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Date : 20200828


Dossier : T‑767‑18

Référence : 2020 CF 867

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Toronto (Ontario), le 28 août 2020

En présence de monsieur le juge A.D. Little

ENTRE :

NUWAVE INDUSTRIES INC.

demanderesse

et

TRENNEN INDUSTRIES LTD.

défenderesse

ORDONNANCE ET MOTIFS

I.  Aperçu

[1]  Il s’agit en l’espèce d’une affaire de brevet. Dans la présente requête, la demanderesse NuWave Industries Inc. (NuWave) sollicite un jugement par défaut à l’encontre de la défenderesse, en application de l’article 210 des Règles des Cours fédérales (DORS/98‑106) (les Règles).

[2]  Pour les motifs qui suivent, la requête doit être rejetée à la lumière de la preuve au dossier.

II.  Les faits à l’origine de la présente requête

[3]  Le 25 avril 2018, NuWave a déposé une déclaration dans laquelle elle alléguait que la défenderesse, Trennen Industries (« Trennen »), contrefaisait un brevet qui lui appartenait et qui était lié à un dispositif servant à couper les tubages de puits dans le secteur pétrolier et gazier. Le 15 juin 2018, Trennen a déposé une défense et demande reconventionnelle. Le 16 août 2019, NuWave a déposé une réplique et défense à la demande reconventionnelle.

[4]  Les parties ont par la suite échangé des affidavits de documents et ont produit les documents en question.

[5]  NuWave a demandé que Trennen désigne un représentant afin qu’elle puisse procéder à un interrogatoire préalable oral, ainsi que l’exige l’article 237 des Règles. Trennen n’ayant pas proposé de représentant, NuWave a déposé une requête en vue de l’obliger à le faire. Par ordonnance en date du 5 septembre 2019, la Cour a ordonné à Trennen de désigner son représentant. Cette ordonnance prévoyait en partie ce qui suit : [TRADUCTION] « [a]dvenant que la défenderesse ne désigne pas un représentant dans les 14 jours suivant la date de la présente ordonnance, la demanderesse pourra demander par voie de requête une ordonnance radiant la défense pour non-respect de l’article 237 des Règles, ainsi que des conditions de la présente ordonnance ».

[6]  Trennen ne s’est pas conformée à cette ordonnance. NuWave a demandé qu’on radie la défense et demande reconventionnelle de Trennen. Par ordonnance en date du 28 octobre 2019, ma collègue, la protonotaire Ring, chargée de la gestion de l’instance, a radié la défense et demande reconventionnelle de Trennen en vertu de l’alinéa 221f) des Règles.

III.  La requête en jugement par défaut et l’affidavit à l’appui

[7]  NuWave a ensuite déposé la présente requête en jugement par défaut, ex parte et par écrit en vertu de l’article 369 des Règles, comme le lui permet le paragraphe 210(2). NuWave sollicite la mesure de réparation particulière qui suit : une déclaration portant que son brevet est valide, une déclaration selon laquelle la défenderesse a contrefait ce brevet, une ordonnance interdisant à la défenderesse de contrefaire le brevet, de même que la remise des profits d’un montant déterminé et les dépens.

[8]  La requête de NuWave est étayée par un affidavit souscrit par M. Troy Illingworth. Celui‑ci est propriétaire de NuWave depuis 2010. Il est également l’un des trois coinventeurs du brevet dont il est question en l’espèce.

[9]  L’affidavit de M. Illingworth contient 17 paragraphes. M. Illingworth y explique son rôle chez NuWave, décrit son expérience dans le secteur des services pétroliers et gaziers à titre de compagnon-soudeur depuis 1993 et souligne sa [TRADUCTION] « vaste expérience dans la conception et l’utilisation d’outils de fond de puits ». En tant que propriétaire de NuWave, il s’intéresse uniquement à la conception et à l’utilisation d’outils de fond de puits employés dans ce secteur.

[10]  Dans son témoignage, M. Illingworth a déclaré qu’on lui avait demandé de lire le brevet de la demanderesse, d’[TRADUCTION] « expliquer les termes techniques, tels qu’ils seraient compris par la personne dotée de compétences usuelles qui travaillerait dans le domaine de la conception d’outils de fond de puits destinés au secteur pétrolier et gazier » et de se prononcer sur la question de savoir si le dispositif prétendument contrefaisant de Trennen (qu’il a décrit comme le [TRADUCTION] « dispositif de Trennen ») présentait des caractéristiques qui étaient présentes dans les revendications du brevet de NuWave.

[11]  À l’affidavit de M. Illingworth était jointe une copie du brevet en question. Ce brevet a trait à un outil servant à couper le tubage d’un puits de forage, avant que ce puits soit abandonné. Le tubage d’un puits de forage est habituellement coupé au moyen d’un chalumeau coupeur, mais le dispositif de NuWave a recours à un jet d’eau à très haute pression. Le dispositif est inséré dans le puits et effectue une rotation de 360 degrés pendant qu’une buse en L coupe le tubage au moyen du jet d’eau à haute pression. Une fois le travail terminé, le tubage et le dispositif sont retirés du puits.

[12]  Après avoir présenté un sommaire de la revendication 1 du brevet, M. Illingworth a déclaré (aux paragraphes 10‑11) qu’il [TRADUCTION] « ne [croyait] pas que cette revendication [1 du brevet] comportait des termes que ne comprendrait pas aisément une personne versée dans l’art de concevoir et de fabriquer des dispositifs de coupe destinés au secteur pétrolier » et que, [TRADUCTION] « à [son] avis, la personne versée dans l’art posséderait au moins cinq années d’expérience de travail dans le secteur pétrolier et gazier et détiendrait le titre de compagnon ou un diplôme en génie ou dans une discipline connexe ». Il a de plus indiqué que la [TRADUCTION] « seule revendication employant un langage technique » employait un seul terme ([TRADUCTION] « raccord de tuyau à HPH »). Il a fait part de son opinion quant à la manière dont ce terme [TRADUCTION] « serait compris », vraisemblablement par la personne versée dans l’art qu’il venait tout juste de décrire.

[13]  L’affidavit de M. Illingworth comprenait deux photographies du dispositif de Trennen censément utilisé pour couper des tubages de puits. Elles proviennent des documents que Trennen a produits. M. Illingworth a annoté certaines images figurant sur ces photographies qui, à son avis, correspondaient aux éléments formant la revendication 1 du brevet de NuWave. Se fondant sur son examen des photographies, il a déclaré que le dispositif de Trennen était [TRADUCTION] « quasi indifférenciable » du dispositif breveté de NuWave et que [TRADUCTION] « selon [son] interprétation, il [servait] exactement aux mêmes fins » que celles du dispositif breveté.

[14]  Aux paragraphes 15 à 17 de son affidavit, M. Illingworth témoigne au sujet de certaines factures produites par Trennen qui montrent, selon ses propres mots, [TRADUCTION] « les revenus qu’elle générait grâce à son dispositif ». Ces factures (jointes sous la forme d’une pièce composite) totalisent environ 900 000 $ pour la période allant du 22 juillet 2015 au 23 juillet 2018 et portent sur des [TRADUCTION] « travaux exécutés à l’aide » de ce dispositif. M. Illingworth a fait savoir qu’il n’était [TRADUCTION] « au courant de l’existence d’aucun produit non contrefaisant sur le marché au cours de la période pertinente ». Il a ensuite déclaré que, selon son expérience, [TRADUCTION] « les revenus générés par Trennen dans ce cas‑ci auraient été gagnés par NuWave » et que, pendant toute la période en question, NuWave [TRADUCTION] « avait la capacité d’exécuter tous les travaux que NuWave [sic : Trennen] avait accomplis grâce à son produit contrefaisant ». Se fondant là encore sur son expérience, il a déclaré qu’il [TRADUCTION] « s’attendrait à ce que Trennen ait une marge bénéficiaire semblable à la nôtre », qu’il a estimée de manière prudente à un pourcentage précis.

[15]  À partir du pourcentage de marge bénéficiaire de NuWave, M. Illingworth a fait une [TRADUCTION] « estimation prudente » des profits que NuWave avait perdus en raison de la présence du dispositif de Trennen sur le marché. Dans la présente requête, NuWave sollicite un jugement par défaut à hauteur de ce montant à titre de remise des profits réalisés par Trennen.

IV.  Analyse

A.  Les principes juridiques applicables : le jugement par défaut

[16]  Comme NuWave l’a fait valoir, dans une requête en jugement par défaut, la totalité des allégations figurant dans sa déclaration doivent être considérées comme rejetées. Contrairement aux régimes qu’appliquent certaines cours supérieures provinciales, à la Cour fédérale c’est la partie demanderesse qui supporte le fardeau de la preuve et elle est tenue de produire des éléments de preuve qui établissent, selon la prépondérance des probabilités, les allégations qu’elle a formulées dans sa déclaration ainsi que son droit à la mesure de réparation qu’elle sollicite : BBC Chartering Carriers GMBH & CO. KG c Openhydro Technology Canada Limited, 2018 CF 1098 (juge McDonald) au para 15; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Rubuga, 2015 CF 1073 (juge Gleason) au para 77; Teavana Corp. c Teayama Inc., 2014 CF 372 (juge Bédard) au para 4; Aquasmart Technologies Inc. c Klassen, 2011 CF 212 (juge Shore) au para 45; Louis Vuitton Malletier S.A. c Yang, 2007 CF 1179 (juge Snider) au para 4.

[17]  Pour décider si la demanderesse s’est acquittée de son fardeau dans la présente requête pour jugement, je m’appuie sur les principes établis dans l’arrêt FH c McDougall, 2008 CSC 53, [2008] 3 RCS 41. S’exprimant au nom d’une cour unanime, le juge Rothstein a déclaré que, dans toutes les affaires de nature civile, « le juge du procès doit examiner la preuve attentivement » et que « la preuve doit toujours être claire et convaincante pour satisfaire au critère de la prépondérance des probabilités » : McDougall, aux para 45 et 46. La Cour suprême a réitéré cette norme dans l’arrêt Canada (Procureur général) c Hôtels Fairmont Inc., 2016 CSC 56, [2016] 2 RCS 720 aux para 35‑36, ainsi que dans l’arrêt Nelson (Ville) c Mowatt, 2017 CSC 8, [2017] 1 RCS 138 au para 40.

[18]  L’exigence selon laquelle la preuve « doit toujours être claire et convaincante » a été reconnue par notre Cour dans des affaires de brevet : Bombardier Produits récréatifs Inc. c Arctic Cat Inc.et Arctic Cat Sales Inc., 2017 CF 207 (juge Roy) au para 368, inf en partie pour d’autres motifs par 2018 CAF 172, autorisation de pourvoi refusée, dossier de la CSC no 38416 (16 mai 2019); Bombardier Produits récréatifs Inc. c Arctic Cat, Inc., 2020 CF 691 (juge Roy) au para 40.

[19]  Il m’a été impossible de trouver une affaire de jugement par défaut tranchée par notre Cour dans laquelle les principes établis dans l’arrêt McDougall ont été expressément appliqués, mais ces principes peuvent être dégagés de divers jugements par défaut. La juge Bédard, dans la décision Teavana Corporation, a refusé de donner effet à certaines observations de la requérante, faisant état à divers endroits de preuves insuffisantes, de [TRADUCTION] « simples déclarations », de l’absence de preuves convaincantes, voire de l’absence d’une preuve quelconque (aux para 24‑26, 30 et 36). De plus, il ressort clairement des motifs de la juge Snider, dans la décision Louis Vuitton Malletier S.A. (rendue avant l’arrêt McDougall), que le jugement n’a été accordé que sur la foi d’une preuve directe importante et à la suite d’un examen minutieux de la Cour (voir, p. ex., les para 9‑11, 30, 35 (« [m]algré l’analyse sérieuse et détaillée des souscriptrices d’affidavit, je n’accepte pas tous les calculs »), 38 et suivants).

[20]  Cela dit, je demeure conscient qu’il incombe à la partie demanderesse d’établir le bien‑fondé de sa demande selon la prépondérance des probabilités, et non selon une norme plus stricte. De plus, comme l’a fait remarquer la Cour suprême dans l’arrêt McDougall, aucune norme objective ne permet de déterminer le « caractère suffisant » de la preuve (au para 46).

[21]  Dans la décision Johnson c Gendarmerie Royale du Canada, 2002 CFPI 917, la juge Dawson a déclaré qu’un jugement par défaut n’est jamais automatique; il s’agit d’une ordonnance discrétionnaire (au para 20).

B.  L’interprétation d’un brevet

[22]  Dans la présente requête, la demanderesse a fait valoir que la première étape de l’analyse requise en matière de contrefaçon de brevet est d’interpréter les revendications du brevet. Elle se fonde sur le passage suivant, écrit par la juge Gauthier dans la décision Eli Lilly et Co. c Apotex Inc., 2009 CF 991 au para 87, et repris par la suite dans la décision Bauer Hockey Corp. c Easton Sports Canada Inc., 2010 CF 361 au para 110 :

Avant d'examiner les allégations de contrefaçon et d’invalidité, la Cour doit interpréter les revendications en cause en l'espèce. Les principes d'interprétation sont bien établis. Ils sont énoncés dans les arrêts Free World Trust c Électro Santé Inc., 2000 CSC 66, [2000] 2 R.C.S. 1024 (Free World Trust), et Whirlpool Corp. c Camco Inc., 2000 CSC 67, [2000] 2 R.C.S. 1067 (Whirlpool). Depuis que ces arrêts ont été rendus, la Cour a beaucoup écrit sur ce sujet. Qu'il suffise de dire que « [l]’interprétation téléologique repose donc sur l’identification par la cour, avec l’aide du lecteur versé dans l’art, des mots ou expressions particuliers qui sont utilisés dans les revendications pour décrire ce qui, selon l’inventeur, constituait les éléments 'essentiels' de son invention ».

[23]  L’interprétation des revendications d’un brevet précède l’analyse des questions de validité et de contrefaçon : Free World Trust, au para 19; Whirlpool, au para 43; Pfizer Canada Inc. c Canada (Ministre de la Santé), 2005 CF 1725 (juge Hughes) au para 48; Bauer Hockey Ltd c Sport Maska Inc., 2020 CF 624 (juge Grammond) (Bauer c Sport Maska) au para 31. Pour interpréter les revendications du brevet, le tribunal adopte une approche téléologique. L’un des objectifs est l’identification, par le tribunal, des mots ou des expressions particuliers qui, dans les revendications, décrivent ce que l’inventeur considérait comme les « éléments essentiels » de son invention, et de n’accorder qu’à ces derniers la protection juridique à laquelle a droit le titulaire d’un brevet valide : Whirlpool, aux para 45 et 48; Tearlab Corporation c I‑MED Pharma Inc., 2019 CAF 179 (juge de Montigny) au para 31.

[24]  La manière dont le tribunal interprète les revendications d’un brevet doit être équitable à la fois pour le breveté et pour le public : Consolboard Inc. c MacMillan Bloedel (Sask.) Ltd., [1980] 1 RCS 504, juge Dickson, à la p 520.

[25]  L’interprétation des revendications est une question de droit : Whirlpool, aux para 61 et 74; Bombardier Produits récréatifs Inc. c Arctic Cat, Inc., 2018 CAF 172 (juge Gauthier) au para 16 (« Bombardier CAF »). Toutefois, le tribunal ne procède pas à l’analyse requise en recourant uniquement à sa propre expertise. Il interprète les revendications d’un brevet avec l’aide et du point de vue de la personne versée dans l’art : Bombardier CAF, au para 11. Le mémoire descriptif d’un brevet est destiné aux personnes qui sont suffisamment versées dans l’art auquel se rapporte le brevet et qui possèdent les « connaissances générales moyennes » ainsi que les compétences ordinaires des gens qui œuvrent dans le domaine d’activité concerné : Whirlpool, aux para 53, 70‑71; Viiv Healthcare Company c Gilead Sciences Canada, Inc., 2020 CF 486 aux para 26 et 45‑66. Le mémoire descriptif devrait permettre à la personne versée dans l’art, techniquement parlant, de comprendre la nature et la description de l’invention (Whirlpool, au para 53) et de construire ou d’exploiter l’invention après la fin du monopole conféré par la loi (Whirlpool, au para 42). C’est ce genre de personne hypothétique qui aide le tribunal à interpréter la revendication, et notamment à distinguer ce qui est essentiel de ce qui ne l’est pas : Whirlpool, aux para 45‑48.

[26]  Comme l’a fait remarquer le juge Hughes dans la décision Pfizer, pour interpréter le libellé d’une revendication de brevet, le tribunal ne se lance pas dans un examen subjectif de ce que l’inventeur avait à l’esprit; l’exercice est de nature objective – ce qu’une personne versée dans l’art aurait compris de ce que l’inventeur voulait dire dans les revendications formulées dans le brevet : aux para 38‑39.

[27]  La juge Gauthier a récemment explicité ce point dans l’arrêt Bombardier CAF :

[23] La Cour suprême du Canada indique clairement que si l’interprétation téléologique peut être vue comme un moyen de déterminer l’intention de l’inventeur, il faut établir, non pas l’intention subjective de ce dernier, mais son intention objective, comme elle ressort du brevet, et comme l’entendrait la personne à qui il est destiné (Free World Trust, par. 58‑67; Whirlpool, par. 49).

[24] Ainsi, outre le mémoire descriptif, la seule preuve qui devrait éclairer l’analyse d’une revendication est celle permettant de déterminer comment la personne versée dans l’art interpréterait cette revendication, à la lumière de ses connaissances générales courantes en la matière et du mémoire descriptif dans son ensemble.

[Non souligné dans l’original.]

Voir aussi la décision Viiv, au para 66.

[28]  Il est possible de présenter une preuve d’expert pour aider le tribunal à interpréter le brevet de façon éclairée : Whirlpool, au para 57; Pfizer, au para 34; Bauer c Sport Maska, au para 62. Toutefois, certains autres types de preuve ne sauraient servir à interpréter les revendications d’un brevet, notamment d’autres brevets, des demandes de brevet ou le témoignage des inventeurs : Bombardier CAF, aux para 22, 24 et 51; Bauer c Sport Maska, au para 61. Il existe de la jurisprudence antérieure à l’arrêt Bombardier CAF qui étaye le recours au témoignage d’un inventeur à certaines fins, par exemple pour comprendre ce que certains termes employés dans un brevet veulent dire pour la personne versée dans l’art. Cependant, même dans un tel cas, le tribunal doit être prudent lorsqu’il se sert du témoignage d’un inventeur pour interpréter des revendications et en déterminer la validité parce qu’il est « presque impossible » pour une personne d’être tout à fait objective à l’égard de son propre travail : voir Pfizer Canada Inc. c Canada (Santé), 2009 CF 1294 au para 15; Donald H. MacOdrum, Fox on the Canadian Law of Patents, 5e éd (Toronto : Thomson Reuters, 2020.4), à 8.10. Se fonder sur la preuve des intentions (subjectives) de l’inventeur présente le risque d’étendre démesurément le monopole que la loi confère au titulaire du brevet en élargissant le « domaine » que protège ce brevet, ce qui, par ailleurs, serait incompatible avec le rôle qu’a le tribunal de confirmer le marché essentiel conclu, par l’entremise du brevet, entre l’inventeur et le public.

[29]  Dans l’affaire Whirlpool, les deux parties avaient appelé des experts afin qu’ils conseillent le juge du procès sur l’interprétation des revendications du brevet. Whirlpool avait appelé deux de ses propres employés à titre d’experts, dont l’un s’appelait Pielemeier. Au paragraphe 70 de ses motifs, le juge Binnie a écrit ce qui suit, pour le compte de la Cour suprême :

Monsieur Pielemeier était un ingénieur qui, à l’époque pertinente, était au service de l’intimée Whirlpool Corporation depuis 15 à 20 ans. Il avait œuvré dans le service de développement des produits de l’intimée et avait «travaillé avec les inventeurs qui ont obtenu les brevets sur lesquels la Cour est appelée à se prononcer» (jugement de première instance, par. 26). La personne qui a le lien que M. Pielemeier entretient avec les intimées et qui détient une foule de renseignements internes n’est pas très représentative du «travailleur moyen». Elle est un destinataire versé dans l’art, mais ses connaissances ne sont pas limitées aux connaissances usuelles du travailleur moyen qui œuvre dans l’industrie. Dans les revendications du brevet, les ingénieurs de recherches de Whirlpool ne s’adressaient pas à leurs collègues de la division du développement des produits. Ces revendications s’adressaient forcément à la population plus large des individus moyennement versés dans la technologie des laveuses.

[Non souligné dans l’original.]

[30]  Et, de poursuivre le juge Binnie, au paragraphe 71 :

Le « caractère moyen » varie évidemment selon l’objet du brevet. Les brevets en matière de technologie aérospatiale ne sont compréhensibles que par les spécialistes du domaine. Le problème qui se pose dans le cas de M. Pielemeier est qu’il ne pouvait pas offrir un bon exemple des connaissances usuelles des « travailleurs moyens » qui œuvrent dans l’industrie, étant donné que ses opinions reposaient sur des connaissances internes de Whirlpool, et il ne s’en cachait pas.

[Non souligné dans l’original.]

[31]  Le juge Binnie a conclu, au paragraphe 74, que « le juge de première instance a eu tort d’accepter le témoignage qu’un employé de longue date de l’intimée Whirlpool Corporation a fait à titre de représentant du travailleur moyen ». La juge Gauthier a fait remarquer dans l’arrêt Bombardier CAF que la Cour suprême était arrivée à cette conclusion à cause « des connaissances [de M. Pielemeier] […] différentes de celles de la personne versée dans l’art » (au para 31).

[32]  Vu l’arrêt Whirlpool de la Cour suprême (aux para 70‑71 et 74) et l’arrêt Bombardier de la Cour d’appel fédérale (aux para 22, 24 et 51), il me faut, à tout le moins, faire preuve de prudence quand je me sers du témoignage donné par un inventeur pour aider à comprendre et à interpréter les revendications d’un brevet. Me servir d’un tel témoignage pourrait m’amener à commettre une erreur fort semblable à celle du juge de première instance dans l’affaire Whirlpool et à contrevenir aux mises en garde formulées par la juge Gauthier dans l’arrêt Bombardier quant à l’utilisation du témoignage d’un inventeur.

[33]  Cela nous ramène à la présente affaire. M. Illingworth a été le seul à produire un affidavit pour la demanderesse à l’appui de sa requête en jugement par défaut. Il est compagnon‑soudeur depuis 27 ans, il est propriétaire de NuWave depuis 2010 et il est l’un des trois coinventeurs du brevet qui est en litige en l’espèce. Il n’a pas seulement les connaissances courantes du travailleur moyen œuvrant dans le domaine – il a aussi, en tant qu’inventeur du dispositif, ses propres connaissances intimes et subjectives. De plus, dans la présente affaire, il a également un intérêt personnel à titre de propriétaire de l’entreprise demanderesse, ce qui fait aussi qu’il est moins en mesure de fournir le genre de conseils indépendants qui aideraient la Cour à interpréter une revendication du brevet.

[34]  Dans son affidavit, M. Illingworth a décrit en détail la revendication 1 du brevet de NuWave. Son témoignage visait à expliquer à la Cour les termes techniques (selon ses propres mots) [TRADUCTION] « tels qu’ils seraient compris par la personne dotée de compétences usuelles travaillant dans le domaine de la conception d’outils de fond de puits destinés au secteur pétrolier et gazier ». Il a décrit la personne fictive qu’il considérait comme la personne versée dans l’art et, selon son propre témoignage, lui-même correspondait à cette description. Il a ajouté que cette personne versée dans l’art comprendrait facilement tous les termes utilisés dans la revendication 1 du brevet, sauf un, et il a expliqué de quelle façon il comprenait ce terme. Il s’est également prononcé sur la question de savoir si le dispositif de Trennen présentait certaines des caractéristiques des revendications de brevet de NuWave

[35]  Dans les circonstances, je conclus qu’il ne convient pas d’utiliser ce que M. Illingworth a déclaré dans son affidavit pour interpréter les revendications du brevet. De toute façon, j’estime que son affidavit n’est pas très utile, vu que ce qu’il ajoute essentiellement à la compréhension et à l’interprétation de la revendication est que la personne versée dans l’art comprendrait les termes employés dans le brevet, sans réellement les expliquer à la Cour (à une exception près). Les notes qu’il a inscrites sur les deux photographies du dispositif de Trennen pourraient aider à comprendre et à interpréter la revendication 1 du brevet, mais s’en servir reviendrait à franchir le seuil qui sépare l’utilisation appropriée de l’utilisation inappropriée du témoignage d’un inventeur.

[36]  La demanderesse a reconnu dans ses observations écrites que la première étape de l’analyse relative à la contrefaçon consiste à interpréter le brevet, mais elle a aussi semblé dire que la revendication 1 du brevet n’a pas besoin d’être interprétée avec l’aide d’une personne versée dans l’art. Il s’agit là d’une déduction que je tire de son observation selon laquelle il n’est pas nécessaire de déterminer lesquels des éléments de la revendication 1 sont essentiels et lesquels ne le sont pas, parce que tous les éléments de la revendication 1 sont présents dans le dispositif de Trennen et qu’ils ont tous été contrefaits. Il m’est toutefois impossible de souscrire à cet argument, car il n’est pas compatible avec le témoignage par affidavit de M. Illingworth au sujet de sa propre expérience et de sa propre situation (qui correspondent à sa description de la personne versée dans l’art), avec l’objet de son témoignage, tel qu’indiqué dans l’affidavit, et avec son opinion sur ce que comprendrait la personne versée dans l’art au sujet de la revendication 1.

[37]  En fait, dans la présente requête, je me suis aussi demandé s’il fallait que j’interprète les revendications sans tenir compte de la preuve par affidavit et que je me penche ensuite sur la question de la validité et de la contrefaçon en me fondant sur l’affidavit de M. Illingworth. Je ne crois pas qu’il convienne de procéder ainsi en l’espèce, étant donné la nature du témoignage de M. Illingworth que j’ai déjà décrit et parce qu’il faudrait essentiellement que je fasse abstraction d’aspects importants du seul affidavit versé au dossier.

[38]  Étant donné que l’interprétation des revendications précède l’analyse de la validité et de la contrefaçon du brevet, il s’ensuit qu’il m’est impossible de tirer des conclusions sur la validité et la contrefaçon du brevet.

C.  La remise des profits

[39]  Même si j’avais tiré des conclusions au sujet de la contrefaçon du brevet, je n’aurais pas fait droit à la demande de remise des profits faite par la demanderesse. J’ai examiné le dossier en détail en vue de décider si la preuve permettant d’accorder cette réparation était suffisamment claire et convaincante, comme le prévoit l’arrêt McDougall, tout en reconnaissant que je suis saisi d’une requête en jugement par défaut. J’ai deux préoccupations à propos de la preuve.

[40]  La demanderesse a demandé à la Cour de rendre un jugement par défaut d’un montant déterminé, fondé sur la remise des profits, qui est une réparation en equity. NuWave a proposé un montant relativement aux profits qu’elle a établi à l’aide de la méthode dite du « profit différentiel », qui est considérée comme la méthode privilégiée pour calculer les profits : Monsanto Canada Inc. c Schmeiser, 2004 CSC 34, [2004] 1 RCS 902 au para 102. Une comparaison est faite entre les profits que la défenderesse a tirés de l’invention et les profits qu’elle aurait réalisés en se servant de la meilleure solution non contrefaisante : Schmeiser, au para 102.

[41]  La position de la demanderesse est simple. Elle a proposé la restitution des profits que Trennen a réalisés en contrefaisant le brevet (ce qu’elle a appelé les profits perdus par NuWave en conséquence de la contrefaçon), calculés en pourcentage des revenus gagnés par Trennen pendant une période déterminée au cours de laquelle il y aurait eu contrefaçon. NuWave s’est servie des factures produites par Trennen au stade de la communication préalable comme preuve des revenus que celle‑ci avait générés pendant cette période et elle a multiplié le total de ces revenus par sa propre marge bénéficiaire estimative, qu’elle a proposée comme substitut de la marge de Trennen.

[42]  NuWave a donc présenté sa demande en supposant qu’il n’existait pas (selon l’affidavit de M. Illingworth) de « solution non contrefaisante » sur le marché au cours de la période pertinente pendant laquelle Trennen a généré certains revenus. Selon ce scénario, a fait valoir NuWave, le résultat est simple : les profits bruts que Trennen a réalisés grâce à la contrefaçon devraient être restitués au titulaire du brevet, citant à cet égard la décision Monsanto Canada Inc. c Rivett, 2009 CF 317, [2010] 2 RCF 93 (juge Zinn) au para 29.

[43]  Cette position est à l’origine de ma première préoccupation quant à la preuve. Dans son affidavit, M. Illingworth a indiqué que, en général, on coupe le tubage d’un puits à l’aide d’un chalumeau coupeur (au paragraphe 7). Ni les éléments de preuve ni les observations écrites de la demanderesse ne traitent de la question qui vient naturellement à l’esprit : la manière habituelle de couper le tubage d’un puits est-elle une « solution non contrefaisante » dont la défenderesse aurait pu se servir pour générer une partie des profits que NuWave souhaite obtenir par voie de remise des profits? Dans l’affirmative, cela aurait une incidence sur la méthode simple proposée par NuWave pour quantifier les profits de Trennen et calculer le montant des profits à restituer. Il faudrait que le calcul tienne compte des profits bruts que Trennen a tirés de la non‑contrefaçon : voir l’analyse dans la décision Monsanto, aux para 54‑58, et la décision Dow Chemical Company c Nova Chemicals Corporation, 2017 CF 350, [2018] 2 RCF 154 (juge Fothergill) au para 164.

[44]  Ma seconde préoccupation a trait au lien de causalité entre l’invention et les profits de la défenderesse. C’est là une question importante pour ce qui est, d’une part, de déterminer s’il y a lieu d’accorder une réparation sous forme de remise des profits et, d’autre part, de déterminer le montant de cette réparation : voir Monsanto, aux para 47‑50; Bristol‑Myers Squibb Company c Canada (Procureur général), 2005 CSC 26, [2005] 1 RCS 533 au para 52. À mon avis, il aurait fallu produire d’autres éléments de preuve sur les pratiques relatives aux services pétroliers et gaziers pour que les factures de Trennen puissent servir à justifier la remise des profits.

[45]  Je m’explique. Le dossier contient plusieurs types de factures. En général, ces factures montrent que Trennen a effectué des travaux de coupage et de capuchonnage de puits. Elles contiennent souvent une mention indiquant expressément que le ou les puits en question vont être abandonnés. Certaines indiquent que le client a demandé une coupe faite à l’aide d’un [TRADUCTION] « système de coupe à jet d’eau abrasif ». D’autres font référence à l’utilisation d’un système à jet d’eau abrasif [TRADUCTION] « à haute pression » ou à une [TRADUCTION] « coupe/capuchonnage du type abrasif ». À la face même de certaines factures, il y a donc un lien avec les dispositifs des deux parties.

[46]  D’autres factures sont toutefois ambiguës à première vue quant à savoir si Trennen a fourni des services de coupe de tubage de puits à l’aide d’un dispositif de coupe à jet d’eau à haute pression. Ces factures ne précisent pas la méthode de coupe; elles mentionnent simplement que Trennen a fourni des services de coupe et de capuchonnage pour retirer une tête de puits.

[47]  De plus, de nombreuses factures font état de frais relatifs à des services autres que la coupe de la tête de puits, dont la fourniture de matériel, comme des camions et des rétrocaveuses, ainsi que de frais pour boucher et couper/fermer des colonnes ascendantes de pipeline (2 po, 3 po, 4 po et 1 ¾ po), effectuer des travaux de nettoyage des lieux et restituer la tête de puits et d’autres pièces d’équipement. La preuve présentée à l’appui de la présente requête ne décrit pas ces services, n’explique pas le lien entre ces services et la coupe d’une tête de puits ou ne nous dit pas si, d’un point de vue pratique, les revenus générés par tous ces services dépendent du service de coupe de la tête de puits ou s’ils ont un lien de causalité avec ce service.

[48]  Quelques paragraphes explicatifs supplémentaires auraient vraisemblablement clarifié la situation concernant l’utilisation proposée de ces factures en vue d’une remise des profits ou de l’adjudication de dommages‑intérêts, de même que les questions liées au lien de causalité entre les éléments de revenu figurant dans les factures et la contrefaçon alléguée. Ce ne sont pas là des questions qui relevaient de la connaissance d’office ou qui se prêtaient à des inférences factuelles.

[49]  Je signale également en passant qu’un petit nombre de factures font état de frais qui ne semblent pas être nécessairement liés à la coupe de tubages de puits, aux pages 86, 221, 222, 239, 284, 337 peut-être, 339 et 354 du dossier de requête. Là encore, quelques éléments de preuve supplémentaires éclairciraient peut-être la situation.

[50]  Sans autre élément de preuve pour répondre à ces deux préoccupations, il m’est impossible de fixer un montant qui serait satisfaisant en vue d’une remise des profits.

[51]  Enfin, je ne crois pas que les questions que j’ai relevées auraient pu être réglées au moyen d’arguments juridiques formulés par un avocat dans le cadre d’une audience tenue en vertu du paragraphe 369(4) des Règles, pas plus que je ne crois qu’il y a lieu en l’espèce d’invoquer l’article 60.

V.  Conclusion et dispositif

[52]  Pour ces motifs, la requête en jugement par défaut est rejetée. Conformément à l’alinéa 210(4)c) des Règles, l’action sera instruite, et ce, sans qu’il soit porté atteinte au droit de la demanderesse de solliciter de nouveau un jugement par défaut ou de présenter une demande de jugement sommaire ou de procès sommaire si elle le juge opportun. Aucune ordonnance ne sera rendue quant aux dépens.


ORDONNANCE dans le dossier T‑767‑18

LA COUR ORDONNE :

  1. La requête en jugement par défaut de la demanderesse est rejetée.
  2. L’action sera instruite conformément à l’alinéa 210(4)c) des Règles.
  3. Malgré le paragraphe 2, la présente ordonnance n’empêche pas la demanderesse de déposer une autre requête en jugement par défaut ou une requête en jugement sommaire ou en procès sommaire.
  4. Aucune ordonnance n’est rendue quant aux dépens de la présente requête.

« Andrew D. Little »

Juge

 

Traduction certifiée conforme

Édith Malo, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T‑767‑18

 

INTITULÉ :

NUWAVE INDUSTRIES INC. et TRENNEN INDUSTRIES LTD.

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TORONTO (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 17 AOÛT 2020 (PAR ÉCRIT)

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE A.D. LITTLE

 

DATE DES MOTIFS :

LE 28 AOÛT 2020

 

COMPARUTIONS :

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Robert L. Martz

Burnet, Duckworth & Palmer LLP

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Sander R. Gelsing

Avocats

Warren Sinclair LLP

 

POUR LA DÉFENDERESSE

 

 

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