356 à la page 373).

 

[125]       Par conséquent, les revendications 1, 2 et 5 pourraient être interprétées comme suit :

1.         Les composés de la formule I où R et R1 à R6 sont sélectionnés parmi les choix donnés. Le lisinopril se trouve parmi ces choix. L’utilité du composé servant à réduire l’hypertension est inhérente à cette revendication.

 

2.         Le lisinopril. Son utilité pour réduire l’hypertension est inhérente.

5.         Une composition pharmaceutique servant à réduire l’hypertension composée d’une quantité efficace d’un composé de la revendication 1, y compris le lisinopril, et d’un excipient acceptable pharmaceutiquement.

 

 

13. La contrefaçon

a) Les aveux touchant la contrefaçon

[126]       L’avocat d’Apotex a fait la déclaration suivante à la Cour le 19 janvier 2006 :

[traduction] Apotex entend reconnaître que ses seuls moyens de défense à l’égard de la contrefaçon des revendications 1, 2 et, dans la mesure où les comprimés ont été fabriqués, de la revendication  5, qui est la revendication visant la formulation, du brevet 350 sont l’invalidité, l’article 56, la licence ainsi que l’usage à des fins expérimentales et réglementaires.

 

Tel est le champ des moyens de défense d’Apotex à l’égard de la contrefaçon.

 

 

[127]       C’est la position que la Cour d’appel fédérale avait notée dans l’audition d’une requête interlocutoire antérieure dans la présente procédure, arrêt publié : (2003) 30 C.P.R. (4th) 40, 2003 CAF 488 au paragraphe 2.

 

[128]       Par conséquent, si l’une des revendications 1, 2 ou 5 est valide, Apotex aura contrefait ces revendications, sous réserve des exceptions soulevées en l’espèce. La revendication 5 visant des formulations médicamenteuses, seuls les comprimés d’Apotex sont attaqués à l’égard de la revendication 5. Tous les produits commerciaux d’Apotex étaient sous forme de comprimés.

 

 

b) Les exceptions à la contrefaçon

[129]       Apotex soutient que si l’on conclut à la validité des revendications du brevet 350, certaines quantités du lisinopril utilisé par Apotex font l’objet d’une exception à la contrefaçon pour diverses raisons :

-         L’article 56 de l’ancienne Loi sur les brevets crée une exception pour les matières acquises avant la délivrance du brevet 350 le 16 octobre 1990.

 

-         La licence obligatoire octroyée à Delmar à l’égard du brevet 350 crée une exception pour certaines quantités du lisinopril fabriqué par Delmar et acquis finalement par Apotex.

 

-         L’article 55.2 de la Loi sur les brevets autorise Apotex à utiliser et à conserver certaines quantités de lisinopril pour la production du dossier d’information aux autorités gouvernementales.

 

-         La common law en matière de brevets autorise, sans qu’il y ait contrefaçon, l’usage par Apotex de certaines quantités de lisinopril à des fins expérimentales.

 

 

 

[130]       S’agissant des quantités utilisées, de la période d’utilisation et des fins pour lesquelles elles ont été utilisées, j’accepte sans réserve les témoignages des membres suivants du personnel d’Apotex : Fahner, Hems, Tao, Lovelock et Barber. S’il devait y avoir restitution des bénéfices, leur témoignage au procès devrait être accepté comme crédible et exact.

 

 

i) L’article 56 – Certains lots sont-ils exemptés?

[131]       Les demanderesses ont convenu que certains lots du lisinopril acquis par Apotex sont exemptés en raison des dispositions de l’article 56 de la Loi sur les brevets, comme l’indique la pièce 1. Demeurent litigieux, à l’égard de l’argument invoquant l’exception, trois lots de lisinopril fabriqués au Canada par Delmar et acquis finalement par Apotex. Ces lots sont identifiés par Delmar sous les numéros P65485, P65510 et P65557.

 

[132]       L’article 56 de l’ancienne Loi sur les brevets prévoit que quiconque, avant la délivrance d’un brevet, en l’espèce le 16 octobre 1990, a acheté, exécuté ou acquis une invention pour laquelle un brevet est délivré, peut utiliser et vendre à d’autres personnes la composition de matières spécifique brevetée ainsi acquise.

 

[133]       Selon le témoignage de M. Dickinson, président de Delmar, deux des lots visés, portant les numéros P65485 et P65510, étaient rendus, en date du 16 octobre 1990, aux dernières étapes de la fabrication. À cette date, aucun n’était un « produit fini », pour reprendre les termes de Delmar. Selon les témoignages de M. Dickinson et de l’expert qui a fait l’examen des dossiers de fabrication de Delmar, M. Bartlett, le lisinopril existait sous forme moléculaire dans chacun de ces lots à la date du 16 octobre 1990. Toutefois, s’agissant du lot P65485, le lisinopril n’avait pas été isolé, libéré des solvants résiduels et débloqué en vue de sa formulation sous forme de médicament avant le 20 octobre 1990. S’agissant du lot P65510, le lisinopril y était encore à une étape antérieure de production. Ce lisinopril n’avait pas encore été isolé sous forme solide et devait encore franchir des étapes de purification, notamment de trituration et de recristallisation, suivies du séchage, avant son déblocage sous forme de produit fini.

 

[134]       Delmar a produit des dossiers volumineux, en français, exposant la fabrication du lisinopril à partir des matières brutes. Il fallait franchir de nombreuses étapes avant de parvenir à ce que les dossiers de Delmar désignaient comme un « produit fini ». Le lisinopril sous forme moléculaire existait quelque part au sein de chaque lot avant le 16 octobre 1990, mais jusqu’à ce que ces molécules aient été suffisamment isolées et purifiées pour que Delmar estime être arrivée à un « produit fini », on ne peut dire que Delmar avait « ach[eté], exécut[é] ou acqui[s] » l’invention au sens de l’article 56. Cela ne s’est produit pour le lot P65485 ou le lot P65510 qu’après la délivrance du brevet.

 

[135]       En ce qui a trait au lot P65557, nous n’avons pas de dossiers. M. Dickinson a dit qu’on n’avait pu les trouver. Sur la seule base de la séquence numérique, ce lot devait vraisemblablement être encore à un stade moins avancé que les autres lots. Il incombait à Apotex d’établir l’exception et elle ne l’a pas fait à l’égard du lot P65557.

 

[136]       Pour l’essentiel, la même question avait été soulevée dans un litige antérieur entre les mêmes parties au sujet de l’énalaprilat fabriqué par Delmar. La Cour d’appel fédérale, dans l’arrêt Merck &  Co. c. Apotex Inc. (1995), 60 C.P.R. (3d) 356, à la page 373, a conclu que le but et l’utilité du composé qu’est l’énalapril sont inhérents à la revendication et au brevet. Elle est arrivée à cette conclusion en déclarant que l’énalapril en vrac fabriqué avant la date de délivrance du brevet pouvait être mis sous forme de comprimés. Cependant, le fait que la matière en vrac à la date de délivrance du brevet doit être sous une forme utilisable susceptible d’être formulée en médicament sous forme de comprimé est également inhérent à la revendication et au brevet. La Cour d’appel fédérale, dans l’arrêt Merck, précité, à la page 375, a dit clairement que l’article 56 ne pouvait s’appliquer qu’à une matière se trouvant dans un état tel qu’elle puisse être considérée par le fabricant comme un produit susceptible d’être expédié à un client. Dans la présente action, les deux lots produits par Delmar contenaient du lisinopril seulement sous forme d’élément non isolé d’une cuve de matières chimiques. Ce lisinopril n’était utilisable à aucune fin à la date critique. On ne peut donc dire que le lisinopril de la cuve, à la date critique, avait été « ach[eté], exécut[é] ou acqui[s] ».

 

[137]       Cette opinion est en concordance avec la position de la majorité dans l’arrêt Lido Industrial Products Ltd. c. Teledyne Industries Inc. (1981), 57 C.P.R. (2nd) 29, de la Cour d’appel fédérale, exprimée par le juge Urie aux pages 54 et 55. Parlant des pommes de douche qui avaient été commandées à un fournisseur mais n’avaient pas encore été livrées à la date pertinente, le juge Urie a déclaré que la caractéristique critique était l’existence effective de l’objet breveté à la date pertinente.

 

[138]       Je conclus donc que le droit prévu à l’article 56 de la Loi sur les brevets ne peut être accordé à aucun des lots P65485, P65510 ou P65557 de Delmar.

 

ii) La licence – La licence de Delmar crée-t-elle une exception à l’égard de certains lots?

[139]       Le 2 mai 1992, Delmar a obtenu du commissaire aux brevets, en vertu des dispositions de la Loi sur les brevets alors en vigueur, une licence obligatoire visant le brevet 350. La Loi sur les brevets a été modifiée, L.C. 1993, ch. 2, mettant fin aux licences obligatoires accordées après le 20 décembre 1991. La disposition pertinente, l’article 12 transitoire, prévoit :

12. Non-validité d’une licence  - (1) Toute licence accordée au titre de l’article 39 de la loi antérieure le 20 décembre 1991 ou après cesse d’être valide à l’expiration du jour précédant la date d’entrée en vigueur et les droits et privilèges acquis au titre de cette licence ou de la loi antérieure relativement à cette licence s’éteignent.

 

(2) Aucune action en contrefaçonIl ne peut être intenté daction en contrefaçon d’un brevet sous le régime de la Loi sur les brevets à légard d’un acte accompli, préalablement à la date dentrée en vigueur, au titre dune licence visée au paragraphe (1) et conformément aux articles 39 à 39.17 de la loi antérieure ou à cette licence.

 

 

 

[140]       La « date d’entrée en vigueur » était le 14 février 1993.

 

[141]       Les conditions d’exploitation de la licence accordée par le commissaire à Delmar étaient les mêmes, semble-t-il, que celles qui ont été examinées par la présente Cour et par la Cour d’appel fédérale dans un litige antérieur entre ces parties, décision publiée : (1994), 59 C.P.R. (3d) 133 et arrêt publié : (1995), 68 C.P.R. (3d) 356, au sujet du brevet 349 de l’énalapril. Les conditions d’exploitation de la licence relative au brevet 350 accordée à Delmar qui font l’objet du litige sont les suivantes :

[traduction] POUR CES MOTIFS, je déclare qu’en vertu des pouvoirs qui me sont conférés par la Loi sur les brevets modifiée, en particulier par l’article 4 et le paragraphe 39(4), j’accorde au demandeur une licence non exclusive à l’égard du brevet numéro 1,275,350, pour la durée du brevet jusqu’à son expiration, l’autorisant à accomplir les actes précisés dans la demande à l’égard du médicament dont la désignation chimique ou correcte est le lisinopril, notamment :

 

1)  à l’égard de tout brevet désigné ci-dessus visant une invention qui n’est pas un procédé,

 

a)    en vertu du brevet numéro 1,275,350, d’exécuter l’invention liée au médicament;

 

b)    en vertu du brevet  numéro 1, 275,350, d’exécuter l’invention liée à la préparation ou à la production du médicament;

 

c)    en vertu du brevet  numéro 1,275,350, d’exploiter l’invention liée au médicament;

 

d)    en vertu du brevet numéro 1,275,350, d’exploiter l’invention liée à la préparation ou à la production du médicament;

 

e)    en vertu du brevet  numéro 1,275,350, de vendre l’invention liée au médicament;

 

f)    en vertu du brevet  numéro 1,275,350, de vendre l’invention liée à la préparation ou à la production du médicament;

 

la vente de ces objets n’étant pas limitée au Canada, selon les conditions suivantes.

 

 

 

[142]       Le commissaire a traité de manière particulière une crainte soulevée par la brevetée Merck, à savoir que la demanderesse Delmar n’aie pas la capacité de produire des comprimés issus d’une formulation. Dans sa décision d’accorder la licence, il a dit :

[traduction] La brevetée a déclaré que depuis que la demanderesse a exprimé son intention de préparer ou de faire préparer des formes posologiques finales du médicament destinées à la vente au Canada sans indiquer qu’elle dispose des aménagements nécessaires pour le faire, la seule façon pour le commissaire de vérifier la véracité de ces déclarations est d’accorder une licence selon laquelle le fabricant du vrac n’est pas autorisé à le vendre à l’extérieur du Canada avant d’avoir établi qu’il satisfait à la politique de base  fondamentale qui sous-tend le paragraphe 39(4) de la Loi d’assurer une concurrence efficace au Canada en vendant le médicament au pays; toutefois, je ne suis pas disposé à limiter ainsi la licence étant donné que ni la Loi ni le Règlement ne prévoient que la demanderesse doit posséder tous les aménagements lui permettant de réaliser toutes les opérations qu’elle a demandé d’exécuter au moment où elle présente sa demande ou même au moment de la délivrance de la licence.

 

 

 

[143]       Selon les témoignages de M. Dickinson et de M. Sherman, Delmar a produit certains lots de lisinopril entre le 12 mai 1992, date d’octroi de la licence, et la « date d’entrée en vigueur » du 14 février 1993. Certains de ces lots ont été vendus à une société panaméenne, Apothecary International Inc. Les dossiers indiquent que le transfert de propriété a eu lieu avant le 14 février 1993. Aucun élément de preuve en sens contraire n’a été produit et rien dans le témoignage ou le comportement des témoins ne m’incite à conclure autrement.

 

[144]       Toutefois, le lisinopril en barils est resté dans un entrepôt sous la garde de Delmar dans la région de Montréal. Finalement, longtemps après le 14 février 1993, le titre de propriété relatif à ces barils est passé, semble-t-il, d’Apothecary à Apotex, et Delmar a expédié les barils dans des locaux sous le contrôle d’Apotex dans la région de Toronto. Apotex a utilisé ce lisinopril pour la formulation de comprimés.

 

[145]       Par conséquent, Delmar a fabriqué du lisinopril au cours de la durée de la licence et, au cours de cette période, la propriété, mais non la possession, a été transférée à un tiers. Apotex a finalement acquis la propriété et est entrée en possession de ce lisinopril longtemps après l’expiration de la licence. Apotex peut-elle se prévaloir du droit que lui conférerait la licence de Delmar?

 

[146]       Les décisions antérieures de la présente Cour et les arrêts antérieurs de la Cour d’appel fédérale qui concernent une licence très semblable de Delmar pour de l’énalapril créent une certaine confusion. En effet, cette jurisprudence confond la prise en considération de la licence et la prise en compte de l’article 56, qui semble non pertinent à l’égard de la question de la licence. Je renvoie particulièrement à la décision de la Cour aux pages 164 et 165, publiée : (1994), 59 C.P.R. (3d) 133 et à l’arrêt de la Cour d’appel à la page 376, publié : (1995), 60 C.P.R. (3d) 356. La Cour d’appel fédérale a dit à la page 376 :

Le juge de première instance a statué qu’Apotex n’a commis aucune contrefaçon en produisant la forme posologique définitive du produit en vrac qui lui avait été expédié en consignation seulement pendant la période de validité de la licence de Delmar. Les intimées n’ont interjeté aucun appel incident sur ce point [...]

Encore une fois, je suis d’accord avec le juge de première instance même si je préférerais appuyer ma conclusion sur l’extinction des droits de Delmar et, par conséquent, des droits que pourrait posséder l’appelante, plutôt que sur l’article 56 dont je ne suis pas du tout certain qu’il s’applique sur ce point.

 

 

[147]       Ultérieurement, la Cour suprême du Canada, dans une affaire touchant des parties différentes, a examiné l’effet d’une licence obligatoire venue à expiration. Dans l’arrêt Eli Lilly and Co. c. Novopharm Ltd. (1998), 80 C.P.R. (3d) 321, elle a envisagé le cas d’une partie qui avait acheté un produit qui, au moment de sa fabrication, avait été produit dans le cadre d’une licence obligatoire. S’exprimant au nom de la Cour, le juge Iacobucci a conclu, aux paragraphes 99 à 101, qu’en l’absence de conditions expresses en sens contraire, l’acheteur d’un tel produit sous licence est libre d’en disposer à son gré sans craindre de contrefaire le brevet visé.

 

[148]       La Cour d’appel fédérale a par la suite examiné l’arrêt Eli Lilly ainsi que son propre arrêt, Apotex Inc. c. Merck & Co. (2002), 19 C.P.R. (4th) 163, dans un appel interjeté à l’encontre d’une requête en jugement sommaire où le juge de première instance avait accueilli une demande de Merck de radier l’action d’Apotex qui cherchait à obtenir l’autorisation de vendre de l’énalapril fabriqué par Delmar pendant la durée de sa licence obligatoire et ensuite acquis par Apotex. Le juge de première instance a rejeté la demande sur le fondement des procès antérieurs entre les parties. La Cour d’appel fédérale a confirmé la décision du juge de première instance. Elle a conclu que l’arrêt Eli Lilly ne représentait pas un changement du droit et qu’Apotex aurait pu soulever toute question de cette nature dans les procès antérieurs relatifs au même brevet. La même décision a été rendue à propos d’un autre argument d’Apotex fondé sur l’interprétation de l’article 12 de la Loi modifiant la Loi sur les brevets, qui traitait de la suppression des licences obligatoires.

 

[149]       N’était de l’arrêt Apotex Inc. c. Merck & Co. (2002), 19 C.P.R. (4th) 163, précité, de la Cour d’appel fédérale, j’aurais conclu qu’Apotex peut à juste titre soutenir que l’octroi d’une licence par le commissaire comporte le droit de fabriquer et de vendre l’invention (le lisinopril) pour la préparation ou la production du médicament (voir les alinéas 1b) et f) de la licence). Il n’y a aucune condition restrictive exigeant que la personne qui prépare ou produit le médicament soit Delmar, un mandataire de Delmar ou encore une personne ayant passé un contrat avec Delmar. Delmar peut vendre le lisinopril à d’autres personnes en vue de la préparation ou de la production du médicament. C’est ce qui s’est passé en l’espèce. Delmar a fabriqué du lisinopril pendant la durée de la licence et l’a vendu à un tiers pendant la durée de la licence. Le tiers a plus tard vendu le lisinopril à Apotex, qui a préparé ou produit un médicament. Delmar a versé une redevance à Merck pour ce privilège et Merck a gardé l’argent. J’aurais conclu que les marchandises étaient sous licence et que la licence suit les marchandises.

 

[150]       Comme la Cour d’appel fédérale, dans l’arrêt Apotex Inc. c. Merck & Co. (2002) 19 C.P.R. (4th) 163, précité, mettant en cause les mêmes parties, Apotex et Merck, à l’égard d’une licence obligatoire identique dans ses conditions à la licence visée en l’espèce, portant sur un brevet issu de la même demande initiale (la demande 340) que le brevet 350 visé en l’espèce, a décidé qu’Apotex n’avait pas le droit d’intenter un nouveau procès sur la question de la licence, je suis forcé de me prononcer de la même manière. Apotex ne peut pas, maintenant, invoquer la licence obligatoire visant le brevet 350 comme moyen de défense à la contrefaçon.

 

[151]       Si une juridiction supérieure souhaite reprendre la question à la base, je suis d’avis que la licence, même expirée, conserve sa validité à l’égard des marchandises fabriquées avant son expiration. Comme le dit l’arrêt Eli Lilly, précité, cela fournit un moyen de défense valable contre la contrefaçon. L’argument de l’« expiration » doit être examiné, selon moi, à la lumière du paragraphe 12(2) des dispositions transitoires de la Loi de 1992 modifiant la Loi sur les brevets, L.C. 1993, ch. 2, qui prévoit qu’il ne peut être intenté aucune action en contrefaçon à l’égard d’un acte accompli avant la date d’entrée en vigueur. Le produit fabriqué sous licence avant cette date a été fabriqué licitement, il pouvait être vendu licitement à une autre personne et exploité licitement par une autre personne après cette date.

 

[152]       Toutefois, je dois conclure qu’Apotex ne peut se prévaloir du privilège de la licence de Delmar à l’égard du lisinopril fabriqué sous licence par Delmar et acquis finalement par Apotex.

 

(iii) Le paragraphe 55.2(1) – Certains lots font-ils l’objet d’une exception?

[153]       Le paragraphe 55.2(1) de la Loi sur les brevets prévoit qu’il n’y a pas contrefaçon de brevet lorsqu’une personne, comme Apotex, fabrique, construit, utilise ou vend l’invention brevetée dans la seule mesure nécessaire à la préparation et à la production du dossier d’information qu’oblige à fournir une loi fédérale, provinciale ou étrangère réglementant la fabrication, la construction, l’utilisation ou la vente d’un produit. Cette exception est claire et non équivoque.

 

[154]       Ces dispositions s’inspirent de dispositions similaires figurant dans le United States Drug Pure Competition and Patent Term Restoration Act de 1994, voir 202, 98 Stat. 1585 modifié 35 U.S.C. voir 271(e)(1). La loi des États-Unis est plus restrictive dans la mesure où elle ne parle que des conditions exigées aux termes du droit des États-Unis et où elle se limite aux médicaments. La Cour suprême des États-Unis a interprété ces dispositions dans l’arrêt Merck KG c. Integra Lifesciences Ltd. 545 US 1 (2005). Exprimant l’opinion de la Cour, le juge Scalia a dit à la page 8 :

[traduction] Bien que les contours de cette disposition ne soient pas parfaitement précis, le texte de loi est clair sur la grande latitude accordée à l’utilisation des médicaments brevetés dans les activités reliées au processus réglementaire fédéral.

 

Tout d’abord, nous estimons que le texte de loi prévoit sans ambiguïté que l’exception à la contrefaçon prévue au sous-alinéa 271(e)(1) embrasse toutes les utilisations des inventions brevetées raisonnablement reliées à la préparation et à la production du dossier d’information exigé par le FDCA.

 

 

[155]       À la page 12, le juge Scalia a déclaré clairement que l’exception s’appliquait non seulement à la recherche qui aboutit finalement à la FDA, mais aussi à la recherche et à l’expérimentation qui n’arrivent pas à destination. Il a conclu à la page 13 :

[traduction] Le Congrès n’a pas limité l’exception prévue au sous-alinéa 271(e)(1) à la préparation du dossier d’information qui doit faire partie de la demande présentée à la FDA; il n’a pas non plus créé une exception s’appliquant exclusivement à la recherche reliée au dépôt d’une présentation abrégée de drogue nouvelle (PADN) pour l’approbation d’un médicament générique. Il a plutôt placé sous l’exception à la contrefaçon toutes les utilisations de composés brevetés « raisonnablement reliées » au processus de préparation et de production du dossier d’information qu’oblige à fournir toute loi fédérale réglementant la fabrication, l’utilisation ou la distribution des médicaments.

 

[156]       Le témoignage des employés d’Apotex indique clairement qu’Apotex a préparé et utilisé le lisinopril et les matières incorporant du lisinopril en vue d’obtenir l’autorisation nécessaire à la vente au Canada et aux États-Unis de médicaments contenant du lisinopril. Il se peut que ce lisinopril et ces matières n’aient pas en totalité été intégrés aux demandes d’autorisation, mais ils visaient tous d’une façon ou de l’autre cette fin. Ces usages et ces matières font l’objet d’une exception à la contrefaçon prévue à l’alinéa 55.2b).

 

[157]       En outre, d’autres matières ont été prises d’office par Apotex pour servir d’échantillons de la matière brute qui entre dans la fabrication du produit, et des produits finis. Ces échantillons sont stockés au cas où ils seraient demandés ultérieurement comme pièces de référence conformément aux dispositions de la réglementation. Ces échantillons n’entrent jamais dans le circuit commercial et sont finalement détruits.

 

[158]       Les fabricants de médicaments sont tenus par les autorités réglementaires fédérales du Canada et des États-Unis de conserver régulièrement des échantillons. Les dispositions pertinentes relèvent du Règlement sur les aliments et drogues, C.R.C. ch. 870 au Canada et du Food Drug and Cosmetic Act 21 U.S.C. aux États-Unis. Apotex a pris et conservé des échantillons par souci de se conformer à ces dispositions. Je conclus que le paragraphe 55.2(1) est suffisamment large pour mettre à l’abri de la contrefaçon la prise d’échantillons exigée par cette réglementation et pour la présentation du dossier d’information aux autorités gouvernementales visées en temps et lieu. J’ajoute que comme ces matières ne sont jamais vendues et sont finalement détruites, on voit mal quel préjudice ont subi les demanderesses.

 

(iv) La common law – La common law prévoit-elle des exceptions et, le cas échéant, que visent-elles?

[159]       La Cour suprême du Canada, dans l’arrêt Smith Kline & French Inter-American Corp. c. Micro Chemicals Ltd., [1972] R.C.S. 506, a traité de la question des exceptions en common law en matière de contrefaçon de brevet. Elle a conclu qu’il en existait certaines. Cet arrêt a été suivi par la Cour dans la décision Cochlear Corp. c. Cosem Neurostim Ltée (1995), 64 C.P.R. (3d) 10, à la page 44.

 

[160]       Dans l’arrêt Micro Chemicals, précité, aux pages 518 à 520, la Cour suprême a confirmé l’arrêt de la Cour d’appel d’Angleterre, Frearson c. Loe (1878), 9 Ch. D. 48, qui affirme l’existence d’une doctrine de [traduction] « traitement équitable » en matière de contrefaçon de brevet :

[traduction] Les droits de brevet n’ont jamais eu pour but d’empêcher ceux qui ont un esprit inventif d’exercer leurs talents de façon juste. Mais si on n’utilise ni ne vend l’invention en vue d’en tirer un profit, la seule fabrication à des fins expérimentales, et non pas à des fins frauduleuses, ne devrait pas être tenue pour une violation et, en tous les cas, ne peut sûrement pas faire l’objet d’une injonction.

 

[161]       Dans l’arrêt Micro Chemicals, la Cour suprême a conclu à l’importance du fait que le juge de première instance avait conclu que de petites quantités du composé breveté avaient été produites, mises en bouteilles, conservées par Micro, qu’elles n’étaient jamais entrées dans le commerce, que le breveté n’avait subi aucun préjudice et que Micro n’en avait tiré aucun bénéfice. Les juges ont conclu que le juge de première instance avait eu tort en décidant que cette activité constituait de la contrefaçon. Ils ont conclu que l’usager à titre expérimental, non titulaire d’une licence, qui mène des expériences de bonne foi sur un article breveté ne commet pas de contrefaçon. L’utilisation d’un produit, dans un but non lucratif, pour établir qu’une personne pourrait fabriquer un produit conformément au brevet, n’était pas un acte de contrefaçon.

 

[162]       En l’espèce, la preuve établit que l’utilisation faite du lisinopril doit être envisagée comme un cas de [traduction] « traitement équitable ». Tel est l’usage du lisinopril dans la recherche et le développement courants des formulations nouvelles et des techniques nouvelles de fabrication des comprimés et dans les activités analogues.

 

[163]       S’agissant de ces matières utilisées pour la recherche et le développement, je conclus qu’elles sont nettement visées par l’exception au titre du [traduction] « traitement équitable » prévue par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Micro Chemicals.

 

(v) La cession au domaine public

[164]       La Loi sur les brevets et les Règles sur les brevets ne comportent aucune disposition concernant la cession au domaine public d’un brevet ou de revendications. Il existe toutefois une disposition de renonciation à tout ou partie d’un brevet, pratique que prévoit l’article 48 de la Loi sur les brevets, qui exige du breveté qu’il justifie sa renonciation par une erreur, un accident ou par l’inadvertance. Qu’en est-il s’il n’y a aucune erreur, aucun accident ou aucune inadvertance, mais que le breveté ne souhaite plus posséder le monopole que lui confère un brevet ou certaines de ses revendications?

 

[165]       Le brevet est un monopole et chaque revendication, une définition distincte de ce monopole, qui se constitue seulement dans le cas où une personne demande le monopole. La délivrance d’un brevet est le fait du gouvernement fédéral, mais exclusivement en réponse à une demande de monopole. Lorsque le demandeur a obtenu l’octroi du brevet, il est libre soit d’exploiter ce monopole par l’exploitation de l’invention ou la concession d’une licence, soit de ne pas le faire. Fermer les yeux sur la contrefaçon potentielle par d’autres personnes de ce monopole peut donner lieu à des moyens de défense tels que le manque de diligence, l’acquiescement ou des moyens de défense analogues si, à une date ultérieure, le breveté souhaite faire respecter son droit au monopole. Un monopole non exploité peut aussi ouvrir droit à des licences obligatoires visant l’exploitation de l’invention.

 

[166]       Dans le cas où le breveté souhaite ne pas tenir compte de son monopole et souhaite aussi en informer le public, il a parfaitement droit de le faire par la voie d’un avis public. De la même manière qu’un breveté peut définir un monopole par la rédaction appropriée de revendications, il peut communiquer au public, par un texte rédigé en conséquence, ce dont il ne veut pas tenir compte ou ce dont il ne veut plus se prévaloir.

 

[167]       En l’espèce, la cession de certaines revendications du brevet 1,276,559 visant des usages particuliers du lisinopril a été rédigée spécifiquement de manière à préciser qu’elle s’opérait sans préjudice des droits du breveté exposés dans d’autres revendications du même brevet ou dans tout autre brevet ou demande de brevet. La formulation est claire : si le monopole défini dans les revendications cédées chevauche le monopole défini dans d’autres revendications du brevet ou dans tout autre brevet ou demande de brevet, tous les droits qui subsistent à l’égard des autres revendications ne sont pas visés par la cession. Cette forme d’avis relève de la volonté même du breveté et elle est d’une grande clarté : les droits afférents aux revendications non visées par la cession sont exclus de celle-ci.

 

[168]       La présente Cour était saisie d’une formulation pratiquement identique dans la décision G.D. Searle & Co. c. Merck & Co. (2002), 20 C.P.R. (4th) 103. Dans le contexte différent d’un jugement sommaire, la Cour est parvenue à la même conclusion aux paragraphes 95 à 98, soit que les revendications non visées par la cession conservent leur validité.

 

[169]       Je conclus donc que la cession de certaines revendications du brevet 559 n’altère pas la force exécutoire ou la validité des revendications 1, 2 et 5 du brevet 350. Même si les revendications du brevet 559 sont invalides, cela n’invalide pas les revendications du brevet 350 antérieur, pas plus que la cession des revendications du brevet 559 n’affecte le brevet 350 ou n’en autorise la contrefaçon.

 

c) La prescription applicable aux exceptions

[170]       J’ai conclu que le paragraphe 55.2(l) de la Loi sur les brevets et la common law en matière de [traduction] « traitement équitable » prévoient des exceptions à l’égard de certains actes d’Apotex qui, autrement, contreferaient les revendications visées. Il incombe à Apotex d’invoquer ces exceptions et de les établir par des éléments de preuve. Apotex dit que les demanderesses étaient parfaitement au courant, depuis des années avant le procès, qu’Apotex entendait se prévaloir de ces exceptions, mais elle ne les a pas invoquées dans son argumentation jusqu’au moment de la modification de sa défense et demande reconventionnelle, le 26 janvier 2006. Apotex avait modifié ses actes de procédures à plus d’une reprise, sans jamais soulever ces questions.

 

[171]       Il ne suffit pas de faire allusion au fait qu’on invoquera les exceptions ou de le laisser entendre, il faut plaider l’exception. La partie adverse a le droit d’être informée en bonne et due forme des prétentions formulées contre elle.

 

[172]       La Loi sur les brevets contient maintenant des dispositions précises sur la prescription. L’article 55.01 prévoit que tout recours visant un acte de contrefaçon se prescrit à compter de six ans de la commission de celui-ci. L’article 39 de la Loi sur la Cour fédérale L.R.C. 1985, prévoit que, sauf disposition contraire, les règles de droit d’une province en matière de prescription s’appliquent si le fait générateur est survenu dans cette province seulement; autrement, le délai de prescription est de six ans. L’établissement de production de comprimés d’Apotex est situé en Ontario, mais Apotex a obtenu des matières du Québec et de l’étranger, elle vend au Canada et exporte son produit. Il y a plus d’une province qui est concernée. Le délai de prescription de six ans est approprié.

 

[173]       Morton, dans son ouvrage Limitation of Civil Actions (1988 Carswell, Toronto), traite de la prescription dans les poursuites en contrefaçon. Après avoir cité le juge Collier, de la Cour fédérale, dans la décision Sandvik A/B c. Windsor Machine Co. Ltd. (1986), 8 C.P.R. (3d) 433 aux pages 442 et 443, il dit simplement qu’à moins d’avoir été plaidé spécifiquement, le moyen de défense fondé sur la prescription n’est d’aucune utilité. Je souscris à cette position.

 

[174]       Par conséquent, s’agissant des exceptions jugées applicables en l’espèce, elles ne vaudront que pour les actes survenus le 26 janvier 2000 ou ultérieurement, c’est-à-dire six ans avant la modification des actes de procédure d’Apotex visant à invoquer ces exceptions en défense.

 

14. La validité

a) L’effet de la présomption de validité

[175]       Les demanderesses s’appuient sur l’article 45 de la Loi sur les brevets, qui prévoit que le brevet, sauf preuve contraire, est présumé être valide.

 

[176]       L’effet de cette disposition a été expliqué, entre autres, par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Tye-Sil Corp. Ltd. c. Diversified Products Corp. et al (1991), 35 C.P.R. (3d) 350, aux pages 357 à 359 : le brevet, sans autre élément de preuve, jouit d’une présomption de validité. Si l’on produit au procès des éléments de preuve établissant l’invalidité, la Cour doit les apprécier selon la prépondérance de la preuve et tirer une conclusion sur la validité. Sauf s’il est déclaré invalide, le brevet 350 a une durée de dix-sept ans à compter de la date de sa délivrance, sa validité courant jusqu’au 16 octobre 2007.

 

[177]       Dans la présente action, Apotex attaque la validité du brevet 350 et de chacune des revendications 1, 2 et 5 prise individuellement pour divers motifs, notamment le retard, le double brevet et le caractère inapproprié de la demande complémentaire. Dans un procès antérieur devant la Cour, sous le numéro de dossier T-2408-91, et en appel devant la Cour d’appel fédérale, sous le numéro de dossier A-724-94, il a été statué que les revendications du brevet 349 portant sur l’énalapril sont valides et ont été contrefaites par Apotex. Dans la présente action et dans le procès antérieur, les parties ou les personnes ayant des intérêts connexes sont essentiellement les mêmes. L’ajout des demanderesses Astra dans la présente action en qualité de licenciées à l’égard du brevet 350 n’est pas pertinent.

 

[178]       Les éléments de preuve et les observations des parties doivent être examinés et appréciés dans ce contexte.

 

b) L’irrecevabilité

(i) Les litiges antérieurs – Apotex est-elle empêchée par irrecevabilité ou autrement de contester la validité du brevet 350 en raison des litiges antérieurs, soit les dossiers T-2408-91 et A-724-94?

[179]       Le brevet  349 et le brevet 350 délivrés le même jour ont chacun été séparés par division de la même demande 340 initiale. Le brevet 349 vise fondamentalement l’énalapril, le brevet 350, le lisinopril.

 

[180]       La Cour suprême du Canada a donné une orientation claire sur le traitement des procès ultérieurs qui mettent en cause essentiellement les mêmes parties et essentiellement les mêmes sujets sur des questions qui ont été soulevées, ou auraient pu l’être, dans le procès antérieur. Dans l’arrêt Danyluk c. Ainsworth Technologies Inc. [2001] 2 R.C.S. 460, le juge Binnie a déclaré au paragraphe 18 :

Le droit tend à juste titre à assurer le caractère définitif des instances. Pour favoriser la réalisation de cet objectif, le droit exige des parties qu’elles mettent tout en œuvre pour établir la véracité de leurs allégations dès la première occasion qui leur est donnée de le faire. Autrement dit, un plaideur n’a droit qu’à une seule tentative […]

 

 

[181]       Dans l’arrêt Maynard c. Maynard, [1951] R.C.S. 346, la Cour suprême du Canada a cité en l’approuvant, aux pages 358 et 359, un extrait de la décision Green c. Weatherill, [1929] 2 Ch. 213 :

[traduction] La défense de l’autorité de la chose jugée n’est pas une doctrine technique, mais une doctrine fondamentale qui repose sur l’idée que les procès doivent avoir une fin : voir In re May [28 Ch. D. 516, 518.]; Badar Bee c. Habib Merican Noordin [[1909] A.C. 615.]. Dans ce dernier arrêt, on peut faire observer que le lord Macnaghten, en rendant sa décision, cite le Digest et renvoie à la maxime « L’exception de chose jugée est soulevée toutes les fois que la même question surgit entre les mêmes personnes. » Dans l’arrêt de principe Henderson c. Henderson [3 Hare, 100, 114.], le vice-chancelier Wigram présente l’énoncé du droit suivant : [traduction] « J’estime exposer correctement la règle suivie par la Cour en disant que, dans le cas où un sujet donné devient l’objet d’un procès et d’une décision d’un tribunal compétent, la Cour exige des parties qu’elles soumettent toute leur cause et, sauf dans des circonstances spéciales, elle n’autorisera pas ces parties à rouvrir le débat sur un point qui aurait pu être soulevé lors du litige, mais qui ne l’a pas été parce qu’elle ont, par négligence, inadvertance ou même par  accident, omis de présenter une partie de leur argumentation. La défense de l’autorité de la chose jugée s’applique, sauf dans des circonstances spéciales, non seulement à des points sur lesquels les parties ont effectivement demandé à la Cour de se former une opinion et de se prononcer, mais aussi à tout point tombant à juste titre dans la portée du litige et que les parties, faisant preuve de diligence raisonnable, auraient pu soumettre antérieurement. » Cet extrait a récemment reçu l’approbation du Conseil privé dans l’arrêt Hoystead c. Commissioner of Taxation [[1926] A.C. 155 170.].

 

 

[182]       Dans la décision AB Hassle c. Apotex Inc. (2005), 38 C.P.R. (4th) 216, la juge Layden-Stevenson, de la présente Cour, a effectué une excellente revue du droit sur la question du caractère définitif des instances. Ses conclusions ont reçu l’approbation de la Cour d’appel fédérale, 2006 CAF 51, [2006] A.C.F. n° 203 au paragraphe 26. La juge Layden-Stevenson a dit que, dans l’exercice du pouvoir discrétionnaire, lorsque l’instance précédente n’a été entachée d’aucune fraude ou malhonnêteté et qu’aucun élément de preuve nouveau qui n’avait pu être présenté auparavant jette de façon probante un doute sur le résultat initial, il faut respecter l’objectif du caractère définitif des instances.

 

[183]       Apotex a cherché à distinguer des formes différentes d’irrecevabilité fondée sur des procès antérieurs, faisant valoir les limites de chacune, de manière à tenter d’échapper à toutes. Il ne sert à rien d’essayer de cibler le fondement sur lequel s’appuie l’interdiction de rouvrir un nouveau procès. Le point crucial, comme le dit le juge Binnie, est l’interdiction de la seconde tentative dans les cas appropriés.

 

[184]       L’arrêt prononcé par la Cour d’appel fédérale dans une procédure entre les mêmes parties où Apotex cherchait un nouveau procès sur le brevet relatif à l’énalapril, Apotex Inc. c. Merck & Co. (2002), 19 C.P.R. (4th) 163, énonce clairement, aux paragraphes 29 et 30, que le règlement final des litiges est la préoccupation de principe fondamentale. Ce n’est que dans des « circonstances particulières » qu’une partie est autorisée, par le pouvoir discrétionnaire de la Cour, à intenter une nouvelle poursuite.

 

[185]       Il ressort clairement de l’examen de cette jurisprudence que, dans les cas où les parties au litige, l’objet du litige et les questions en litige sont les mêmes, on ne peut rouvrir de procès. De plus, quand il s’agit d’une question que l’une des parties n’a pas soulevée, mais aurait pu soulever au moment du procès antérieur, la Cour n’autorise pas à intenter un procès sur la question nouvelle, sauf circonstances particulières. Y a-t-il en l’espèce des « circonstances particulières »? Le seul fait qu’il s’agisse de brevets « différents » visant ce que j’ai conclu être des « inventions différentes » établit-il une différence?

 

[186]       Les attaques visant la validité fondée sur le double brevet et le brevet complémentaire incorrect n’ont pas été soulevées, semble-t-il, dans la procédure antérieure ou, si elles l’ont été à un moment donné, elles n’ont pas fait l’objet d’une décision judiciaire. Rien n’indique qu’Apotex n’avait pas le droit ou la capacité de soulever ces points dans les procès précédents. Il n’est pas clair si le retard a été soulevé ou ne l’a pas été au procès; vraisemblablement, il ne l’a pas été, mais cela n’importe pas, ou il a été soulevé ou il aurait pu l’être.

 

[187]       Dans la mesure où j’ai conclu que l’énalapril (349) est différent sur le plan du brevet du lisinopril (350), l’objet de la présente action diffère de celui de l’action antérieure. Cependant, des questions identiques relatives au retard, au double brevet et au brevet complémentaire incorrect auraient pu être soulevées lors du procès antérieur, car le brevet 349 provient du même brevet 340 initial et a été délivré le même jour que le brevet 350. Ces mêmes questions, relatives au double brevet, au brevet complémentaire incorrect et au retard, auraient pu être soulevées dans le procès visant le brevet 349, bien qu’apparemment elles ne l’ont pas été.

 

[188]       Je présenterai une analogie. Une personne est propriétaire d’un vaste terrain, dont certaines parties sont séparées par subdivision tout en restant la propriété de la même personne. Une autre personne, allègue-t-on, commet une violation du droit de propriété sur l’un des petits lots et le propriétaire intente une action, qui est contestée. La personne, devenue la défenderesse, soutient qu’il n’y a pas eu violation du droit de propriété et soulève certaines questions sur la validité du titre et de la propriété. La défenderesse échoue. Une deuxième action est intentée par la première personne qui allègue que la même personne (la défenderesse) a violé la propriété sur un second lot provenant de la subdivision du grand terrain. Cette personne, devenue encore une fois défenderesse, souhaite maintenant soulever de nouveaux moyens de défense tels qu’une division incorrecte du terrain. Peut-elle le faire? Absolument pas. Si les deux lots séparés par subdivision sont des propriétés distinctes, les parties sont les mêmes, le terrain « initial » est le même et les questions qu’on cherche maintenant à soulever s’appliquent également aux deux lots. La Cour a comme préoccupation de principe fondamentale le règlement final des litiges.

 

[189]       Par conséquent, je conclus qu’Apotex est irrecevable à attaquer la validité du brevet 350 dans la présente action en invoquant le retard, le brevet complémentaire incorrect ou le double brevet. Néanmoins, je traiterai ces arguments au cas où je ferais erreur sur l’irrecevabilité.

 

(ii) La licence de Delmar – Apotex est-elle empêchée par irrecevabilité ou autrement de contester la validité en raison du fait qu’elle se réclame de la licence de Delmar?

[190]       Nonobstant mes conclusions sur l’irrecevabilité, je traiterai la question de l’irrecevabilité issue de la licence de Delmar. Apotex prétend que certaines quantités du lisinopril qu’elle a acquis directement ou indirectement de Delmar font l’objet d’une licence obligatoire accordée à Delmar par le commissaire aux brevets. Cette licence ne comporte aucune condition expresse en matière de validité du brevet.

 

[191]       La Division générale de la Cour de l’Ontario, dans la décision Apotex c. Tanabe Seiyaku & Nordic (1994), 59 C.P.R. (3d) 38, a abordé le cas du titulaire d’une licence obligatoire à l’égard d’un brevet accordé par le commissaire aux brevets qui contestait la validité du brevet dans une action en contrefaçon. À la page 49, le juge Campbell a clairement dit que l’irrecevabilité sur laquelle peut s’appuyer le breveté n’allait pas au-delà des activités alléguées entrant dans la portée de la licence et que toute activité hors de cette portée autoriserait la partie titulaire de la licence de contester la validité du brevet. Cette décision a été suivie par la même Cour dans la décision Bayer A/G c. Apotex Inc. (1995), 60 C.P.R. (3d) 58, aux pages 72 à 75, confirmée par 82 C.P.R. (3d) 526 (C.A. Ont.).

 

[192]       En l’espèce, Apotex allègue que deux lots du lisinopril fabriqué par Delmar en vertu d’une licence obligatoire peuvent être utilisés par Apotex sans contrefaçon du brevet. Dans la mesure où l’argument s’applique à ces deux lots, Apotex ne peut contester la validité du brevet. Toutefois, comme j’ai conclu qu’Apotex est irrecevable à soulever la question de la licence de Delmar dans la présente action, Apotex ne peut pas, au seul motif de l’irrecevabilité relative à la licence, être empêchée de contester la validité du brevet. Comme je l’ai déjà expliqué, l’irrecevabilité opposée à Apotex repose sur d’autres raisons.

 

c) La procédure de demande complémentaire

[193]       Le paragraphe 36(1) de l’ancienne Loi sur les brevets prévoit que le brevet ne peut être accordé que pour une seule invention, mais qu’il ne peut être tenu pour invalide du seul fait qu’il a été accordé pour plus d’une invention. Le paragraphe 36(2) prévoit que le commissaire divise les demandes dans le cas où plus d’une invention est identifiée. Il autorise le demandeur, sans l’exiger, à procéder de la même manière. Le paragraphe 36(4) prévoit que des taxes distinctes sont acquittées et qu’une demande distincte doit être présentée, mais que la date de dépôt de la demande complémentaire est celle de la demande originale.

 

[194]       Apotex soulève deux arguments à propos de la demande complémentaire incorrecte reliée au brevet 350. Le premier est que la demande 340 initiale ne décrivait pas et ne revendiquait pas plus d’une invention, mais décrivait une seule invention, la classe, dont le lisinopril n’était qu’un exemple. J’ai déjà conclu, en conformité avec la jurisprudence de la présente Cour, qu’il y avait plusieurs inventions et non pas une seule. Par conséquent, l’argument n’est pas accueilli.

 

[195]       Selon le second argument, la demande qui a mené au brevet 350 ne pouvait pas, à la date de dépôt du 1er août 1989, être une demande complémentaire correcte pour le lisinopril, du fait qu’une demande antérieure, la demande 518,336, était en instance au Bureau des brevets à cette date et que celle-ci avait déjà pour objet, entre autres, le lisinopril. Cette demande antérieure est celle dans laquelle, semble-t-il, quelques jours à peine avant la délivrance du brevet 350, l’agent de brevets de Merck avait téléphoné au Bureau des brevets pour en annuler les revendications, demande qui avait finalement été abandonnée un an environ après la délivrance du brevet 350. De plus, une autre demande, portant le numéro 576,715, avait également été déposée et avait fait l’objet d’un brevet, sous le numéro 1,276,559, après le dépôt de la demande relative au brevet 350. Elle visait une combinaison de lisinopril et d’un diurétique. En réalité, soutient Apotex, Merck avait déjà épuisé ses chances de demande d’un brevet pour le lisinopril.

 

[196]       Le second argument d’Apotex ne tient pas compte du fait que les demandes en instance devant le Bureau des brevets peuvent être modifiées en tout temps, soit à la demande de l’examinateur de brevets, soit à la demande du demandeur. Le demandeur peut même, dans certains cas, modifier sa demande après qu’elle a été acceptée par l’examinateur. Dans les cas où l’examinateur ou le demandeur se rend compte que deux ou plusieurs demandes comportent des revendications qui se recoupent, ces revendications peuvent être supprimées de l’une ou de l’autre des demandes à tout moment avant la délivrance du brevet. En l’espèce, un seul brevet a effectivement été délivré, le brevet 350, qui comportait des revendications visant de manière spécifique le lisinopril. Le brevet 559, dont les revendications visaient le lisinopril associé à un diurétique, a été délivré après la délivrance du brevet 350 et n’est donc pas pertinent en l’espèce. La demande 518,336 n’a jamais abouti à la délivrance d’un brevet.

 

[197]       Quand une ou plusieurs demandes sont en instance, la procédure à suivre est la prérogative du Bureau des brevets. Des modifications sont régulièrement demandées et apportées. Qu’à un moment ou l’autre deux ou plusieurs demandes aient comporté la même revendication ou des revendications similaires n’est aucunement pertinent pour l’examen du brevet issu de ces demandes. Par conséquent, je conclus qu’aucun des fondements invoqués par Apotex pour affirmer que la demande complémentaire n’était pas correcte n’est justifié.

 

d) La date de dépôt effective de la demande complémentaire

[198]       À supposer même que l’un ou l’autre des arguments d’Apotex soit fondé, quelle est la conséquence d’une demande complémentaire incorrecte? Le paragraphe 36(1) de la Loi sur les brevets traite du cas du brevet accordé pour plus d’une invention et dit que cela n’invalide pas le brevet. Le paragraphe 36(2) prévoit que le commissaire, se rendant compte qu’il est en présence de plus d’une invention, doit exiger la division de la demande. On peut penser que si le demandeur ne procède pas de la sorte, sa demande n’est pas acceptée. Cependant, dans un cas où le demandeur divise volontairement sa demande et où le commissaire ne s’y oppose pas, il n’y a pas de disposition claire dans la Loi sur les brevets.

 

[199]       L’article 40 de la Loi sur les brevets prévoit que le commissaire peut refuser d’accorder un brevet. L’article 41 prévoit l’appel à l’encontre de cette décision.

 

[200]       L’article 43 prévoit que le brevet, une fois délivré, est présumé valide, comme il a été exposé précédemment dans les présents motifs. L’article 53 prévoit l’invalidité du brevet dans le cas où une allégation de la pétition n’est pas conforme à la vérité ou si le mémoire descriptif et les dessins induisent volontairement en erreur. L’article 59 prévoit que le défendeur peut invoquer comme moyen de défense tout fait ou tout défaut qui, selon la Loi ou en droit, invalide le brevet. Les tribunaux invalident régulièrement des brevets pour défaut de communiquer l’invention, pour des motifs d’antériorité prévus à l’article 27 ou pour le caractère incorrect de la description ou des dessins prévus à l’article 34, aucun de ces articles ne prévoyant spécifiquement l’invalidité.

 

[201]       Apotex fait valoir que la division incorrecte d’une demande de brevet, entachée par exemple d’un manquement aux articles 27 ou 34, rend le brevet nul en droit ou, dans le meilleur des cas, la seule date qui puisse être revendiquée est la date de dépôt de la demande complémentaire, et non celle de la demande 340 initiale. Il n’y a aucun fondement dans la Loi pour l’attribution d’une date postérieure, le paragraphe 36(4) prévoyant que la demande complémentaire porte la date de dépôt de la demande originale. La demande complémentaire est soit correcte, soit incorrecte, la position par défaut n’existant pas.

 

[202]       Merck soutient que le commissaire, qui a dans l’hypothèse la plus favorable approuvé tacitement la demande complémentaire, ne fait que suivre la procédure et qu’il faut faire preuve de déférence à l’égard de ces décisions. Merck dit qu’on peut obtenir le redressement de tout résultat incorrect, par exemple, par l’application de la législation en matière de double brevet. Elle s’appuie sur la jurisprudence, notamment sur l’arrêt Fada Radio Ltd. c. Canadian General Electric Co. Limited, [1927] R.C.S. 520, pour affirmer qu’une fois le brevet délivré, les tribunaux ne devraient pas invalider ce brevet au motif d’une règle de procédure, s’il appert que le commissaire a jugé la procédure correcte.

 

[203]       Je préfère la position de Merck. La division d’une demande de brevet est essentiellement une question de procédure. Si plusieurs brevets revendiquant la même invention ont été accordés, l’application des principes en matière de double brevet offre une possibilité suffisante de redressement à l’égard de la validité.

 

[204]       En l’espèce, je conclus qu’il n’y a pas eu de demande complémentaire incorrecte, qu’on n’a établi aucun motif permettant d’attribuer une date de dépôt différente de celle du brevet 340, ni d’invalider le brevet 350 pour ce motif. Par conséquent, je dois maintenant aborder la question du double brevet.

 

e) Le double brevet

[205]       Apotex allègue que le brevet 350 visant le lisinopril est invalide au motif du double brevet, compte tenu du brevet antérieur numéro 1,262,684 délivré à la suite d’une demande complémentaire issue de la même demande initiale. Le brevet 684 revendique l’association de l’énalapril et d’un diurétique.

 

[206]       Le double brevet est une notion élaborée par les juges. La notion ne figure pas dans la Loi sur les brevets. L’article 27 de la Loi sur les brevets prévoit à cet égard l’invalidité du brevet dans le seul cas où l’invention a été divulguée dans un certain délai au moins avant le dépôt de la demande de brevet examinée. Il n’y a pas de délai semblable en l’espèce.

 

[207]       Le double brevet vise le cas où le délai entre la divulgation antérieure et le dépôt de la demande est insuffisant ou celui où plusieurs brevets découlent de la même demande (cas des demandes complémentaires) et où les mêmes parties, comme les inventeurs ou les demandeurs, sont visées. Selon la théorie du double brevet, une personne ne devrait pas bénéficier d’un monopole prolongé sur la même invention en obtenant la délivrance de brevets distincts pour ce qui est véritablement une invention unique.

 

[208]       Quand le délai entre la délivrance du premier brevet et le dépôt d’une seconde demande de brevet est suffisant, par exemple un délai de deux ans pour un dépôt régi par « l’ancienne » Loi, la validité du second brevet est alors appréciée en fonction des principes classiques de l’antériorité et de l’évidence, lorsque la date de l’invention est une question critique.

 

[209]       On en trouve un cas dans l’affaire Pfizer Canada Inc. c. Canada (Ministre de la Santé), décision du 17 février 2006, 2006 CF 220, [2006] A.C.F. n° 273, où il a été conclu que l’allégation d’invalidité du brevet était fondée. Le brevet revendiquait une sélection particulière de sels d’un médicament au sein d’une large gamme déjà connue de ces sels, sans que la sélection présente un caractère nouveau ou inventif. Cet exemple concerne l’état de la technique connu et l’incapacité de discerner l’inventivité de l’invention revendiquée en regard de l’état de la technique.

 

[210]       En l’espèce, la décision de la Cour Bayer Inc. c. Canada (Ministre de la Santé nationale et du Bien-être social) (1998), 82 C.P.R. (3d) 359, et l’arrêt de la Cour suprême du Canada sur lequel elle s’appuie, Commissioner of Patents c. Farbwerke Hoechst A/G [1964] R.C.S. 49, sont plus importants. Ces deux affaires traitaient du caractère correct de demandes complémentaires à l’égard de médicaments déposées à l’époque où était en vigueur l’article 41 de la Loi sur les brevets, qui interdisait rigoureusement les revendications visant les médicaments en soi et n’autorisait que les revendications à l’égard de médicaments fabriqués par des procédés particuliers. On cherchait à échapper à l’article 41 en déposant des demandes de brevet complémentaires visant le médicament en combinaison avec d’autres substances médicalement inertes connues où le médicament était formulé en drogue. La décision et l’arrêt, dans les deux cas, ont conclu qu’on ne pouvait faire valoir une invention distincte pour une simple dilution de médicament, selon les termes employés. Tout en parlant d’ingéniosité inventive et d’évidence, les deux Cours examinaient essentiellement diverses combinaisons évidentes du même médicament.

 

[211]       L’arrêt de principe en matière de double brevet est Whirlpool Corp. c. Camco Inc., [2000] 2 R.C.S 1067, où la Cour suprême a identifié deux catégories de double brevet, l’un où il y a « identité » des revendications, l’autre où les revendications ne visent pas un « élément brevetable distinct ». Utilisant le terme « évidence » en rapport avec la seconde catégorie, la Cour s’est référée à titre d’exemple à l’arrêt Farbwerke Hoechst, précité, où une forme diluée du même médicament n’a pas été jugée constituer un « élément brevetable distinct » du médicament lui-même.

 

[212]       En l’espèce, nous devons examiner si un brevet antérieur revendiquant l’énalapril associé à un diurétique invalide le brevet 350 postérieur, qui revendique le lisinopril. Y a-t-il « identité » entre le brevet relatif au lisinopril et le brevet relatif à l’énalapril associé à un diurétique? Le brevet visant le lisinopril est-il un « élément brevetable distinct » ou est-il « évident » en regard du brevet antérieur portant sur l’énalapril associé à un diurétique?

 

[213]       J’ai déjà conclu que le lisinopril et l’énalapril sont des inventions distinctes. À plus forte raison, le lisinopril et l’énalapril associé à un diurétique sont des inventions distinctes, elles sont des « élément[s] brevetable[s] distinct[s] », il n’y a pas « identité » entre ces inventions. Étant distinctes, l’une n’est pas « évidente » par rapport à l’autre au sens de la décision Bayer ou de l’arrêt Hoechst, précités, où le même composé était simplement dilué ou formulé.

 

[214]       Je conclus que le brevet 350 n’est pas invalide au motif du double brevet en regard du brevet 684.

 

f) Le retard volontaire – Merck a-t-elle volontairement retardé l’instruction de la demande de brevet 350 et, le cas échéant, quel est l’effet de ce retard?

[215]       Merck & Co. Inc. a déposé la première demande de brevet pour la classe de composés pertinente en l’espèce aux États-Unis d’Amérique le 11 décembre1978, sous le numéro de demande 968,249. Cette demande a finalement abouti à la délivrance, le 22 février 1983, du brevet américain portant le numéro 4,374,829.

 

[216]       Au Canada, la demande 340 initiale a été déposée le 6 décembre 1979. Le dépôt respecte le délai de douze mois prévu par la Convention de Paris. Par conséquent, cette demande pourrait revendiquer certains des avantages de la priorité au titre de la demande américaine portant le numéro 968,249, déposée le 11 décembre 1978. La demande relative à ce qui est finalement devenu le brevet 350 a été déposée à titre de demande complémentaire, le 1er août 1989. Le brevet 350 a été délivré et accordé le 16 octobre 1990. Par conséquent, la délivrance du brevet 350 a pris presque 12 ans à partir du dépôt de la demande de priorité originale, presque 11 ans à partir du dépôt de la demande originale au Canada ou un peu plus d’un an à partir du dépôt de la demande complémentaire. L’examen de l’historique du dossier de la demande 340 et du brevet 350 indique que Merck a répondu sans délai aux demandes du Bureau des brevets. Les lenteurs les plus importantes ont été imputables au Bureau des brevets lui-même. On trouve sur l’enveloppe du dossier une mention inexpliquée, [traduction] « prendre tout le temps qu’il faut pour cette affaire ». Rien n’établit qui a écrit ou prononcé ces mots, quel en est le sens ou dans quel contexte ils ont été écrits ou prononcés. Pris en eux-mêmes, ces termes n’ont pas de sens.

 

[217]       Aucun élément de preuve, de nature factuelle ou par témoignage d’expert, n’a été présenté pour établir que le délai pris pour l’instruction de la demande canadienne était indûment long ou court. Toute comparaison avec le délai nécessaire pour l’obtention du brevet des États-Unis est entravée par l’absence de preuve sur le caractère excessivement long ou court de l’instruction. La Cour a été invitée à prendre connaissance de l’historique des dossiers des États-Unis et du Canada et à tirer des déductions des communications avec les bureaux des brevets ainsi qu’avec les agents et avocats des poursuites pour savoir si Merck avait retardé l’instruction de la demande au Canada. Sans éléments de preuve sur la nature et le sens de la pratique de l’instruction des demandes de brevets dans les deux pays, la Cour ne peut inférer des conclusions pertinentes ni sur le retard, ni sur la volonté de Merck.

 

[218]       Aucun élément de preuve direct n’a été produit sur la « volonté » de Merck dans l’instruction de la demande canadienne. Apotex a appelé à comparaître un certain nombre de témoins ordinaires, son président, M. Sherman, son chef de l’exploitation, M. Kay, le président d’une association professionnelle de fabricants de médicaments génériques dont elle est membre, M. Keon, et un fonctionnaire, M. Michaelyzn. Tous ont témoigné qu’Apotex, l’association de fabricants de médicaments génériques, Merck et l’association des fabricants de médicaments de marque avaient fait beaucoup de lobbying à partir du milieu des années 1980 jusqu’à la fin de la décennie et au début des années 1990 au sujet de ce qu’on appelait le projet de loi C-22. Ce projet a abouti à l’adoption de dispositions qui ont supprimé les licences obligatoires de la Loi sur les brevets du Canada. Je ne déduis rien de ces éléments de preuve.

 

[219]       Une huissière, Mme De Luca, a remis une lettre à une personne qui était vraisemblablement un avocat en brevets retraité de Merck, M. Sudal, dont le nom est lié à l’instruction de la demande de brevet aux États-Unis, l’invitant à entrer en contact avec les avocats d’Apotex, vraisemblablement en vue de le faire comparaître comme témoin an procès. Il n’a jamais comparu. Je n’en déduis rien. Aucun élément de preuve n’a établi s’il était entré en contact avec les avocats d’Apotex ou, le cas échéant, ce qui en avait transpiré.

 

[220]       Bref, aucune preuve n’établit que Merck a volontairement retardé la délivrance du brevet 350.

 

[221]       S’agissant du droit en la matière, la jurisprudence canadienne ne fournit aucune indication. Aucune disposition de la Loi sur les brevets ne vise les conséquences qu’entraîne le fait de retarder l’instruction de la demande de brevet, si ce n’est l’abandon dans le cas où le demandeur ne répond pas en temps voulu et n’acquitte pas le paiement des taxes. Cela ne s’est pas produit en l’espèce. Aucune jurisprudence au Canada ne porte sur les conséquences, s’il y en a, du retard.

 

[222]       Tout en appréciant et en approuvant la proposition demandant à la Cour de se montrer ouverte aux notions nouvelles en matière de droit sur la validité des brevets ou même à tout nouveau concept que peuvent exiger les circonstances, je me refuse en l’espèce à considérer le droit étranger comme une indication de ce que devrait être le droit au Canada en cette matière, pour la simple raison qu’il n’y a pas suffisamment d’éléments de contexte factuels en preuve dans l’affaire à la lumière desquels examiner la question.

 

[223]       Cette question n’a tout simplement pas été établie par la preuve.

 

15. Les réparations

[224]       Le brevet  350 ainsi que les revendications 1, 2 et 5 du brevet 350 sont jugés valides et contrefaits par Apotex, sous réserve de certaines exceptions prévues par le paragraphe 55.2(1) de la Loi sur les brevets et des exceptions dites de « traitement équitable » de la common law. L’article 55 de la Loi prévoit que le breveté et toutes les personnes qui se réclament de lui ont droit à des dommages-intérêts. L’article 57 autorise la Cour à accorder une injonction et la restitution des bénéfices dans les cas appropriés. Normalement, une ordonnance de remise du matériel contrefaisant suit l’ordonnance d’injonction. La Cour détient les pouvoirs d’accorder les intérêts avant jugement; les articles 36 et 37 de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. 1985, ch. F-7 prescrivent à la Cour de prendre en compte sur ce point les lois de la province visée dans la mesure du possible ou des considérations plus générales. La Cour est dotée des pouvoirs d’accorder des dommages exemplaires ou punitifs dans les cas appropriés et d’adjuger les dépens.

 

[225]       Une ordonnance modifiée rendue par la Cour le 24 juillet 2000 a prévu non seulement une bifurcation de l’instruction de la présente action, pour le report du calcul des dommages ou des bénéfices, mais aussi que la décision sur le fait de savoir si les demanderesses ont droit à la restitution des bénéfices me revient à titre de juge de première instance.

 

[226]       À l’instruction, les avocats respectifs de Merck et d’Astra m’ont demandé de traiter les demanderesses collectivement et, s’agissant de l’attribution des réparations financières, m’ont dit qu’elles feraient le partage elles-mêmes entre elles. Je suis d’accord pour procéder ainsi. Je considérerai donc les demanderesses comme une seule entité composée du breveté et des licenciés qui ont vendu et vendent le produit visé par le brevet 350 sur le marché canadien et, dans une mesure limitée, qui exportent ce produit du Canada.

 

[227]       Les demanderesses ont manifestement droit à des dommages-intérêts. Ont-elles droit de demander plutôt la restitution des bénéfices d’Apotex? Apotex fait valoir qu’une enquête relative aux bénéfices est complexe et qu’elle ne devrait pas normalement être accordée. L’argument ne me persuade pas. Si une partie opte pour la restitution des bénéfices, elle le fait en sachant que la démarche peut être complexe et elle choisit cette voie. Toutefois, j’estime que le temps est venu pour la Cour d’examiner d’un œil plus critique que par le passé les réparations accordées en cas de contrefaçon de brevet.

 

[228]       Je suis conscient que, dans de nombreuses affaires, la Cour accorde des dommages-intérêts ou la restitution des bénéfices en se basant simplement sur le choix des demanderesses. Il y a eu des exceptions à cette pratique et la restitution des bénéfices a été refusée, par exemple, dans la décision J.M. Voith GmbH c. Beloit Corp. (1993), 47 C.P.R. (3d) 448 (CF), confirmée sur ce point par (1997), 73 C.P.R. (3d) 321. Dans la période écoulée entre le moment où la Section de première instance avait déclaré le brevet invalide et le moment où la Cour d’appel avait restauré la validité du brevet, il s’était effectué des ventes du produit de contrefaçon. La Cour a conclu qu’il serait inéquitable d’accorder la restitution des bénéfices pour cette période.

 

[229]       La restitution des bénéfices est une réparation en equity qui relève du pouvoir discrétionnaire des tribunaux (Dableh c. Ontario Hydro (1993), 50 C.P.R. (3d) 290, aux pages 356 à 367 (CF)). Dans cette décision, le juge de première instance, le juge Muldoon, avait rendu une ordonnance spécifique prévoyant l’examen d’une réparation sous forme de restitution des bénéfices. Les éléments de preuve présentés par les représentants de Merck et d’Astra, M. Hébert et Mme Feltmate, établissent clairement que l’entrée initiale d’Apotex sur le marché comme fabricant d’un produit générique en 1996 avait causé peu de craintes du fait qu’Apotex n’offrait que le comprimé de 5 mg. La présente action a été intentée en 1996 mais s’est déroulée assez lentement. Au total, il a fallu dix ans pour en arriver au procès. En 1999, au moment où Apotex est entrée sur le marché avec une vaste gamme de dosages du comprimé, Merck et Astra ont cessé de faire la promotion de leur produit. Aucun élément de preuve n’établit que Merck ou Astra aient pris des mesures pour faire concurrence à Apotex en matière de prix ou tout autre mesure concurrentielle sur le marché. Elles ont simplement stoppé toute activité commerciale significative et abandonné le marché à Apotex. Le coût de mesures de concurrence efficaces aurait pu être pris en compte dans l’attribution de dommages-intérêts. Toutes les parties ont présenté des observations sur le délai de dix ans qui s’est écoulé jusqu’au procès, chacune blâmant l’autre des retards. Toutefois, le fait que les demanderesses ont fondamentalement abandonné la partie et ont laissé l’action évoluer sans presse m’incite à conclure qu’elles ne devraient pas avoir droit à la restitution des bénéfices. J’accorderai cependant des dommages-intérêts.

 

[230]       La preuve établit clairement qu’Apotex exerce de manière permanente une activité de fabrication, d’utilisation et de vente de produits contenant du lisinopril. Par conséquent, cette activité devrait faire l’objet d’une injonction jusqu’à l’expiration du brevet 350. Cependant, compte tenu du temps qui s’est écoulé avant que l’affaire aboutisse au procès, il me semble indiqué d’accorder à Apotex un délai de grâce pour lui permettre de décider si elle souhaite interjeter appel à l’encontre de la présente décision et demander le sursis d’exécution de l’injonction. Par conséquent, Apotex disposera de trente jours à compter de la date de publication des présents motifs avant que l’injonction ne prenne effet, sous réserve toutefois qu’Apotex rende compte de tout le lisinopril qu’elle a acquis et de tous les usages qu’elle en a fait, sans égard à la date d’acquisition, au cours de ce délai de trente jours et que toutes les sommes reçues en contrepartie de toutes les ventes ou autres formes de cession du lisinopril et des produits contenant du lisinopril au cours de cette période soient conservées dans un fonds en fiducie distinct qui fera l’objet d’une ordonnance ultérieure de la Cour.

 

[231]       S’agissant du lisinopril et des produits contenant du lisinopril en la possession, sous la garde et sous le contrôle d’Apotex au moment où l’injonction prend effet, Apotex peut décider de remettre ce matériel aux demanderesses. Elle peut aussi décider de conserver ce produit pour l’utiliser, le vendre ou en disposer d’une autre manière après l’expiration du brevet 350, étant donné que le brevet 350 expirera dans environ un an et demi, sous réserve qu’Apotex rende compte de tout ce matériel et que toutes les sommes qu’elle aura reçues pour celui-ci soient conservées dans le fonds en fiducie qui fera ultérieurement l’objet d’une ordonnance de la Cour.

 

[232]       Les demanderesses cherchent à obtenir ce qu’elles désignent comme des dommages-intérêts et/ou dépens majorés. Elles n’ont pas présenté cette demande de manière particulière, mais seulement à titre d’argument dans les observations des avocats. Cette demande repose sur le fait qu’Apotex a demandé, et finalement reçu au terme du procès, un avis de conformité l’autorisant à vendre des produits de lisinopril au Canada, étant entendu qu’elle utiliserait le lisinopril fabriqué avant la délivrance du brevet 350. Or la preuve établit que ce matériel s’est rapidement épuisé et qu’Apotex a demandé à Delmar et à l’étranger, et obtenu de ces deux sources, d’autre matériel dont elle s’est servie pour poursuivre la fabrication des produits de lisinopril.

 

[233]       En 1996, la Cour d’appel fédérale, dans l’arrêt Apotex Inc. c. Zeneca Pharma Inc.et al 69 C.P.R. (3d) 451, a examiné une demande d’Apotex visant un avis de conformité et déclaré qu’il ne devait pas être interdit au ministre de délivrer un tel avis simplement parce qu’il existait une « possibilité théorique » qu’Apotex puisse s’appuyer sur cet avis pour vendre du matériel de contrefaçon dans l’avenir.

 

[234]       En 2000, la Cour a été appelée à reconsidérer son arrêt antérieur sur présentation d’éléments de preuve établissant qu’Apotex avait, à cette date, commencé à utiliser du lisinopril fabriqué postérieurement à la date où le brevet 350 avait été accordé. La Cour d’appel fédérale, dans l’arrêt Apotex Inc. c. Zeneca Pharma Inc. (2001), 10 C.P.R. (4th) 146, a conclu qu’il n’y avait aucun motif justifiant de reconsidérer l’arrêt de 1996.

 

[235]       Les demanderesses cherchent à obtenir des dommages-intérêts [traduction] « majorés » selon ce qu’elle désignent comme une majoration [traduction] « modeste » de trente pour cent, en alléguant qu’Apotex a présenté des renseignements faux et eu une conduite répréhensible. En fait, aucun élément de preuve n’a établi qu’Apotex avait fourni des renseignements faux au moment de sa demande d’avis de conformité et au cours de la procédure judiciaire; on ne dispose que de ce qui a été exposé dans les divers motifs des décisions judiciaires.

 

[236]       Le demanderesses n’ont jamais demandé spécifiquement de dommages-intérêts. Elles affirment ne pas avoir à le faire et fondent leur position sur le paragraphe 3 de l’arrêt Merck & Co. c. Brantford Chemicals Inc., 2004 CAF 223, [2004] A.C.F. n° 1003. J’ai reçu une copie de l’exposé de la demande daté du 26 septembre 2003 dans le dossier T-1780-03 et il contient en fait une demande visant des [traduction] « Dommages-intérêts punitifs et exemplaires ».

 

[237]       Dans l’affaire Brantford Chemicals , on ne semble pas avoir attiré l’attention de la Cour d’appel fédérale sur l’arrêt de la Cour suprême du Canada Whiten c. Pilot Insurance Company, (2002) 209 D.L.R. (4th) 257 : au paragraphe 86, la Cour suprême indique qu’on avait invoqué une certaine jurisprudence voulant qu’il ne soit pas nécessaire de demander spécifiquement des dommages-intérêts. La Cour suprême a rejeté cette jurisprudence et exigé une demande spécifique, non seulement une demande noyée dans une mention générale de dommages-intérêts généraux. La partie adverse avait droit d’être avisée suffisamment à l’avance pour considérer l’ampleur du risque qu’elle courait.

 

[238]       En l’espèce, il n’y a pas de demande spécifique de dommages-intérêts, même si les demanderesses étaient au courant de la situation depuis l’année 2000 au moins. Les deux parties ont modifié leurs actes de procédure à plusieurs reprises, notamment au cours du présent procès. Néanmoins, il n’y a pas eu de demande spécifique à cet égard.

 

[239]       Je refuse d’accorder des dommages-intérêts excédant les dommages-intérêts normaux déjà accordés. Plus particulièrement, je refuse d’accorder des dommages-intérêts [traduction] « majorés » ou punitifs ou encore exemplaires parce qu’il n’y a aucune demande à ce sujet.

 

[240]       L’attribution d’intérêts avant jugement est indiquée. Aucun motif n’a été établi qui permettrait de les refuser. Ces intérêts ne doivent pas être des intérêts composés. Le taux de ces intérêts doit être calculé séparément pour chaque année depuis le début de la contrefaçon au taux bancaire annuel établi par la Banque du Canada comme le taux minimal auquel la Banque du Canada consent des avances à court terme aux banques de l’annexe 1 de la Loi sur les banques L.R.C. 1985, ch. B-1.

 

[241]       Les intérêts après jugement suivent au taux de cinq pour cent (5 %) établi dans la Loi sur l’intérêt L.R.C. 1985, ch. I-15, à l’article 4.

 

[242]       Les parties m’ont demandé de différer toute ordonnance sur les dépens jusqu’au moment où elles auront reçu les présents motifs et en auront pris connaissance. Je demande aux parties de fournir, dans un délai de dix (10) jours à compter de la date des présents motifs, leurs observations sur les dépens. Ces observations devront traiter les questions visées au paragraphe 400(3) des Règles ainsi que celles des experts, des débours, du nombre des avocats, de toute offre de règlement et de tout autre sujet estimé pertinent.

 

[243]       Les parties m’ont également demandé de différer la forme de la décision qui sera rendue jusqu’à ce qu’elles aient reçu et examiné les présents motifs. J’ai rédigé un projet de décision que je présente aux parties en vue d’obtenir leurs observations. Les observations des avocats de toutes les parties devraient êtres fournies dans un délai de dix (10) jours à compter de la date des présents motifs, au terme duquel une décision appropriée sera rendue.

 

 

« Roger T. Hughes »

Juge

 

 

Traduction certifiée conforme

Michèle Ali

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                        T-2792-96

 

INTITULÉ :                                       MERCK & CO. INC. ET AL.

                                                            c.

                                                            APOTEX INC.

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               JANVIER-AVRIL 2006

 

MOTIFS DU JUGEMENT :            LE JUGE HUGHES

 

DATE DES MOTIFS :                      LE 26 AVRIL 2006

 

 

COMPARUTIONS :

 

J.NELSON LANDRY

PATRICK KIERANS

JUDITH ROBINSON

FREDERIQUE AMROUNI

JORDANA SANFT

 

POUR LA DEMANDERESSE

MERCK & CO.

JAMES KOKONIS, c.r.

GUNARS GAIKIS

J.SHELDON HAMILTON

NANCY P.PEI

JANET ROBERTSON

 

POUR LA DEMANDERESSE

ASTRAZENECA UK

LIMITED ET AL.

H.B.RADOMSKI

IVOR HUGHES

DAVID SCRIMGER

NANDO DELUCA

MILES HASTIE

 

POUR LA DÉFENDERESSE

 


AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

 

OGILVY RENAULT

BARRISTERS & SOLICITORS

ROYAL BANK PLAZA

TOUR SUD

200, RUE BAY

BUREAU 3800

TORONTO (ONTARIO)

M5J 2Z4

 

POUR LES DEMANDERESSES

MERCK & CO. ET AL.

 

SMART & BIGGAR

BARRISTERS & SOLICITORS

438, AVENUE UNIVERSITY

BUREAU 1500

TORONTO (ONTARIO)

M5G 2K8

 

 

POUR LES DEMANDERESSES

SYNGENTA LIMITED ET AL.

GOODMANS LLP

BARRISTERS & SOLICITORS

250, RUE YONGE

BUREAU 2400

TORONTO (ONTARIO)

M5B 2M6

POUR LA DÉFENDERESSE

 

 

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