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Date : 20060303

Dossier : T-1697-01

Référence : 2006 CF 282

ENTRE :

ELI LILLY AND COMPANY et

ELI LILLY CANADA INC.

demanderesses

et

APOTEX INC. et

NOVOPHARM LIMITED

défenderesses

ET ENTRE :

APOTEX INC.

demanderesse reconventionnelle

et

ELI LILLY AND COMPANY et

ELI LILLY CANADA INC.

défenderesses reconventionnelles

ET ENTRE :

APOTEX INC.

demanderesse (mise en cause)

et

NOVOPHARM LIMITED

défenderesse (mise en cause)

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

LA PROTONOTAIRE ARONOVITCH

[1]                Il s'agit de décider si les carnets de laboratoire et documents connexes des inventeurs nommés dans les deux brevets en cause dans la présente action doivent être divulgués. Plus particulièrement, Apotex Inc. (Apotex), soutenue par Novopharm Limited (Novopharm), demande à la Cour d'ordonner la production des documents, désignés collectivement comme les carnets de laboratoire de MM. Marconi et Moder, cédants et inventeurs nommés des brevets canadiens 1,217,486 (le brevet 486) et 2,029,055 (le brevet 055) respectivement. Les carnets sont en la possession des demanderesses. Les défenderesses sollicitent leur production pour faciliter l'interrogatoire préalable des inventeurs en application du paragraphe 237(4) des Règles des Cours fédérales (les Règles)[1].

[2]                Dans l'action en contrefaçon de brevet qui a donné lieu à cette demande, les demanderesses, Eli Lilly and Company et Eli Lilly Canada Inc. (Lilly), prétendent qu'Apotex et Novopharm ont contrevenu aux brevets de Lilly en fabriquant et en vendant de la nizatidine. Apotex et Novopharm ont produit une défense dans laquelle elles nient avoir enfreint les brevets et une demande reconventionnelle contre Lilly selon laquelle tant le brevet 486 que le brevet 055 sont invalides pour différents motifs, parmi lesquels le caractère évident, la portée excessive et l'inutilité.

[3]                Le paragraphe 237(4) des Règles accorde de plein droit la possibilité de soumettre le cédant à un interrogatoire préalable lorsque le cessionnaire, en l'espèce Lilly, est partie à l'action.

237(4) Where an assignee is a party to an action, the assignor may also be examined for discovery.

237(4) Lorsqu'un cessionnaire est partie à l'action, le cédant peut également être soumis à un interrogatoire préalable.

Avant l'interrogatoire préalable des inventeurs, l'avocat d'Apotex a demandé que des copies des documents relatifs au travail des inventeurs sur ces brevets soient déposées à l'avance.

[4]                Par lettre en date du 25 février 2005, l'avocat de Lilly a répondu qu'il travaillait à repérer les documents pertinents et qu'une fois cette étape terminée, il transmettrait copie des documents pertinents à Apotex.

[5]                Dans une lettre ultérieure, Lilly a fait savoir qu'elle ne produirait pas les carnets de laboratoire parce qu'ils ne présentaient de pertinence à l'égard d'aucune des questions soulevées dans les actes de procédure. Elle n'a accepté de produire que certaines pages non précisées des carnets de laboratoire, à la condition que puissent être identifiés, dans les actes de procédure, les paragraphes précis auxquels se rapportaient les pages des carnets.

[6]                Apotex et Novopharm font valoir qu'elles seront incapables de procéder à un interrogatoire préalable convenable des inventeurs si les carnets ne sont pas déposés à l'avance. Procéder à un examen préalable des inventeurs sans avoir pu auparavant lire les carnets, affirment-elles, équivaudrait à une perte de temps et de ressources.

[7]                Apotex soutient essentiellement que le droit inconditionnel d'interroger au préalable le cédant/inventeur conformément au paragraphe 237(4) des Règles comprend celui d'obtenir la production des carnets de laboratoire des inventeurs.

[8]                L'objectif de cette disposition, selon Apotex, est de permettre aux parties d'obtenir des renseignements relatifs au travail des inventeurs, de façon à comprendre « ce que les inventeurs ont fait, la façon dont ils l'ont fait et le moment où ils l'ont fait au cours de la réalisation de leur invention » (Faulding (Canada) Inc. c. Pharmacia S.p.A., [1999] A.C.F. no 448 au paragraphe 3), (Faulding). Comme le travail des inventeurs est décrit en détail dans ces carnets, explique Apotex, ceux-ci sont beaucoup plus fiables que la seule mémoire des inventeurs. En conséquence, la divulgation des carnets répond aux fins visées par le paragraphe 237(4). S'il en était autrement, poursuit Apotex, la capacité d'interroger les inventeurs serait compromise à un point tel que l'interrogatoire préalable perdrait sa raison d'être.

[9]                À titre subsidiaire, Apotex plaide que les carnets des inventeurs devraient être produits aux fins de l'interrogatoire préalable de ces derniers parce qu'ils se rapportent directement aux motifs d'invalidité soulevés dans les actes de procédure. Ils présentent une pertinence particulière au regard des questions de portée excessive, d'inutilité ou caractère inopérant et de prédiction valable.

[10]            Novopharm souscrit aux arguments de fait et de droit exposés par Apotex et ajoute que les documents des inventeurs se rapportent directement à la question de la revendication de l'invention que soulève Novopharm, à savoir que M. Moder n'a pas véritablement inventé le brevet 055. Plus particulièrement, les carnets de laboratoire révéleraient si la contribution de M. Moder a été suffisamment importante pour lui permettre de revendiquer l'invention ou s'il a simplement posé le postulat du problème ou procédé à des contrôles et vérifications techniques.

[11]            En réponse à l'argument d'Apotex fondé sur le paragraphe 237(4) des Règles, Lilly prétend que la règle ne donne pas la possibilité d'étendre la portée de l'interrogatoire au-delà de ce que permettent les actes de procédure. La règle donne certes la possibilité de procéder à l'interrogatoire préalable des inventeurs, mais cet interrogatoire n'a pas l'objectif que lui prête Apotex. La jurisprudence indique que l'objectif du paragraphe 237(4) comporte deux volets : il vise d'abord à permettre à la partie qui interroge de recueillir des renseignements d'ordre général et d'éventuelles pistes d'enquête quant aux circonstances de l'invention; il permet aussi à la partie qui procède à l'interrogatoire d'obtenir une transcription qui pourrait servir à attaquer la crédibilité de l'inventeur s'il était assigné comme témoin à l'instruction.

[12]            Lilly soutient aussi que les demandes reconventionnelles d'Apotex et Novopharm ne soulèvent aucune question à l'égard desquelles les carnets présentent une pertinence. Elle fait remarquer en premier lieu qu'Apotex n'a pas évoqué la question de la prédiction valable dans les actes de procédure. Elle ajoute que chacun des motifs d'invalidité invoqués doit être apprécié en fonction d'un critère objectif. En conséquence, la connaissance subjective des inventeurs, que révèlent les carnets, est sans pertinence. De l'avis de Lilly, les tentatives des défenderesses pour obtenir les carnets de laboratoire ne sont rien plus qu'une recherche à l'aveuglette inappropriée.

Analyse

[13]            Il a été décidé que le terme « cédant » , dans une action en matière de brevet, désigne un inventeur[2]. Dans l'arrêt Richter, précité, le juge Isaac a expliqué comme suit l'objet du paragraphe 456(5) des Règles, la disposition applicable à cette époque, identique en tous points au paragraphe 237(4) actuel des Règles :

À sa lecture même, ce paragraphe confère à la partie à une action qui a un intérêt opposé à celui d'un cessionnaire qui est également partie à l'action le droit d'interroger le cédant. Ce droit peut être exercé à la discrétion de la partie qui a un intérêt opposé à celui du cessionnaire. À mon avis, ce paragraphe suppose que le cédant témoignera au sujet de faits se rapportant aux questions en litige. Il a été jugé que l'ancien paragraphe 465(5), qui accordait un droit semblable, visait à permettre à la partie effectuant l'interrogatoire d'obtenir des faits en vue de la préparation d'une preuve complète et d'obtenir du cédant des déclarations qui pourraient être utilisées pour attaquer sa crédibilité en cours de contre-interrogatoire, si le cédant était assigné comme témoin au procès[3]. (Non souligné dans l'original.)

[14]            Dans la décision Faulding, précitée, le juge Hugessen a souligné la nature particulière de l'interrogatoire préalable du cédant, au paragraphe 4 :

Les parties s'entendent pour dire qu'actuellement, selon la loi, l'interrogatoire préalable effectué sous le régime de la clause 237(4) des Règles est d'une nature différente de celle de l'interrogatoire préalable ordinaire d'une partie. Plus particulièrement, il est reconnu que l'interrogatoire préalable d'un cédant ou d'un inventeur ne peut être utilisé à l'instruction sans l'autorisation de la Cour.

[15]            La raison pour laquelle on ne peut référer sans autorisation à la déposition de l'inventeur est que le cédant n'est pas partie à l'action. L'article 288 des Règles, tout comme son prédécesseur, le paragraphe 494(9), permet à une partie d'invoquer et de présenter en preuve à l'instruction tout extrait des dépositions recueillies à l'interrogatoire préalable d'une partie adverse ou d'une personne interrogée pour le compte de celle-ci. Or, le cédant/inventeur n'est ni l'une ni l'autre, ce qui explique que la partie qui souhaite s'appuyer sur l'interrogatoire préalable de l'inventeur à l'instruction doive d'abord obtenir l'autorisation de la Cour[4].

[16]            Le fait que la déposition de l'inventeur ne peut être utilisée à l'instruction sans autorisation ne saurait être invoqué pour restreindre la portée de l'interrogatoire préalable de l'inventeur. Ainsi que l'a observé le juge Ryan dans l'arrêt Sternson Ltd. c. CC Chemicals Ltd., [1982] 1 C.F. 350 au paragraphe 18 (C.A.F.) :

Il semble également que l'interrogatoire de M. Rehmar pourrait être utile à l'appelante. La déposition ne pourrait peut-être pas être lue à l'audience mais elle pourrait être utilisée pour préparer la cause de l'appelante, ce qui est un des buts de l'interrogatoire préalable.

[17]            Cela dit, je conviens avec Lilly qu'aucun principe ne permet d'ordonner, aux fins de l'interrogatoire préalable des inventeurs, la production de documents qui sont par ailleurs sans pertinence à l'égard des questions soulevées dans les actes de procédure. En d'autres termes, on ne peut pas forcer la production des carnets de laboratoire en se fondant uniquement sur le droit d'interroger au préalable le cédant; il faut pouvoir établir la pertinence qu'ils présentent à l'égard d'au moins un des moyens soulevés par le défendeur.

[18]            Comme il s'agit d'un interrogatoire « préalable » du cédant ou inventeur, le critère applicable est la pertinence; or la pertinence, dans le cadre d'une poursuite particulière, est fonction des questions soulevées dans les actes de procédure.

[19]            La notion de pertinence pour les fins de l'interrogatoire préalable est plus vaste qu'elle ne l'est dans le cadre de l'instruction. Le juge Hugessen expose ce principe dans la décision Faulding, précitée, dans laquelle il a refusé de radier les réponses données lors d'un interrogatoire préalable, réponses qui, de l'avis du défendeur, n'avaient aucune pertinence au regard de points soulevés en l'instance. Le juge Hugessen écrit au paragraphe 3 :

Je souhaite préciser dès le début que, même s'il est possible qu'elles aient été d'une pertinence douteuse à la lumière des actes de procédure, et je ne tire aucune conclusion à cet égard, les questions posées et les réponses données ne sont pas manifestement sans pertinence. En d'autres termes, les questions portent toutes sur ce que les inventeurs ont fait, la façon dont ils l'ont fait et le moment où ils l'ont fait au cours de la réalisation de leur invention. Il ne s'agit pas de questions totalement dépourvues de lien avec les points soulevés par l'affaire. (Non souligné dans l'original.)

[20]            Au stade de l'interrogatoire préalable, il suffit qu'une question « puisse » être pertinente ou sembler présenter une pertinence. Autrement dit, il est suffisant que la question ne soit pas manifestement dénuée de pertinence. C'est le juge siégeant à l'instruction qui décidera en dernier ressort de ce qui est pertinent ou admissible dans le cadre du procès.

[21]            Pour l'interrogatoire préalable, le dépôt de documents s'effectue au moyen de l'affidavit de documents. De plus, la détermination des documents que les parties ont droit de consulter est une question de droit; cette question ne relève pas de l'exercice d'un pouvoir discrétionnaire[5].

[22]            Dans la préparation d'un affidavit de documents, il incombe à chaque partie, en l'espèce Lilly et Apotex, d'inclure dans l'affidavit la liste des documents qui présentent une pertinence générale, c'est-à-dire ceux « dont on peut raisonnablement supposer qu'il[s] contien[nen]t des renseignements qui peuvent permettre directement ou indirectement » à une partie de faire valoir ses propres arguments ou de réfuter ceux de son adversaire ou « qui sont susceptibles de le lancer dans une enquête qui pourra produire l'un ou l'autre de ces effets » [6]. Il n'est pas nécessaire qu'un document soit admissible à l'instruction pour être pertinent et susceptible de devoir être produit aux fins de l'interrogatoire préalable.

[23]            Puisque les règles générales relatives à l'interrogatoire préalable s'appliquent aux inventeurs, MM. Moder et Marzoni auraient la responsabilité, en plus de répondre aux questions touchant les points soulevés dans les actes de procédure, de se renseigner à l'avance au sujet de toute question en litige dans l'action ou la demande et d'apporter à l'interrogatoire préalable tout document pertinent en leur possession mentionné dans l'avis de convocation[7].

[24]            En l'espèce, il n'est pas contesté que les carnets de laboratoire sont en possession de Lilly. Par conséquent, la question n'est pas de savoir si Lilly est tenue de les déposer à l'avance pour faciliter l'interrogatoire des inventeurs, mais bien plutôt si Lilly aurait dû inclure les carnets dans l'affidavit de documents à titre de documents afférents aux questions soulevées dans les actes de procédure.

[25]            Lilly fait valoir que MM. Moder et Marzoni sont les inventeurs et que Lilly est propriétaire des brevets en cause. Dans sa défense et demande reconventionnelle, Apotex se limite à admettre que les brevets ont été délivrés à Lilly et qu'ils désignent MM. Marzoni et Moder comme les inventeurs, sans pour autant admettre ou nier que, de fait, MM. Marzoni et Moder sont bien les inventeurs ni que les brevets ont bien été cédés à Lilly.

[26]            Il en va de même pour Novopharm, qui ajoute qu'en effectuant des modifications aux mémoires descriptifs au bureau des brevets, Lilly a tenté de s'approprier l'invention d'autres personnes et que M. Moder n'est pas l'inventeur du brevet 055.

[27]            J'estime que dans les cas où l'identité des inventeurs ou la cession des brevets est contestée, comme en l'espèce, on peut dire que les carnets des inventeurs présentent une pertinence au regard de ces allégations et qu'ils doivent dès lors être déposés pour l'interrogatoire préalable.

[28]            Compte tenu de cette conclusion, il n'est pas nécessaire que je décide si l'on peut dire que les carnets des inventeurs sont pertinents au regard de l'allégation d'invalidité avancée par les défenderesses et plus particulièrement, comme le soutient Apotex, au regard des allégations concernant la portée excessive, l'inutilité et la prédiction valable. Je ferai cependant les observations suivantes.

[29]            L'utilité et la prédiction valable sont liés, en ce sens que pour obtenir le brevet, l'inventeur doit pouvoir établir l'utilité de l'invention à la date de priorité au moyen d'une démonstration ou d'une prédiction valable fondée sur l'information et l'expertise alors disponibles[8].

[30]            Apotex a allégué l'inutilité et le caractère inopérant, mais elle n'a pas invoqué la prédiction valable ou, plus exactement, l'absence de prédiction valable. Apotex affirme avoir plaidé aux paragraphes 18 et 19 de sa défense que le brevet 055 est invalide du fait de l'absence de prédiction valable. À mon avis, ces paragraphes allèguent l'inutilité et la portée excessive. Je n'y vois aucune allégation de prédiction ni, à plus forte raison, de prédiction non valable. Je me pencherai néanmoins sur l'argument d'Apotex.

[31]            Il existe peu de jurisprudence canadienne sur la pertinence des notes des inventeurs au regard des allégations d'invalidité. Le critère juridique qui régit les motifs d'invalidité soulevés par Apotex est un critère objectif, comme le fait valoir Lilly. En d'autres termes, le caractère évident, l'inutilité et la portée excessive, par exemple, s'apprécient en fonction du brevet lui-même, suivant la connaissance et l'évaluation d'une fictive « personne versée dans l'art » [9].

[32]            Des jugements ont indiqué que la connaissance ou l'opinion de l'inventeur n'est ni pertinente ni décisive dans les cas où s'applique un critère objectif[10].

[33]            Dans la décision Kirin-Amgen Inc. c. Hoffmann-La Roche Ltd., [1999] A.C.F. no 203 (C.F. 1re inst.), au paragraphe 6, madame la juge Reed a déclaré ce qui suit sur ce qu'il convient de prendre en compte dans l'interprétation d'un brevet : « En général, les notes de l'inventeur ou les éléments de preuve sur ce que la personne croyait avoir inventé ou sur la façon dont le brevet devrait être interprété ne sont pas pertinents. » (Non souligné dans l'original.)

[34]            Par ailleurs, dans la décision Foseco Trading A.G. et al. c. Canadian Ferro Hot Metal Specialties, Ltd. (1991), 36 C.P.R. (3d) 35 (Foseco), la juge Reed a conclu que les documents concernant la mise au point de l'invention échangés par les co-inventeurs étaient « incontestablement » pertinents dans le contexte où la défenderesse alléguait que l'invention qui avait été faite n'était pas celle qui avait été revendiquée. Il s'agissait essentiellement d'une allégation de portée excessive, formulée en des termes semblables à l'allégation de portée excessive d'Apotex en l'instance.

[35]            En outre, la Cour a déjà tenu compte de documents relatifs à la démarche de recherche des inventeurs produits dans le cadre de l'interrogatoire préalable, même s'ils avaient été présentés à la requête de la partie demanderesse, pour l'examen d'allégations d'inutilité, de caractère inopérant, de portée excessive et de prédiction valable[11]. La Cour a adopté cette approche en dépit du critère objectif applicable à l'examen de ces motifs d'invalidité.

[36]            Il importe de ne pas confondre communication préalable et admissibilité. Le fait que le critère applicable à l'appréciation d'un motif d'invalidité soit objectif et que la connaissance ou l'opinion de l'inventeur puisse ne pas être pertinente en ce sens qu'elle ne peut servir à interpréter le brevet ne signifie pas pour autant que les faits relatifs à la démarche de l'invention ne peuvent pas présenter une pertinence accessoire quant aux questions en litige ni que la Cour n'en tiendra aucun compte, quelle que soit leur valeur probante en dernière analyse. De surcroît, les documents qui ont trait à la démarche de l'invention peuvent être assujettis à la divulgation au motif qu'ils comportent des faits pertinents ou des faits donnant ouverture à une série de questions qui pourront permettre à une partie à l'instance de faire valoir ses arguments − il pourrait s'agir, par exemple, d'antériorités qui ne sont peut-être pas connues de la partie qui allègue l'invalidité.

[37]            D'autres tribunaux de common law ont examiné la question. Bien qu'il convienne de faire preuve de prudence à l'égard des précédents d'autres ressorts en matière de brevets en raison des différences dans la pratique et dans les lois, le raisonnement exposé dans ces cas vaut tout de même qu'on s'y arrête.

[38]            Dans l'affaire Halcon International Inc. c. The Shell Transport and Trading Co. Ltd. (1979), 96 R.P.C. 459 aux pages 464-465 (Halcon), la Haute Cour (tribunal des brevets) a autorisé la communication de documents portant sur la recherche et les expériences réalisées au cours du processus ayant mené à l'invention des demanderesses. La communication a été autorisée au regard d'allégations de caractère évident, d'insuffisance et d'inutilité.

[39]            L'une des questions que la Haute Cour a examinées dans la décision Halcon est celle de savoir si les documents étaient pertinents au regard d'une allégation d'insuffisance. Au nombre des allégations soulevées dans cette affaire, on faisait notamment valoir que certains « exemples » ne fonctionnaient pas − que le mémoire descriptif ne donnait aucune indication et que [traduction] « les actes de procédure relevaient d'autres insuffisances ayant trait à l'absence d'indications sur la façon dont certaines substances pouvaient servir de catalyseur dans certaines réactions » . Aux pages 465 et 466 du jugement, le juge Whitford a fait les remarques suivantes :

[Traduction]

À cet égard, l'avocat des demanderesses a observé qu'en théorie, du moins, les documents compris dans la catégorie a) pouvaient révéler soit que les demanderesses avaient effectué des travaux, par exemple dans le domaine de l'utilisation du titane comme catalyseur insoluble, et que ces travaux avaient porté fruit, soit qu'elles avaient effectué des travaux qui s'étaient soldés par un échec, soit encore que les demanderesses n'avaient effectué aucun travail relativement à cette question.

On a plaidé que le rôle du tribunal, en fin de compte, ne consiste pas à juger ce que les demanderesses ont pu ou non réussir à faire par suite des travaux de recherche exposés dans les divers documents, mais bien à apprécier si une personne versée dans l'art saurait ce qu'il faut faire pour mener à bien le processus avec l'un des catalyseurs sous quelque forme que ce soit, soluble ou insoluble, et on a soutenu que rien de ce que les demanderesses ont pu faire n'est susceptible d'avoir eu une incidence sur cette question.

Je ne suis pas d'accord. À mon avis, si la communication de travaux expérimentaux révélait effectivement un échec sur ce point particulier, cette constatation pourrait ne pas être dépourvue de pertinence, tout comme pour la question de l'inutilité au regard de laquelle on demande aussi communication des documents de la catégorie a).

[40]            La Cour d'appel d'Angleterre s'est penchée sur la pertinence des notes des inventeurs au regard de la question du caractère évident dans l'arrêt SKM. S.A. and another c. Wagner Spraytech (U.K.) Ltd. and others (1982), 99 R.P.C. 497 (SKM). La Cour a confirmé que la question du caractère évident s'apprécie suivant un critère objectif, mais elle a conclu que les notes des inventeurs satisfaisaient à l'exigence régissant la production de la preuve documentaire, à savoir qu'il suffit, comme dans notre droit, d'établir que le document donnera ouverture à une [traduction] « suite de questions » susceptibles de permettre à une partie d'étayer ses arguments et de nuire à ceux de la partie adverse. Le juge Oliver a conclu à la page 508 :

[Traduction]

En dernière analyse, toutefois, je suis convaincu que l'argument que fait très habilement valoir l'avocat tend à confondre communication et admissibilité. Pour ma part, je ne suis pas disposé à diverger de la conclusion du juge selon laquelle la communication demandée peut être utile à la défenderesse, que ce soit pour attaquer ou pour se défendre, au regard de la question soulevée.

[41]            De même, dans la décision Wellcome Foundation Ltd. c. VR Laboratories (Australia) Pty. Ltd. (1982), 99 R.P.C. 343, la Haute Cour d'Australie a jugé, tout comme la Cour d'appel d'Angleterre dans l'arrêt SKM, qu'en dépit du critère objectif applicable, les notes étaient suffisamment pertinentes pour être assujetties à la communication. Le juge Aickin a conclu en ces termes à la page 360 :

[Traduction]

Les cas dont j'ai fait état semblent montrer qu'on permet habituellement la communication de certains documents relatifs au travail réalisé par le breveté pour mettre au point son invention. Les litiges portent sur l'étendue de la communication. Étant donné que la preuve de ces travaux peut dans certains cas être pertinente pour la question du caractère évident, sa communication devrait donc généralement être permise, ne serait-ce qu'au motif que les documents communiqués sont susceptibles de laisser entrevoir une piste de questions qui mérite d'être approfondie.

[42]            Cette conclusion n'a pas pour effet de donner carte blanche aux parties qui sollicitent la communication de documents ni à celles qui ont obtenu la divulgation de certains documents, pour requérir la divulgation de n'importe quel document lié à la chronologie des événements ayant mené à une découverte. En fin de compte, la communication dépendra des questions soulevées dans les actes de procédure et de la légitimité des questions traitées dans le cadre de l'interrogatoire préalable. Il ne suffit pas que les questions se rapportant à des documents tels que les carnets de laboratoire soient de nature factuelle; elles doivent aussi avoir un fondement approprié et présenter une pertinence au regard des allégations non admises.

[43]            Une ordonnance sera rendue en conséquence.

« Roza Aronovitch »

Protonotaire


ANNEXE AUX MOTIFS DE L'ORDONNANCE DANS LE DOSSIER T-1697-01

EN DATE DU 3 MARS 2006

Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 :

221.        (2) Pour l'application des règles 223 à 232 et 295, un document d'une partie est pertinent si la partie entend l'invoquer ou si le document est susceptible d'être préjudiciable à sa cause ou d'appuyer la cause d'une autre partie.

221.      (2) For the purposes of rules 223 to 232 and 295, a document of a party is relevant if the party intends to rely on it or if the document tends to adversely affect the party's case or to support another party's case.

237.     (1) La personne morale, la société de personnes ou l'association sans personnalité morale qui est soumise à un interrogatoire préalable désigne un représentant pour répondre en son nom.

[...]

                (4) Lorsqu'un cessionnaire est partie à l'action, le cédant peut également être soumis à un interrogatoire préalable.

237.        (1) A corporation, partnership or unincorporated association that is to be examined for discovery shall select a representative to be examined on its behalf.

[...]

              (4) Where an assignee is a party to an action, the assignor may also be examined for discovery.

240.      La personne soumise à un interrogatoire préalable répond, au mieux de sa connaissance et de sa croyance, à toute question qui :

a) soit se rapporte à un fait allégué et non admis dans un acte de procédure déposé par la partie soumise à l'interrogatoire préalable ou par la partie qui interroge;

            b) soit concerne le nom ou l'adresse d'une personne, autre qu'un témoin expert, dont il est raisonnable de croire qu'elle a une connaissance d'une question en litige dans l'action.

240.         A person being examined for discovery shall answer, to the best of the person's knowledge, information and belief, any question that

(a) is relevant to any unadmitted allegation of fact in a pleading filed by the party being examined or by the examining party; or

              (b) concerns the name or address of any person, other than an expert witness, who might reasonably be expected to have knowledge relating to a matter in question in the action.

241.         Sous réserve de l'alinéa 242(1)d), la personne soumise à un interrogatoire préalable, autre que celle interrogée aux termes de la règle 238, se renseigne, avant celui-ci, auprès des dirigeants, fonctionnaires, agents ou employés actuels ou antérieurs de la partie, y compris ceux qui se trouvent à l'extérieur du Canada, dont il est raisonnable de croire qu'ils pourraient détenir des renseignements au sujet de toute question en litige dans l'action.

241.      Subject to paragraph 242(1)(d), a person who is to be examined for discovery, other than a person examined under rule 238, shall, before the examination, become informed by making inquiries of any present or former officer, servant, agent or employee of the party, including any who are outside Canada, who might be expected to have knowledge relating to any matter in question in the action.

288.         Une partie peut, à l'instruction, présenter en preuve tout extrait des dépositions recueillies à l'interrogatoire préalable d'une partie adverse ou d'une personne interrogée pour le compte de celle-ci, que la partie adverse ou cette personne ait déjà témoigné ou non.

288.      A party may introduce as its own evidence at trial any part of its examination for discovery of an adverse party or of a person examined on behalf of an adverse party, whether or not the adverse party or person has already testified.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                         T-1697-01

INTITULÉ :                                        ELI LILLY AND COMPANY ET AUTRES c.

                                    APOTEX INC. ET AUTRES

LIEU DE L'AUDIENCE :                  OTTAWA

DATE DE L'AUDIENCE :                LE 28 NOVEMBRE 2005

MOTIFS DE L'ORDONNANCE : LA PROTONOTAIRE ARONOVITCH

DATE DES MOTIFS :                       LE 3 MARS 2006

COMPARUTIONS :

Beverley Moore                                    POUR LES DEMANDERESSES

Jay Zakaïb                    

Lindsay Hill                                           POUR LA DÉFENDERESSE - APOTEX INC.

Jeilah Chan                                            POUR LA DÉFENDERESSE - NOVOPHARM LIMITED

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Gowling Lafleur Henderson s.r.l.            POUR LES DEMANDERESSES

2600 - 160, rue Elgin

Ottawa (Ontario)

K1P 1C3

Goodmans s.r.l.                                     POUR LA DÉFENDERESSE - APOTEX INC.

2400 - 250, rue Yonge Ouest                          

C.P. 24

Toronto (Ontario)

M5B 2M6

Bennett Jones s.r.l.                                 POUR LA DÉFENDERESSE - NOVOPHARM LIMITED

3400 One First Canadian Place                        

C.P. 130

Toronto (Ontario)

M5X 1A4



[1] Toutes les dispositions des Règles mentionnées dans ces motifs sans y être citées ont été reproduites, par souci de commodité, à l'Annexe 1 ci-jointe.

[2] Par exemple, Richter Gedeon Vergyészeti Gyar Rt c. Merck & Co., [1995] 3 C.F. 330 (C.A.) (Richter).

[3] Richter, ibid, au paragraphe 11.

[4] Pro-Vertic (1987) Inc. et al. c. International Diffusion Consommate S.A. (1989), 26 C.P.R. (3d) 528, à la page 538.

[5] Reading & Bates Construction Co et al. c. Baker Energy Resources Corp. et al. (1988), 24 C.P.R. (3d) 66, à la page 70 (Reading & Bates).

[6] Reading & Bates, précité.

[7] Articles 240 et 241 des Règles.

[8] Apotex Inc. c. Wellcome Foundation Ltd., 2002 C.S.C. 77.

[9] Beloit Canada Ltee/Ltd. et al c. Valmet OY (1981), 60 C.P.R. (2d) 145; Westinghouse Electric Corp. et al. c. Babcock & Wilcox Industries Ltd. (1987), 15 C.P.R. (3d) 447, aux pages 449 à 451.

[10] Westinghouse, précitée;Eli Lilly and Co. c. Apotex Inc. (2000), 8 C.P.R. (4th) 413, au paragraphe 1.

[11] Wellcome Foundation Ltd. c. Apotex Inc., [1991] 39 C.P.R. (3d) 289, aux pages 334, 335, 339, 342 et 345 (CFPI);Wellcome Foundation Ltd. c. Apotex Inc., [1995] 60 C.P.R (3d) 135, aux pages 154-155 (C.A.F.); Aventis Pharma Inc. c. Apotex Inc., 2005 CF 1283, aux paragraphes 109 à 155.

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