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Date : 20060628

Dossier : T‑1847‑03

Référence : 2006 CF 823

Ottawa (Ontario), le 28 juin 2006

EN PRÉSENCE DE MADAME LA JUGE MACTAVISH

 

ENTRE :

ABBOTT LABORATORIES et

LABORATOIRES ABBOTT LIMITÉE

demanderesses

et

 

LE MINISTRE DE LA SANTÉ et APOTEX INC.

défendeurs

 

MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

 

[1]               Il s'agit d'un appel de la décision par laquelle un protonotaire a refusé d'autoriser Apotex Inc. à déposer un affidavit en remplacement d'un autre radié par une ordonnance du juge O'Keefe.

 

[2]               À l'audience du présent appel, j'ai accepté de reporter ma décision afin de donner aux parties la possibilité de régler la question à l'amiable. Ayant maintenant été avisée de l'impossibilité des parties de parvenir à une transaction, je conclus, pour les motifs dont l'exposé suit, que le protonotaire n'a pas commis d'erreur en refusant à Apotex l'autorisation de déposer un affidavit de remplacement. En conséquence, l'appel sera rejeté.

 

Le contexte

[3]               Abbott Laboratories et Laboratoires Abbott Limitée (ci‑après désignées collectivement « Abbott ») ont intenté, sous le régime du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité), une procédure en interdiction contre Apotex relativement à la clarithromycine, une drogue antibiotique. Abbott a par la suite déposé devant le juge O'Keefe une requête en ordonnance de récusation de M. Jack Dunitz comme témoin d'Apotex et de radiation de son affidavit du dossier. Abbott fondait cette requête sur le fait que ses avocats avaient auparavant consulté M. Dunitz sur la présente affaire.

 

[4]               La question du conflit d'intérêts potentiel de M. Dunitz s'est posée pour la première fois en avril 2005, peu après qu'Apotex eut signifié l'affidavit de ce spécialiste à Abbott. Le règlement à l'amiable de cette question s'étant révélé impossible, Abbott a introduit sa requête en récusation devant le juge O'Keefe.

 

[5]               Par décision en date du 15 mars 2006, le juge O'Keefe a conclu que M. Dunitz avait sciemment reçu des avocats d'Abbott des renseignements confidentiels sur la stratégie de cette dernière dans la présente affaire et qu'on lui avait communiqué ces renseignements sous le sceau de la confidentialité. Le juge O'Keefe a aussi conclu que le fait d'autoriser M. Dunitz à témoigner comme expert pour Apotex dans cette affaire entraînerait un risque de divulgation de ces renseignements confidentiels et un risque de préjudice pour Abbott.

 

[6]               Le juge O'Keefe a également constaté que M. Dunitz avait prévenu Apotex, avant qu'elle ne retînt ses services, de la possibilité qu'un problème se posât du fait de sa communication antérieure avec Abbott, et que cette dernière n'avait pas essayé d'engager des experts dans le but de les empêcher de témoigner pour Apotex.

 

[7]               Par conséquent, le juge O'Keefe a récusé M. Dunitz comme témoin dans la présente affaire et a radié son affidavit du dossier. 

 

[8]               Les parties s'accordent sur le fait qu'Apotex n'a pas explicitement demandé au juge O'Keefe l'autorisation de déposer un affidavit de remplacement, encore que l'affidavit produit en réponse à la requête d'Abbott fît évidemment état du fait qu'Apotex aurait besoin de déposer un nouvel affidavit dans le cas où M. Dunitz serait récusé.

 

[9]               Apotex n'a pas formé devant le juge O'Keefe de requête en réexamen tendant à faire reconnaître son droit de déposer un affidavit signé par un expert différent. Apotex a plutôt décidé d'interjeter appel de la décision du juge O'Keefe.

 

L'appel de la décision du juge O'Keefe

[10]           Parmi ses moyens d'appel, Apotex soutient que le juge O'Keefe a commis une erreur de droit en ce que, ayant radié la preuve de M. Dunitz, il n'a pas rendu d'ordonnance autorisant Apotex à déposer un affidavit d'expert complémentaire pour remplacer celui de ce spécialiste.

 

[11]           Pour le cas où la Cour d'appel fédérale confirmerait, intégralement ou en partie, la décision de récusation de M. Dunitz prononcée par le juge O'Keefe, Apotex demande explicitement à ladite Cour dans son avis d'appel, comme mesure de réparation subsidiaire, l'autorisation de déposer un affidavit d'expert en remplacement de celui de M. Dunitz.

 

[12]           Bien que l'audience de la demande en interdiction d'Abbott soit prévue pour septembre, Apotex n'a manifestement pas essayé d'activer son appel de la décision du juge O'Keefe, et il n'a pas été fixé de date pour l'audience de cet appel.

[12]

La requête présentée devant le protonotaire

[13]           Par requête en date du 28 avril 2006, Apotex a demandé à notre Cour, en vertu de l'article 312 des Règles des Cours fédérales, l'autorisation de déposer un affidavit d'un autre expert pour remplacer celui de M. Dunitz. Apotex avait joint à son dossier de requête l'engagement de se désister de l'appel de l'ordonnance prononcée par le juge O'Keefe dans le cas où elle obtiendrait l'autorisation de déposer un affidavit de remplacement.

 

[14]           La requête d'Apotex a été entendue par un protonotaire le 10 mai, et celui‑ci a rendu le même jour une ordonnance la rejetant. 

 

[15]           Selon le protonotaire, il ne convenait pas que notre Cour examinât la requête d'Apotex, étant donné l'appel en instance de la décision du juge O'Keefe. Le protonotaire a fait observer que l'affaire ne relevait pas à strictement parler de la chose jugée, puisqu'il ne semblait pas que le juge O'Keefe eût refusé à Apotex l'autorisation de déposer un affidavit de remplacement, vraisemblablement parce que cette dernière n'avait pas demandé cette mesure de réparation à l'audience de la requête. Le protonotaire était néanmoins d'avis qu'Apotex avait explicitement soulevé la question de la réparation subsidiaire dans son appel et qu'elle demandait exactement la même réparation à notre Cour dans le cadre de sa requête.

 

[16]           Le protonotaire estimait que, comme Apotex avait décidé de suivre cette voie, il convenait de lui interdire de [TRADUCTION] « contourner » la procédure d'appel et qu'elle devrait plutôt prendre des mesures pour activer celle‑ci.

 

[17]           Le protonotaire a aussi conclu qu'Apotex n'avait pas fourni une explication satisfaisante du caractère tardif de sa requête. Enfin, il s'est déclaré incapable de décider, sur le fondement du dossier dont il disposait, le point de savoir s'il était dans l'intérêt de la justice d'autoriser le dépôt d'un affidavit de remplacement. En conséquence, il a rejeté la requête d'Apotex et l'a condamnée aux dépens sans égard pour l'issue de la cause.

 

La norme de contrôle

[18]           Lorsque l'ordonnance rendue par un protonotaire dans l'exercice de son pouvoir discrétionnaire porte sur des questions ayant une influence déterminante sur l'issue du principal, le juge saisi de l'appel doit contrôler sa décision en reprenant l'affaire depuis le début : Merck & Co. Inc. c. Apotex, [2003] A.C.F. no 1925, 2003 CAF 488, aux paragraphes 18 et 19. Cependant, lorsque la décision contrôlée ne porte pas sur des questions ayant une influence déterminante sur l'issue du principal, le juge ne doit pas intervenir à moins que l'ordonnance en question ne soit entachée d'erreur flagrante, en ce sens que le protonotaire aurait exercé son pouvoir discrétionnaire en vertu d'un mauvais principe ou d'une mauvaise appréciation des faits : Merck, au paragraphe 19.

 

[19]           Apotex soutient que la question dont le protonotaire était saisi avait manifestement une influence déterminante sur l'issue du principal, puisque sa décision influe de manière fondamentale sur la capacité d'Apotex à faire valoir ses moyens dans la présente instance. Par conséquent, affirme Apotex, je devrais contrôler cette décision en reprenant la question depuis le début. Apotex ajoute que, au surplus, si l'on applique le critère de contrôle plus exigeant, il apparaît que la décision du protonotaire était fondée sur de mauvais principes et une mauvaise appréciation des faits.

[20]           La première question à se poser est donc celle de savoir si la décision du protonotaire porte sur des questions ayant une influence déterminante sur l'issue du principal. À ce propos, la décision Merck établit clairement que l'emploi des termes « porte sur des questions ayant une influence déterminante sur l'issue du principal » signifie qu'il faut s'interroger sur le sujet de l'ordonnance de protonotaire en cause et non sur son effet. 

 

[21]           Quant à la nature des questions qui seront considérées comme ayant une influence déterminante sur l'issue du principal, Merck enseigne que le critère applicable est rigoureux. Madame la juge Reed a cité quelques exemples de telles questions à la page160 de James River Corp. of Virginia c. Hallmark Cards, Inc., (1997), 72 C.P.R. (3d) 157 (C.F. 1re inst.) :

À titre d'exemples, constituent des questions ayant une influence déterminante sur l'issue du principal l'enregistrement d'un jugement par défaut, la décision refusant la modification d'un acte de procédure; celle permettant l'ajout de défendeurs additionnels, donnant ainsi ouverture à la réduction de la responsabilité du défendeur existant, la décision sur une requête en rejet d'action pour défaut de poursuivre [renvois omis].

 

 

[22]           Compte tenu de ce qui précède, je constate que la question dont le protonotaire était saisi dans la présente espèce n'était pas une question ayant une influence déterminante sur l'issue du principal et que, par conséquent, sa décision devrait être contrôlée suivant le critère qui comporte le degré le plus élevé de retenue. Cela dit, je suis d'avis que la décision du protonotaire était correcte, de sorte que mon choix du critère de contrôle est sans effet pratique.

 

Analyse

[23]           Je suis d'accord avec le protonotaire pour dire que, étant admis que le juge O'Keefe était saisi de la question du droit d'Apotex à déposer un affidavit de remplacement et qu'il appartenait à ce juge de la trancher, Apotex n'était pas fondée à se présenter devant notre Cour dans le but d'obtenir la réparation qu'elle demandait déjà devant la Cour d'appel fédérale.

 

[24]           L'avocat d'Apotex a reconnu en toute franchise que la Cour d'appel fédérale était actuellement saisie de la question du droit d'Apotex à déposer un affidavit de remplacement. Comme le protonotaire, j'en conclus que le comportement d'Apotex peut se définir comme une tentative de [TRADUCTION] « contourner » la procédure d'appel. Cela étant, le protonotaire a eu raison de rejeter la requête d'Apotex.

 

[25]           En outre, dans le cadre d'une requête en autorisation de déposer des affidavits complémentaires formée sous le régime de l'article 312 des Règles, la Cour est appelée à se demander si l'autorisation du dépôt de la nouvelle preuve serait dans l'intérêt de la justice et ne causerait pas de préjudice grave à la partie adverse ou ne retarderait pas indûment la procédure : Mazhero c. Conseil canadien des relations industrielles [2002] A.C.F. no 1112, 2002 CAF 295. 

 

[26]           Parmi les autres facteurs pertinents à prendre en considération, on compte les questions de savoir si la preuve complémentaire était accessible à une date antérieure, si elle aidera la Cour dans sa tâche et si les faits qu'elle tend à établir sont pertinents en l'espèce : Atlantic Engraving Ltd. c. Lapointe Rosenstein (2002), 23 C.P.R. (4th) 5, aux pages 8 et 9, 2002 CAF 503; et Robert Mondavi Winery c. Spagnol’s Wine and Beer Making Supplies Ltd., (2001), 14 C.P.R. (4th) 269, 2001 CFPI 1005, aux pages 272 et 273.

 

[27]           Le préjudice que subirait Apotex dans le cas où lui serait refusée l'autorisation de déposer un affidavit de remplacement est aussi un facteur pertinent; or je constate que la preuve qu'Apotex demande l'autorisation de produire par le moyen de son affidavit de remplacement est importante pour sa cause.

 

[28]           Cela dit, je souscris aussi à l'opinion du protonotaire qu'il ne disposait pas dans la présente affaire de renseignements suffisants pour lui permettre d'effectuer un examen comparatif des facteurs pertinents, y compris le préjudice pour Apotex, et pour établir s'il eût été dans l'intérêt de la justice d'autoriser cette dernière à déposer un affidavit de remplacement. À ce propos, il est à noter qu'Apotex n'a pas joint de rédaction provisoire du nouvel affidavit en question à son dossier de requête, pas plus qu'elle n'a révélé l'identité du nouvel expert qu'elle prévoyait de citer et n'a fourni de renseignements sur ses titres de compétence ou les moments où il serait libre pour le contre‑interrogatoire.

 

[29]           Apotex s'est plutôt contentée d'affirmer que le nouvel affidavit s'inscrirait dans le même cadre que celui de M. Dunitz et qu'il y serait exprimé des opinions allant dans le même sens. 

 

[30]           Par conséquent, le protonotaire n'avait aucun moyen d'établir l'identité de l'expert, le moment où l'affidavit serait achevé ou le contenu précis de celui‑ci. 

 

[31]           Qui plus est, on ne voit pas du tout comment il serait possible d'éviter que la présente procédure soit sensiblement retardée, étant donné non seulement le fait qu'Apotex n'a donné aucune indication du moment où le nouvel affidavit serait prêt à être déposé, mais aussi le temps dont Abbott aurait raisonnablement besoin pour bien se préparer au contre-interrogatoire du souscripteur de cet affidavit et la possibilité qu'une contre-preuve doive être produite. Le risque de retard est particulièrement préoccupant dans une demande telle que la présente, qui est en principe de nature sommaire. À ce propos, il est à noter que le délai des contre-interrogatoires a expiré le 31 mai, qu'Abbott est tenue de déposer son dossier de demande le 6 juillet et que le commencement de l'audience de la demande a été fixé au 11 septembre 2006. En outre, le sursis d'origine législative doit expirer en décembre de l'année courante, et il n'y a pas eu consentement à sa prorogation.

 

[32]           Enfin, aucun élément ne tend à établir que la preuve qu'Apotex essaie d'obtenir l'autorisation de produire n'était pas auparavant accessible. Notons dans ce contexte que, bien que le juge O'Keefe n'ait rendu sa décision qu'en mars de l'année courante, Abbott avait pour la première fois porté à l'attention d'Apotex ses préoccupations touchant la régularité de la participation de M. Dunitz à la présente affaire comme expert d'Apotex dès avril 2005. Apotex a donc eu plus de temps qu'il ne lui en fallait pour trouver un autre témoin expert en remplacement de M. Dunitz.

 

[33]           Pour ces motifs, l'appel est rejeté, et les dépens, taxés à 4 000 dollars, sont mis à la charge d'Apotex sans égard pour l'issue de la cause.


 

ORDONNANCE

 

            LA COUR ORDONNE que l'appel soit rejeté et que les dépens, taxés à 4 000 dollars, soient mis à la charge d'Apotex sans égard pour l'issue de la cause.

 

 

« Anne Mactavish »

Juge

 

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Christiane Bélanger, LL.L.


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        T‑1847‑03

 

 

INTITULÉ :                                       ABBOTT LABORATORIES et

                                                            LABORATOIRES ABBOTT LIMITÉE

                                                            c.

                                                            LE MINISTRE DE LA SANTÉ et

                                                            APOTEX INC.

 

 

LIEU DE L'AUDIENCE :                 TORONTO (ONTARIO)

 

 

DATE DE L'AUDIENCE :               LE 12 JUIN 2006

 

 

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                       LA JUGE MACTAVISH

 

 

DATE DES MOTIFS :                      LE 28 JUIN 2006

 

 

COMPARUTIONS :

 

 

Steven G. Mason

 

POUR LES DEMANDERESSES

 

Ed Babin

   

POUR LES DÉFENDEURS

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

McCarthy Tétrault LLP

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDERESSES

Davies Ward Phillips & Vineberg LLP

Toronto (Ontario)

POUR LES DÉFENDEURS

 

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