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Date : 20060316

Dossier : T‑2295‑03

Référence : 2006 CF 341

Ottawa (Ontario), le 16 mars 2006

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE JOHN A. O’KEEFE

 

ENTRE :

ABBOTT LABORATORIES et

ABBOTT LABORATORIES LIMITED

demanderesses

 

- et -

 

LE MINISTRE DE LA SANTÉ et

PHARMASCIENCE INC.

défendeurs

 

 

VERSION PUBLIQUE

DES MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET DE L’ORDONNANCE

 

LE JUGE O’KEEFE

 

[1]               Il s’agit d’une demande présentée par les demanderesses Abbott Laboratories et Abbott Laboratories Limited (collectivement, Abbott) en vertu du paragraphe 6(2) du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité), DORS/93‑133, afin d’obtenir une ordonnance interdisant au ministre de la Santé de délivrer un avis de conformité à Pharmascience Inc. pour la production de clarithromycine en comprimés de 250 mg ou 500 mg avant l’expiration des lettres patentes canadiennes nos 2,258,606, 2,261,732 , 2,277,274, 2,386,527, 2,386,534, 2,387,356, et 2,387,361 (collectivement, les brevets d’Abbott).

 

[2]               Les demanderesses sollicitent la réparation suivante :

            1.         Une ordonnance interdisant au ministre de délivrer un avis de conformité à Pharmascience pour la production de clarithromycine en comprimés de 250 mg ou 500 mg avant l’expiration des brevets d’Abbott.

            2.         Les dépens de la demande.

 

[3]               La défenderesse, Pharmascience, a demandé que la requête soit rejetée avec dépens. Elle a aussi demandé des dommages‑intérêts en vertu de l’article 8 du Règlement.

 

Contexte

 

[4]               Abbott Laboratories Limited (Abbott Canada) est un fabricant canadien innovateur de produits pharmaceutiques qui distribue et vend le BIAXIN, un antibiotique servant à traiter les infections. Abbott Laboratories (Abbott USA) est une entreprise constituée en société aux États‑Unis et est la société mère d’Abbott Canada.

 

[5]               Abbott Canada vend la clarithromycine au Canada, sous la marque BIAXIN, en comprimés de 250 mg et 500 mg, conformément aux avis de conformité qui lui ont été délivrés le 8 mai 1992 et le 25 août 1994.

 

[6]               L’ingrédient médicinal actif du BIAXIN est la clarithromycine. La clarithromycine est une molécule qui peut prendre différentes formes cristallines ayant différentes propriétés selon la structure du cristal. Les brevets d’Abbott, qui appartiennent à Abbott USA, ont trait à certaines formes, méthodes ou procédés de fabrication de la clarithromycine et à ses usages comme antibiotique. Abbott Canada, avec l’assentiment d’Abbott USA, a soumis ses brevets au ministre afin qu’ils soient inscrits au registre des brevets qu’il tient en vertu du Règlement.

 

[7]               Pharmascience, un fabricant de médicaments génériques, a demandé au ministre l’autorisation de vendre une version générique du BIAXIN au Canada. Dans une lettre datée du 22 octobre 2003, Pharmascience a envoyé un avis d’allégation à Abbott Canada conformément à l’article 5 du Règlement. L’avis d’allégation indiquait que Pharmascience avait déposé une présentation abrégée de drogue nouvelle (PADN) pour la production de clarithromycine en comprimés de 250 mg et 500 mg, faisant référence à la posologie de 250 et 500 mg du BIAXIN, pour lequel des avis de conformité ont été délivrés à Abbott Canada.

 

[8]               Selon l’avis d’allégation, tous les brevets d’Abbott sont invalides pour de nombreux motifs, dont les suivants : antériorité, évidence, revendications excessives, description insuffisante, revendications ambiguës, absence d’utilité. L’avis d’allégation mentionne de nombreuses antériorités comme fondement factuel et juridique des allégations.

 

[9]               Pharmascience a également allégué que les brevets d’Abbott ne sont pas admissibles à l’inscription au registre tenu par le ministre.

 

[10]           En réponse à l’avis d’allégation, Abbott a engagé la présente procédure par un avis de demande délivré le 5 décembre 2003. Abbott fait valoir qu’aucune des allégations contenues dans l’avis d’allégation n’est fondée.

 

Les brevets d’Abbott

 

[11]           Les brevets d’Abbott renvoient à trois formes de cristaux particulières du composé 6‑O‑méthylerythromycine A, à savoir les formes 0, I et II, caractérisées par leur diffraction de rayons X sur poudres. Le brevet 606 indique ce qui suit dans le résumé de l’invention :

[traduction] Nous avons découvert que le composé 6‑O‑méthylerythromycine A peut exister dans au moins deux formes de cristaux distinctes qui, pour faciliter le repérage, sont désignées comme « forme I » et « forme II ». Les formes de cristaux sont identifiées par leur spectre infrarouge, une analyse calorimétrique à compensation de puissance par thermogramme et son mode de diffraction de rayons X sur poudres. Les formes I et II ont un spectre d’activité antibactérienne identique, mais les cristaux de forme I ont un taux intrinsèque de dissolution inattendu d’environ trois fois celui des cristaux de forme II. Nos recherches en laboratoire ont révélé que le composé 6‑O‑méthylerythromycine A, lorsqu’on le recristallise à partir d’éthanol, de tétrahydrofurane, d’acétate d'isopropyle et d’isopropanol ou de mélanges d’éthanol, de tétrahydrofurane, d’acétate d’isopropyle ou d’isopropanol et d’autres solvants organiques courants, donne lieu à la formation exclusive de cristaux de forme I, non identifiés jusqu’ici.

 

[12]           Le brevet 274 indique ce qui suit dans le résumé de l’invention :

[traduction] Le composé 6‑O‑méthylerythromycine A peut exister sous une troisième forme cristalline, désignée comme « forme 0 ». Les cristaux de forme 0, I et II ont un spectre d’activité antibactérienne identique. Le composé 6‑O‑méthylerythromycine A préparé selon les diverses méthodes décrite dans les ouvrages résumés ci‑dessous, grâce auxquelles le composé est purifié par recristallisation à partir d’éthanol, donne lieu à la formation initiale d’éthanolate cristallin de forme 0. Les solvates de cette forme sont également formés avec du tétrahydrofurane, de l’isopropanol et de l’acétate d’isopropyle. Le solvate de forme 0 est converti en forme I non solvatée par élimination du solvant du réseau cristallin au moyen d’un assèchement d’environ 0 à environ 50ºC. La forme 0 est convertie en forme II cristalline non solvatée par voie thermique, sous vide, à une température d’environ 70 à 110ºC.

 

 

[13]           Les résumés suivants des brevets d’Abbott sont tirés presque textuellement du mémoire des demanderesses.

Brevet 606

Le brevet 606 revendique la forme II, caractérisée par une diffraction particulière de rayons X sur poudres.

Brevet 732

Le brevet 732 revendique des procédés d’isolement de la forme II à l’aide de solvants particuliers et de la forme II produite grâce à ces procédés (revendications relative à un procédé).

Brevet 274

Le brevet 274 revendique la forme 0, qui est une forme solvatée de la clarithromycine, un procédé de préparation de la forme 0 à partir de certains solvants et ses usages thérapeutiques.

Brevet 527

Le brevet 527 revendique la forme I, les méthodes de préparation de la forme I à partir de la forme 0 à l’aide de certains solvants et l’isolement de la forme I. Il contient aussi des revendications concernant un procédé de fabrication de la forme II à partir de la forme I.

Brevet 534

Le brevet 534 revendique différentes méthodes de préparation de la forme I, des compositions pharmaceutiques à l’aide de la forme I et des usages de la forme I.

Brevet 356

Le brevet 356 revendique des méthodes de préparation de la forme 0, des compositions pharmaceutiques contenant la forme 0 et des usages thérapeutiques.

Brevet 361

Le brevet 361 revendique des méthodes de préparation de la forme 0, des compositions pharmaceutiques contenant la forme 0, des méthodes d’utilisation et l’usage de la forme 0 dans la préparation de la forme II.

 

Experts

 

Les experts d’Abbott

[14]                       M. Stephen Byrn est titulaire d’un doctorat en chimie de l’Université de l’Illinois (1970). Il dirige le département de chimie industrielle et physique de l’Université Purdue depuis 1994. C’est un scientifique, un professeur et un auteur dans le domaine de la chimie pharmaceutique et de la chimie des solides. Il agit très souvent à titre de consultant pour le secteur pharmaceutique, et ses ouvrages sur les formes cristallines des médicaments sont largement publiés.

 

[15]           M. Allan Myerson est titulaire d’un doctorat en génie chimique de l’Université de Virginie (1977). Il est doyen de l’Institut de technologie de l’Illinois depuis 2003. Il agit à titre de consultant pour le secteur pharmaceutique au sujet de la conception de procédés de cristallisation des médicaments, et ses ouvrages sur la cristallisation sont, eux aussi, largement publiés.

 

[16]           M. Jerry Atwood est titulaire d’un doctorat en chimie de l’Université de l’Illinois (1968). Il est professeur et président du département de chimie de l’Université de Missouri‑Columbia depuis 1994. Il a été rédacteur en chef de nombreuses revues de chimie et a publié plus de 580 articles. Il se considère comme un spécialiste de la cristallisation, de la cristallogénie et de la chimie des polymères.

 

Les experts de Pharmascience

 

[17]           M. Craig J. Eckhardt est titulaire d’un doctorat en chimie physique de l’Université Yale (1967). Depuis 1978, il est professeur de chimie à l’Université du Nebraska. Ses recherches portent principalement sur la cristallisation et la classification des cristaux. Ses ouvrages sur les cristaux organiques sont largement publiés.

 

[18]           M. Mark D. Hollingsworth est titulaire d’un doctorat en chimie organique de l’Université Yale (1985). Il a fait des études postdoctorales à l’Université de Cambridge. Il est actuellement professeur agrégé de chimie à l’Université du Kansas. Il travaille comme consultant pour des sociétés pharmaceutiques dans le domaine de l’analyse des cristaux et de la préparation de formes cristallines, et ses ouvrages sur la synthèse organique des formes cristallines sont largement publiés.

 

[19]           M. Ricardo F. Aroca est titulaire d’un doctorat en chimie de l’Université d’État de Moscou (1970). Il a été professeur adjoint et professeur agrégé à l’Université de Toronto et à l’Université du Chili. Depuis 1987, il est professeur de chimie à l’Université de Windsor.

 

Anticipation par antériorité

 

[20]           Parmi les très nombreuses références à des antériorités citées par Pharmascience dans son avis d’allégation à l’appui de ses allégations d’antériorité, les deux plus importantes sont celles de Salem et d’Iwasaki.

 

[21]           L’article de Salem s’intitule « Clarithromycin » et a été publié en 1996 dans l’ouvrage intitulé « Analytical Profiles of Drug Substances and Excipients, Volume 24 », publié par H. Brittain (la référence Salem). La référence Salem révèle la capacité de diffraction de rayons X sur poudres de la clarithromycine selon des valeurs de 2‑theta qui sont presque identiques aux valeurs de 2‑theta de la forme II de la clarithromycine revendiquée dans les brevets 606 et 732.

 

[22]           L’article d’Iwasaki, Acta Cryst (1993, C49, p. 1227-1230) révèle un solvate de méthanol de la clarithromycine (la référence Iwasaki). Cet article a été publié en 1993.

 

Évidence

 

[23]           L’avis d’allégation énumère toutes sortes de références à des antériorités qui rendraient les brevets d’Abbott évidents. Par exemple, pour justifier l’idée que le brevet 732 est évident, l’avis d’allégation énumère 24 références à des antériorités. Les experts d’Abbott ont fait valoir qu’il est tout à fait inconcevable qu’un chimiste qualifié puisse combiner ces 24 références pour arriver à la forme II de la clarithromycine.

 

[24]           La référence la plus importante concernant l’évidence est la référence Iwasaki, qui, selon Pharmascience, rend évidente la forme 0 dans le brevet 274. La forme 0 est une forme solvatée de la clarithromycine. À l’appui des allégations d’évidence, M. Hollingsworth a déclaré ce qui suit :

[traduction] L’article publié par Iwasaki en 1993 révèle un solvate de méthanol de la clarithromycine et sa structure cristalline. Ce cristal contient du méthanol lié dans la structure cristalline. Ce méthanol est cristallographiquement ordonné et fait l’objet d’une liaison hydrogène avec le groupe carbonyle de lactone de la clarithromycine.

 

D’après cet exemple, dans lequel un alcool (le méthanol) fait l’objet d’une liaison hydrogène avec la clarithromycine, et puisque la clarithromycine est une grosse molécule à forme irrégulière composée de plusieurs donneurs et accepteurs de liaison hydrogène, un bon chimiste organique se dirait qu’il y a d’autres formes solvatées de clarithromycine et ne serait pas surpris de constater la présence d’autres solvates.

 

[25]           Les experts d’Abbott ont réfuté les allégations de Pharmascience en présentant des preuves expérimentales démontrant que les antériorités de Pharmascience ne permettaient pas de produire le solvate de forme 0. Ils ont également produit des éléments de preuve concernant la référence Iwasaki pour appuyer les affirmations suivantes, formulées au paragraphe 104 du mémoire des demanderesses :

[traduction] Iwasaki ne rend pas la forme 0 évidente pour les raisons suivantes :

 

a) La structure du solvate de méthanol selon Iwasaki n’est pas identique à la structure du solvate de forme 0 selon le brevet 274.

 

b) La différence de structure signifie que le solvate d’Iwasaki et la forme 0 du brevet 274 ont des caractéristiques complètement différentes. 

 

c) Iwasaki a peut‑être fabriqué de la clarithromycine à partir d’une solution méthanolique, mais cela ne « donne pas lieu directement et sans difficulté à la production du solvate de forme 0 ».

 

 

 

[26]           Par ailleurs, M. Byrn a déclaré ce qui suit :

[traduction] La référence Iwasaki n’enseigne rien à quiconque est qualifié sur la stabilité du solvate de forme 0. En fait, selon moi, le solvate de méthanol est bien plus stable que le solvate de forme 0. À bien des égards importants, la référence Iwasaki s’écarte de la forme 0.

 

 

Questions en litige

 

[27]           Abbott a soulevé les questions suivantes dans ses observations orales :

[traduction]

1.             La doctrine de la chose jugée (préclusion découlant d’une question déjà tranchée) s’applique‑t‑elle au brevet 732?

                2.             L’article de Salem constitue‑t‑il une antériorité?

                3.             Les « déclarations de Modiano » (déclarations de l’Office européen des brevets).

                4.             L’évidence.

                5.             Les ventes antérieures.

                6.             L’admissibilité à l’inscription au registre des brevets.

                7.             L’anticipation présumée par l’article d’Iwasaki.

 

[28]           Dans son mémoire des faits et du droit, Pharmascience a formulé les questions comme suit :

                         [traduction] Cette demande comporte sept questions principales :

 

1)     L’effet d’une procédure sommaire sur le fardeau de la preuve et la préclusion.

 

2)     Les connaissances d’une personne versée dans le domaine.

 

3)     La forme II est ancienne, se heurte à une antériorité et la revendication relative à un procédé n’est pas valable.

 

4)     Le critère de l’évidence permet une analyse fondamentale.

 

5)     Les critères de validité d’un brevet (insuffisance, revendications plus générales).

 

6)     Les brevets relatifs à un nouveau procédé (brevet 732) et à un procédé intermédiaire (brevet 274) ne devraient pas être inscrits au registre.

 

7)     Questions de procédure (avis d’allégation, admissions d’Abbott, crédibilité).

 

 

Analyse et décision

 

[29]           Question 1

            La doctrine de la chose jugée (préclusion découlant d’une question déjà tranchée) s’applique‑t‑elle au brevet 732?

            Selon Abbott, la doctrine de la chose jugée (préclusion découlant d’une question déjà tranchée) s’applique, puisque Pharmascience a soulevé la question de la validité du brevet 732 devant le juge Gibson dans Abbott Laboratories c. Canada (Ministre de la Santé), 2004 CF 1349, 36 C.P.R. (4th) 437 (Pharmascience I), et que l’ordonnance d’interdiction est devenue définitive après que la Cour d’appel fédérale eut confirmé la décision du juge Gibson d’accorder cette ordonnance d’interdiction. Selon Pharmascience, l’affaire Pharmascience I est différente de la présente espèce et la doctrine ne devrait donc pas s’appliquer.

 

[30]           Dans l’arrêt Toronto (Ville) c. S.C.F.P., section local 79, 2003 CSC 63, [2003] 3 R.C.S. 77, la juge Arbour a indiqué, au paragraphe 23, les conditions qui doivent être remplies pour qu’il y ait préclusion découlant d’une question déjà tranchée :

La préclusion découlant d’une question déjà tranchée est un volet du principe de l’autorité de la chose jugée (l’autre étant la préclusion fondée sur la cause d’action), qui interdit de soumettre à nouveau aux tribunaux des questions déjà tranchées dans une instance antérieure. Pour que le tribunal puisse accueillir la préclusion découlant d’une question déjà tranchée, trois conditions préalables doivent être réunies : (1) la question doit être la même que celle qui a été tranchée dans la décision antérieure; (2) la décision judiciaire antérieure doit avoir été une décision finale; (3) les parties dans les deux instances doivent être les mêmes ou leurs ayants droit (Danyluk c. Ainsworth Technologies Inc., [2001] 2 R.C.S. 460, 2001 CSC 44, par. 25 (le juge Binnie)). (…)

 

[31]           Par ailleurs, dans l’arrêt Danyluk c. Ainsworth Technologies Inc., 2001 CSC 44, [2001] 2 R.C.S. 460, le juge Binnie a dit au paragraphe 18 :

Le droit tend à juste titre à assurer le caractère définitif des instances. Pour favoriser la réalisation de cet objectif, le droit exige des parties qu’elles mettent tout en œuvre pour établir la véracité de leurs allégations dès la première occasion qui leur est donnée de le faire. Autrement dit, un plaideur n’a droit qu’à une seule tentative. L’appelante a décidé de se prévaloir du recours prévu par la LNE. Elle a perdu. Une fois tranché, un différend ne devrait généralement pas être soumis à nouveau aux tribunaux au bénéfice de la partie déboutée et au détriment de la partie qui a eu gain de cause. Une personne ne devrait être tracassée qu’une seule fois à l’égard d’une même cause d’action. Les instances faisant double emploi, les risques de résultats contradictoires, les frais excessifs et les procédures non décisives doivent être évités.

 

[32]           C’est en fonction de ces principes juridiques qu’il convient de déterminer en l’espèce s’il devrait y avoir préclusion découlant d’une question déjà tranchée.

 

[33]           La décision Pharmascience I concernait le brevet 732. Le juge Gibson y a dit ce qui suit au paragraphe 4 :

Sur la base de ce fondement factuel, Pharmascience explique, dans son avis d'allégation, que le procédé utilisé pour fabriquer la forme II de sa clarithromycine ne contrefait pas le brevet canadien n2261,732 et, à titre subsidiaire, que si sa clarithromycine est visée par les revendications 16 à 21 du brevet, les revendications en question ont une portée plus large que l'invention réalisée et divulguée et que le brevet est par conséquent invalide.

 

[34]           Dans l’avis d’allégation déposé par Pharmascience le 22 octobre 2003, qui est l’avis d’allégation dont il est question dans la présente demande, on peut lire ce qui suit :

[traduction]

Fondement juridique

 

À l’heure actuelle, Abbott a fait inscrire au registre sept brevets concernant la clarithromycine en comprimés de 250 mg et 500 mg. PMS a déjà déposé un avis d’allégation concernant le brevet canadien no 2,261,732 (brevet 732) en invoquant l’absence de contrefaçon ou, subsidiairement, l’invalidité en raison du fait que les revendications sont plus générales que l’invention s’il est jugé que le brevet couvre les produits de PMS.

 

Cet avis d’allégation renvoie à l’invalidité du brevet 732 (pour cause d’évidence et d’antériorité) et à celle des six nouveaux brevets qui ont été ajoutés […].

 

[35]           Dans une décision majoritaire, la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Procter & Gamble Pharmaceuticals Canada Inc. c. Canada (Ministre de la Santé), 2003 CAF 467, [2004] 2 R.C.F. 85, a dit au paragraphe 16 :

La préclusion

 

P&G soutient que la question de savoir si le brevet 376 est admissible à l'inscription au registre des brevets est en fait une chose jugée assujettie au principe de préclusion (issue estoppel). P&G expose que dans un litige antérieur entre les mêmes parties (Compagnie pharmaceutique Procter & Gamble Canada, Inc. c. Canada (Ministre de la Santé) (2001), 15 C.P.R. (4th) 496 (C.F. 1re inst.); conf. par [2003] 1 C.F. 402 (C.A.)), la question de l'admissibilité du brevet 376 à l'inscription au registre des brevets a été ou aurait pu être soulevée. Le litige antérieur touchait une utilisation projetée différente du produit de Genpharm. P&G affirme qu'il ne peut plus être question pour Genpharm de soulever cette question dans la présente instance.

 

La Cour a dit par ailleurs ce qui suit aux paragraphes 23 à 25 :

[23]         Ce n'est pas le cas en l'espèce. Genpharm était au courant de l'existence du brevet 376 et de la date de délivrance mentionnée. De même, le formulaire IV de la liste des brevets, formulaire sur lequel P&G a présenté le brevet 376 au ministre de la Santé pour inscription au registre des brevets, est un document public sur lequel figure la date à laquelle le brevet a été présenté. Ces faits suffisaient à Genpharm pour contester l'admissibilité du brevet 376 à l'inscription au registre des brevets.

 

[24]         La présente affaire porte sur le fait que Genpharm n'a pas soulevé une question lors d'un premier litige même si elle connaissait les faits nécessaires au moment pertinent. Je suis d'avis que lord Shaw a énoncé le droit applicable aux circonstances de l'espèce dans la décision Hoystead v. Commissioners of Taxation, [1926] A.C. 155 (P.C.), à la page 166 :

 

[traduction] Troisièmement, le même principe, à savoir celui qui empêche de faire juger à nouveau les droits des plaideurs, s'applique lorsqu'un point essentiel de la décision qui pouvait être nié par le défendeur ne l'a pas été et que ce point a été soulevé ou présumé par le demandeur. Dans ce cas aussi, le défendeur est lié par le jugement, même s'il se rend compte par la suite qu'il aurait pu se servir d'une dénégation et qu'il ne l'a pas fait. Le même principe qui empêche de faire juger à nouveau les droits des parties s'applique et il y a estoppel.

 

[25]         Troisièmement, Genpharm argue que le principe de préclusion peut seulement être utilisé par un défendeur ou un intimé afin d'empêcher la demande ou l'action d'un demandeur. Toujours selon l'appelante, ce principe ne peut être utilisé pour empêcher un défendeur ou un intimé de présenter une défense qu'il a omis de faire valoir lors d'un litige antérieur. Je ne suis pas de cet avis. Le principe de préclusion peut être invoqué par l'une ou l'autre des parties. Dans Fidelitas Shipping Co. Ltd. v. V/O Exportchleb, [1965] 2 All E.R. 4 (C.A.), à la page 9, lord Denning s'exprime ainsi:

 

[traduction] Mais dans le cadre d'un seul litige, il est possible de soulever plusieurs questions déterminantes du sort de toute la cause. Il convient alors d'appliquer la règle selon laquelle, d'ordinaire, les parties ne sont pas autorisées à débattre à nouveau une question litigieuse qu'elles ont déjà soulevée et débattue. Aucune d'entre elles ne peut soulever la même question litigieuse au cours de la même action ou d'une action subséquente, sauf en des circonstances spéciales [...] Et dans le cadre d'un seul litige, il peut exister plusieurs points sur lesquels l'une ou l'autre des parties peut s'appuyer pour prouver ses allégations et obtenir gain de cause. La règle veut alors que chaque partie doit faire preuve de diligence pour invoquer tous les points susceptibles de la favoriser. Si une partie, soit par négligence, inadvertance ou même accident, omet de soulever un point particulier (qui lui aurait permis, ou peut-être permis d'obtenir gain de cause), elle peut se voir refuser l'occasion de soulever à nouveau ce point-là, du moins dans la même action et dans toute action subséquente portant sur le même litige.

 

L'énoncé de lord Denning a reçu l'approbation non seulement du juge Ritchie, lequel écrivait au nom de la majorité de la Cour suprême dans l'arrêt Grandview (ville de) c. Doering, [1976] 2 R.C.S. 621, à la page 637, mais aussi de la Cour dans l'arrêt Merck & Co. c. Apotex Inc. (1999), 5 C.P.R. (4th) 363 (C.A.F.), au paragraphe 13 et de la Section de 1re instance (comme on l'appelait alors) dans les décisions Apotex Inc. c. Canada (Procureur général), [1997] 1 C.F. 518, à la page 542 et Richter Gedeon Vegyészeti Gyar RT c. Apotex Inc. (2002), 23 C.P.R. (4th) 478 (C.F. 1re inst.), au paragraphe 21. P&G peut donc plaider que Genpharm ne peut soutenir que le brevet 376 n'était pas admissible à l'inscription au registre des brevets.

 

 

[36]           La jurisprudence indique qu’une partie doit faire preuve de diligence raisonnable pour soumettre au tribunal de première instance tous les éléments qui ont trait à la question en litige. En l’espèce, la question en litige est l’invalidité du brevet 732.

 

[37]           La question à trancher en l’espèce est‑elle identique à celle qui l’a été dans la décision Pharmascience I?

            Il ressort de l’examen de la décision Pharmascience I que l’avis d’allégation déposé par Pharmascience indiquait que les revendications étaient plus générales que l’invention et que, par conséquent, le brevet 732 était invalide. Dans cette décision, le juge Gibson a statué que le brevet n’était pas invalide. Il a dit ce qui suit aux paragraphes 122 et 123 :

[122]       Vu ce qui précède, je suis convaincu qu'une interprétation de la divulgation du brevet 732 qui serait assez large pour englober le procédé que le fournisseur de Pharmascience utilise ou se propose d'utiliser est tout à fait acceptable et que les revendications du brevet ne déborde pas de ce fait le cadre de l'exposé de l'invention ou des revendications sur lesquelles il repose. Autrement dit, je suis convaincu, d'après la preuve soumise à la Cour, que Pharmascience ne s'est pas acquittée du fardeau de preuve qui lui incombait de démontrer le bien-fondé de l'allégation d'invalidité des revendications 16 à 21 du brevet 732 pour cause de portée excessive.

 

CONCLUSION

 

[123] En résumé, je conclus que les demanderesses se sont acquittées du fardeau qui leur incombait de démontrer que l'avis d'allégation de Pharmascience ne satisfait pas aux exigences du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité) et qu'en conséquence, l'avis d'allégation ne suffit pas pour permettre à Pharmascience d'obtenir gain de cause dans la présente demande. Je conclus également que les demanderesses se sont déchargées du fardeau qui leur incombait de démontrer que les allégations de Pharmascience suivant lesquelles ses comprimés de 250 mg et de 500 mg de clarithromycine qu'elle a demandé l'autorisation de commercialiser au Canada dans une présentation abrégée de drogue nouvelle se traduirait, si cette autorisation était accordée, par une contrefaçon du brevet 732, auquel cas, le brevet ne serait pas invalide en raison de la portée excessive des revendications 16 à 21 du brevet. En d'autres termes, et plus simplement, les demanderesses obtiennent gain de cause sur tous les aspects de la présente demande. La Cour prononcera donc une ordonnance interdisant au défendeur, le ministre de la Santé, de délivrer à Pharmascience un avis de conformité pour ses comprimés de 250 mg et de 500 mg de clarithromycine jusqu'à l'expiration du brevet canadien n2261732.

 

 

[38]           En l’espèce, l’avis d’allégation de Pharmascience se rapporte à l’invalidité du brevet 732 et à celle de six brevets récemment ajoutés. Je suis convaincu, en ce qui concerne le brevet 732, que la question en litige est identique à celle qui a été tranchée dans la décision Pharmascience I.

 

[39]           La décision antérieure rendue dans Pharmascience I était‑elle définitive?

            La décision du juge Gibson a été confirmée par la Cour d’appel fédérale. En conséquence, cette décision antérieure était définitive.

 

[40]           Les parties aux deux instances étaient‑elles les mêmes?

            L’examen de l’intitulé des deux demandes confirme que les parties en présence étaient les mêmes.

 

[41]           Je suis d’avis que le principe de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée (qui est l’un des volets du principe de la chose jugée) s’applique en l’espèce et que, par conséquent, on ne peut pas contester de nouveau la validité du brevet 732. Tous les éléments qui auraient dû être invoqués pour contester la validité du brevet 732 auraient dû l’être lorsque cette question a été débattue devant le juge Gibson.

 

[42]           Pharmascience a fait valoir qu’Abbott n’avait pas soulevé la question de la chose jugée dans son avis de demande. Je souligne toutefois qu’Abbott a soulevé cette question dans son mémoire des faits et du droit et que Pharmascience y a répondu dans le sien. Par ailleurs, les deux parties ont débattu de cette question devant moi. Cela suffit pour permettre que cette question soit soulevée.

 

[43]           La défenderesse a soutenu que, même si le principe de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée s’applique, je devrais exercer mon pouvoir discrétionnaire et entendre la demande. Je ne suis pas d’accord avec cette prétention. Il n’y a pas suffisamment d’éléments justifiant que j’exerce mon pouvoir discrétionnaire pour entendre l’affaire.

 

[44]           Selon Abbott, si le principe de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée s’applique, il y a lieu de rendre une ordonnance d’interdiction, ce qui met fin à l’affaire. Je conviens qu’une ordonnance d’interdiction doit être rendue et être applicable jusqu’à l’expiration du brevet 732.

 

Conclusion

 

[45]           Étant donné que j’ai conclu que la doctrine de la chose jugée (préclusion découlant d’une question déjà tranchée) s’applique à l’allégation relative au brevet 732 et vu l’ordonnance d’interdiction rendue relativement à ce brevet par le juge Gibson dans la décision Pharmascience I, je rendrai, conformément au paragraphe 6(2) du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité), une ordonnance interdisant au ministre de la Santé de délivrer à la défenderesse, Pharmascience Inc., des avis de conformité pour la clarithromycine en comprimés de 250 mg ou 500 mg avant l’expiration du brevet 732.

 

[46]           Abbott a droit aux dépens de la demande.


ORDONNANCE

 

[47]           LA COUR ORDONNE :

            1.         Il est interdit au ministre de la Santé, conformément au paragraphe 6(2) du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité), de délivrer à la défenderesse, Pharmascience Inc., des avis de conformité pour la clarithromycine en comprimés de 250 mg et 500 mg avant l’expiration des lettres patentes canadiennes no 2,261,732.

            2.         Abbott a droit aux dépens de la demande.

 

 

« John A. O’Keefe »

                                                                                                                        Juge

 

Traduction certifiée conforme

Suzanne Bolduc, LL.B.

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                        T‑2295‑03

 

INTITULÉ :                                       ABBOTT LABORATORIES et

                                                            ABBOTT LABORATORIES LIMITED

                                                            - et -

                                                            LE MINISTRE DE LA SANTÉ et

                                                            PHARMASCIENCE INC.

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               LES 19, 20, 21 et 22 SEPTEMBRE 2005

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE :  LE JUGE O’KEEFE

 

DATE DES MOTIFS :                      LE 16 MARS 2006

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Andrew Reddon

Steve Mason

Marcus Klee

 

POUR LES DEMANDERESSES

Carol Hitchman

Paula Bremner

 

POUR LA DÉFENDERESSE,

PHARMASCIENCE INC.

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

McCarthy Tétrault LLP

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDERESSES

Hitchman et Sprigings

Toronto (Ontario)

 

John H. Sims, c.r.

Sous‑procureur général du Canada

POUR LA DÉFENDERESSE,

PHARMASCIENCE INC.

 

POUR LE DÉFENDEUR,

LE MINISTRE DE LA SANTÉ

 

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