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Date : 20210303

Dossier : T‑1069‑14

Référence : 2021 CF 198

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 3 mars 2021

En présence de monsieur le juge Fothergill

ENTRE :

JASON SWIST ET

CRUDE SOLUTIONS LTD.

demandeurs/

défendeurs reconventionnels

Et

MEG ENERGY CORP.

défenderesse/

demanderesse reconventionnelle

ORDONNANCE ET MOTIFS

(DÉPENS)


I. Aperçu

[1] La présente ordonnance porte sur les dépens et les débours que Jason Swist et Crude Solutions Ltd. [collectivement, Swist] doivent payer à MEG Energy Corp. [MEG] à la suite du jugement de la Cour dans la décision Swist c MEG Energy Corp, 2021 CF 10 [Swist].

[2] Dans la décision Swist, la Cour a conclu que le brevet canadien 2800746 [brevet 746], intitulé « Récupération du pétrole assistée par pression », n’avait pas été contrefait par MEG et est invalide pour cause d’antériorité et d’inutilité. L’action en contrefaçon présentée par Swist a été rejetée et la demande reconventionnelle en invalidité présentée par MEG a été accueillie.

[3] Pour les motifs qui suivent, les dépens de MEG sont évalués selon la fourchette la plus élevée de la colonne V du tarif B; le montant total, qui comprend tous les frais et débours, s’élève à 521 932,93 $.

II. Positions des parties

A. MEG

[4] MEG demande qu’on lui adjuge une somme globale de 1 980 542,75 $, calculée de la façon suivante :

a) 1 500 647,48 $ pour les frais juridiques, soit un remboursement de 40 % des frais qu’elle a réellement engagés;

b) 106 802,32 $ pour les débours taxables, soit leur remboursement en totalité;

c) 1 942,44 $ pour les débours non taxables;

d) 368 550,51 $ pour les honoraires d’expert, soit le remboursement de la totalité des honoraires de MM. Boone (113 432,76 $), Gates (138 495,00 $) et Carey (92 047,50 $);

e) 2 500 $ pour la préparation de ses observations concernant les dépens.

[5] MEG soutient que l’adjudication d’une somme globale équivalant à 40 % des frais qu’elle a réellement engagés est appropriée, compte tenu des considérations suivantes : le fait que MEG a eu gain de cause en ce qui a trait à la contrefaçon et à l’invalidité; la complexité de l’affaire; l’importance des questions en litige et l’ampleur du risque auquel était exposée MEG et les tentatives de MEG de parvenir à un règlement.

[6] Selon MEG, lorsque la nature de l’affaire est telle qu’il est justifié que les parties engagent des montants importants au titre des frais juridiques, le tarif B défini dans les Règles des Cours fédérales [Règles], DORS/98‑106 n’offre tout simplement pas un degré d’indemnisation suffisant pour atteindre les objectifs de l’adjudication des dépens (citant la décision Bauer Hockey Ltd c Sport Maska Inc (CCM Hockey), 2020 CF 862 aux para 10‑11).

[7] MEG affirme que le manque de ressources n’est pas pertinent dans le cadre de la taxation des dépens. Comme l’a conclu la Cour d’appel fédérale au paragraphe 12 de l’arrêt Leuthold c Société Radio‑Canada, 2014 CAF 174 :

[…] Il est vrai qu’une partie dépourvue de ressources dont la demande est fondée ne devrait pas être empêchée de faire entendre sa demande en raison d’une ordonnance de cautionnement pour frais ou de provision pour frais : voir l’arrêt Colombie‑Britannique (Ministre des Forêts) c. Bande indienne Okanagan, 2003 CSC 71, [2003] 3 R.C.S. 371, aux paragraphes 36 et suivants. Toutefois, lorsqu’une affaire a été instruite et que le jugement a été rendu, le manque de ressources nécessaires d’une partie n’est pas un facteur pertinent en matière de taxation des dépens. La personne ayant droit aux dépens a eu à engager des frais liés au procès et elle a le droit d’être indemnisée dans les limites prescrites par les Règles de la Cour. Il convient de distinguer les questions traitant du caractère exécutoire de celles se rapportant au droit aux dépens.

[8] MEG ne réclame pas les frais qui ont été engagés en raison de sa divulgation tardive de données relatives à la modélisation informatique qu’elle avait effectuée à l’interne (voir la décision Swist au para 124). MEG ne réclame pas non plus le remboursement des honoraires d’expert qu’elle avait engagés pour la requête en jugement sommaire qu’elle a finalement retirée.

[9] S’il faut calculer les dépens suivant le tarif B, MEG demande de les évaluer en fonction de la fourchette supérieure de la colonne V. Ainsi, selon elle, l’indemnité serait, au total, de 640 483,33 $, calculée de la façon suivante :

a) les honoraires pour la présence au procès des deux avocats‑conseils (MEG fait remarquer que les demandeurs étaient représentés par deux avocats‑conseils et deux avocats débutants la plupart des jours du procès);

b) un montant raisonnable pour les honoraires de deux avocats pour toutes les procédures préalables au procès;

c) un montant raisonnable au titre des honoraires pour la préparation des actes de procédure;

d) un montant raisonnable au titre des honoraires liés à la préparation d’observations écrites sur les dépens, ainsi qu’à la préparation du mémoire de frais de MEG;

e) tous les débours taxables et non taxables, ainsi que les honoraires d’experts.

[10] MEG fait valoir que l’écart entre les frais juridiques pouvant être remboursés au titre de la colonne la plus élevée du tarif B (157 090,50 $) et les frais qu’elle a réellement engagés (3 751 618,70 $) est un aspect qui milite en faveur de l’adjudication d’une somme globale. MEG affirme qu’il serait injuste qu’une partie qui a eu entièrement gain de cause puisse récupérer seulement 4 % de ses frais juridiques. En outre, elle fait valoir que la jurisprudence récente a reconnu qu’une proportion de 25 % des frais réellement engagés devrait être considérée comme le point de départ (citant la décision Seedlings Life Science Ventures, LLC c Pfizer Canada SRI, 2020 CF 505, aux para 22‑26).

B. Swist

[11] Pour sa part, Swist soutient qu’il faudrait évaluer les frais de MEG selon la colonne III du tarif B, et y ajouter les débours raisonnables et nécessaires. Elle a présenté un projet de mémoire de frais. Swist affirme que le tarif en question est le mécanisme par défaut, en plus d’être le point de repère habituel en ce qui concerne les frais admissibles dans les instances de la Cour.

[12] Selon Swist, l’affaire en l’espèce opposait un inventeur dépourvu de ressources à une société de sables bitumineux valant plusieurs milliards de dollars. Le différend portait sur la propriété intellectuelle; toutefois, l’affaire n’était pas particulièrement complexe et ne mettait pas en cause des plaideurs riches et avisés du monde commercial. Il n’y a donc pas de raisons de s’écarter du tarif.

[13] Swist est donc d’avis que l’indemnisation que devrait recevoir MEG relativement aux frais juridiques devrait se limiter à 95 450,00 $, soit 4 500,00 $ pour les actes de procédure, 15 050,00 $ pour les requêtes, 16 800,00 $ pour les interrogatoires préalables, 1 650,00 $ pour les procédures préalables au procès et 57 450,00 $ pour le procès lui‑même.

[14] Swist soutient que le comportement de MEG a fait augmenter les frais engagés par les deux parties, et que toute indemnité accordée à MEG devrait être amputée en conséquence. En particulier, Swist cite les aspects suivants du comportement de MEG qui ont inutilement prolongé et compliqué l’instance :

a) le maintien des allégations d’invalidité, y compris les allégations apparentées à des allégations de fraude au titre de l’article 53 de la Loi sur les brevets, au cours de tout le plaidoyer de la preuve au procès avant de les retirer unilatéralement dans les observations finales;

b) le recours aux services d’experts redondants, ce qui obligea les demandeurs à répondre aux témoins experts de MEG et à les contre‑interroger sur ce qui comportait, dans certains cas, des éléments de preuve identiques (notamment en ce qui concerne MM. Carey et Gates);

c) le défaut de se conformer à ses obligations de production de documents, notamment le défaut de se conformer à une ordonnance l’obligeant à produire des documents donnés, jusqu’au huitième jour de la partie du procès prévue pour la présentation de la preuve, où elle a produit 1 500 fichiers de données supplémentaires, ce qui a nécessité un ajournement de deux mois et l’interruption du procès;

d) les requêtes non fondées qui ont prolongé l’instance d’au moins trois ans, notamment une requête en cautionnement pour dépens, qui a été rejetée, et une requête en jugement sommaire qui a finalement été retirée.

[15] Swist nie que MEG ait fait aux demandeurs une offre de règlement susceptible d’être acceptée ou qui allait certes être acceptée, sans parler de toute offre écrite au sens de l’alinéa 400(3)e) ou de l’article 420 des Règles. Ces dispositions des Règles exigent que l’offre soit claire, sans équivoque et qu’il soit possible de l’accepter jusqu’au début du procès.

[16] À titre subsidiaire, Swist ne s’oppose pas à la proposition de MEG de fixer les dépens selon la fourchette supérieure de la colonne V du tarif B, ce qui donne au total 640 483,44 $. Cela dit, Swist affirme que ce montant devrait être modifié de la façon suivante :

a) une déduction de 119 865,75 $ pour les débours réclamés à l’égard de la preuve d’expert de M. Carey (il s’agit du moins cher des rapports d’expert qui, selon Swist, étaient redondants);

b) une réduction de 25 % pour tenir compte du retrait unilatéral par MEG, au moment du plaidoyer final, d’allégations assimilables à des allégations de fraude au titre de l’article 53 de la Loi sur les brevets;

c) une réduction supplémentaire de 10 % pour tenir compte du comportement de MEG tout au long de l’affaire.

[17] Selon Swist, cela donnerait un montant total de 338 401,50 $.

III. Analyse

[18] L’adjudication de dépens, y compris le montant de ces derniers, est une question qui relève du pouvoir discrétionnaire de la Cour (art 400(1) des Règles; Canada (Procureur général) c Rapiscan Systems Inc., 2015 CAF 97 au para 10). Pour adjuger les dépens, la Cour tient compte des facteurs énumérés au paragraphe 400(3) des Règles.

[19] L’adjudication d’une somme globale est expressément envisagée au paragraphe 400(4) des Règles et elle peut servir à promouvoir l’objectif de celles‑ci d’apporter une « solution au litige qui soit juste et la plus expéditive et économique possible » (art 3 des Règles; Nova Chemicals Corporation c Dow Chemical Company, 2017 CAF 25 [Nova] au para 11)

[20] L’adjudication d’une somme globale peut être une solution particulièrement appropriée dans une affaire complexe où le calcul précis des dépens serait une tâche inutilement laborieuse et onéreuse. Cela dit, il incombe à la partie qui demande l’adjudication de dépens majorés de démontrer en quoi les circonstances justifient une telle adjudication (Nova au para 12‑13).

[21] Dans la décision Betser‑Zilevitch c Petrochina Canada Ltd, 2021 CF 151 [Betser‑Zilevitch], le juge Michael Manson a refusé la demande de la défenderesse, qui avait obtenu gain de cause, de lui adjuger une somme globale et a ordonné que les dépens soient taxés selon la fourchette médiane de la colonne III du tarif B. Il existe de fortes similitudes entre la présente affaire et l’affaire Betser‑Zilevitch :

a) l’affaire portait sur un différend en matière de brevets entre un inventeur et une grande entreprise pétrochimique exerçant ses activités dans les sables bitumineux en Alberta;

b) le brevet concernait les plateformes de récupération du bitume utilisant un système modulaire de drainage par gravité au moyen de vapeur [SAGD] (le brevet en cause en l’espèce concerne une modification du SAGD);

c) l’approche de la défenderesse à l’égard du litige a été jugée inutilement compliquée et a augmenté les coûts du litige;

d) la défenderesse a soutenu qu’il était justifié de dépenser un montant important en frais juridiques et qu’une adjudication qui se limiterait au tarif ne représenterait qu’une petite partie des coûts réels du litige.

[22] Un facteur important en l’espèce est que les demandeurs ne sont pas des parties commerciales avisées comme pouvaient l’être les parties dans l’affaire Nova. L’adjudication des dépens ne devrait pas avoir pour effet de rendre inaccessibles les recours en matière de brevets aux inventeurs qui sont des particuliers (voir Betser‑Zilevitch au para 7; Air Canada c Thibodeau, 2007 CAF 115 au para 21).

[23] Bien que MEG ait eu entièrement gain de cause, son argument concernant l’évidence a été rejeté par la Cour, et ce, en partie en raison du témoignage insatisfaisant de ses experts (Swist aux para 209‑210). Voici d’autres aspects du comportement de la défenderesse qui s’opposent à l’adjudication d’une somme globale :

a) la requête en jugement sommaire qui a en fin de compte été retirée;

b) la requête en cautionnement pour dépens, qui a été rejetée par la Cour d’appel fédérale;

c) la divulgation tardive de données dont la Cour avait déjà ordonné la production, ce qui a causé une interruption du procès de deux mois;

d) l’argument analogue à la fraude au titre de l’article 53 de la Loi sur les brevets qui a été abandonné seulement dans les observations finales.

[24] Je conviens avec Swist que MEG n’a pas fait d’offre de règlement dans le respect des Règles qui aurait pu augmenter son droit aux dépens.

[25] Compte tenu de tout ce qui précède, les dépens de MEG seront calculés selon la fourchette supérieure de la colonne V du tarif B. Les parties conviennent qu’il s’agit de l’adjudication d’une somme de 640 483,44 $ qui comprend les débours et les autres frais.

[26] Swist demande la modification de ce montant pour tenir compte de certains aspects du comportement de MEG. Or, j’en ai déjà tenu compte en rejetant la demande de MEG en vue d’une adjudication d’une somme globale. Je ne juge pas approprié de réduire davantage le montant adjugé à MEG au titre des dépens, à une exception près.

[27] Cette exception, ce sont les frais réclamés par MEG relativement à ses trois témoins experts. Au total, les honoraires de ces témoins, dont les témoignages d’experts se chevauchaient souvent, s’élèvent à 368 550,51 $. Toutefois, il convient de considérer la remarque formulée par le juge Manson à ce sujet au paragraphe 21 de la décision Betser‑Zilevitch :

Les honoraires d’expert qui ont été versés dans le cadre de l’action sous‑jacente commandent un examen plus approfondi. Ces honoraires ne devraient pas toujours être automatiquement indemnisables. S’il est vrai qu’une partie est libre de retenir les services des experts qu’elle désire, il reste que la Cour doit se préoccuper des honoraires de plus en plus élevés et souvent extravagants qui sont facturés par ces témoins (Janssen‑Ortho Inc c Novopharm Ltd, 2006 CF 1333 au para 43) À eux seuls, les honoraires de M. Brindle sont plus de deux fois plus élevés que ceux des experts du demandeur. Cette situation justifie de limiter les honoraires de M. Brindle à 104 440 $ (ce qui correspond aux deux tiers de la somme facturée).

[28] Les demandeurs ont été en mesure de faire avancer leur cause et de se défendre à l’encontre de la demande reconventionnelle de la défenderesse au moyen de seulement deux témoins experts. Non seulement la défenderesse a eu recours au témoignage de trois témoins experts, mais en plus, les rapports d’experts et les témoignages de MM. Gates et Carey étaient manifestement redondants. Certaines parties de leur témoignage ne sont pas d’une grande utilité à la Cour (voir Swist aux para 52‑56). Ainsi, j’exerce mon pouvoir discrétionnaire et je fixe à 250 000,00 $ le montant maximal que MEG peut recouvrer au titre des frais qu’elle a engagés relativement aux témoignages d’experts.


ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE que les dépens que les demandeurs Jason Swist et Crude Solutions Ltd doivent payer à la défenderesse MEG Energy Corp soient taxés selon la fourchette supérieure de la colonne V du tarif B, ce qui donne la somme de 521 932,93 $, laquelle comprend tous les frais et débours.

« Simon Fothergill »

Juge

Traduction certifiée conforme

M. Deslippes


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T‑1069‑14

 

INTITULÉ :

JASON SWIST ET CRUDE SOLUTIONS LTD. c MEG ENERGY CORP.

 

OBSERVATIONS SUR LES DÉPENS EXAMINÉES À OTTAWA (ONTARIO) CONFORMÉMENT À LA DÉCISION RENDUE PAR LA COUR DANS LE DOSSIER 2021 CF 10

ORDONNANCE ET MOTIFS :

DATE DES MOTIFS :

LE JUGE FOTHERGILL

Le 3 mars 2021

 

OBSERVATIONS ÉCRITES :

Me Tim Gilbert

Me Kevin Siu

Me Thomas Dumigan

Me Jack MacDonald

 

POUR LES DEMANDEURS/DÉFENDEURS RECONVENTIONNELS

 

Me Timothy St. J. Ellam, c.r.

Me Steven Tanner

Me Tracey Doyle

Me Kendra Levasseur

Me Leah Strand

 

POUR LA DÉFENDERESSE/DEMANDERESSE RECONVENTIONNELLE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Gilbert’s LLP

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS/DÉFENDEURS RECONVENTIONNELS

 

McCarthy Tétrault LLP

Calgary (Alberta)

POUR LA DÉFENDERESSE/DEMANDERESSE RECONVENTIONNELLE

 

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