Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20050321

Dossier : T-668-03

Référence : 2005 CF 390

Ottawa (Ontario), le 21 mars 2005

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE SHORE                               

ENTRE :

                                           SANOFI-SYNTHELABO CANADA INC.

et SANOFI-SYNTHELABO

                                                                             

                                                                                                                                  demanderesses

                                                                             et

                                                                APOTEX INC. et

LE MINISTRE DE LA SANTÉ

                                                                                                                                                intimés

                                MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE


INTRODUCTION

[traduction]

Une ouverture sur la science

« Nous devons tous nous engager à promouvoir une science accessible afin de respecter une tradition intellectuelle honorable. Les règles sont simples : aucun compromis à l'égard de l'intelligence conceptuelle; aucun évitement de l'ambiguïté ou de l'ignorance; la suppression du jargon, bien entendu, mais aucun rejet d'idées. » [1]

Une ouverture sur le droit

[...] l'évidence est une attaque contre un brevet en raison de son absence de valeur inventive. Celui qui conteste la validité du brevet dit en fait : « N'importe qui aurait pu faire cela. » Celui qui plaide l'antériorité ou l'absence de nouveauté présume pour sa part qu'une invention a effectivement eu lieu mais il allègue qu'elle a été divulguée au public avant que soit présentée la demande de brevet. Le reproche est le suivant : « Votre invention est astucieuse mais elle était déjà connue. »

[...]

Une fois qu'elles ont été faites, toutes les inventions deviennent évidentes, et spécialement pour un expert du domaine. Lorsque cet expert a été engagé pour témoigner, l'infaillibilité de sa sagesse rétrospective est encore plus suspecte. Il est si facile de dire, une fois que la solution préconisée par le brevet est connue : « j'aurais pu faire cela » ; avant d'accorder un poids quelconque à cette affirmation, il faut obtenir une réponse satisfaisante à la question : « Pourquoi ne l'avez-vous pas fait? » [2] (Non souligné dans l'original.)

« [...] les découvertes scientifiques sont neutres sur le plan moral; leur utilisation ne l'est pas. » [3]

Une ouverture sur la science et sur le droit


La recherche de la justice dans chaque cas et la reconnaissance du fait que chaque cas comporte une multitude de variables particulières, c-à-d. ce qu'on pourrait appeler la jurisprudence clinique[4], exigent qu'on tienne compte des faits particuliers à chaque cas, puisque leurs éléments sont différents de ceux des faits particuliers de chaque autre cas. Ainsi, il revient aux tribunaux d'analyser et d'évaluer chaque situation afin de décider quelle règle de droit et quel arrêt de principe s'appliquent et, en outre, de déterminer comment ceux-ci s'appliquent à des faits particuliers. On ne peut décider qu'un ensemble de principes jurisprudentiels s'appliquent à des faits bien particuliers, on peut tout au plus déterminer quels critères juridiques s'appliquent, étant donné que les distinctions qui caractérisent certaines causes sont en elles-mêmes tellement particulières qu'elles empêcheraient de bien saisir un autre ensemble de faits particuliers qui doivent être examinés selon leur valeur intrinsèque particulière lorsque les critères juridiques sont appliqués.


INDEX

INTRODUCTION

APERÇU

CONTEXTE

Nature de l'instance

QUESTIONS EN LITIGE

ANALYSE

Fardeau de la preuve

Le brevet '777

Règles d'interprétation

Personne versée dans l'art

Interprétation du brevet '777

Le brevet '875

Les témoins

1. Contrefaçon du brevet '777

Principes juridiques

Application aux faits

La défense Gillette

Conclusion

2. Invalidité du brevet '777

a) Antériorité

Principes juridiques

Application aux faits

Conclusion

b) Caractère évident

Principes juridiques

Application aux faits

Conclusion

3. Double brevet

CONCLUSION


APERÇU        

[1]                Il s'agit d'une demande présentée en vertu de l'article 6 du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité)[5] (le « règlement » ), en réponse à un avis d'allégation envoyé par l'intimée, Apotex Inc. ( « Apotex » ). Apotex a envoyé l'avis dans le cadre de sa tentative de commercialiser une version générique des comprimés de bisulfate de clopidogrel des demanderesses, Sanofi-Synthelabo Canada Inc. et Sanofi-Synthelabo ( « Sanofi » ), lesquels sont connus sous le nom de PLAVIX sur le marché. En l'espèce, Sanofi demande à la Cour de rendre une ordonnance interdisant au ministre de la Santé (le « ministre » ) de délivrer à Apotex l'avis de conformité prévu à l'article C.08.004 du Règlement sur les aliments et drogues[6] relativement à ses comprimés de 75 mg de bisulfate de clopidogrel avant l'expiration des lettres patentes canadiennes 1336777 (le « brevet '777 » ) de Sanofi, en 2012. Un avis de conformité permet à une entité de commercialiser son produit.

[2]                Le brevet '777, dont l'un des inventeurs est Alain Badorc, divulgue et revendique des compositions de matières, à savoir le composé clopidogrel, certains sels du clopidogrel (y compris spécifiquement le bisulfate de clopidogrel) et des préparations pharmaceutiques contenant du clopidogrel et ses sels. Formulé dans une composition pharmaceutique, le clopidogrel est un inhibiteur de l'agrégation plaquettaire.                       


[3]                La question à trancher en l'espèce est celle de savoir si les allégations de non-contrefaçon et d'invalidité du brevet '777 et d'invalidité des revendications 1, 3, 10 et 11 du brevet '777, formulées par Apotex et fondées sur des motifs d'antériorité, de caractère évident et de double brevet, sont valables. Apotex fonde son argument relatif à l'invalidité sur sa prétention que les compositions de clopidogrel visées par le brevet '777 de Sanofi avaient déjà été divulguées et revendiquées à titre d'inventions dans les antériorités, à savoir le brevet canadien no 1194875 (le « brevet '875 » ) de Sanofi, ses équivalents américain et français (le brevet américain 4529596 et le brevet français 82 12599) et un certain nombre d'autres documents d'antériorité.

CONTEXTE

Nature de l'instance

[4]                Apotex a signifié à Sanofi un avis d'allégation, lequel détermine l'étendue des questions à trancher en l'espèce. En tant que demanderesse, Sanofi doit prouver que les allégations d'Apotex portant que celle-ci ne contrefera pas un brevet valable ne sont pas fondées. Les procédures prévues par le règlement ne permettent de déterminer ni la validité du brevet ni s'il y a eu contrefaçon. Leur objet est de déterminer si le ministre est libre de délivrer l'avis de conformité demandé.


[5]                Les paragraphes 6(1) et (2) du règlement prévoient ce qui suit :


6.            (1) La première personne peut, dans les 45 jours après avoir reçu signification d'un avis d'allégation aux termes des alinéas 5(3)b) ou c), demander au tribunal de rendre une ordonnance interdisant au ministre de délivrer un avis de

conformité avant l'expiration du brevet visé par

l'allégation.

(2) Le tribunal rend une ordonnance en vertu du paragraphe (1) à l'égard du brevet visé par une ou plusieurs allégations si elle conclut qu'aucune des allégations n'est fondée. (Non souligné dans l'original.)                                               

6.             (1) A first person may, within 45 days after being served with a notice of an allegation pursuant to paragraph 5(3)(b) or (c), apply to a court for an order prohibiting the Minister from issuing a notice of compliance until after the expiration of a patent that is the subject of the allegation.

(2) The court shall make an order pursuant to subsection (1) in respect of a patent that is the subject of one or more allegations if it finds that none of those allegations is justified. (Emphasis added.)


QUESTIONS EN LITIGE

[6]                La Cour doit ultimement déterminer si elle devrait rendre une ordonnance interdisant au ministre de délivrer un avis de conformité à Apotex avant l'expiration du brevet '777 de Sanofi.

[7]                Pour trancher cette question, la Cour doit répondre aux questions suivantes.

1.         En commercialisant ses comprimés de bisulfate de clopidogrel de 75 mg, Apotex contreferait-elle la revendication 1, 3, 10 ou 11 du brevet '777 de Sanofi?

2.         Si tel est le cas, la ou les revendications auxquelles Apotex a contrevenu sont-elles invalides :

a) pour cause d'antériorité?

b) pour cause d'évidence eu égard à l'antériorité?


3.         Le brevet '777 est-il invalide pour cause de double brevet?

[8]                Dans les commentaires qu'il a formulés dans la décision Biovail Pharmaceuticals Inc. c. Canada (Ministre de la Santé nationale et du Bien-être social)[7], le juge Harrington décrit ce à quoi peuvent mener les conclusions tirées :

[...]la Cour doit nécessairement, pour rendre une ordonnance d'interdiction, arriver à la conclusion que les allégations de Novopharm [Apotex] ne sont pas fondées ou, autrement dit, conclure que les brevets sont valides et que Novopharm [Apotex] les contreferaient. La Cour doit statuer sur ces deux points. À l'inverse, pour refuser de rendre une ordonnance d'interdiction, la Cour doit arriver à la conclusion que Novopharm [Apotex] ne contreferait pas les brevets ou que ceux-ci ne sont pas valides. Dans ce cas, il n'est pas nécessaire qu'elle statue sur les deux points.

ANALYSE

Fardeau de la preuve


[9]                Avant d'aborder les questions en litige, la Cour doit régler celle du fardeau de la preuve. La demanderesse doit démontrer, selon la prépondérance des probabilités, que les allégations de non-contrefaçon et d'invalidité du brevet '777 formulées par l'intimée ne sont pas fondées. Le fardeau ultime de preuve incombe à la demanderesse. Cependant, l'intimée a l'obligation, à titre d'entité ayant formulé les allégations contenues dans l'avis d'allégation, de soulever celles-ci, c.-à-d. de veiller à ce qu'elles soient suffisamment étayées pour qu'elles puissent faire l'objet d'un examen (Eli Lilly & Co. c. Nu-Pharm Inc. (C.A.)[8] ).

[10]            En ce qui a trait à l'allégation de non-contrefaçon, il existe une présomption que les faits relatifs à la non-contrefaçon énoncés dans l'avis d'allégation sont exacts, sauf dans la mesure où le demandeur démontre le contraire (Merck Frosst Canada Inc. c. Canada (Ministre de la Santé nationale et du Bien-être social)[9]).


[11]            La question du fardeau de la preuve relatif à l'allégation d'invalidité du brevet a fait l'objet de débats. Selon le courant actuel de pensée, même s'il incombe au demandeur de prouver que l'allégation n'est pas fondée, et compte tenu du fait que ce dernier a le droit de se fonder sur la présomption légale que le brevet est valable[10], le fardeau de présenter des éléments de preuve suffisamment solides pour établir que le brevet n'est pas valable repose sur l'intimé (Bayer Inc. c. Canada (Ministre de la Santé nationale et du Bien-être social)[11], Hoffmann-La Roche Ltd. c. Canada (Ministre de la Santé nationale et du Bien-être social)[12], Bayer AG c. Apotex Inc.[13], AB Hassle c. Apotex Inc.[14], Procter & Gamble Pharmaceuticals Canada Inc. c. Canada (Ministre de la Santé)[15]). Sanofi soutient que, en plus de réfuter la présomption légale de validité, l'intimée doit également démontrer que le commissaire aux brevets a commis une erreur en accordant le brevet '777. La Cour conclut que cet argument n'est pas directement pertinent, puisqu'il ne s'agit pas en l'espèce d'une action contestant la décision du commissaire aux brevets; la Cour doit plutôt décider si elle devrait rendre une ordonnance interdisant au ministre de la Santé de délivrer un avis de conformité. On pourrait en d'autres termes dire que la Cour examine une éventuelle décision du ministre de délivrer un avis de conformité.

Le brevet '777

Règles d'interprétation

[12]            L'analyse des questions de la contrefaçon et de la validité d'un brevet est un processus en deux étapes. Premièrement, les revendications du brevet '777 doivent être interprétées. Deuxièmement, les allégations de non-contrefaçon et d'invalidité formulées par Apotex doivent être examinées.


[13]            Les principes d'interprétation des brevets, tels que le juge Harrington les a résumés au paragraphe 15 du jugement Biovail en se fondant sur les décisions rendues par la Cour suprême du Canada dans les arrêts Free World Trust c. Électro-Santé Inc.[16] etWhirlpool Corp. c. Camco Inc.[17], servent de balises :

[TRADUCTION] 1. Un brevet est considéré comme un marché conclu entre l'inventeur et le public. En contrepartie de la divulgation de l'invention, l'inventeur se voit accorder un monopole temporaire lui permettant d'exploiter l'invention pour une période restreinte.

2. La Loi exige que la demande de brevet renferme un mémoire descriptif « définissant distinctement et en des termes explicites l'objet de l'invention dont le demandeur revendique la propriété ou le privilège exclusif » . Le mémoire descriptif doit être rédigé en des termes complets, clairs, concis et exacts « qui permettent à toute personne versée dans l'art ou la science dont relève l'invention, ou dans l'art ou la science qui s'en rapproche le plus, de confectionner, construire, composer ou utiliser l'invention » (Loi sur les brevets, L.R.C. 1985, ch. P-4, et ses modifications, art. 27).

3. Le brevet s'adresse, en théorie, à une personne versée dans l'art ou la science dont relève l'invention et doit recevoir l'interprétation que cette personne lui aurait donnée lorsqu'il a été rendu public. (Il sera davantage question de cette personne versée dans l'art plus loin dans ces motifs.)

4. Les revendications doivent être interprétées de façon éclairée et en fonction de l'objet pour assurer le respect de l'équité et la prévisibilité, et pour cerner les limites du monopole. « [L]'ingéniosité propre à un brevet ne tient pas à la détermination d'un résultat souhaitable, mais bien à l'enseignement d'un moyen particulier d'y parvenir. La portée des revendications ne peut être extensible au point de permettre au breveté d'exercer un monopole sur tout moyen d'obtenir le résultat souhaité. » (Free World Trust, par. 31 et 32).

5. La partie du mémoire descriptif du brevet dans laquelle figurent les revendications prévaut sur la partie dans laquelle la divulgation est effectuée, c'est-à-dire que l'on se servira de la divulgation pour comprendre le sens d'un mot utilisé dans les revendications « mais non pour élargir ou restreindre la portée de la revendication telle qu'elle [est] écrite et, ainsi, interprétée. » (Whirlpool, par. 52).

6. Ce sont seulement les nouvelles caractéristiques que l'inventeur prétend être essentielles qui constituent ce qu'on appelle l' « essence » de la revendication. « L'interprétation téléologique repose donc sur l'identification par la cour, avec l'aide du lecteur versé dans l'art, des mots ou expressions particuliers qui sont utilisés dans les revendications pour décrire ce qui, selon l'inventeur, constituait les éléments essentiels de son invention. » (Whirlpool, par. 45). (Non souligné dans l'original.)


Personne versée dans l'art

[14]            La Cour reproduit ci-après le passage de la décision Biovail[18] dans lequel le juge Harrington décrit la personne versée dans l'art :

Il s'agit d'un travailleur ordinaire, spécialisé dans le domaine dont relève l'invention. Ce n'est pas un nullard, mais plutôt une personne peu imaginative et qui, néanmoins, se tient au courant de la documentation et qui, vu ses qualifications, est en mesure de lire un brevet, non seulement en fonction de son objet, mais aussi en tant que document juridique. Il lit les brevets accordés par la juridiction concernée, canadienne ou autre, comme il l'aurait fait le jour où ils ont été rendus publics, mettant de côté tout ce qu'il a appris depuis cette date.

[15]            La Cour suprême du Canada a décrit de la façon suivante la personne versée dans l'art, dans l'arrêt Free World[19] :

Le brevet ne s'adresse pas au citoyen ordinaire, mais au travailleur versé dans l'art, que le Dr Fox a décrit comme

[traduction] un être fictif ayant des compétences et des connaissances usuelles dans l'art dont relève l'invention et un esprit désireux de comprendre la description qui lui est destinée [...]

[16]            Dans l'arrêt Whirlpool[20], la Cour suprême du Canada a ajouté ceci :


Dans les revendications du brevet, les ingénieurs de recherches de Whirlpool ne s'adressaient pas à leurs collègues de la division du développement des produits. Ces revendications s'adressaient forcément à la population plus large des individus moyennement versés dans la technologie des laveuses. Comme le lord juge Aldous l'a fait remarquer dans Beloit Technologies Inc. c. Valmet Paper Machinery Inc., [1997] R.P.C. 489 ( C.A. Angl.), à la p. 494 :

[traduction] Le destinataire fictif versé dans l'art est la personne ordinaire qui ne bénéficie peut-être pas des avantages dont peuvent jouir certains employés de grandes sociétés. L'information figurant dans un mémoire descriptif s'adresse à cette personne et doit contenir suffisamment de détails pour qu'elle puisse comprendre et utiliser l'invention. L'aspect inventif ne sera absent que si l'invention est évidente pour cette personne.

Le juge Dickson a mis le même accent sur le « caractère moyen » dans l'arrêt Consolboard, précité, à la p. 523 :

[traduction] Les personnes à qui le mémoire descriptif s'adresse sont « des travailleurs moyens » doués d'habiletés moyennes dans l'art dont l'invention relève et possédant les connaissances générales moyennes qu'ont les gens de ce domaine d'activité précis. On arrive à la bonne interprétation du brevet en tenant compte de ce qu'un ouvrier habile qui aurait lu le mémoire descriptif à l'époque aurait jugé divulgué et revendiqué par le mémoire.

Le « caractère moyen » varie évidemment selon l'objet du brevet.

(Non souligné dans l'original.)

[17]            La Cour est d'avis qu'une personne ordinaire telle que celle qui est décrite dans l'arrêt Whirlpool peut faire une découverte extraordinaire.


[18]            D'après Apotex, la personne versée dans l'art à qui le brevet '777 s'adresse est un être fictif qui possède un diplôme de maîtrise en chimie organique, qui a de l'expérience en matière de séparation des enantiomères constituant les racémates ainsi que dans le choix de sels des ingrédients actifs utilisés dans des produits pharmaceutiques et qui est familiarisé avec la fabrication de formes pharmaceutiques de médicaments et avec les questions pharmacologiques et toxicologiques que soulèverait le choix de l'ingrédient actif devant être inclus dans une formulation pharmaceutique. La personne versée dans l'art avait déjà des connaissances très vastes et détaillées en ce qui a trait à l'objet du brevet '777.

[19]            D'après Sanofi, la personne versée dans l'art en l'espèce est un technicien qui peut posséder un diplôme en chimie, en pharmacologie ou dans une domaine connexe, ainsi que de l'expérience en matière de combinaison, de préparation et d'étude de composés pharmaceutiques actifs. Cette personne connaît également les méthodes courantes et conventionnelles qui ont déjà été employées en chimie et a la compétence voulue pour appliquer de telles méthodes.

[20]            Il est important de reconnaître que les décisions de la Cour suprême du Canada citées ci-dessus ne permettent pas de retenir la description d'une personne versée dans l'art qui convient à une partie plutôt qu'à l'autre.

Interprétation du brevet '777


[21]            Le brevet '777 porte sur la préparation de l'isomère dextrogyre du racémate. Un « racémate » est une substance renfermant des quantités égales « d'isomères optiques » (également appelés « énantiomères » et utilisés de façon interchangeable dans les présents motifs). Le terme « racémate » dans les présents motifs désigne en particulier le composé alpha-5(4,5,6,7-tétrahydro (3,2-c) thiénopyridyl)(2-chlorophényl)-acétate de méthyle. Des « stéréoisomères » sont des composés qui possèdent la même formule moléculaire mais dont les atomes sont disposés différemment dans l'espace. Leur activité optique se rapporte à leur capacité de faire tourner le plan de la lumière polarisée. L'isomère « dextrogyre » fait tourner le plan de la lumière polarisée vers la droite, c'est-à-dire dans le sens horaire; il est désigné par la présence de (+), d ou « dextro » placé devant le nom de l'isomère. Dans le présent cas, l'isomère « dextrogyre » du racémate est couramment appelé « clopidogrel » ; les deux termes sont donc utilisés de façon interchangeable dans les présents motifs. L'isomère « lévogyre » fait tourner le plan de la lumière polarisée vers la gauche, c'est-à-dire dans le sens anti-horaire; il est désigné par la présence de (-), l ou « lévo » placé devant le nom de l'isomère. Lorsque la description d'un composé ne comprend pas sa stéréochimie, c.-à-d. lorsque le nom n'est pas précédé de (+) ou (-), le chimiste sait alors que le composé en question est un racémate et non l'un de deux isomères optiques. Un glossaire a été ajouté en annexe aux présents motifs afin d'aider le lecteur à cet égard.

[22]            L'isomère dextrogyre du racémate possède des propriétés avantageuses par rapport au racémate et à l'isomère lévogyre. Plus précisément, parmi les avantages de l'isomère dextrogyre décrits à la page 1 du brevet '777, on compte son activité inhibitrice de l'agrégation plaquettaire et sa meilleure tolérance (c.-à-d. sa toxicité moindre) :

[traduction] De façon inattendue seulement, l'énantiomère dextrogyre Id présente une activité inhibitrice de l'agrégation plaquettaire, l'énantiomère lévogyre étant inactif à cet égard. De plus, l'énantiomère lévogyre inactif Ii est, des deux énantiomères, celui qui est le moins bien toléré.

[23]            Le brevet '777 porte également sur la préparation du bisulfate de l'isomère dextrogyre. Le « bisulfate » est parfois appelé « hydrogénosulfate » . À l'état de base libre (c.-à-d. à l'état non salifié), l'isomère dextrogyre présente l'aspect d'une huile. Le brevet '777 renferme l'information suivante. Normalement, il est difficile de purifier des produits huileux, et il est préférable, lors de la préparation de compositions pharmaceutiques, de disposer de produits pouvant être purifiés par cristallisation. Bon nombre des sels de l'isomère dextrogyre précipitent sous forme amorphe et/ou sont hygroscopiques, une propriété qui rend difficile leur traitement à l'échelle industrielle. Il s'est avéré que la purification d'un bon nombre de sels habituellement utilisés en pharmacie était difficile. Selon le brevet '777, parmi les nombreux sels examinés par les inventeurs, seuls le bisulfate, le bromhydrate et le taurocholate cristallisent facilement, ne sont pas hygroscopiques et sont suffisamment hydrosolubles pour être utilisés de façon particulièrement avantageuse comme principes médicinaux actifs. Le bisulfate est parfaitement stable et peut être utilisé dans une préparation pharmaceutique.

[24]            Le brevet '777 compte onze revendications. Selon l'avis d'allégation d'Apotex, les revendications 6, 7, 8 et 9 du brevet '777, qui sont des revendications relatives au procédé, ne sont pas pertinentes dans la présente instance. Ces revendications décrivent la séparation des isomères constituant le racémate, grâce à une technique comprenant la formation de sels diastéréoisomériques du racémate puis la cristallisation fractionnée. Apotex allègue également que les revendications 2, 4 et 5 du brevet '777 ne sont pas en cause en l'espèce, car elles se rapportent à des sels du clopidogrel qu'Apotex n'a pas l'intention d'utiliser.


[25]            L'interprétation des revendications contestées, soit les revendications 1, 3, 10 et 11, n'est pas litigieuse. Voici le libellé de ces revendications :

[traduction]

1. L'isomère dextrogyre de l'alpha-5(4,5,6,7-tétrahydro(3,2-c)thiénopyridyl) (2-chlorophényl) acétate de méthyle et ses sels acceptables du point de vue pharmaceutique.

3. L'hydrogénosulfate de l'isomère dextrogyre de l'alpha-5 (4,5,6,7-tétrahydro(3,2-c) thiénopyridyl)(2-chlorophényl)acétate de méthyle.

10. Une composition pharmaceutique renfermant, comme ingrédient actif, une quantité suffisante pour produire un effet d'un composé conforme à la revendication 1, en mélange dans un excipient acceptable du point de vue pharmaceutique.

11. Une composition conforme à la revendication 10, constituée de doses unitaires contenant de 0,001 g à 0,100 g de l'ingrédient actif.

[26]            La revendication 1 vise donc le clopidogrel (isomère dextrogyre du racémate) sous forme de base libre ainsi que ses sels acceptables du point de vue pharmaceutique. Par contre, la revendication 3 vise uniquement le bisulfate de clopidogrel. Il s'ensuit que la revendication 10 vise une composition pharmaceutique qui renferme le clopidogrel sous forme de base libre ou un de ses sels acceptables du point de vue pharmaceutique, et que la revendication 11 vise une composition contenant de 0,001 g à 0,100 g de l'ingrédient actif.


Le brevet '875

[27]            Le brevet '875 et ses équivalents américain et français sont les principaux documents d'antériorité invoqués par Apotex dans son avis d'allégation au titre de l'antériorité, du caractère évident et du double brevet. Le brevet '875 a expiré en 2002. Par souci de simplicité, la Cour fera uniquement mention de ce dernier brevet.

[28]            Le brevet '875 décrit de façon générale une classe de composés utiles en raison de leur activité inhibitrice de l'agrégation plaquettaire. Il décrit un certain nombre de possibilités qui, au total, représentent plus de 250 000 différents composés possibles; cependant, seuls 21 composés individuels sont identifiés spécifiquement (soit les dérivés 1 à 21). Ces 21 composés sont exposés dans les exemples donnés dans le brevet '875. L'exemple 1 à la page 3 porte sur le dérivé no 1 :

[traduction] Dérivé no 1 : %-[4,5,6,7-tétrahydrothiéno[3,2-c]-5-pyridyl]-o.chlorophénylacétate de méthyle (R=-CH3; X=2-Cl)

Les isomères séparés obtenus dans le brevet '777 ont été tirés de ce racémate.

[29]            Il est reconnu dans le brevet '875 que les composés possèdent un centre chiral (c.-à-d. un atome de carbone lié à quatre atomes ou groupes d'atomes différents) et peuvent donc exister sous forme de racémates ou d'isomères. Voici les passages du brevet '875 dans lesquels l'existence des isomères est précisée directement ou par référence à d'autres revendications :


[traduction] « Ces composés renferment un carbone asymétrique et peuvent se présenter sous la forme de 2 énantiomères. L'invention porte également sur chacun des énantiomères et sur leur mélange [racémate]. » (page 1)

« L'invention porte sur un procédé de préparation de dérivés correspondant à la formule générale (I) : [...] ainsi que de 2 énantiomères ou leur mélange [racémate]. » (page 18)

Revendication 1 « Un procédé de préparation de dérivés correspondant à la formule générale (I) : [...] ainsi que de 2 énantiomères ou de leur mélange [racémate] de ces composés correspondant à la formule (I); dans lequel : [...] si cela est souhaité, ses énantiomères sont séparés et/ou sont salifiés grâce à l'action d'un acide minéral ou d'un acide organique; [...] » (page 14)

Revendication 8 « Procédé conforme à la revendication 1 permettant de préparer le %-[4,5,6,7-tétrahydrothiéno[3,2-c]-5-pyridyl]-o-chlorophénylacétate de méthyle, dans lequel le noyau 4,5,6,7-tétrahydrothiéno[3,2-c]pyridine est condensé sur le 2-chloro-o-chlorophénylacétate, et le dérivé recherché, qui est isolé, est obtenu. » (page 15)

Revendication 14 « Dérivés correspondant à la formule générale (I) : [...] ainsi que les 2 énantiomères ou le mélange de ces composés correspondant à la formule (I) [...] »

Revendication 15 « Le %-[4,5,6,7-tétrahydrothiéno[3,2-c]-5-pyridyl]-o-chlorophénylacétate de méthyle, chaque fois qu'il est obtenu par le procédé de la revendication 8 ou ses équivalents chimiques évidents. » (page 16) (Non souligné dans l'original.)

Néanmoins, rien dans le brevet '875 ne porte sur la séparation des isomères constituant les racémates. L'application des exemples décrits dans le brevet '875 permettrait d'obtenir uniquement les racémates, jamais leurs isomères.                  


[30]            De plus, rien dans le brevet ne porte sur les isomères séparés, c.-à-d. qu'il n'y a ni mention ni indication que les isomères constituant les racémates divulgués présentent des différences pharmaceutiques ou toxicologiques relatives à leur activité ou à leur tolérabilité. Le brevet '875 précise seulement que le racémate possède des propriétés inhibitrices de l'agrégation plaquettaire et présente une faible toxicité.

[31]            Le dérivé no 1 est le chlorhydrate du racémate. Le dérivé no 1 permettrait d'obtenir uniquement un racémate et non un isomère isolé et ne donnerait que le chlorhydrate du racémate et non son bisulfate. En effet, le bisulfate est utilisé dans quatre des vingt et un exemples donnés dans le brevet '875; cependant, parmi ces quatre exemples, aucun n'est utilisé en combinaison avec le racémate et moins encore avec l'isomère dextrogyre.

Les témoins

[32]            Puisque la compétence des experts et leur expertise dans le domaine ne sont pas contestées, la Cour se contentera de présenter brièvement les experts des deux parties. La Cour résumera ensuite les témoignages d'opinion des experts relativement à des questions particulières, suivant l'ordre chronologique des témoignages.

[33]            Sanofi a fait témoigner M. Alain Badorc à titre de témoin des faits et M. Aexander Klibanov à titre d'expert indépendant.


[34]            M. Badorc est l'un des inventeurs mentionnés dans le brevet '777. Employé chez Sanofi depuis 1972, il a obtenu un « Diplôme Universitaire de Technologie » (DUT) en chimie, en 1972, de l'Université de Rennes, en France. De 1982 à 1992, il a passé environ la moitié de son temps à travailler sur une classe de composés appelés thiénopyridines, soit la même classe de composés dont il est question ici. Dans son témoignage, il a présenté l'historique de l'invention faisant l'objet du brevet '777. Il a expliqué les différentes techniques de séparation qu'il a essayées avant d'en trouver une permettant d'isoler l'isomère dextrogyre. Il a également indiqué la chronologie de ses travaux.

[35]            M. Klibanov est professeur au Massachusetts Institute of Technology. Dans son témoignage, il a expliqué que les comprimés de bisulfate de clopidogrel qu'Apotex se propose de commercialiser sont visés par le brevet '777. Il a affirmé que le brevet '875 ne fait qu'indiquer comment obtenir les racémates et ne renferme aucune indication sur la façon de séparer les isomères constituant ces racémates. Selon lui, la séparation des isomères a toujours été un processus simple et direct, surtout au milieu des années 1980. Même s'il était possible, en fin de compte, de réaliser la séparation grâce à des techniques classiques, il était impossible de prévoir qu'une technique spécifique permettrait de séparer efficacement les isomères du racémate, sans d'abord essayer les différentes techniques. De plus, rien dans le brevet '875 ne permet de supposer que l'un des isomères séparés du racémate, et encore moins l'isomère dextrogyre, est plus actif ou moins toxique que l'autre isomère. Selon M. Klibanov, seuls des essais auraient permis de déterminer les propriétés d'un isomère séparé. Pour découvrir les avantages qu'offre le bisulfate (par rapport aux autres sels) en combinaison avec l'isomère dextrogyre, il aurait fallu synthétiser et isoler ce sel puis le soumettre à des essais afin de déterminer ses propriétés.


[36]            Apotex a présenté six témoins : M. Samuel Tekie, qui a passé en revue les documents d'antériorité, ainsi que cinq experts indépendants, soit M. Robert S. Brown, M. Peter J. Stang, M. Robert Allan McClelland, M. Gilbert Stephen Banker et M. Robert Samuel Langer.

[37]            M. Brown est professeur de chimie à l'Université Queen's, tandis que M. Stang est professeur de chimie à l'Université de l'Utah. Ils ont fait des observations sur les méthodes de séparation du racémate. Essentiellement, ils ont indiqué dans leur témoignage que, même si un certain nombre de techniques courantes permettent de séparer les isomères constituant un racémate, on ne peut savoir, en fait, quelle technique serait efficace avant d'essayer ces différentes techniques.


[38]            M. McClelland, l'un des experts principaux d'Apotex, est professeur de chimie à l'Université de Toronto. Il a témoigné que le brevet '875 indique clairement comment obtenir les isomères, étant donné qu'il y est précisé que [traduction] « le dérivé recherché est obtenu, puis isolé et, si cela est souhaité, ses énantiomères sont séparés » et que, à l'époque en cause, la personne versée dans l'art savait comment procéder pour séparer les isomères constituant le racémate à l'aide de méthodes classiques. De plus, le brevet '875 indique clairement, selon M. McClelland, que le bisulfate de l'isomère dextrogyre est l'un des sels préférés dans ce brevet - en effet, quatre des huit esters de formule (I) qui sont cités en exemples (le racémate étant un ester) sont des bisulfates. M. McClelland a aussi indiqué clairement que, à l'époque en cause, il était bien connu dans le domaine que l'activité biologique d'un racémate était surtout attribuable à l'un de ses isomères. Il était aussi bien connu dans le domaine que l'isomère moins actif ou inactif pouvait présenter une plus grande toxicité. Une personne versée dans l'art aurait, dans le cadre de ses activités courantes, soumis les isomères à des essais, en suivant des méthodes classiques couramment utilisées, en vue de déterminer leurs propriétés respectives. Il a confirmé que les avantages qu'offre un isomère particulier sont imprévisibles et ne peuvent être évalués que par l'exécution d'expériences appropriées exigeant, d'abord, la séparation des isomères constituant le racémate et, ensuite, la comparaison des propriétés de chaque isomère avec celle du racémate.

[39]            M. Banker est doyen émérite et professeur distingué émérite au Collège de pharmacie de l'Université de l'Iowa. M. Langer est professeur de génie chimique et biomédical au Massachusetts Institute of Technology. Ils ont abordé la question de l'évidence en supposant que l'on pouvait effectuer des expériences courantes. Lors de leur témoignage, ils ont indiqué que la séparation des isomères constituant le racémate, l'essai des isomères en vue de déterminer leurs propriétés et l'essai des sels correspondants en vue de déterminer lequel offre le plus d'avantages finiraient par être réalisés grâce à des méthodes de séparation et d'essai bien connues.


1. Contrefaçon du brevet '777

Principes juridiques

[40]            Si l'appareil en cause comprend tous les éléments essentiels de l'invention, il y a contrefaçon (Free World). Mais il n'y a pas de contrefaçon si un des éléments essentiels est différent ou omis (Free World).

Application aux faits

[41]            Le produit d'Apotex contrefait clairement le brevet '777. Pour établir qu'il y a contrefaçon, il suffit d'examiner la revendication 3 du brevet '777, dont voici le libellé :

[traduction] 3. Hydrogénosulfate de l'isomère dextrogyre du alpha-5 (4, 5, 6, 7-tétrahydro (3, 2-c) thiénopyridyl)(2-chlorophényl) acétate de méthyle.

La revendication 3 du brevet '777 porte précisément sur l'hydrogénosulfate (aussi appelé bisulfate) de l'isomère dextrogyre. Apotex déclare dans son avis d'allégation qu'elle se propose de vendre le bisulfate de l'isomère dextrogyre. À la page 1 de cet avis, Apotex déclare :

[traduction] Apotex a déposé auprès du ministre de la Santé une demande d'avis de conformité concernant un comprimé contenant une dose de 75 mg de bisulfate de clopidogrel à administrer par voie buccale pour inhiber l'agrégation plaquettaire.

En conséquence, Apotex contreferait clairement la revendication 3.

[42]            De plus, la revendication 1 porte sur l'isomère dextrogyre et sur ses sels acceptables du point de vue pharmaceutique, ce qui comprend nécessairement le bisulfate. Ainsi, Apotex contreferait également la revendication 1 du brevet '777. Dans son affidavit, M. Klibanov confirme qu'Apotex contreferait bel et bien la revendication 1.

[43]            Les revendications 10 et 11 du brevet '777 portent, entre autres, sur des compositions pharmaceutiques contenant comme ingrédient actif de 1 à 100 milligrammes (0,001 à 0,100 gramme) d'un sel de l'isomère dextrogyre en mélange dans un excipient acceptable du point de vue pharmaceutique. Apotex a déclaré dans son avis d'allégation qu'elle vendrait des comprimés contenant 75 milligrammes de l'ingrédient actif (le bisulfate de l'isomère dextrogyre). Les comprimés d'Apotex contiendraient nécessairement un excipient acceptable du point de vue pharmaceutique et, en conséquence, Apotex contreferait également les revendications 10 et 11 du brevet '777.

[44]            Aux paragraphes 29 et 30 de son affidavit, M. Klibanov confirme qu'il y aurait effectivement contrefaçon des revendications 1, 3, 10 et 11 du brevet '777 pour les raisons susmentionnées.


La défense Gillette

[45]            Apotex soutient, en invoquant la « défense Gillette » , qu'elle ne contreferait pas les revendications 1, 3, 10 et 11 du brevet '777 en commercialisant ses comprimés de bisulfate de clopidogrel de 75 mg. Apotex réitère que les revendications 6, 7, 8 et 9 du brevet '777, qui sont des revendications relatives au procédé, ne sont pas pertinentes pour la présente instance et que les revendications 2, 4 et 5 du brevet '777 ne sont pas en cause, car elles se rapportent à des sels du clopidogrel qu'elle n'a pas l'intention d'utiliser.

[46]            Dans la décision Almecon Industries Ltd. c. Nutron Manufacturing Ltd.[21], le juge Wetston a décrit la défense Gillette en ces termes :

[...] si le produit censément contrefait ne peut être distingué des réalisations antérieures et qu'il est embrassé par les revendications du brevet, le brevet est invalide pour cause d'antériorité ou d'évidence. D'autre part, si le brevet ne comprend pas le produit censément contrefait, il n'y a aucune contrefaçon du brevet : Gillette Safety Razor Company v. Anglo Trading Company Ltd., [1913] 30 R.P.C. 465, à la page 480. La défenderesse prétend donc qu'elle doit réussir en raison soit de l'invalidité, soit de l'absence de contrefaçon.


[47]            La défense Gillette, qui est une défense de common law que la Chambre des lords a créée en 1913, permet à la partie défenderesse à la fois de nier qu'il y a contrefaçon d'un brevet et de contester la validité du brevet, et de [traduction] « s'épargn[er] ainsi la peine de démontrer à quelle enseigne le demandeur loge : celle de l'invalidité ou celle de la non-contrefaçon » (Gillette Safety Razor Company v. Anglo-American Trading Company Ld.[22]).

[48]            La Cour constate qu'Apotex, dans son avis d'allégation, lequel est le document essentiel à cet égard, n'affirme pas qu'elle ne contrefera pas les revendications 1, 3, 10 et 11 du brevet '777. Apotex soutient plutôt que ces revendications ne sont pas valables si on prétend qu'elle y a contrevenu. Voici un extrait des pages 4 et 5 de l'avis d'allégation d'Apotex :

[TRADUCTION]

Non-contrefaçon

En fabriquant, en utilisant et en vendant le bisulfate (également appelé hydrogénosulfate) du d-énantiomère, Apotex ne contrefera pas les revendications 2, 4 et 5 du brevet '777, puisque ces revendications portent uniquement sur le chlorhydrate, le bromhydrate et le taurocholate du d-énantiomère respectivement.

La défense Gillette               

En outre, si vous soutenez que nous contrefaisons l'une quelconque des revendications du brevet '777 en fabriquant ou en utilisant notre préparation contenant le bisulfate de l'énantiomère dextrogyre de l'alpha-5 (4,5,6,7-tetrahydro (3,2-c) thienopyridyl) (2-chlorophényl)-acétate de méthyle utilisé par Apotex, nous soutenons alors que les revendications auxquelles nous aurions censément contrevenu doivent être invalides d'après les principes énoncés, d'une part, par la Chambre des lords dans l'arrêt Gillette Safety Razor Company v. Anglo-American Trading Company Ltd., (1913) R.P.C. 465, et, d'autre part, dans l'arrêt J.K. Smit & Sons, Inc. v. Richard S. McClintock, [1940] S.C.R. 279.

Les comprimés de 75 mg d'Apotex correspondent à l'antériorité tel que l'indique la description contenue dans le brevet canadien 1194875, publié le jour de sa délivrance, le 8 octobre 1985. En outre, l'utilisation d'un tel produit afin d'inhiber l'agrégation plaquettaire et son utilisation dans les activités antithrombotiques correspondent également à la solution divulguée par le brevet canadien 1194875. (Non souligné dans l'original.)

[49]            La défense Gillette peut être invoquée uniquement lorsqu'elle est fondée sur la non-contrefaçon ainsi que sur l'invalidité. Étant donné qu'il n'y a pas d'allégation de non-contrefaçon, la défense Gillette ne peut être invoquée, de sorte qu'il n'est pas nécessaire de l'examiner. Essentiellement, la défense invoquée par Apotex constitue simplement un moyen détourné de formuler son allégation d'invalidité.

Conclusion

[50]            La Cour conclut que les comprimés de bisulfate de clopidogrel de 75 mg d'Apotex contreferaient le brevet '777 de Sanofi, c.-à-d. que le produit d'Apotex est le même produit que celui qui est protégé par le brevet '777.

2. Invalidité du brevet '777

[51]            Pour affirmer que le brevet '777 est invalide, Apotex se fonde sur ce qui est déclaré dans le brevet '777, à savoir qu'il n'était pas nouveau ou qu'il était évident compte tenu de la divulgation figurant dans le brevet '875 (et dans d'autres brevets semblables).


[52]            Pour déterminer si un brevet est valable, il faut tenir compte de la loi en vigueur au moment de la présentation de la demande de brevet. Le brevet '777 a été déposé avant les modifications apportées à la Loi sur les brevets, L.R.C. 1985, ch. P-4, en 1989, de sorte qu'il est considéré comme un brevet régi par l' « ancienne Loi » . Par conséquent, les décisions quant à sa validité sont régies par la Loi sur les brevets, L.R.C. 1985, ch. P-4 (l' « ancienne Loi » ).

a) Antériorité

Principes juridiques

[53]            Sous le régime de l'ancienne Loi, un document d'antériorité doit avoir décrit l'objet d'une revendication particulière du brevet '777 en date du 8 février 1986, cette date précédant de deux années la date du dépôt du brevet '777 au Canada, soit le 8 février 1988.

[54]            Le paragraphe 27(1) de l'ancienne Loi est rédigé de la façon suivante :



27          (1) Sous réserve des autres dispositions du présent article, l'auteur de toute invention ou le représentant légal de l'auteur d'une invention peut, sur présentation au commissaire d'une pétition exposant les faits, appelée dans la présente loi le « dépôt de la demande » , et en se conformant à toutes les autres prescriptions de la présente loi, obtenir un brevet qui lui accorde l'exclusive propriété d'une invention qui n'était pas :

a) connue ou utilisée par une autre personne avant que lui-même l'ait faite;

b) décrite dans un brevet ou dans une publication imprimée au Canada ou dans tout autre pays plus de deux ans avant la présentation de la pétition ci-après mentionnée;

c) en usage public ou en vente au Canada plus de deux ans avant le dépôt de sa demande au Canada.

27           (1) Subject to this section, any inventor or legal representative of an inventor of an invention that was

(a) not known or used by any other person before he invented it,

(b) not described in any patent or in any publication printed in Canada or in any other country more than two years before presentation of the petition hereunder mentioned, and

(c) not in public use or on sale in Canada more than two years prior to his application in Canada, may, on presentation to the Commissioner of a petition setting out the facts, in this Act termed the filing of the application, and on compliance with all other requirements of this Act, obtain a patent granting to him an exclusive property in the invention.          


[55]            Par antériorité, on veut dire que l'invention exacte a déjà été faite et a été divulguée au public. Le critère de l'antériorité a été décrit dans la décision Beloit et a été adopté par la Cour suprême du Canada dans l'arrêt Free World :

Il faut en effet pouvoir s'en remettre à une seule publication antérieure et y trouver tous les renseignements nécessaires, en pratique, à la production de l'invention revendiquée sans l'exercice de quelque génie inventif. Les instructions contenues dans la publication antérieure doivent être d'une clarté telle qu'une personne au fait de l'art qui en prend connaissance et s'y conforme arrivera infailliblement à l'invention revendiquée. (Non souligné dans l'original.)

Le choix du terme « infailliblement » est important. La simple possibilité qu'une personne puisse agir dans le cadre de la revendication n'est pas, en soi, suffisante pour qu'il y ait antériorité. C'est ce que la Cour d'appel du Royaume-Uni a affirmé dans l'arrêt General Tire & Rubber Co. v. Firestone Tyre & Rubber Co.[23], dans les termes suivants :

[traduction] Si, par contre, la publication antérieure renferme des instructions qui sont susceptibles d'être exécutées de façon à contrevenir à la revendication du breveté, mais qui seraient à tout le moins aussi susceptibles d'être exécutées de façon à ne pas y contrevenir, la revendication du breveté ne se heurterait pas à une antériorité, bien qu'elle puisse être jugée non valide pour cause d'évidence. Pour constituer une antériorité opposable à la revendication du breveté, la publication antérieure doit contenir des instructions claires et non équivoques permettant d'obtenir ce que le breveté prétend avoir inventé. (Non souligné dans l'original.)


La Cour fait remarquer que la Cour suprême du Canada a cité en y souscrivant le passage qui suit de l'arrêt General Tire portant sur la question de l'antériorité, dans l'arrêt Free World[24] :

[traduction] Aussi clair qu'il soit, un poteau indicateur placé sur la voie menant à l'invention du breveté ne suffit pas. Il faut prouver clairement que l'inventeur préalable a pris possession de la destination précise en y laissant sa marque avant le breveté.

Dans Xerox of Canada Ltd. c. IBM Canada Ltd.[25], le juge Collier citait le passage qui suit du jugement The King v. Uhlemann Optical Co.[26] :

[traduction] [...] L'invention doit apparaître dans son intégralité dans la publication avec toutes les indications nécessaires pour informer le public de la manière dont elle se réalise.

Ainsi que l'a décidé la Cour dans Pfizer Canada Inc. c. Apotex Inc.[27], la revendication visant un composé chimique spécifique ne peut se heurter à un document d'antériorité qui décrit uniquement une catégorie ou un genre général de composés auquel appartient le composé en question, étant donné que le document d'antériorité ne fournit pas d'instructions qui permettent infailliblement d'arriver au composé spécifique.

[56]            En ce qui a trait à la découverte des propriétés avantageuses particulières d'un composé donné, choisi parmi des composés appartenant à une catégorie plus générale, Fox affirmait ce qui suit aux pages 89 et 90 de Canadian Law and Practice (4 e édition) :

[traduction] On peut faire preuve d'invention en choisissant une substance parmi plusieurs autres, à une fin particulière, même si d'autres substances de cette catégorie ont déjà été utilisées à la même fin, pourvu que l'utilisation de la substance choisie procure un avantage spécial et que ce choix fasse assurément avancer les connaissances. Même si la personne qui choisit simplement un certain nombre d'éléments parmi ceux d'un groupe ou d'une série divulgué n'invente rien, il pourrait en être tout autrement si ses recherches l'amènent à découvrir que certains éléments du groupe ou de la série possèdent des qualités particulières ou présentent des caractéristiques particulières en elles-mêmes qui étaient jusqu'ici inconnues. (Citations omises et soulignement ajouté.)

Dans Re E.I. Du Pont Nemours & Co. Application[28], la Chambre des lords déclarait ce qui suit à l'égard des propriétés avantageuses nouvellement découvertes :

[traduction] Le droit applicable aux brevets de sélection s'est développé de façon à régler ce problème [...] La position actuelle a été succinctement exposée par Lord Diplock :

[...] L'étape inventive dans un brevet de sélection consiste en la découverte qu'un ou plusieurs éléments d'une catégorie de produits antérieurement connue offre certains avantages spéciaux à une fin particulière, lesquels n'auraient pu être prévus avant que cette découverte ne soit faite [...] En contrepartie du monopole qui lui est accordé, l'inventeur doit divulguer au public dans son mémoire descriptif les avantages spéciaux que procurent les éléments de la catégorie qu'il a choisis. (Beecham Group v. Bristol Laboratories International S.A, [1978] R.P.C. 521, à la p. 579). (Non souligné dans l'original.)


Dans la décision Pfizer[29], la Cour a déclaré ce qui suit :

Le brevet d'ICI [la technique antérieure] est un brevet d'origine tandis que celui de Pfizer est un brevet de sélection. Le premier revendique le genre; le deuxième l'espèce. Le brevet n º 263 d'ICI vise généralement les triazoles et les imidazoles fongicides. Le fluconazole n'y est pas expressément décrit, non plus que son efficacité supérieure et antérieurement inconnue n'est décrite ou connue. Le brevet d'ICI n'incluait pas le composé appelé fluconazole. ICI n'était pas le premier inventeur de ce composé et elle ne l'a jamais fabriqué.

Il n'est pas contesté que la portée générique large des revendications du brevet d'ICI englobe le fluconazole et qu'il en est de même à l'égard des procédés, mais que le fluconazole n'y est pas expressément mentionné. (Non souligné dans l'original.)

Application aux faits

[57]            La Cour doit, en se fondant sur le droit applicable, décider si une personne versée dans l'art a reçu des instructions d'une clarté telle que, lorsqu'elle prend connaissance du brevet '875 (ou de ses équivalents américains ou français) et s'y conforme, elle arrivera infailliblement à un composé ou à une composition pharmaceutique visé par les revendications du brevet '777 (c.-à-d. le bisulfate de clopidogrel).


[58]            En plus d'examiner si l'isomère dextrogyre du racémate et son bisulfate étaient expressément divulgués dans les antériorités, la Cour s'est penchée sur la question de savoir si les instructions données par ces dernières étaient suffisamment claires pour qu'on arrive infailliblement à un isomère dextrogyre séparé du racémate; la Cour a ensuite complété son examen sur la question de savoir si les antériorités divulguaient les propriétés avantageuses de l'isomère dextrogyre du racémate et de son bisulfate.

[59]            Premièrement, en ce qui a trait à la divulgation particulière de l'isomère dextrogyre du racémate, tout ce que l'on peut affirmer relativement au brevet '875, c'est qu'il fait état de l'existence d'isomères optiques appartenant à une importante catégorie de composés, comme l'indiquent certains extraits du brevet '875 :

[traduction] « Ces composés renferment un carbone asymétrique qui peut se présenter sous la forme de 2 énantiomères. L'invention porte également sur chacun des énantiomères et sur leur mélange [racémate]. » (page 1)

« L'invention porte sur un procédé de préparation de dérivés correspondant à la formule générale (I) : [...] ainsi que de 2 énantiomères ou leur mélange [racémate]. » (page 18)

Revendication 1 « Un procédé de préparation de dérivés correspondant à la formule générale (I) : [...] ainsi que de 2 énantiomères ou de leur mélange [racémate] de ces composés correspondant à la formule (I); dans lequel : [...] si cela est souhaité, ses énantiomères sont séparés et/ou sont salifiés grâce à l'action d'un acide minéral ou d'un acide organique [...] » (page 14) (Non souligné dans l'original.)


Cependant, le brevet '875 ne fait aucunement état d'un isomère optique spécifique, ce qui signifie qu'il n'y a clairement aucune divulgation particulière quant à l'isomère dextrogyre du racémate ou au bisulfate de l'isomère dextrogyre. Le jugement Pfizer offre un bon exemple de ce principe. Dans cette affaire, les antériorités divulguaient et revendiquaient un genre. La Cour a conclu que le brevet antérieur ne constituait pas une antériorité en ce qui concerne le composé spécifique appelé fluconazole, puisqu'une personne aurait pu se conformer au brevet antérieur sans cependant être en mesure de produire du fluconazole; en faisant la bonne sélection, cette personne aurait pu produire le composé. La Cour est d'avis, contrairement à Apotex, que la Cour d'appel fédérale n'a pas, dans l'arrêt SmithKline Beecham Pharma Inc. c. Apotex Inc. (C.A.)[30], écarté le principe énoncé dans le jugement Pfizer. Aux paragraphes 18 et 19, la Cour d'appel fédérale a déclaré ce qui suit :

[...] SmithKline renvoie à la décision Pfizer, précitée, à l'arrêt Farbwerke Hoechst c. Halocarbon (Ontario) Ltd., [1979] 2 R.C.S. 929, à la page 942; et à l'arrêt General Tire & Rubber Co. v. Firestone Tyre & Rubber Co., [1972] R.P.C. 457 (C.A.). SmithKline fait valoir que, selon cette jurisprudence, une antériorité n'est pas opérante à l'égard d'une invention postérieure si les renseignements fournis dans l'antériorité pouvaient conduire à un produit non visé par les revendications de l'invention postérieure [...]

[...] La jurisprudence mentionnée par SmithKline se distingue de la situation que la Cour doit trancher. Dans chacune des décisions citées par SmithKline, les instructions données dans l'antériorité alléguée exposaient une catégorie générale de composés ou de réactions à partir de laquelle on pouvait arriver à l'invention postérieure. Dans ces affaires, les inventions postérieures n'étaient pas antériorisées du fait que les composés particuliers de l'invention revendiquée n'étaient pas identifiés dans l'antériorité alléguée et que, par conséquent, l'identification des composés particuliers utilisés dans l'invention revendiquée était nouvelle et inventive. (Non souligné dans l'original.)

La Cour d'appel fédérale a uniquement affirmé qu'on pouvait établir une distinction entre les faits de l'affaire SmithKline et ceux des affaires Pfizer, Farbwerke Hoechst AG Vormals Meister Lucius & Bruning c. Halocarbon (Ontario) Ltd.[31] et General Tire. La Cour a confirmé le principe selon lequel un brevet antérieur qui ne désigne pas un composé spécifique appartenant à une catégorie générale de composés ne constituait pas une antériorité.


[60]            Pour ce qui est de la question de savoir si les antériorités fournissaient des instructions d'une clarté telle qu'on arriverait infailliblement à un isomère dextrogyre du racémate séparé, la Cour souligne un élément essentiel de la preuve produite : les experts des deux parties conviennent que le brevet '875 ne contient aucune indication quant à la manière de procéder à la séparation des isomères optiques constituant le racémate et que la personne qui se conformerait aux instructions des exemples fournis dans le brevet '875 obtiendrait uniquement un racémate, jamais un isomère optique[32]. Ce fait est en soi suffisant pour permettre à la Cour de conclure que le brevet '875 ne constituait pas une antériorité par rapport au brevet '777.

[61]            D'après Apotex, la mention [traduction] « si cela est nécessaire, ses énantiomères sont séparés » , figurant à la revendication 1 du brevet '875, est suffisante pour indiquer à la personne versée dans l'art de procéder à la séparation des isomères constituant le racémate, de sorte que le travail à effectuer pour arriver à la séparation correspondait uniquement à une procédure normale - les techniques de séparation étant à l'époque bien connues des personnes versées dans l'art - et qu'une personne compétente pouvait éventuellement, en expérimentant, obtenir les isomères. S'inspirant de la décision rendue par la Cour d'appel fédérale dans l'arrêt SmithKline, Apotex fait valoir que l'aptitude de la personne versée dans l'art à déployer une habileté technique comprend l'aptitude à effectuer des essais pour l'application du critère de l'antériorité.


[62]            Apotex soutient par ailleurs que l'argument de Sanofi selon lequel les antériorités n'indiquent pas comment obtenir les isomères revendiqués implique que les brevets antérieurs étaient insuffisants et contenaient des revendications plus vastes que ce qu'ils divulguaient. Selon Apotex, Sanofi ne pourrait donc pas avancer un tel argument.

[63]            Enfin, Apotex ajoute que, même si le procédé permettant à Sanofi de procéder à la séparation des isomères constituant le racémate était inventif et constituait par conséquent une antériorité, les revendications relatives à ce procédé ne sont pas en litige en l'espèce. Les revendications contestées du brevet '777 ne se rapportent pas aux procédés permettant la séparation des isomères. Ainsi, le fait que le brevet '875 ne fournit pas de tels renseignements n'a pas d'importance. La Cour n'est pas d'accord avec cette affirmation.

[64]            Premièrement, il est un principe bien établi selon lequel un brevet doit contenir toutes les indications nécessaires pour informer le public de la manière dont fonctionnent toutes les parties de l'invention revendiquée (Xerox[33], Farbwerke Hoechst[34]).


[65]            Deuxièmement, la Cour interprète le critère de l'antériorité appliqué dans la décision Beloit, notamment l'emploi du terme « infailliblement » , comme signifiant que l'expérimentation n'est pas permise. En d'autres termes, la personne versée dans l'art qui se conforme au brevet constituant une antériorité doit être en mesure d'arriver à l'invention revendiquée dans le brevet contesté la première fois qu'elle tente d'y arriver et chaque fois par la suite. La Cour ne croit pas que l'arrêt SmithKline ait pour effet de modifier le critère juridique qui s'applique à l'antériorité. Au paragraphe 20 de sa décision, la Cour d'appel fédérale a employé des termes qui rappellent le critère décrit ci-dessus :

[...] Le juge des requêtes a décidé qu'il n'y a rien d'étonnant à ce que toute personne au fait de l'art qui cherche à résoudre le « problème de coloration rose » se tourne nécessairement vers les autres procédés de formulation divulgués dans le brevet 060 pour trouver la solution, sans activité inventive. (Non souligné dans l'original.)

[66]            Troisièmement, la Cour est consciente du fait que les antériorités mentionnent l'existence des isomères sans fournir d'instructions sur la façon d'obtenir les isomères séparés. La question que la Cour est appelée à trancher n'est pas de savoir si cela signifie que les antériorités contenaient des revendications plus vastes que ce qu'elles divulguaient. La question à trancher est plutôt celle de la validité du brevet '777 et non du brevet '875.

[67]            Quatrièmement, en ce qui concerne les revendications portant sur le procédé du brevet '777, qui ne sont pas en cause, elles ne changent rien au fait qu'un brevet antérieur, qu'on prétend constituer une antériorité, doit décrire au moins une méthode - même si ce n'est pas celle qui est décrite dans le brevet ultérieur - permettant à la personne versée dans l'art d'arriver à l'invention revendiquée.


[68]            Selon la preuve au dossier, une personne versée dans l'art, laquelle se serait conformée aux instructions fournies dans les antériorités, à présumer que celles-ci étaient suffisantes, n'a pas, en fait, obtenu les isomères séparés à son premier essai. Les experts conviennent également qu'une personne versée dans l'art ne pourrait pas prédire laquelle des méthodes de séparation conventionnelles serait efficace, avant de les essayer, à l'égard du racémate en cause. Cela implique un élément d' incertitude qui empêche de satisfaire au critère de l'antériorité.

[69]            Le seul fait que M. Badorc, inventeur du brevet '777, n'ait pu séparer les isomères lors de sa première tentative démontre que les instructions contenues dans les antériorités étaient de toute évidence insuffisantes pour qu'il soit satisfait au critère de l'antériorité, selon lequel on doit « infailliblement » arriver à la solution recherchée. Comme M. Badorc l'a attesté dans son affidavit[35], la séparation des isomères constituant le racémate a exigé six mois de labeur et a impliqué l'essai de diverses méthodes, plusieurs ayant résulté en des échecs. Apotex répond que M. Badorc, même s'il est l'inventeur, n'avait pas à l'époque l'expertise suffisante pour qu'on puisse l'assimiler à une personne versée dans l'art, et que les difficultés qu'il a éprouvées en tentant d'obtenir l'isomère dextrogyre du racémate ne permettent donc pas de conclure que les divulgations contenues dans les antériorités étaient suffisantes. Compte tenu de l'expérience spécialisée et des antécédents de M. Badorc mentionnés ci-devant, la Cour est convaincue que celui-ci avait les qualités requises d'une personne versée dans l'art au sens de la jurisprudence mentionnée ci-dessus.


[70]            M. Klibanov a également confirmé que, même si diverses techniques de séparation étaient connues à l'époque en cause, il était impossible de prédire si leur application à un composé spécifique serait couronnée de succès[36]. Quant aux experts d'Apotex, ils ont déclaré que la personne versée dans l'art aurait fini par trouver la bonne méthode à partir des techniques de séparation bien connues à l'époque[37], mais ils n'ont pas dit que la séparation des isomères constituant le racémate aurait assurément été obtenue dès la première tentative.


[71]            La Cour s'est donc alors penchée sur la question de savoir si les antériorités divulguaient les propriétés avantageuses de l'isomère dextrogyre du racémate et de son bisulfate. Ayant lu attentivement le dossier d'antériorité, la Cour est convaincue qu'il ne divulgue pas les propriétés avantageuses qui sont associées à l'isomère dextrogyre en particulier, pas plus que les avantages découlant de l'utilisation combinée du bisulfate et de l'isomère dextrogyre. Comme la Cour l'a déjà mentionné, l'isomère dextrogyre du racémate n'est même pas lui-même divulgué dans les antériorités, de sorte que les propriétés avantageuses d'un composé non divulgué dans les antériorités n'auraient de toute évidence pas pu y être expressément décrites. Selon Apotex, les brevets antérieurs indiquent que les deux isomères sont actifs et non toxiques; il n'y a aucune « invention » dans le fait de découvrir que l'isomère lévogyre est inactif et qu'il a une moins grande tolérance; cela revient plutôt à reconnaître que les brevets antérieurs de Sanofi comportaient une erreur. Quoi qu'il en soit, les revendications contestées du brevet '777 ne visent pas l'utilisation d'un isomère plutôt que l'autre, mais plutôt l'isomère lui-même. Le fait de préférer l'isomère dextrogyre à l'isomère lévogyre ne fait ainsi pas partie des revendications et n'est donc pas pertinent dans le cadre de l'examen de la question de l'antériorité. Enfin, Apotex a soutenu, que, comme l'a admis M. Klibanov, une personne versée dans l'art aurait pu constater l'activité des deux isomères en employant des méthodes reconnues.


[72]            La Cour est d'avis que les antériorités indiquent que le racémate - et non les deux isomères - est inactif et non toxique. La Cour est convaincue qu'il y a bel et bien une découverte, à savoir que c'est plus particulièrement l'isomère dextrogyre constituant le racémate dans son ensemble qui est actif et non toxique, de sorte qu'aucune antériorité n'est opposable au brevet contesté. La Cour fait en outre remarquer que, même si M. Klibanov était d'accord avec les experts d'Apotex pour dire qu'une personne versée dans l'art aurait pu constater l'activité et les caractéristiques des deux isomères et de divers bisulfates au moyen de méthodes qui étaient bien connues à l'époque[38], ces experts n'ont pas affirmé que les propriétés avantageuses de ces isomères et de leurs bisulfates - à plus forte raison celles de l'isomère dextrogyre et de son bisulfate - auraient été connues avec certitude avant la tenue des essais visant à déterminer les propriétés respectives des isomères et du bisulfate. Comme la Cour l'a déjà mentionné, la dernière partie de la phrase précédente renvoie au critère de l'antériorité, lequel n'est pas respecté eu égard à la preuve versée au dossier. Quelqu'un avait dû effectuer le travail nécessaire pour découvrir une technique de séparation efficace et avait dû tester l'isomère dextrogyre séparé et son bisulfate pour être en mesure de déterminer leurs propriétés particulières, et c'est M. Badorc, qui était au service de Sanofi, qui avait en fait effectué ce travail.

Conclusion

[73]            Par conséquent, la preuve démontre qu'aucune antériorité n'est opposable au brevet '777.

b) Caractère évident

Principes juridiques

[74]            La question du caractère évident doit être abordée en fonction de la date de l'invention, laquelle est réputée être le 17 février 1987 (la « date d'antériorité » ).

[75]            Aucune disposition de l'ancienne loi n'est utile lorsqu'il s'agit de déterminer si un brevet est évident. L'évidence est plutôt un critère qui découle de la jurisprudence. La revendication d'un brevet n'est pas valable, pour cause d'invention évidente, si une personne versée dans l'art arrive directement et sans difficulté à la solution décrite dans le brevet, compte tenu des renseignements qui y sont divulgués et des connaissances générales courantes au moment où l'invention a été faite. Le critère de l'évidence a été énoncé dans la décision Beloit[39] :


Pour établir si une invention est évidente, il ne s'agit pas de se demander ce que des inventeurs compétents ont ou auraient fait pour solutionner le problème. Un inventeur est par définition inventif. La pierre de touche classique de l'évidence de l'invention est le technicien versé dans son art mais qui ne possède aucune étincelle d'esprit inventif ou d'imagination; un parangon de déduction et de dextérité complètement dépourvu d'intuition; un triomphe de l'hémisphère gauche sur le droit. Il s'agit de se demander si, compte tenu de l'état de la technique et des connaissances générales courantes qui existaient au moment où l'invention aurait été faite, cette créature mythique (monsieur tout-le-monde du domaine des brevets) serait directement et facilement arrivée à la solution que préconise le brevet. C'est un critère auquel il est très difficile de satisfaire. (Non souligné dans l'original.)

[76]            Il ne convient pas de procéder à une analyse rétrospective ou a posteriori pour déterminer si une invention est évidente. Le juge Hugessen a servi l'avertissement qui suit dans le jugement Beloit[40] :

Une fois qu'elles ont été faites, toutes les inventions deviennent évidentes, et spécialement pour un expert du domaine. Lorsque cet expert a été engagé pour témoigner, l'infaillibilité de sa sagesse rétrospective est encore plus suspecte. Il est si facile de dire, une fois que la solution préconisée par le brevet est connue : « j'aurais pu faire cela » ; avant d'accorder un poids quelconque à cette affirmation, il faut obtenir une réponse satisfaisante à la question : « Pourquoi ne l'avez-vous pas fait? » (Non souligné dans l'original.)

[77]            Reconnaissant le caractère particulier des faits de l'affaire qui l'occupe, la Cour s'appuie sur le raisonnement qui suit en ce qui a trait à la question du caractère évident de l'invention.


[78]            Un brevet sera qualifié d'évident uniquement si la solution au problème est toute simple. Les suggestions ou les indicateurs figurant dans les antériorités ne sont pas suffisants pour invalider un brevet pour cause d'évidence. La personne versée dans l'art doit être en mesure d'affirmer qu'elle aurait su que l'invention serait utilisable et procurerait les avantages qu'elle est censée procurer à la lumière des renseignements divulgués publiquement. La personne versée dans l'art doit savoir que la solution ou les avantages seraient présents sans devoir se prêter à une expérimentation (exclusion faite, bien entendu, de la simple vérification de renseignements déjà connus). Le critère permettant d'établir l'évidence ne consiste pas à décider si l'invention « valait la peine d'être tentée » . Ces principes ont été énoncés dans Farbwerke Hoechst, dans Bayer Aktiengesellschaft v. Apotex Inc.[41] (décision confirmée par la Cour d'appel de l'Ontario[42]) et dans AB Hassle c. Genpharm Inc.[43]. Dans l'arrêt Farbwerke Hoechst[44], la Cour suprême du Canada écrivait ceci :

Sur ce point, la Cour d'appel fédérale est arrivée à une conclusion différente, le juge en chef Jackett a dit (à la p. 471) :

Le juge de première instance semble s'être fondé sur l'hypothèse que l'exigence relative à l' « esprit inventif » est respectée sauf si l' « état de la technique » , à l'époque de l'invention alléguée, était telle qu'il aurait semblé évident à un chimiste compétent « qu'il pouvait réussir à produire de l'isohalothane en "phase liquide" (en supposant qu'il utilise le même monomère et du bromure d'hydrogène) » . (Mis en italiques par mes soins.) D'après moi, l'hypothèse du savant juge de première instance se révèle inexacte en tant que règle universelle. Je ne me hasarderais pas à définir l'exigence relative à l' « esprit inventif » mais, il me semble que la revendication en l'espèce ne satisfait pas à cette exigence puisque l' « état de la technique » révélait l'existence d'un procédé de fabrication que le prétendu inventeur n'a que vérifié si ce procédé pouvait être expérimenté avec succès.


À mon avis, cet énoncé de l'exigence relative à l'esprit inventif va trop loin. Très peu d'inventions sont des découvertes imprévues. Pratiquement tous les travaux de recherches suivent l'orientation donnée par l'état de la technique. Dans ces conditions et avec l'avantage du recul, il y aurait presque toujours moyen de dire qu'il n'y a aucun esprit inventif dans les nouveaux perfectionnements parce que chacun peut alors voir comment les réalisations antérieures montraient la voie. La découverte de la pénicilline a constitué un progrès des plus importants, une grande invention. Par la suite, nombre de personnes ont travaillé à la recherche d'autres antibiotiques, soumettant méthodiquement à des tests des familles entières de divers micro-organismes autres que le penicillium notatum. Ce travail de recherche s'est soldé par la découverte de plusieurs antibiotiques comme la chloromycitine obtenue du streptomyces venezuelae, comme on l'a mentionné dans Laboratoire Pentagone c. Parke, Davis & Co., [1968] R.C.S. 307, la tétracycline, dont il fut question dans American Cyanamid Co. v. Berk Pharmaceuticals Ltd., [1976] R.P.C. 231, où le juge Whitford a dit (à la p. 257) : [traduction] « Le chercheur patient a droit aux mêmes avantages du monopole d'exploitation que celui qui fait une découverte par chance ou par inspiration soudaine » . Je ne conçois pas que l'on puisse avec succès contester des brevets d'antibiotiques ou de procédés visant leur production, en disant que la découverte de la pénicilline a ouvert la voie et qu'il n'y avait aucun esprit inventif dans la recherche d'autres antibiotiques ainsi que dans les essais à faire et le perfectionnement des procédés. À mon avis, la doctrine a été bien formulée par le Conseil privé dans Pope Appliance Corporation c. Spanish River Pulp and Paper Mills, [1929] A.C. 269, où le vicomte Dunedin a dit (aux pp. 280 et 281) :

[traduction] [...] Après tout, qu'est-ce qu'une invention? C'est trouver quelque chose que personne d'autre n'a trouvé. C'est ce que Pope a fait pour ce brevet. Il a trouvé que le papier adhérerait de la sorte et le problème pratique a été résolu. Les savants juges d'instances inférieures disent que quiconque a expérimenté les « dispositifs » et les « jets d'air » déjà connus aurait pu y arriver. C'est-à-dire que quelqu'un d'autre aurait pu l'inventer. Il y a plusieurs exemples de chercheurs indépendants qui, dans différents domaines de la science, ont fait la même découverte. Cela ne veut pas dire que le premier qui demande et obtient un brevet n'a pas un bon brevet [...] (Non souligné dans l'original.)

Dans le jugement Bayer Aktiengesellschaft [45], la Cour de l'Ontario (Division générale) a déclaré ceci :


[traduction] [...] Même s'il aurait pu sembler logique à une personne effectivement versée dans l'art à cette époque, en fonction de l'état des connaissances, de mener certaines expérimentations, cela n'est pas permis au technicien mythique versé dans l'art. Ce chercheur mythique ne peut posséder un esprit de recherche ou de réflexion qui le conduirait ultimement à la solution, mais on attend plutôt de lui qu'il s'exclame instantanément et spontanément, sans plus, « Je connais déjà la réponse et elle est évidente » . Pas plus qu'il ne convient de dire qu'il y avait des indications importantes qui guidaient l'expert mythique vers la solution ou des indices suffisants pour que l'invention « vaille la peine d'être tentée » . (Non souligné dans l'original.)

La Cour de l'Ontario (Division générale) a également déclaré, toujours dans Bayer Aktiengesellschaft [46] :

[traduction] Il semble y avoir une différence importante entre les capacités du technicien fictif anglais versé dans l'art et celles du technicien du Canada. En effet, l'exécution de recherches ou d'expérimentations semble être hors du champ d'activité du technicien fictif compétent canadien. Dans la décision Cabot Corp. c. 318602 Ontario Ltd. (1988), 20 C.P.R. (3d) 132, à la p. 146, 19 C.I.P.R. 204, 9 A.C.W.S. (3d) 317 (C.F. 1re inst.), le juge Rouleau a cité un extrait de H. G. Fox dans Canadian Law and Practice Relating to Letters Patent for Inventions (aux p. 70 et 71) :

[traduction] « Pour qu'une invention soit considérée comme "évidente", il faut qu'elle ait été directement découverte par la personne qui recherchait quelque chose de neuf, un nouveau procédé de fabrication ou autre, sans avoir besoin d'expérimentation, de réflexion profonde ou de recherche, qu'il s'agisse de recherche en laboratoire ou dans les textes. » (Non souligné dans l'original.)

Dans l'arrêt AB Hassle c. Genpharm[47], la Cour d'appel fédérale a confirmé que l'approche britannique, celle du critère de l'invention « valant la peine d'être tentée » , n'était pas applicable au Canada :

En ce qui concerne le brevet '377, il s'agit, encore une fois, d'un argument fondé sur l'évidence. Selon Genpharm, le brevet '377 vise la stabilité de l'oméprazole par l'ajout de sel à l'oméprazole en utilisant des moyens mécaniques. Genpharm soutient que ce moyen d'assurer la stabilité était évident à cause de l'antériorité. La société soutient qu'il y avait quatre moyens d'en arriver à ce résultat et qu'une entreprise de produits chimiques en arriverait au résultat obtenu dans le brevet '377 dans le cours ordinaire de son travail.


Le contexte dans lequel Genpharm présente son argument a été décrit par la juge Layden-Stevenson au paragraphe 111 de ses motifs :

Il convient de rappeler la preuve irréfutée selon laquelle les antériorités ne révélaient pas qu'il existait un problème d'instabilité dans les formes posologiques solides à enrobage gastrorésistant et entérosoluble, et encore moins que le pH était une cause de l'instabilité. L'usage d'un composé alcalin pour stabiliser l'oméprazole à l'état solide n'avait pas non plus été divulgué. C'est dans ce contexte que Genpharm présente cet argument.

La juge a conclu que la position de Genpharm au sujet de l'évidence du brevet '377 était semblable au critère anglais quant à la chose « qui valait la peine d'être tentée » . Devant la Cour, Genpharm a reconnu que le critère anglais ne s'appliquait pas au Canada. Au paragraphe 113, la juge Layden-Stevenson a conclu qu'en l'absence de l'approche « qui valait la peine d'être tentée » , il était impossible d'en arriver directement et facilement à la solution du brevet '377. Une preuve étayait cette conclusion. Genpharm n'a démontré aucune erreur manifeste et dominante dans la conclusion de la juge Layden-Stevenson sur ce point. (Non souligné dans l'original.)

[79]            Par conséquent, en ce qui a trait au caractère évident de l'invention, cette position a été adoptée plutôt que toute autre.

Application aux faits


[80]            Il y a lieu de souligner que les revendications relatives au procédé (revendications 6 à 9) dans le brevet '777, qui décrivent une méthode permettant de séparer les isomères constituant le racémate, ne sont pas contestées en l'espèce. Cependant, même si ces revendications ne sont pas en cause, la séparation des isomères constituant le racémate (à l'aide d'une méthode efficace, même s'il ne s'agit pas de la méthode divulguée dans le brevet '777) afin d'obtenir l'isomère dextrogyre du racémate constitue une étape additionnelle nécessaire qu'il faut mettre en oeuvre après s'être conformé aux instructions contenues dans les antériorités (par exemple, le brevet '875) en vue d'obtenir les composés divulgués dans la revendication 1 (isomère dextrogyre du racémate) et dans la revendication 3 (bisulfate de l'isomère dextrogyre du racémate). Les experts des deux parties ont signalé cinq techniques de séparation bien connues à l'époque où le brevet '777 a été déposé :    formation de sels diastéréisomériques du racémate puis purification par cristallisation fractionnée; résolution directe des énantiomères par chromatographie chirale; synthèse à partir des réactifs optiquement actifs; dosages immunologiques; et résolution directe par chromatographie[48]. Rien dans la preuve présentée devant la Cour n'indique que les connaissances à l'époque en cause permettaient à une personne versée dans l'art de savoir au préalable laquelle des différentes techniques de séparation permettrait de séparer les isomères du racémate dont il est question ici. La seule preuve déposée devant la Cour indique qu'une personne versée dans l'art finirait par trouver la technique qui convient parmi les techniques de séparation bien connues[49]. Ce que les experts disent, en fait, du point de vue juridique, c'est qu'il vaut la peine de tenter de séparer les isomères constituant le racémate : voilà ce qui ressort de cette preuve. Le fait de devoir essayer différentes méthodes, bien qu'il s'agisse de méthodes bien connues, pour découvrir laquelle donnera le résultat souhaité, ne peut signifier que le résultat souhaité, dans ce cas l'obtention des composés décrits aux revendications 1 et 3 et leurs compositions pharmaceutiques, était évident.

[81]            Deuxièmement, non seulement a-t-il d'abord fallu séparer les composés décrits aux revendications 1 et 3 du brevet '777, ce qui n'est pas un procédé évident, mais les composés ainsi séparés ont dû être soumis à des essais afin de déterminer leurs propriétés avantageuses respectives. La Cour se penche d'abord sur l'isomère dextrogyre du racémate (revendication 1). Même si les méthodes permettant de déterminer les propriétés des isomères séparés sont bien connues[50], rien n'indique que les connaissances à l'époque en cause permettaient à une personne versée dans l'art de savoir quelles seraient les propriétés de l'isomère dextrogyre avant de séparer les isomères du racémate et de soumettre à des essais l'isomère dextrogyre ainsi séparé. La seule preuve déposée devant la Cour indique qu'une personne versée dans l'art pourrait, à l'aide de techniques courantes, découvrir les propriétés de chaque isomère séparé[51]. Ici encore, le fait de devoir utiliser différentes techniques de séparation sans savoir avec certitude si chaque technique ou certaines techniques bien précises permettraient en fait de séparer efficacement les isomères, puis le fait de devoir procéder à des essais pour déterminer les propriétés de l'isomère dextrogyre du racémate, ne peuvent signifier que ce composé et ses propriétés avantageuses étaient évidents. Dans le cas de l'isomère dextrogyre, les propriétés découvertes sont, par rapport à celles de l'isomère lévogyre, son importante activité et sa faible toxicité [52].

[82]            La Cour a ensuite examiné le bisulfate de l'isomère dextrogyre du racémate (revendication 3). Même si différents sels acceptables du point de vue pharmaceutique auraient pu être évalués en combinaison avec l'isomère dextrogyre du racémate (en effet, certains de ces sels étaient mentionnés dans les exemples présentés dans le brevet '875), rien n'indique qu'une personne versée dans l'art pourrait savoir quelles sont les propriétés avantageuses du bisulfate avant d'évaluer les différents sels en combinaison avec l'isomère dextrogyre. La seule preuve déposée devant la Cour indique qu'une personne versée dans l'art pourrait, à l'aide de techniques connues, découvrir les propriétés d'un sel utilisé en combinaison avec un isomère[53]. Ici encore, le fait de devoir utiliser différentes techniques de séparation sans savoir avec certitude si chaque technique ou certaines techniques bien précises permettraient en fait de séparer efficacement les composés, puis le fait de devoir procéder à des essais pour déterminer les propriétés du bisulfate utilisé en combinaison avec l'isomère dextrogyre du racémate, ne peuvent signifier que ce composé et ses propriétés avantageuses étaient évidents. Dans le cas du bisulfate de l'isomère dextrogyre, les propriétés découvertes sont, par rapport à celles des autres sels, son caractère non hygroscopique et son hydrosolubilité élevée[54].

[83]            Il découle de la conclusion que les revendications 1 et 3 n'étaient pas évidentes, pas plus que les revendications 10 et 11, lesquelles portaient sur des compositions.


Conclusion

[84]            L'invention visée par les revendications contestées du brevet '777 a été le fruit du travail d'un chercheur patient qui a essayé diverses techniques les unes après les autres, utilisé diverses combinaisons de réactifs les unes après les autres ainsi que divers sels acceptables du point de vue pharmaceutique les uns après les autres avant d'obtenir un produit qui serait utile[55] à la société; ce travail, si pénible soit-il, a par conséquent permis au chercheur de récolter le fruit de son labeur. En raison des propriétés avantageuses inconnues a priori de l'isomère dextrogyre du racémate et de son bisulfate, lequel requérait la séparation des isomères constituant le racémate au moyen d'une technique dont le succès ne pouvait être garanti avant qu'elle ne soit essayée, une personne versée dans l'art ne serait pas, compte tenu des antériorités, arrivée directement et sans difficulté à l'isomère dextrogyre du racémate, à son bisulfate et à leurs compositions pharmaceutiques. Par conséquent, les revendications 1, 3, 10 et 11 du brevet '777 ne sont pas évidentes.


3. Double brevet

[85]            Apotex soutient que le brevet '777 n'est pas valable en raison de l'existence d'un double brevet relatif à la même invention ou d'un double brevet relatif à une évidence (Whirlpool[56]). Pour qu'il y ait double brevet relatif à la même invention, il faut qu'il y ait identité des revendications. Le brevet '875 vise une vaste catégorie de composés en plus du racémate, tandis que le brevet '777 vise l'énantiomère dextrogyre séparé. Ces brevets visent ainsi deux composés différents et distincts. Par conséquent, les revendications du brevet '777 et du brevet '875 ne sont pas identiques.

[86]            En ce qui a trait au double brevet relatif à une évidence, les revendications doivent faire preuve de nouveauté ou d'ingéniosité pour que le second brevet puisse être considéré comme valable. Pour les motifs susmentionnés, selon Apotex, le brevet '777 fait bel et bien preuve de nouveauté et d'ingéniosité et n'est donc pas invalide pour cause de double brevet relatif à une évidence.


[87]            Quoi qu'il en soit, l'argument du double brevet avancé par Apotex n'ajoute rien à son argument fondé sur l'antériorité ou l'évidence. En l'espèce, toutes les antériorités invoquées au soutien de l'argument du double brevet sont les mêmes que celles sur lesquelles se fondent les arguments relatifs à l'antériorité et à l'évidence. L'argument du double brevet est avancé uniquement pour permettre à Apotex de se fier sur des travaux internes qui ne sont pas publics afin de prévenir la délivrance de deux brevets visant pour l'essentiel une seule et même invention.

CONCLUSION

[88]            Quiconque se conformerait aux instructions contenues dans les antériorités ne pourrait obtenir que le racémate et non l'isomère dextrogyre. Par conséquent, les antériorités ne sont pas opposables à la revendication 1 du brevet '777.

[89]            Étant donné qu'un chimiste ne serait pas en mesure de déterminer quel isomère présente les propriétés avantageuses avant de produire d'abord l'isomère optique puis de le soumettre à des essais, la revendication 1 du brevet '777 n'est pas évidente compte tenu des antériorités.

[90]            En outre, puisque les antériorités n'indiquent pas comment obtenir un isomère dextrogyre du racémate distinct et ne divulguent pas le bisulfate de l'isomère dextrogyre en particulier, on n'aurait pu obtenir ce composé en s'y conformant, de sorte qu'aucune antériorité n'est opposable à la revendication 3 du brevet '777.


[91]            L'invention du bisulfate de l'isomère dextrogyre constitue par ailleurs une ingéniosité inventive en raison de ses propriétés inattendues, notamment le fait qu'il n'est pas hygroscopique alors que la plupart des autres sels le sont, ce qui a pour effet de rendre la revendication 3 non évidente.

[92]            Compte tenu de ce qui précède, les revendications 10 et 11 relatives aux compositions pharmaceutiques de l'isomère dextrogyre du racémate ne se heurtent pas à une antériorité et ne sont pas évidentes.

[93]            Par conséquent, la demande en vue d'obtenir une ordonnance d'interdiction est accueillie avec dépens.

[94]            Étant donné que le ministre n'a pas participé à l'instance, aucune ordonnance relative aux dépens ne sera rendue à son égard.

« Michel M. J. Shore »

                                                                                                     Juge                         

Traduction certifiée conforme

Édith Malo, LL.B.


ANNEXE 1 - GLOSSAIRE

STÉRÉOCHIMIE

Domaine spécialisé de la chimie organique ayant trait à l'orientation dans l'espace des atomes d'une molécule.

ISOMÈRES

Composés différents possédant une formule moléculaire identique.

STÉRÉOISOMÈRES

Composés identiques dont les atomes sont orientés différemment dans l'espace.

ÉNANTIOMÈRES

Stéréoisomères dont les images miroirs ne sont pas superposables.

ISOMÈRES OPTIQUES

Souvent désignés par le terme énantiomères en raison de leur activité optique.


ACTIF OPTIQUEMENT

Propriété d'une substance qui fait tourner le plan de la lumière polarisée.

CENTRE CHIRAL

Atome de carbone lié à quatre atomes ou groupes d'atomes différents.

RACÉMATE

Substance renfermant des quantités égales de deux isomères optiques. Couramment désigné par le symbole ("), (RS) ou (dl).

DEXTROGYRE (DEXTRO, + ou d)

Désigne les composés optiquement actifs faisant tourner le plan de la lumière polarisée vers la droite, c'est-à-dire dans le sens horaire.

LÉVOGYRE (LÉVO, - ou l)

Désigne les composés optiquement actifs faisant tourner le plan de la lumière polarisée vers la gauche, c'est-à-dire dans le sens anti-horaire.


                                     COUR FÉDÉRALE

                      AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                 T-668-03

INTITULÉ :                SANOFI-SYNTHELABO CANADA INC.

et SANOFI-SYNTHELABO

c.

APOTEX INC. et LE MINISTRE DE LA SANTÉ

LIEU DE L'AUDIENCE :                              Ottawa (Ontario)

DATES DES AUDIENCES :                         Du 21 au 25 février 2005

MOTIFS DE L'ORDONNANCE                

ET ORDONNANCE :            Le juge Shore

DATE DES MOTIFS DE

L'ORDONNANCE ET

DE L'ORDONNANCE :        Le 21 mars 2005

COMPARUTIONS :

Anthony G. Creber                   

Cristin A. Wagner

Jay Zakaib

Donald M. Cameron                  POUR LES DEMANDERESSES

Harry Radomski                       

Andrew A. Brodkin                  

Rick Tuzi                                   POUR LES INTIMÉS


AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Gowling Lafleur Henderson s.r.l.                                   

Ottawa (Ontario)                       POUR LES DEMANDERESSES

Goodmans s.r.l.                         POUR L'INTIMÉE APOTEX INC.

Toronto (Ontario)                    

John H. Sims                             POUR L'INTIMÉ LE MINISTRE DE LA SANTÉ

Sous-procureur général du Canada                                                     



[1] Stephen Jay Gould, professeur à l'Université Harvard, homme de science, essayiste et commentateur.

[2] L'antériorité et le caractère évident d'un brevet sont des notions essentielles dans les causes relatives aux avis de conformité. La Cour d'appel fédérale les a définies dans une décision charnière, Beloit Canada Ltd. c. Valmet OY, [1986] A.C.F. no 87 (C.A.F.) (QL); (1986), 8 C.P.R. (3d) 289, aux p. 293 et 295 (Beloit).

[3] Stephen Jay Gould, supra.

[4] Le soussigné est l'auteur de ce passage.

[5] DORS/93-133.

[6] C.R.C. 1978, ch. 870.

[7] [2005] A.C.F. no 7 (C.F.) (QL), au par. 10 (Biovail).

[8] [1996] A.C.F. no 904 (C.A.F.) (QL); (1996), 69 C.P.R. (3d) 1, à la p. 33.

[9] [1994] A.C.F. no 662 (C.A.F.) (QL); (1994), 55 C.P.R. (3d) 302, à la p. 319.

[10] Article 45 de la Loi sur les brevets, L.R.C. (1985), ch. P-4 (avant les modifications de 1989).

[11] [2000] A.C.F. no 464 (C.A.F.) (QL); (2000), 6 C.P.R. (4th) 285, aux p. 287 et 288 (Bayer Inc.).

[12] (1998), 85 C.P.R. (3d) 67, à la p. 75 (C.F. 1re inst.); conf. par (2000), 9 C.P.R. (4th) 90, à la p. 92.

[13] [2003] A.C.F. no 1531 (C.F.) (QL); (2003), 29 C.P.R. (4th) 143, aux p. 163 à 166 (Bayer AG).

[14] (2003), 27 C.P.R. (4th) 465, aux p. 473 à 475, 487 et 500 (C.F. 1re inst.); conf. par 2004 CAF 369 (AB Hassle c. Apotex).

[15] [2004] A.C.F. no 1973 (C.A.) (QL), aux par. 14 à 16; conf. par (2004), 32 C.P.R. (4th) 224 (C.F. 1re inst.).

[16] [2000] 2 R.C.S. 1024 (Free World).

[17] [2000] 2 R.C.S. 1067 (Whirlpool).

[18]Supra, au par. 22.

[19]Supra, au par. 44.

[20]Supra, aux par. 70 et 71.

[21] [1996] A.C.F. no 240 (C.F. 1re inst.), au par. 110.

[22] [1913] 30 R.P.C. 465, à la p. 481 (Ch. des lords).

[23] [1972] R.P.C. 457, à la p. 486 (C.A. Angl.).

[24] Supra, au par. 25.

[25] (1977), 33 C.P.R. (2d) 24 (C.F. 1r e inst.), à la p. 46 (Xerox).

[26] (1949), 11 C.P.R. 26 (C. de l'É.), aux p. 41 à 43.

[27] [1997] A.C.F. no 1087 (1re inst.) (QL); (1997), 77 C.P.R. (3d) 547 (Pfizer).

[28] [1982] F.S.R. 303, aux p. 309 et 310 (Ch. des lords.).

[29] Supra, à la p. 556.

[30] [2003] 1 C.F. 118; [2003] A.C.F. no 801 (C.A.) (QL); (2002), 21 C.P.R. (4th) 129 (SmithKline).

[31] [1979] 2 R.C.S. 929; (1979), 42 C.P.R. (2d) 145 (Farbwerke Hoechst).

[32] Affidavit de M. Klibanov, par. 41 et 42; contre-interrogatoire de M. McClelland, questions 184, 254, 403, 444, 445 et 450; affidavit de M. Banker, par. 49; contre-interrogatoire de M. Langer, question 77; contre-nterrogatoire de M. Brown, questions 139 et 212; contre-interrogatoire de M. Stang, question 336.

[33]Supra, à la p. 46.

[34] Supra, à la p. 942.

[35] Affidavit de M. Badorc, par. 4 à 24.

[36] Affidavit de M. Klibanov, par. 67 et 68.

[37] Affidavit de M. McClelland, par. 62, contre-interrogatoire de M. McClelland, questions 334 à 356; affidavit de M. Brown, par. 6 et 11; contre-interrogatoire de M. Brown, questions 205 à 207; contre-interrogatoire de M. Stang, questions 129 à 131 et 336.

[38] Affidavit de M. Klibanov, par. 56 à 58 et 60 à 62; affidavit de M. McClelland, par. 42 à 44 et 48; contre-interrogatoire de M. McClelland, questions 201 à 207, 316 à 323, 363, 369 à 375 et 414 à 423; affidavit de M. Banker, par. 75; affidavit de M. Langer, par. 38, 55, 60 et 61; contre-interrogatoire de M. Langer, p. 25 et 26, 145, 151 et 152 et 165 et 166; contre-interrogatoire de M. Brown, question 180.

[39] Supra, à la p. 294.

[40] Supra, à la p. 295.

[41] [1995] O.J. No. 141 (C. Ont. Div. gén.) (QL); (1995), 60 C.P.R. (3d) 58 (Bayer Aktiengesellschaft).

[42] [1998] O.J. No. 3849 (C.A. Ont.) (QL); (1998), 82 C.P.R. (3d) 526.

[43] [2004] A.C.F. no 2079 (C.A.) (QL) (AB Hassle c. Genpharm).

[44]Supra, aux p. 943 à 945.

[45] Supra, aux p. 81 et 82.

[46] Supra, aux p. 80 et 81.

[47] Supra, aux par. 9 à 11.

[48] Contre-interogatoire de M. Klibanov, page 1926; affidavit de M. McClelland, par. 17 et 18; affidavit de M. Banker, par. 80 à 82; affidavit de M. Langer, par. 69 et 70; affidavit de M. Stang, par. 9.

[49] Voir le par. 70 et les notes en bas de page 36 et 37.

[50] Affidavit de M. Langer, par. 67.

[51] Voir le par. 72 et la note en bas de page 38.

[52] Affidavit de M. Badorc, par. 25; affidavit de M. Klibanov, par. 69.

[53] Voir le par. 72 et la note en bas de page 38.

[54] Affidavit de M. Badorc, par. 29 et 30; affidavit de M. Klibanov, par. 69.

[55] Il convient de rappeler que l'une des caractéristiques d'un brevet est qu'il doit être utile.

[56]Supra, aux par. 63 et suivants.


 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.