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                                                                                                                           Dossier : T-1504-04

Ottawa (Ontario), le 30 janvier 2006

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE STRAYER

ENTRE :

                                                             LIONEL BREMNER

                                                                                                                                           demandeur

                                                                             et

                                          LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

                                                                                                                                             défendeur

                                                                ORDONNANCE

La décision du Tribunal des anciens combattants (révision et appel), en date du 15 juin 2004, est annulée et l'affaire est renvoyée au Tribunal pour réexamen conforme aux présents motifs.

                                                                                                                                    « B.L. Strayer »                      

                                                                                                                                      Juge suppléant                       

Traduction certifiée conforme

Julie Boulanger, LL.M.


                                                                                                                                 Date : 20060130

                                                                                                                           Dossier : T-1504-04

                                                                                                                    Référence : 2006 CF 96

ENTRE :

                                                             LIONEL BREMNER

                                                                                                                                           demandeur

                                                                             et

                                          LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

                                                                                                                                             défendeur

                                                  MOTIFS DE L'ORDONNANCE

LE JUGE SUPPLÉANT STRAYER

INTRODUCTION

[1]                Le demandeur sollicite le contrôle judiciaire d'une décision du 15 juin 2004 du Tribunal des anciens combattants (révision et appel), par laquelle le Tribunal a jugé que la discopathie dégénérative dont souffre le demandeur, avec les douleurs lombaires afférentes, n'était pas imputable à son service en temps de guerre, et qu'il n'avait donc pas droit à pension au titre de ces affections.


FAITS

[2]                Le demandeur est né en 1920. Il s'est enrôlé dans les Forces armées canadiennes en 1942 et il a été en service actif au Canada et en Europe. Il a débarqué en Normandie peu après le jour J et a combattu en France et en Belgique.

[3]                Il n'est pas contesté qu'il est tombé d'une chenillette porte-Bren alors qu'il s'entraînait en Angleterre, et de nouveau sous le feu de l'ennemi en France. Il dit que ces chutes, subies alors qu'il était en service actif, sont à l'origine de l'affection dont il souffre aujourd'hui. Toutefois, il n'avait signalé à l'époque aucune blessure.

[4]                Lorsqu'il s'est joint à l'armée, son dossier médical ne révélait aucune pathologie, notamment de la région dorsale. Lorsqu'il fut examiné par une commission médicale en janvier 1946 au moment de sa démobilisation, le lieutenant Morin, médecin, avait signalé que le demandeur se plaignait d'une douleur dorsale, et il avait fait cette observation :

[TRADUCTION] Constatations physiques - Douleur et courbature dans le dos quand le sujet fait un travail exigeant.

Dans le rapport du lieutenant Montour, chirurgien militaire, on peut lire ce qui suit :

[TRADUCTION] Le sujet a fait une chute sur le dos en décembre 44, douleur durant une semaine, rétablissement complet jusqu'à décembre dernier, et c'est alors qu'il a ressenti de nouveau une douleur après qu'il faisait un travail pénible [...] Le dos est normal [...] On pourrait le soumettre à une angiographie numérisée si son dos continue de le faire souffrir.


Le président de la commission médicale, le lieutenant Surchin, écrivait ce qui suit dans son rapport :

[TRADUCTION] Aucun traitement requis actuellement. Pourrait nécessiter un traitement plus tard.

Selon l'un de ses médecins, le docteur F. Cenaiko, de Wakaw, en Saskatchewan, le demandeur l'avait consulté sporadiquement depuis 1955 et, le 1er mars 1977, il lui avait signalé des douleurs lombaires. Dans une lettre du 14 juin 1990, le Dr Cenaiko concluait ainsi :

[TRADUCTION] À mon avis, il y a évidemment une bonne raison de croire que ses douleurs lombaires sont imputables aux blessures subies en 1944 [...]

Dans une autre lettre adressée au Bureau de services juridiques des pensions le 18 août 1990, le Dr Cenaiko écrivait :

[TRADUCTION] Ce patient souffre depuis longtemps de douleurs lombaires consécutives à des changements dégénératifs de l'articulation lombo-sacrée.

Le rapport d'un radiologiste en date du 15 août 1990 faisait état d'un [traduction] « changement dégénératif » dans la région dorsale du demandeur.


[5]                En 1991, le demandeur s'est adressé à la Commission canadienne des pensions pour obtenir une pension, en alléguant sa présumée « discopathie dégénérative de la colonne lombaire » , qui selon lui était consécutive à la blessure qu'il avait subie en tombant d'une chenillette porte-Bren alors qu'il était en service actif. La Commission a rejeté sa demande, affirmant que son affection était le résultat d'un [traduction] « développement postérieur à sa démobilisation [...] sans rapport avec son service actif » . En 1992, il a fait appel de cette décision au comité d'examen du droit à pension, qui lui aussi a rejeté sa demande. Tout en reconnaissant que le demandeur avait subi des blessures alors qu'il était en service actif, le comité n'a pu rattacher lesdites blessures à la discopathie dont il souffrait maintenant. Le demandeur a fait appel de cette décision au Tribunal d'appel des anciens combattants. Le Tribunal d'appel des anciens combattants a semblé accepter les conclusions factuelles du comité d'examen (dont la conclusion selon laquelle le demandeur était tombé à deux reprises d'une chenillette porte-Bren), mais le Tribunal semble avoir dit plus loin que ces accidents [traduction] « ne peuvent être confirmés » . Il a ajouté qu'un lien de causalité n'avait pas été établi entre tels accidents, s'ils étaient survenus, et l'affection dégénérative dans la colonne lombaire du demandeur. Le 6 mars 1991, la Direction générale des services de consultation médicale aux fins de pension avait rédigé pour le Tribunal une opinion médicale qui renfermait la conclusion suivante :

[TRADUCTION] Dans une opinion médicale rédigée par la Direction générale des services de consultation médicale aux fins de pension le 6 mars 1991, on peut lire ce qui suit :

[...] L'examen des documents militaires n'a pas révélé l'insertion de mentions avant la démobilisation, date à laquelle le demandeur a indiqué qu'il était tombé sur le dos en décembre 1944, après quoi il avait ressenti des douleurs durant une semaine. Après sa démobilisation (janvier 1946), le demandeur s'est plaint à plusieurs reprises de douleurs dorsales, mais l'examen effectué s'est révélé négatif.

Le début de la période postérieure à la démobilisation ne révèle rien à propos de l'affection alléguée par le demandeur.

D'après la preuve médicale dont nous disposons, l'affection alléguée est une affection dégénérative, dont l'origine est postérieure à la démobilisation et qui n'est pas rattachée au service.


[6]                Le demandeur a alors présenté une demande de réexamen de cette décision du Tribunal d'appel des anciens combattants datée du 31 mars 1993. Sa demande a été soumise à l'organe successeur, le Tribunal des anciens combattants (révision et appel). Dans sa demande de réexamen, le demandeur présentait des preuves nouvelles. Il y avait notamment une autre lettre du Dr Cenaiko, en date du 9 mars 2000, qui confirmait que le demandeur souffrait depuis quelques années de douleurs dorsales (il est indiqué ici que le demandeur a consulté le Dr Cenaiko pour cette affection la première fois en 1972) et que, en 1979, un examen effectué à l'Hôpital universitaire royal de Saskatoon avait révélé qu'il souffrait de [traduction] « changements dégénératifs du rachis thoraco­­-lombaire et cervical _. Dans une lettre du 15 juin 2000, également produite, le Dr Cenaiko indiquait que le demandeur était tombé d'un véhicule motorisé durant la guerre, puis il ajoutait : [traduction] « En conséquence de la blessure, le patient a développé une arthrose dans la région dorsale, qui lui cause des douleurs depuis ce temps. » Parmi les autres pièces produites, il y avait la lettre d'un chiropraticien, le Dr Brian H. Thompson, en date du 15 novembre 2002. La lettre se terminait ainsi :

[TRADUCTION] En conclusion, Lionel Bremner est venu me consulter pour un traitement deux fois au cours des huit dernières années, et sa colonne, son bassin et sa jambe droite ont progressivement régressé. À mon avis, l'unique raison pour laquelle des vertèbres opèrent un mouvement antérieur et/ou latéral est un trauma physique. Si Lionel Bremner a subi une blessure au dos durant les années 40, que le processus dégénératif de la colonne ou du bassin s'est manifesté et qu'il est observé clairement et objectivement sur le rapport radiographique daté du 10 octobre 2002, alors à mon avis il existe une preuve objective confirmant les douleurs que ressent Lionel Bremner dans la région lombaire et du bassin ainsi qu'à la jambe droite.

[7]                Dans sa décision du 15 juin 2004, c'est-à-dire la décision contestée ici, le Tribunal a passé en revue la preuve, y compris les preuves nouvelles produites par le demandeur dans sa demande de réexamen.


[8]                Le Tribunal a admis que le demandeur avait subi deux accidents distincts, au cours desquels il était tombé de chenillettes porte-Bren durant son service actif. Il a relevé que le demandeur avait apporté la preuve qu'il avait continué de souffrir de lombalgie périodiquement depuis cette date. Il a examiné l'opinion susmentionnée de la Direction générale des services de consultation médicale aux fins de pension en date du 6 mars 1991, selon laquelle l'affection dégénérative dont souffrait le demandeur était [traduction] « postérieure à la démobilisation » et n'était pas rattachée à ses blessures en temps de guerre. Il a aussi examiné les opinions des Drs Cenaiko et Thompson selon lesquelles l'affection dégénérative était tout probablement le résultat de telles blessures. Il a semblé insister sur le fait que, lors de sa démobilisation en janvier 1946, l'examen physique de son dos n'avait rien révélé d'anormal, et sur le fait que le demandeur n'avait réclamé un droit à pension qu'en 1990. Le Tribunal concluait ainsi :

[TRADUCTION]

Après examen des opinions médicales du Dr Cenaiko et de M. Thompson, le Tribunal considère que ces opinions reposent sur le récit fait par l'ancien combattant; toutefois, il n'est pas établi que l'ancien combattant a subi une blessure importante en conséquence de sa chute en 1944. Le Tribunal considère que ces opinions médicales participent de conjectures et qu'elles ne sont pas confirmées par une quelconque preuve médicale formelle. La première preuve médicale formelle postérieure à la démobilisation révèle que l'ancien combattant a été examiné la première fois en 1977 pour des douleurs lombaires, soit 31 ans après sa démobilisation.

Eu égard à l'ensemble de la preuve, le Tribunal juge que l'invalidité alléguée n'est pas survenue durant le service actif de l'ancien combattant, et qu'elle n'est pas attribuable à ce service actif.


Le Tribunal a donc confirmé la décision du Tribunal d'appel des anciens combattants selon laquelle « la discopathie dégénérative de la colonne lombaire » du demandeur n'avait pas été causée durant le service actif du demandeur au cours de la Deuxième Guerre mondiale, ni ne lui était attribuable. Le Tribunal a dit expressément qu'il avait pris en compte les dispositions des articles 3 et 39 de la Loi sur le Tribunal des anciens combattants (révision et appel), L.C. 1995, ch. 18. Ces dispositions, ainsi que d'autres, seront examinées plus loin.

[9]                Le demandeur dit que le Tribunal n'a pas exercé son pouvoir, ou qu'il a excédé son pouvoir, ou qu'il a commis une erreur de droit, parce qu'il n'a pas tiré de la preuve des conclusions qui lui étaient favorables, ainsi que l'exigent les dispositions applicables.

DISPOSITIONS LÉGALES

[10]            Les dispositions qui nous intéressent ici sont les suivantes :


Loi sur le Tribunal des anciens combattants (révision et appel), [1995, ch. 18]

3. Les dispositions de la présente loi et de toute autre loi fédérale, ainsi que de leurs règlements, qui établissent la compétence du Tribunal ou lui confèrent des pouvoirs et fonctions doivent s'interpréter de façon large, compte tenu des obligations que le peuple et le gouvernement du Canada reconnaissent avoir à l'égard de ceux qui ont si bien servi leur pays et des personnes à leur charge.

                                              * * *

Veterans Review and Appeal Board Act, S.C. 1995, c. 18

3. The provisions of this Act and of any other Act of Parliament or of any regulations made under any other Act of Parliament conferring or imposing jurisdiction, powers, duties or functions on the Board shall be liberally construed and interpreted to the end that the recognized obligation of the people and Government of Canada to those who have served their country so well and to their dependants may be fulfilled.

                                              * * *

39. Le Tribunal applique, à l'égard du demandeur ou de l'appelant, les règles suivantes en matière de preuve :

39. In all proceedings under this Act, the Board shall

a)      il tire des circonstances et des éléments de preuve qui lui sont présentés les conclusions les plus favorables possible à celui-ci;

(a)    draw from all the circumstances of the case and all the evidence presented to it every reasonable inference in favour of the applicant or appellant;


b)      il accepte tout élément de preuve non contredit que lui présente celui-ci et qui lui semble vraisemblable en l'occurrence;

(b)    accept any uncontradicted evidence presented to it by the applicant or appellant that it considers to be credible in the circumstances; and         c)      il tranche en sa faveur toute incertitude quant au bien-fondé de la demande.

(c)     resolve in favour of the applicant or appellant any doubt, in the weighing of evidence, as to whether the applicant or appellant has established a case.


               Loi sur les pensions, [L.R.C. 1985, ch. P-6]

21.(1) Pour le service accompli pendant la Première Guerre mondiale ou la Seconde Guerre mondiale, sauf dans la milice active non permanente ou dans l'armée de réserve, le service accompli pendant la guerre de Corée, le service accompli à titre de membre du contingent spécial et le service spécial :

                    Pension Act, RSC 1985, c. P-6

21.(1) In respect of service rendered during World War I, service rendered during World War II other than in the non-permanent active militia or the reserve army, service in the Korean War, service as a member of the special force, and special duty service,

a)      des pensions sont, sur demande, accordées aux membres des forces ou à leur égard, conformément aux taux prévus à l'annexe I pour les pensions de base ou supplémentaires, en cas d'invalidité causée par une blessure ou maladie - ou son aggravation - survenue au cours du service militaire ou attribuable à celui-ci;

                                              * * *

(a)    where a member of the forces suffers disability resulting from an injury or disease or an aggravation thereof that was attributable to or was incurred during such military service, a pension shall, on application, be awarded to or in respect of the member in accordance with the rates for basic and additional pension set out in Schedule I;

                                              * * *

d)      un demandeur ne peut être privé d'une pension à l'égard d'une invalidité qui résulte d'une blessure ou maladie ou de son aggravation contractée au cours du service militaire, ou à l'égard du décès d'un membre des forces causé par cette blessure ou maladie ou son aggravation, uniquement du fait que nulle invalidité importante ou affection entraînant une importante incapacité n'est réputée avoir existé au moment de la libération de ce membre des forces.

(d)    an applicant shall not be denied a pension in respect of disability resulting from injury or disease or aggravation thereof incurred during military service or in respect of the death of a member of the forces resulting from that injury or disease or the aggravation thereof solely on the grounds that no substantial disability or disabling condition is considered to have existed at the time of discharge of that member.


POINTS LITIGIEUX

[11]            Les points litigieux semblent être les suivants :

(1) Quelle est la norme de contrôle? et

(2) Le Tribunal a-t-il commis une erreur susceptible de contrôle?


ANALYSE

                                                               Norme de contrôle

[12]            La Cour a souvent recouru à l'approche pragmatique et fonctionnelle dans l'examen des décisions du Tribunal ou de son prédécesseur. Elle a généralement jugé que, lorsque le point à décider est simplement celui de savoir si le Tribunal a apprécié ou interprété correctement les faits, la norme de contrôle est la décision manifestement déraisonnable. Les autres genres de décisions sont contrôlables selon la norme de la décision raisonnable simpliciter. (Voir par exemple McTague c. Canada (Procureur général), [2000] 1 C.F. 647 (1re inst.); Bradley c. Canada (Procureur général), 2004 CF 996 (1re inst.).

[13]            Le demandeur fait valoir que le Tribunal a ici commis une erreur de droit ou de compétence parce qu'il n'a pas donné effet à l'article 3 et à l'alinéa 39c) de la Loi sur le Tribunal des anciens combattants (révision et appel), cités plus haut : plus exactement, il n'a pas, dans son appréciation de la preuve, accordé le bénéfice du doute au demandeur.

[14]            Si l'on examine brièvement les facteurs qui président à l'application de l'approche pragmatique et fonctionnelle, on relève d'abord qu'une clause privative protège les décisions du Tribunal, encore que cette clause ne soit pas formulée en des termes très vigoureux. Elle se trouve dans l'article 31 de la Loi sur le Tribunal des anciens combattants (révision et appel) :



31. La décision de la majorité des membres du comité d'appel vaut décision du Tribunal; elle est définitive et exécutoire.

31. A decision of the majority of members of an appeal panel is a decision of the Board and is final and binding.


Il n'en ressort pas une volonté ferme du législateur de prémunir les décisions du Tribunal contre un contrôle judiciaire. La Cour a jugé que les décisions du Tribunal ne commandent pas une grande retenue judiciaire dans les questions médicales puisqu'il est fondé à obtenir des opinions médicales indépendantes (ce qu'il n'a pas fait ici). (Voir la décision Moar c. Canada (Procureur général), [1995] A.C.F. no 1555, paragraphe 10.) Qui plus est, le Tribunal ne jouit pas d'une spécialisation dans l'interprétation des principes de droit et d'administration de la preuve, principes qui à mon avis sont éminemment pertinents ici compte tenu des directives précises adressées par le législateur au Tribunal sur la manière dont il doit apprécier la preuve. Le texte législatif a sans aucun doute pour objet de faciliter des décisions informelles, rapides et peu coûteuses pour le demandeur. S'agissant de la nature des points à décider, ces points sont en général de nature factuelle, mais, comme je l'ai indiqué plus haut, je crois que les points soulevés par cette instance font intervenir des questions de droit et de compétence concernant la manière dont le Tribunal doit se conduire dans l'appréciation de la preuve.

[15]            Je suis arrivé à la conclusion que ces questions doivent être tranchées selon la norme de la décision raisonnable simpliciter. En effet, les textes législatifs, en particulier l'article 3 et l'alinéa 39c) de la Loi sur le Tribunal des anciens combattants (révision et appel), ainsi que l'alinéa 21(1)d) de la Loi sur les pensions, prévoient certains critères juridiques prescrivant la manière dont les conclusions de fait doivent être tirées par le Tribunal lorsqu'il se demande si une blessure est ou non imputable au service en temps de guerre.


                                             Y a-t-il eu erreur susceptible de contrôle?

[16]            Je suis arrivé à la conclusion que la décision du Tribunal dont il s'agit ici n'était pas une décision raisonnable.

[17]            Le Tribunal était tenu, de par l'article 3 de la Loi sur le Tribunal des anciens combattants (révision et appel), d'interpréter la Loi de façon large, « compte tenu des obligations que le peuple et le gouvernement du Canada reconnaissent avoir à l'égard de ceux qui ont si bien servi leur pays et des personnes à leur charge » . La preuve produite en l'espèce était que le demandeur a effectivement bien servi son pays, ayant débarqué sur la plage de Juno quelques jours après le jour J et combattu en France et en Belgique, et s'étant blessé après être tombé ou avoir sauté d'une chenillette porte-Bren, sous le feu de l'ennemi.

[18]            De par l'alinéa 39b), le Tribunal était tenu d'accepter « tout élément de preuve non contredit » et qui lui semblait vraisemblable en l'occurrence; et, de par l'alinéa 39c), il était tenu de trancher en faveur du demandeur « toute incertitude quant au bien-fondé de la demande » .

[19]            Comme il est indiqué plus haut (au paragraphe 4), le certificat d'examen médical du demandeur ne révèle aucune blessure ou déficience physique lors de son enrôlement le 9 février 1942.


[20]            Dans sa décision du 15 juin 2004, le Tribunal a admis que le demandeur avait subi deux accidents distincts, lorsqu'il était tombé de chenillettes porte-Bren durant son service actif. Il a pris note du témoignage du demandeur selon lequel [traduction] « il continue de souffrir périodiquement de lombalgie depuis cette date » , et nulle part il n'a mis en doute ce témoignage. Il avait devant lui le rapport d'une commission médicale daté du 8 janvier 1946, date à laquelle le demandeur fut interrogé et examiné avant sa démobilisation. Le lieutenant Morin, médecin de l'unité, avait indiqué que le demandeur se plaignait d'une douleur dorsale. Le lieutenant Montour, chirurgien examinateur, sous la rubrique [traduction] « Bilan des fonctions et examen du sujet » , avait signalé que le demandeur avait fait une chute sur le dos en décembre 1944 et qu'il avait ressenti une douleur à l'époque, et, après examen, il avait écrit : [traduction] « Le dos est normal » , tout en ajoutant cependant : [traduction] « On pourrait le soumettre à une angiographie numérisée si son dos continue de le faire souffrir. » Le lieutenant Surchin, président de la commission médicale, avait fait le commentaire suivant : [traduction] « Aucun traitement requis actuellement. Pourrait nécessiter un traitement plus tard. » En fait, tous les membres de la commission médicale semblaient admettre que le demandeur avait subi une blessure au dos, qu'il avait ressenti une douleur consécutive à cette blessure et qu'il n'existait à l'époque aucune preuve physique de la blessure, mais deux d'entre eux pensaient qu'il pourrait nécessiter un traitement plus tard.


[21]            Le Tribunal avait devant lui, comme preuve nouvelle, une lettre du médecin du demandeur, le Dr Cenaiko. Une lettre du 9 mars 2000 confirmait que le Dr Cenaiko avait suivi le demandeur depuis 1972 et que, cette année-là déjà, le patient ressentait des douleurs considérables, au dos, au cou et aux genoux. Dans une lettre du 15 juin 2000, le Dr Cenaiko mentionnait que le demandeur avait subi un accident durant la guerre, en sautant d'un véhicule en mouvement, [traduction] « s'infligeant une blessure au dos [...] _, puis il ajoutait : [traduction] _ En conséquence de la blessure, le patient a développé une arthrose dans la région dorsale, qui lui cause des douleurs depuis ce temps. » Le rapport d'un radiologiste en date du 15 août 1990 indiquait que, s'agissant de la colonne lombaire, « [u]n changement dégénératif est observé [...] » Le rapport du 15 novembre 2002 du Dr Brian H. Thompson, un chiropraticien, rapport cité plus haut, mentionnait que le Dr Thompson avait examiné le demandeur deux fois au cours des huit années antérieures et que la colonne, le bassin et la jambe droite du demandeur avaient progressivement régressé. Le rapport du chiropraticien renfermait ce qui suit (il est cité plus haut, au paragraphe 6) :

[TRADUCTION] À mon avis, l'unique raison pour laquelle des vertèbres opèrent un mouvement antérieur et/ou latéral est un trauma physique. Si Lionel Bremner a subi une blessure au dos durant les années 40, que le processus dégénératif de la colonne ou du bassin s'est manifesté et qu'il est observé clairement et objectivement sur le rapport radiographique daté du 10 octobre 2002, alors à mon avis il existe une preuve objective confirmant les douleurs que ressent Lionel Bremner dans la région lombaire et du bassin ainsi qu'à la jambe droite.


Le Dr Cenaiko avait aussi, dans une lettre du 14 juin 1990, exprimé l'avis suivant : [traduction] « [I]l y a évidemment une bonne raison de croire que ses douleurs lombaires sont imputables aux blessures subies en 1944 [...] » L'unique preuve contraire était l'opinion rédigée le 6 mars 1991 par la Direction générale des services de consultation médicale aux fins de pension, opinion qui est citée plus haut au paragraphe 5. Il est clair que cette opinion, quoique sans aucun doute exprimée de bonne foi, reposait simplement sur l'examen de documents militaires. De cet examen des documents, on relève que, même si à l'époque de sa démobilisation le demandeur s'était plaint de douleurs dorsales, il n'y avait aucune preuve physique de blessure. Il est noté que, durant les premières années de sa démobilisation, le demandeur ne s'était pas plaint de douleurs dorsales, du moins à un médecin ou au ministère des Anciens combattants. La Direction générale conclut alors par cette phrase :

[TRADUCTION] D'après la preuve médicale dont nous disposons, l'affection alléguée est une affection dégénérative, dont l'origine est postérieure à la démobilisation et qui n'est pas rattachée au service.

Les membres de la Direction générale étaient donc arrivés à la conclusion que l'affection dégénérative dont souffrait alors le demandeur n'était pas imputable à son service en temps de guerre car elle n'avait pas été décelée lors de sa démobilisation et que c'était une affection « postérieure à la démobilisation » , en ce sens que le demandeur avait attendu les années 70 pour consulter un médecin à ce sujet.

Cette conclusion semblerait en elle-même contrevenir à l'alinéa 21(1)d) de la Loi sur les pensions, qui prévoit qu'un demandeur ne peut être privé d'une pension à l'égard d'une invalidité qui résulte d'une blessure « ou de son aggravation » contractée au cours du service militaire

uniquement du fait que nulle invalidité importante ou affection entraînant une importante incapacité n'est réputée avoir existé au moment de la libération de ce membre des forces [...]


Sur ce seul fondement, le Tribunal aurait dû n'accorder que peu de poids, voire aucun, à cette opinion, et c'est d'ailleurs la seule opinion niant l'allégation du demandeur selon laquelle l'affection dorsale dégénérative dont il souffre est le résultat des accidents incontestés qu'il avait subis lors de son entraînement et au front.

[22]            Même si l'on pose pour hypothèse que l'opinion de la Direction générale ne contrevient pas à l'alinéa 21(1)d), je crois que les conclusions du Tribunal étaient déraisonnables parce que, implicitement, elles ne tenaient pas compte des prescriptions des alinéas 39b) et c) de la Loi sur le Tribunal des anciens combattants (révision et appel).



[23]            D'abord, l'alinéa b) oblige le Tribunal à « accepte[r] tout élément de preuve non contredit » que lui présente le demandeur et « qui lui semble vraisemblable en l'occurrence » . À mon avis, la preuve n'est pas « contredite » s'il n'existe pas une preuve matérielle incompatible ou une opinion contraire qui, après examen conforme aux exigences de la Loi, se révèle manifestement plus crédible. En l'espèce, il n'y avait aucune preuve du genre. Les preuves que le Tribunal avait devant lui étaient des opinions contradictoires, toutes fondées sur des conjectures. D'une part, il y avait les opinions du Dr Cenaiko et du Dr Thompson, selon lesquelles, si le demandeur avait subi les accidents indiqués (et le Tribunal a admis que tels accidents étaient survenus), alors l'affection dégénérative dont il souffrait actuellement était probablement le résultat de tels accidents. D'autre part, nous avons l'affirmation de la Direction générale des services de consultation médicale aux fins de pension, expressément fondée non pas sur un examen du demandeur, mais sur un examen de documents, selon laquelle, puisqu'il n'existait aucune preuve de blessures lors de la démobilisation du demandeur, et puisque le demandeur avait attendu les années 70 pour consulter un médecin à propos de sa douleur au dos, cette affection était sans rapport avec son service militaire. Vu les circonstances, cette affirmation était elle aussi fondée sur des conjectures. Devant des opinions contradictoires, le Tribunal ne pouvait pas, à mon avis, rejeter simplement la preuve médicale présentée pour le demandeur comme s'il s'était agi d'une preuve « contredite » . Dans ces conditions, le Tribunal devait apprécier cette preuve en observant les directives énoncées dans l'alinéa 39c). Je ne crois pas non plus que le Tribunal exerçait son pouvoir, selon l'alinéa 39b), d'écarter la preuve du demandeur parce qu'elle ne lui paraissait pas vraisemblable. Si le Tribunal décide d'exercer son droit d'écarter une preuve parce que selon lui elle n'est pas vraisemblable, ainsi que le prévoit l'alinéa 39b), alors il doit expressément dire que, d'après lui, la preuve n'est pas vraisemblable, et il doit expliquer pourquoi il arrive à cette conclusion : voir Moar c. Canada (Procureur général), précitée, au paragraphe 14; Brychka c. Canada (Procureur général), [1998] A.C.F. no 124, au paragraphe 25; et MacDonald c. Canada (Procureur général), [1999] A.C.F. no 346, au paragraphe 25. Ainsi que la Cour l'avait jugé dans ces précédents, le fait pour le Tribunal de ne pas avoir expliqué que selon lui la preuve n'était pas vraisemblable et de ne pas avoir dit pourquoi il arrivait à cette conclusion constituait de sa part un excès de pouvoir ou une erreur de droit. Puisqu'aucune contradiction véritable n'était établie ici et puisque le Tribunal n'a tiré aucune conclusion particulière sur le caractère vraisemblable ou non de la preuve, il avait, pour l'appréciation de cette preuve, l'obligation, selon l'alinéa 39c), de _ tranche[r] en [...] faveur [du demandeur] toute incertitude quant au bien-fondé de la demande _. Au lieu de cela, le Tribunal s'en est tenu aux propos suivants, à la fin de sa décision, propos qui semblent souvent employés pour tenir lieu d'application formelle des exigences de la Loi.

[TRADUCTION] Dans tous les réexamens, le Tribunal est conscient de son obligation, prévue par l'article 3 de la Loi, d'interpréter de façon large tout texte législatif applicable, et de son obligation, prévue par l'article 39, de trancher en faveur du demandeur toute incertitude quant au bien-fondé de sa demande.

Le Tribunal a très bien pu être « conscient » de ses obligations selon les alinéas 39b) et c), mais la décision qu'il a rendue ne révèle nulle part qu'il les a remplies.

[24]            La décision du Tribunal doit donc être annulée parce qu'elle est déraisonnable, aucune attention évidente n'ayant été accordée aux limites de sa compétence et aux exigences légales qu'il devait respecter lorsqu'il a apprécié la preuve.

DISPOSITIF

[25]            La décision du Tribunal des anciens combattants (révision et appel), en date du 15 juin 2004, sera annulée et l'affaire sera renvoyée au Tribunal pour réexamen conforme aux présents motifs.

                                                                                                                                    « B.L. Strayer »                        

                                                                                                                                      Juge suppléant                       

Traduction certifiée conforme

Julie Boulanger, LL.M.


                                                             COUR FÉDÉRALE

                                              AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                                     T-1504-04

INTITULÉ :                                                    LIONEL BREMNER

c.

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

LIEU DE L'AUDIENCE :                              SASKATOON (SASKATCHEWAN)

DATE DE L'AUDIENCE :                            LE 12 JANVIER 2006

MOTIFS DE L'ORDONNANCE:                LE JUGE SUPPLÉANT STRAYER

DATE DES MOTIFS :                                   LE 30 JANVIER 2006

COMPARUTIONS :

Bruce J. Slusar                                      POUR LE DEMANDEUR

Chris Bernier                                                     POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Slusar and Company

Saskatoon (Saskatchewan)                                POUR LE DEMANDEUR

John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)                                               POUR LE DÉFENDEUR

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