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Date : 20060721

Dossier : IMM-6155-05

Référence : 2006 CF 907

Ottawa (Ontario), le 21 juillet 2006

EN PRÉSENCE DE MADAME LA JUGE DAWSON

 

ENTRE :

 

ABIYE GHENNA

 

demandeur

 

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

 

défendeur

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]        M. Ghenna est un citoyen de l’Éthiopie qui a demandé l’asile à titre de réfugié au sens de la Convention ou de personne à protéger. Il prétend qu’il était, en Éthiopie, un journaliste perçu par les autorités comme s’opposant au gouvernement. Sa demande d’asile a été rejetée par la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la Commission), laquelle a conclu que M. Ghenna n’était pas un témoin crédible ou digne de foi. La présente demande de contrôle judiciaire porte sur cette décision. 

 

[2]        Une conclusion établissant que le témoin n’est pas crédible constitue une conclusion de fait. Il est bien établi en droit qu’une telle conclusion par la Commission ne peut être modifiée dans le cadre d’un contrôle judiciaire que si la Cour est convaincue que la conclusion était manifestement déraisonnable. Il s’agit de la norme de contrôle nécessitant le plus haut degré de retenue, et ce, pour tenir compte de l’avantage qu’a la Commission d’entendre la preuve de première main. Pour être contrôlable selon la norme de la décision manifestement déraisonnable, la conclusion doit être à ce point viciée qu’aucun degré de retenue judiciaire ne peut justifier de la maintenir. (Voir Barreau du Nouveau‑Brunswick c. Ryan, [2003] 1 R.C.S. 247, au paragraphe 52.)

 

[3]        Malgré cette norme de contrôle nécessitant le plus haut degré de retenue, pour les motifs qui suivent, je conclus que la conclusion de la Commission quant à la crédibilité est manifestement déraisonnable. La demande de contrôle judiciaire est donc accueillie.

 

[4]        En plus de son témoignage oral selon lequel il était employé par le journal hebdomadaire « Capital » à Addis‑Abeba, M. Ghenna a fourni les documents suivants : 

 

a.         Un exemplaire original complet d’un numéro du Capital. Le bloc‑générique du journal montre qu’il est rédacteur en chef adjoint. 

 

            b.         Une carte de membre de l’Association de la presse éthiopienne.

 

            c.         Une lettre du directeur général du Capital, datée du 23 mars 2004.

 

            d.         Une lettre du rédacteur en chef du Capital, datée du 10 décembre 2004.

 

e.         Des pages télécopiées du Capital comportant des articles écrits par M. Ghenna.

 

f.          Une carte d’identité avec photo montrant que M. Ghenna est un employé du Capital.

 

[5]        En rejetant la preuve de M. Ghenna, la Commission a mis en doute que M. Ghenna avait travaillé pour le Capital. Les motifs de sa conclusion étaient :

 

1.         M. Ghenna a produit une preuve contradictoire au sujet de son poste. Dans son Formulaire de renseignements personnels (FRP), il a déclaré être rédacteur adjoint. Cependant, dans son témoignage oral, il a témoigné être le rédacteur en chef. Selon la lettre du directeur général du Capital, il était rédacteur en chef adjoint. 

 

2.         Dans son témoignage oral ainsi que dans son FRP, M. Ghenna a affirmé avoir commencé à travailler pour le Capital en février 2000, mais la lettre du directeur général indique qu’il a commencé à y travailler le 15 avril 2000.

 

[6]        Pour ces motifs, la Commission n’a accordé aucune valeur aux lettres du directeur général et du rédacteur en chef du Capital. La Commission a ensuite conclu :

 

3.         Les télécopies des articles écrits par M. Ghenna ont été rejetées en raison de « la facilité avec laquelle il est possible de modifier ces documents grâce aux moyens techniques actuels ». La Commission a rejeté l’explication de M. Ghenna selon laquelle il était trop dangereux pour le journal de poster les exemplaires originaux de numéros antérieurs parce que les autorités interceptaient le courrier. La Commission a jugé qu’il n’était pas crédible que le journal archive des numéros antérieurs, mais qu’il considère trop dangereux de poster ces exemplaires. L’omission de produire des originaux a été considérée comme « une excuse inventée aux fins de sa demande d’asile ».

 

4.         La carte de membre de l’Association de la presse éthiopienne, saisie par Citoyenneté et Immigration Canada quand M. Ghenna a fait sa demande d’asile, a été rejetée parce que M. Ghenna a affirmé être membre de l’Association des journalistes de la presse libre éthiopienne. Il aurait d’abord attribué la divergence à une erreur commise par l’Association des journalistes de la presse libre éthiopienne, mais il aurait ensuite affirmé que ces organisations étaient la même, car l’Association de la presse éthiopienne aurait changé son nom pour Association des journalistes de la presse libre éthiopienne. Cette dernière explication a été rejetée par la Commission, car, si elle était vraie, « (le demandeur d’asile) aurait obtenu une carte d’identité portant le nouveau nom de l’organisation ».

 

5.         La carte d’identité d’employé a été rejetée parce que M. Ghenna ne pouvait expliquer pourquoi elle était signée par le directeur général (et non par le propriétaire ou le rédacteur en chef du journal) et parce que la colonne [traduction] « signature du titulaire » était vide. M. Ghenna n’a pu, selon la Commission, expliquer raisonnablement pourquoi il n’avait pas signé le document. 

 

[7]        La Commission a également conclu :

 

6.         M. Ghenna a fourni des preuves contradictoires au sujet des dates auxquelles les autorités l’avaient pris pour cible. Dans son FRP, il a déclaré avoir été pris pour cible le 23 septembre 2003 et une autre fois le 29 septembre 2003. Dans son témoignage oral, il a affirmé que ces incidents avaient eu lieu en 2002.

 

7.         Il n’était pas crédible que M. Ghenna n’ait pas demandé à sa famille de lui envoyer au Canada un rapport médical rédigé après qu’il a été battu en détention.

 

8.         Bien que cela ne soit pas essentiel à la demande de M. Ghenna, la Commission a conclu que sa crédibilité avait été compromise parce qu’il avait omis de fournir des renseignements à propos de son fils, y compris son nom, sa date de naissance et son lieu de naissance. 

 

[8]        J’ai certaines réserves au sujet des conclusions de la Commission, dont les suivantes.

 

[9]        En premier lieu, les motifs de la Commission ne comprenaient aucune référence à l’exemplaire original complet du Capital fourni par M. Ghenna. Ce document était très important parce qu’il confirmait que M. Ghenna occupait le poste de rédacteur en chef adjoint, et que le bloc‑générique était identique à celui des pages télécopiées du journal que la Commission a rejetées. Parce que le journal original contredisait la conclusion de la Commission selon laquelle M. Ghenna n’avait pas travaillé pour le Capital, la Commission était tenue de traiter de cette preuve. L’omission de ce faire m’amène à conclure que la Commission a rendu sa décision sans prendre en compte cet élément de preuve important.

 

[10]      En deuxième lieu, comme je l’explique ci‑dessous, il était manifestement déraisonnable pour la Commission de n’accorder aucune valeur aux lettres fournies par le directeur général et par le rédacteur en chef du Capital en raison de présumées divergences dans le titre du poste occupé par M. Ghenna au journal et en raison d’une contradiction au sujet de la date à laquelle il a commencé à travailler au journal.

 

[11]      Pour ce qui est des divergences, la Commission a conclu, au sujet du poste occupé par M. Ghenna au Capital, que M. Ghenna, dans son FRP, avait déclaré avoir travaillé en tant que rédacteur adjoint tandis que, dans son témoignage oral, il s’était décrit comme rédacteur adjoint et rédacteur en chef adjoint. Après avoir examiné la transcription dans son entier, je n’ai pu repérer d’occurrence où, comme l’a affirmé la Commission, M. Ghenna se serait décrit comme le rédacteur en chef (l’avocat du ministre n’a pas non plus été en mesure de relever une utilisation de ce titre par M. Ghenna). Tant le bloc‑générique du journal original fourni par M. Ghenna que la lettre du directeur général décrivent M. Ghenna comme le [traduction] « rédacteur en chef adjoint ». À mon sens, il n’y a pas de contradiction importante entre les termes « rédacteur adjoint » et « rédacteur en chef adjoint », et, de toute façon, la Commission a donné une représentation nettement inexacte du témoignage de M. Ghenna quand elle a affirmé qu’il s’était décrit comme le rédacteur en chef du journal.    

 

[12]      Quant à la conclusion tirée par la Commission selon laquelle M. Ghenna a affirmé avoir commencé à travailler pour le journal en février 2000, M. Ghenna a déclaré, tant dans son FRP que dans sa formule IMM 5474, avoir commencé à travailler pour le journal en avril 2000. Il a également témoigné au départ avoir commencé à travailler pour le journal en avril 2000. Il a par la suite mentionné février comme date d’entrée en fonction, mais uniquement après que son conseil et la Commission ont fait référence à cette date erronée. La Commission aurait dû tenir compte de ce fait. Elle ne pouvait proposer une date inexacte, se saisir de la mention de cette date par M. Ghenna, puis prétendre que l’erreur provenait de M. Ghenna. De toute façon, M. Ghenna a rapidement rectifié son témoignage.

 

[13]      Il était aussi abusif pour la Commission de n’accorder aucune valeur aux lettres fournies par le directeur général et le rédacteur en chef tout en se fondant sur ces lettres pour contredire M. Ghenna au sujet du titre de son poste au journal et pour établir le nom de l’individu qui avait signé sa carte d’identité d’employé.

 

[14]      En ce qui a trait à ma troisième réserve, contrairement à ce qu’a conclu la Commission, il n’y a pas de place pour apposer une signature sur la carte d’identité d’employé et il était manifestement déraisonnable pour la Commission de tirer une conclusion défavorable de l’incapacité de M. Ghenna à expliquer pourquoi il n’avait pas signé le document. 

 

[15]      En quatrième lieu, la Commission a donné une représentation inexacte du témoignage de M. Ghenna au sujet de la carte de membre de l’Association de la presse éthiopienne. M. Ghenna n’a pas tenté de blâmer l’Association pour la divergence entre les noms, comme l’a affirmé la Commission. Quant à l’explication que M. Ghenna a donnée, selon laquelle l’organisation dont il était membre avait changé de nom, il était manifestement déraisonnable pour la Commission de la rejeter pour le motif que M. Ghenna n’avait pas obtenu de nouvelle carte de membre indiquant que le nom de l’organisation avait été changé pour « Association des journalistes de la presse libre éthiopienne ». La Commission n’explique pas pourquoi un changement de nom vicierait la validité d’une carte de membre autrement valide au point de rendre nécessaire que le demandeur s’en procure une version actualisée.  

 

[16]      Ces erreurs touchent le cœur du rejet par la Commission de la preuve produite par M. Ghenna selon laquelle il était un journaliste employé par le Capital et, à mon avis, établissent que la Commission a fait preuve d’un zèle inacceptable en cherchant à conclure que M. Ghenna n’était pas crédible. 

 

[17]      Aucun degré de retenue judiciaire ne pourrait justifier que soit maintenue la conclusion de la Commission quant à la crédibilité. La demande de contrôle judiciaire sera donc accueillie. J’ajoute les observations suivantes.

 

[18]      J’émets un doute quant au fondement pour lequel la Commission a rejeté les télécopies du Capital. Leur rejet n’était peut‑être pas manifestement déraisonnable, mais la Commission n’a pas exposé en détail ce qui lui a fait croire que les documents avaient été modifiés. De plus, il n’est pas exact de dire, comme l’a fait la Commission, que des copies télécopiées d’articles avaient été fournies. Les documents fournis étaient des copies, de taille réduite, de pages entières du journal. Chaque page ainsi fournie comportait le titre en caractères d’affiche du journal et de nombreuses pages comprenaient aussi le bloc‑générique du journal, toutes respectant la forme du journal original soumis en preuve. En outre, étant donné que les journaux ont déjà été du domaine public et que la Commission sait que le courrier est intercepté en Éthiopie, je ne comprends pas pourquoi la Commission a jugé improbable que le journal conserve des numéros antérieurs dans ses archives, mais qu’il soit trop dangereux de poster des documents originaux.  

 

[19]      Au cours de la plaidoirie, l’avocat de M. Ghenna a retiré son argument, invoqué uniquement dans son mémoire supplémentaire, fondé sur les Directives no 7.

 

[20]      Les avocats n’ont proposé aucune question à certifier et la présente affaire n’en soulève aucune.

 

JUGEMENT

 

[21]      LA COUR ORDONNE :

 

1.         La demande de contrôle judiciaire est accueillie et la décision rendue le 26 septembre 2005 par la Commission est annulée.

 

2.                  L’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué de la Commission pour être jugée de nouveau.

 

« Eleanor R. Dawson »

Juge

 

 

Traduction certifiée conforme

Elisabeth Ross


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                                    IMM-6155-05

 

INTITULÉ :                                                   ABIYE GHENNA

                                                                        c.

                                                            LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L'AUDIENCE :                             TORONTO (ONTARIO)

 

 

DATE DE L'AUDIENCE :                           LE 13 JUIN 2006

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                                          LA JUGE DAWSON

 

DATE DES MOTIFS :                                  LE 21 JUILLET 2006

 

 

COMPARUTIONS :

 

Paul Vandervennen                                           POUR LE DEMANDEUR

 

Robert Bafaro                                                  POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Paul Vandervennen                                           POUR LE DEMANDEUR

Toronto (Ontario)

 

John H. Sims, c.r.                                             POUR LE DÉFENDEUR

Sous-procureur général du Canada

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