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Date : 20050808

Dossier : IMM-9799-04

Référence : 2005 CF 1073

ENTRE :

BHARAT BANSHI CHUDAL

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

défendeur

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

LE JUGE HUGHES

[1]                Le demandeur sollicite le contrôle judiciaire de la décision d'un agent d'évaluation des risques avant renvoi (l'agent d'évaluation), censément datée du 23 septembre 2004, qui a rejeté, après examen sur dossier, sa demande de protection contre son renvoi vers le Népal.

[2]                Le point que doit décider la Cour est celui de savoir à quel moment l'on peut dire que la décision d'un agent d'évaluation est définitive, c'est-à-dire à quel moment l'agent peut-il refuser à juste titre d'examiner d'autres documents et arguments présentés au nom de la personne concernée.

[3]                Les faits essentiels sont simples. Le demandeur est de nationalité népalaise, il est arrivé au Canada en septembre 2002 et il a demandé l'asile. Sa demande d'asile a été refusée en juin 2003. En avril 2004, le demandeur a été prié de se présenter le 3 mai 2004 au bureau d'Ottawa de l'Agence des services frontaliers du Canada, ce qu'il a fait. On lui a alors remis un formulaire de demande d'évaluation des risques avant renvoi (le formulaire de demande), qu'il a rempli et présenté en même temps que plusieurs documents justificatifs. Le demandeur a retenu les services d'un avocat, qui a présenté des observations écrites en son nom, par lettre envoyée le 2 juin 2004. D'autres documents ont été produits par l'avocat au nom du demandeur en août et au début de septembre 2004.

[4]                Le 8 octobre 2004, l'avocat du demandeur a présenté d'autres documents concernant la situation qui prévalait au Népal. S'agissant de ces documents, l'avocat du demandeur a reçu le 15 octobre 2004, par télécopieur, une lettre de l'Agence des services frontaliers du Canada où l'on pouvait lire ce qui suit :

[TRADUCTION]

La présente fait suite à votre demande télécopiée du 8 octobre 2004 renfermant des renseignements complémentaires dont vous vouliez qu'il soit tenu compte dans cette affaire.

Les renseignements que vous avez fournis ne seront pas considérés puisque la décision faisant suite à votre demande d'évaluation des risques avant renvoi a été définitivement arrêtée le 23 septembre 2004. Le dossier a été retourné au bureau de l'ASFC à Ottawa, et ce bureau communiquera avec M. Chudal pour qu'il prenne connaissance de la décision.

[5]                L'Agence des services frontaliers du Canada a prié le demandeur de se présenter à ses bureaux d'Ottawa le 10 novembre 2004, ce qu'il a fait, et on lui a alors remis une décision écrite portant la date du 23 septembre 2004, qui l'informait que sa demande avait été rejetée. La copie de cette décision versée au dossier de la Cour porte une note manuscrite dont les avocats reconnaissent tous deux qu'elle a été rédigée par un préposé de l'Agence, et qui contient la mention suivante : « remis au client le 10-11-04 » , et les avocats reconnaissent tous deux que le « client » est le demandeur et que la date est le 10 novembre 2004.

[6]                Il n'existe aucune preuve directe de la date à laquelle la décision en cause a été effectivement rédigée, ou signée, ou ultérieurement communiquée. Elle porte la date du « 23 septembre 2004 » , et elle était mentionnée, dans la communication du 15 octobre 2004 précédemment citée, en tant que décision « définitivement arrêtée le 23 septembre 2004 » . Elle n'a été effectivement remise au demandeur que le 10 novembre 2004.

[7]                Il s'agit de savoir si la décision du 23 septembre 2004 devrait être annulée, compte tenu que d'autres documents ont été présentés au nom du demandeur après cette date, et avant qu'un avis indiquant qu'une décision avait été prise ne soit signifié au demandeur le 15 octobre 2004, sans préciser ce qu'était cette décision. La décision comme telle n'a été remise au demandeur que le 10 novembre 2004.

[8]                Selon l'avocat du demandeur, il y a eu manquement à l'équité procédurale parce que l'agent d'évaluation a refusé de recevoir et d'examiner les documents additionnels, et il ajoute que les documents additionnels auraient pu infléchir la décision qui fut finalement communiquée au demandeur. L'avocat du demandeur a aussi présenté des arguments, en tout état de cause, sur diverses erreurs alléguées entachant les conclusions de l'agent d'évaluation telles qu'elles sont exposées dans sa décision.

[9]                Le défendeur (le ministre) soutient que, au 23 septembre 2004, la décision faisant suite à la demande d'évaluation était définitive et que l'agent qui l'avait rendue était dessaisi du dossier et ne pouvait donc recevoir ou examiner d'autres documents. L'avocat du défendeur soutient aussi que les documents complémentaires ne sont pas d'une importance suffisante pour laisser supposer que la décision aurait été autre. Il allègue que la décision était rationnelle et qu'elle ne doit pas être annulée.

ANALYSE

[10]            Il importe d'examiner la nature d'une audience en matière d'évaluation des risques avant renvoi (ERAR). Les dispositions de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, L.C. [2001], ch. 27, qui concernent de telles audiences, à savoir les articles 112 à 114, ont acquis force de loi en 2001, ainsi que l'expliquait le juge von Finckenstein dans la décision Mojzisikova c. Canada (MCI), [2004] C.F. 48, au paragraphe 11 :

[11] L'ERAR est une innovation introduite dans la nouvelle Loi, dont l'objectif est d'assurer que la plupart des personnes visées par une mesure de renvoi du Canada ont l'occasion, expéditive mais complète, d'établir qu'elles font face à un risque de torture ou de mauvais traitements graves si elles sont renvoyées dans leur pays d'origine. Dans la plupart des cas aujourd'hui, la SPR a déjà examiné la question de savoir si un demandeur a qualité de réfugié au sens de la Convention ou de personne à protéger. Par conséquent, l'agent ERAR est mandaté par la première partie de l'alinéa 113a) pour n'examiner que les éléments de preuve survenus depuis l'audience de la SPR.

[11]            L'agent d'évaluation est tenu d'examiner les preuves disponibles les plus récentes qui présentent de la pertinence et de l'intérêt. Ainsi que l'écrivait le juge Pinard dans la décision Omar c. Solliciteur général du Canada, [2004] C.F. 1740, au paragraphe 7 :

[7] Comme je l'ai indiqué plus tôt, les nouveaux éléments de preuve en question (un affidavit de Shayana Kadidal et un affidavit de Donald Duran, ainsi que les pièces les accompagnant) ont été examinés à l'occasion de la requête intérimaire du demandeur en vue d'un sursis d'exécution, à seule fin d'éclaircir la question du préjudice irréparable. Après avoir conclu que le demandeur subirait un tel préjudice irréparable, qui prendrait la forme d'une persécution ou d'une grave menace à sa vie ou sa sécurité, je suis d'avis qu'il serait maintenant irresponsable de ma part de rejeter la présente demande de contrôle judiciaire sans que les nouveaux éléments de preuve soient correctement appréciés et évalués en même temps que le reste de la preuve. C'est la vie et la sécurité du demandeur qui sont ici en jeu. La décision de l'agent d'ERAR est sur ce point déterminante et, en l'absence de mauvaise foi ou de faute lourde de la part du demandeur, je suis d'avis que les preuves significatives les plus récentes doivent être étudiées avant qu'il ne soit renvoyé du Canada.

[12]            La question de savoir si, après avoir rendu sa décision, un tribunal administratif est dessaisi de l'affaire doit être examinée selon une méthode plus souple et moins formaliste que s'il s'agit d'une cour de justice. S'exprimant pour les juges majoritaires de la Cour suprême du Canada, le juge Sopinka écrivait, dans l'arrêt Chandler c. Alberta Association of Architects, [1989] 2 R.C.S. 848, aux pages 861 et 862 :

Je ne crois pas que le juge Martland ait voulu affirmer que le principe functus officio ne s'applique aucunement aux tribunaux administratifs. Si l'on fait abstraction de la pratique suivie en Angleterre, selon laquelle on doit hésiter à modifier ou à rouvrir des jugements officiels, la reconnaissance du caractère définitif des procédures devant les tribunaux administratifs se justifie par une bonne raison de principe. En règle générale, lorsqu'un tel tribunal a statué définitivement sur une question dont il était saisi conformément à sa loi habilitante, il ne peut revenir sur sa décision simplement parce qu'il a changé d'avis, parce qu'il a commis une erreur dans le cadre de sa compétence, ou parce que les circonstances ont changé. Il ne peut le faire que si la loi le lui permet ou s'il y a eu un lapsus ou une erreur au sens des exceptions énoncées dans l'arrêt Paper Machinery Ltd. v. J. O. Ross Engineering Corp., précité.

Le principe du functus officio s'applique dans cette mesure. Cependant, il se fonde sur un motif de principe qui favorise le caractère définitif des procédures plutôt que sur la règle énoncée relativement aux jugements officiels d'une cour de justice dont la décision peut faire l'objet d'un appel en bonne et due forme. C'est pourquoi j'estime que son application doit être plus souple et moins formaliste dans le cas de décisions rendues par des tribunaux administratifs qui ne peuvent faire l'objet d'un appel que sur une question de droit. Il est possible que des procédures administratives doivent être rouvertes, dans l'intérêt de la justice, afin d'offrir un redressement qu'il aurait par ailleurs été possible d'obtenir par voie d'appel.

Par conséquent, il ne faudrait pas appliquer le principe de façon stricte lorsque la loi habilitante porte à croire qu'une décision peut être rouverte afin de permettre au tribunal d'exercer la fonction que lui confère sa loi habilitante. C'était le cas dans l'affaire Grillas, précitée.

De plus, si le tribunal administratif a omis de trancher une question qui avait été soulevée à bon droit dans les procédures et qu'il a le pouvoir de trancher en vertu de sa loi habilitante, on devrait lui permettre de compléter la tâche que lui confie la loi. Cependant, si l'entité administrative est habilitée à trancher une question d'une ou de plusieurs façons précises ou par des modes subsidiaires de redressement, le fait d'avoir choisi une méthode particulière ne lui permet pas de rouvrir les procédures pour faire un autre choix. Le tribunal ne peut se réserver le droit de le faire afin de maintenir sa compétence pour l'avenir, à moins que la loi ne lui confère le pouvoir de rendre des décisions provisoires ou temporaires. Voir Huneault c. Société centrale d'hypothèques et de logement (1981), 41 N.R. 214 (C.A.F.)

[13]            En l'espèce, le défendeur allègue que la décision de l'agent d'évaluation avait été « arrêtée définitivement » le 23 septembre 2004. Nous n'avons aucune preuve directe de ce fait. La preuve montre que la première indication de l'existence d'une décision, mais non de ce qu'était la décision, était la communication du 15 octobre 2004 à l'avocat du demandeur. La décision elle-même n'a été communiquée que le 10 novembre 2004. Aucune explication du délai n'a été produite en preuve.

[14]            Entre-temps, l'avocat du demandeur a présenté deux autres documents, tous deux des rapports de Human Rights Watch portant sur les conditions ayant cours au Népal. L'un a été présenté le 8 octobre 2004, l'autre le 27 octobre 2004, c'est-à-dire le premier avant que le demandeur n'ait été informé qu'une « décision » avait été « arrêtée définitivement » (mais non informé de son effet) et l'autre après. Les deux documents ont été présentés avant que la décision ne soit effectivement communiquée au demandeur.

[15]            Dans la décision Selliah c. Canada (MCI) [2004] C.F. 872, le juge Blanchard était saisi de la décision d'un agent d'évaluation qui avait découvert des renseignements postérieurs aux arguments avancés au nom du demandeur, mais qui n'avait pas révélé ces renseignements au demandeur et qui s'était, semble-t-il, fondé sur eux pour arriver à une décision défavorable au demandeur. Le juge Blanchard s'est exprimé ainsi, au paragraphe 36 :

« ... l'équité requiert la communication des preuves qui sont nouvelles et importantes, surtout s'il s'agit de preuves susceptibles de peser sur la décision » .

[16]            Toute la jurisprudence susmentionnée montre qu'un agent d'évaluation doit tenir compte de toutes les preuves susceptibles d'influer sur sa décision et que les preuves en question présentées avant que la décision ne devienne « définitive » doivent être prises en compte.

[17]            S'agissant du moment auquel la décision devient « définitive » , l'avocat du défendeur a invoqué deux précédents : Tambwe-Lubemba c. Canada (MCI) [2000] A.C.F. no 1874, et Avci c. Canada (MCI) [2003] C.A.F. 359. Ces deux précédents concernent des décisions de la Commission du statut de réfugié, non d'un agent d'évaluation, et tous deux montrent qu'une telle décision est « définitive » après qu'elle est signée et communiquée au greffe.

[18]            S'agissant de la décision d'un agent d'évaluation, la procédure est moins formelle que celle de la Commission du statut de réfugié. L'agent d'évaluation peut recevoir des documents et convoquer une audience s'il le juge à propos. Une décision est rendue et transmise au bureau local de l'ASFC pour être remise au demandeur, souvent en même temps qu'une mesure de renvoi dans le cas d'une décision défavorable, afin d'éviter que l'intéressé ne tente de se soustraire au renvoi. Parfois l'agent d'évaluation invitera le demandeur à présenter des documents avant une certaine date parce que, à cette date, une décision sera prise.

[19]            Pour ce qui concerne la décision d'un agent d'évaluation, l'agent a l'obligation de recevoir toutes les preuves qui peuvent influer sur sa décision, et cela jusqu'à la date à laquelle sa décision est rendue. Il est raisonnable de considérer qu'une telle décision n'est pas rendue tant qu'elle n'a pas été rédigée et signée et tant qu'avis de la décision, à défaut de son contenu, n'a pas été signifié au demandeur. Par conséquent, la décision en cause ici a été « rendue » le 15 octobre 2004, date à laquelle son existence a été communiquée au demandeur. Si le demandeur a été informé qu'une décision sera rendue à une date ultérieure, il est raisonnable de considérer que la décision est rendue à cette date ultérieure.

[20]            L'agent d'évaluation aurait dû recevoir les documents présentés le 8 octobre 2004 puisque, à cette date, le demandeur n'avait pas été informé qu'une décision avait été rendue ou de la date à laquelle elle le serait. Ces documents portent sur la situation qui a cours au Népal entre les Maoïstes et le gouvernement, décrivant cette situation comme une « escalade de la guerre civile au Népal » . C'est un document qui aurait fort bien pu infléchir la décision de l'agent d'évaluation, du moins lorsque l'agent d'évaluation écrit par exemple [traduction] « Je ne crois pas que la preuve que j'ai devant moi confirme que le Népal se trouve en état de guerre civile » . On peut lire aussi dans le document [traduction] « Les Népalais qui sont attaqués ou menacés n'ont habituellement nulle part où aller pour obtenir protection ou réparation » . Ces propos auraient fort bien pu infléchir la décision de l'agent d'évaluation, lorsqu'il écrit [traduction] « Je ne crois pas que la preuve documentaire que j'ai examinée autorise la conclusion selon laquelle les autorités népalaises sont incapables de protéger la population » .

[21]            Je suis d'avis que les documents présentés le 8 octobre 2004 auraient pu infléchir la décision et auraient dû être pris en considération avant que la décision ne devienne définitive, c'est-à-dire avant qu'elle ne soit rédigée et signée et avant que son existence ne soit communiquée au demandeur. Je rendrai une ordonnance annulant la décision censément datée du 23 septembre 2004, en exigeant que l'affaire soit examinée par un autre agent, qui devra tenir compte non seulement des documents présentés le 8 octobre 2004, mais aussi de tous les autres documents que l'agent initial avait devant lui, puisque les documents doivent être étudiés globalement et non simplement en tant que réfutation de la décision finalement communiquée le 10 novembre 2004.

[22]            J'ai examiné les conclusions des parties sur la possibilité de certifier une question pour la Cour d'appel fédérale, et je suis d'avis qu'aucune question n'a à être certifiée.

[23]            Il ne sera pas adjugé de dépens.

« Roger T. Hughes »

Juge

Traduction certifiée conforme

David Aubry, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                                     IMM-9799-04

INTITULÉ :                                                    BHARAT BANSHI CHUDAL

                                                                        c.

                                                                        LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

                                                                        ET DE L'IMMIGRATION

LIEU DE L'AUDIENCE :                              OTTAWA (ONTARIO)

DATE DE L'AUDIENCE :                            LE MARDI 2 AOÛT 2005

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

ET ORDONANNCE :                                   LE JUGE HUGHES

DATE DES MOTIFS :                                   LE 8 AOÛT 2005

COMPARUTIONS :

David Morris                                                                 POUR LE DEMANDEUR

Alexandre Kaufman                                                       POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

David Morris                                                                 POUR LE DEMANDEUR

Avocat

Ottawa (Ontario)

Morris Rosenberg                                                          POUR LE DÉFENDEUR

Sous-procureur général du Canada

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