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Date : 20060330

Dossier : IMM‑3672‑05

Référence : 2006 CF 419

Ottawa (Ontario), le 30 mars 2006

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE BARNES

 

 

ENTRE :

RONY JOSEPH GOMES

MAGDELINE SONGITA GOMES ET

PEUSH SUNITH GOMES

demandeurs

 

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

défendeur

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Le demandeur principal, Rony Gomes, son épouse, Magdeline Gomes, et leur enfant, Peush Gomes, voudraient faire annuler une décision de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la Commission) en date du 17 mai 2005, qui a rejeté leurs demandes d’asile. Leur demande de contrôle judiciaire s’appuie principalement sur un point d’équité procédurale et, puisque j’ai accepté leur argument sur ce point, il m’est inutile d’étudier leurs arguments portant sur d’autres aspects.

 

Historique de la procédure

[2]               Les demandeurs soutiennent que la conclusion de la Commission selon laquelle l’État au Bangladesh leur offre une protection suffisante a trompé leurs attentes légitimes, c’est‑à‑dire que, selon eux, cet aspect n’était pas en cause durant l’audience tenue par la Commission. En conséquence, affirment‑ils, on ne leur a pas donné l’occasion de connaître les arguments avancés contre eux et d’y répondre adéquatement. Le défendeur rétorque en affirmant que la protection de l’État est toujours une question actuelle et que, en tout état de cause, les demandeurs connaissaient l’importance qu’elle pouvait avoir.

 

[3]               Il n’est pas contredit que la protection de l’État n’apparaissait pas comme question préliminaire dans le formulaire de présélection de la Commission. Il appert également de la transcription d’audience que la protection de l’État n’a pas été mentionnée au début de l’audience parmi les aspects que devait examiner la Commission. Les sujets que la Commission a fait ressortir comme points à décider étaient : l’identité des demandeurs, leur crédibilité, la possibilité qu’ils avaient de se réclamer à nouveau de la protection de l’État et le fait qu’ils n’avaient pas demandé l’asile ailleurs.

 

[4]               L’affaire a été présentée selon le principe de l’interrogatoire dans l’ordre inverse, en application des Directives no 7 de la Commission. L’interrogatoire direct des demandeurs par l’agent de protection des réfugiés ou par la Commission ne comprenait aucune question portant explicitement sur la protection de l’État. La plus grande partie de l’interrogatoire des demandeurs adultes a porté sur leur situation personnelle en tant que chrétiens au Bangladesh et sur leur propre expérience de membres d’une minorité religieuse prétendument persécutée. Ce n’est que lorsque l’avocat des demandeurs a interrogé M. Gomes qu’a été évoquée directement la protection de l’État, et encore seulement d’une manière superficielle.

 

[5]               La Commission avait bien devant elle un volume considérable de documents relatifs aux conditions qui avaient cours au Bangladesh pour les chrétiens et autres minorités religieuses. Certains de ces documents ont été produits au nom des demandeurs. Ils comprenaient des pièces se rapportant à l’existence (et à l’absence) d’une protection de l’État pour les minorités religieuses. Ces pièces intéressaient l’allégation des demandeurs selon laquelle ils étaient persécutés au Bangladesh, mais, finalement, la Commission s’en est servie pour dire que les chrétiens pouvaient obtenir de l’État dans ce pays une protection suffisante. Les conclusions précises de la Commission sur ce point ont été les suivantes :

Comme j’estime que le demandeur d’asile n’est pas un témoin crédible à son propre égard et parce que j’estime que les chrétiens peuvent se réclamer d’une protection de l’État suffisante au Bangladesh, je conclus qu’il n’y a pas de possibilité sérieuse que le demandeur soit exposé à de la persécution, à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités s’il retourne au Bangladesh. Aucun élément de preuve qui a été fourni ne me permet de conclure qu’il serait exposé au risque de torture s’il retournait au Bangladesh. En conséquence, sa demande d’asile doit être rejetée.

 

Je conclus que les demandes d’asile de la demandeure et de l’enfant mineur doivent aussi être rejetées parce qu’elles reposent sur la demande d’asile du demandeur.

 

 

Le point litigieux

La Commission a‑t‑elle manqué à son obligation d’équité en ne signalant pas la protection de l’État comme une question actuelle susceptible d’être déterminante et en rendant ensuite sur cet aspect une décision défavorable aux demandeurs?

 

Analyse

[6]               La question dont il s’agit ici est une question d’équité procédurale. Je ne suis donc pas tenu d’adopter une approche pragmatique et fonctionnelle pour la résoudre, mais uniquement de dire, selon la norme de la décision correcte, si l’approche adoptée par la Commission était conforme aux principes de justice naturelle : voir l’arrêt Ha c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CAF 49, [2004] 3 R.C.F. 195, [2004] A.C.F. n° 174 (C.A.F.).

 

[7]               Nombreux sont les précédents qui traitent de l’obligation pour la Commission de signifier au demandeur, dans une audience sur le statut de réfugié, ce qu’elle estime être les questions susceptibles d’être déterminantes.

 

[8]               Dans l’arrêt Velauthar c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1992] A.C.F. n° 425, la Cour d’appel fédérale avait qualifié de promesse la désignation par la Commission du point particulier à éclaircir durant l’audience, de telle sorte que, si elle faisait reposer sa décision sur un autre point, elle commettait « un grave déni de justice naturelle ».

 

[9]               Dans la décision Butt c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] A.C.F. n° 325, la crédibilité du demandeur avait été mise en doute dès le début de l’audience de la Commission, mais n’avait pas été mentionnée à la fin quand l’avocate du demandeur avait prié la Commission de préciser les questions en vue de conclusions écrites. La décision de la Commission s’était ensuite appuyée sur l’aspect de la crédibilité. La Cour, invoquant les motifs suivants, renvoya l’affaire pour nouvelle audience :

9          Selon moi, les circonstances de l’espèce sont clairement comparables à celles de l’affaire Velauthar c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1992), 141 N.R. 239 (C.A.F.). Dans cette affaire, la Cour d’appel a conclu que, puisque le tribunal avait précisé les questions au sujet desquelles des observations devaient être faites et que celles‑ci ne comprenaient pas la crédibilité, le tribunal ne pouvait pas faire reposer sa décision sur des conclusions défavorables quant à la crédibilité sans donner au requérant la possibilité de dissiper ses craintes. La procédure, sans cette possibilité, constituait un déni de justice naturelle et la décision a été annulée. Des circonstances similaires ont amené mon collègue le juge Gibson à rendre une décision similaire dans l’affaire Rodriguez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1995] A.C.F. no 77 (C.F. 1re inst.).

 

10        À mon avis, le défaut du tribunal d’indiquer que la crédibilité était un point litigieux lorsqu’il a, à la demande de l’avocate, énuméré les points au sujet desquels des observations devraient être faites a entraîné un déni de justice naturelle vu la décision du tribunal que la preuve des requérants n’était pas digne de foi. Dans les circonstances, les requérants n’ont pas eu la possibilité de débattre la question fondamentale sur laquelle le tribunal a fait reposer sa décision.

 

 

[10]           Dans la décision Rodriguez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1995] A.C.F. n° 77, la Cour examinait une affaire où la Commission avait désigné trois questions qui, selon elle, devaient être résolues, notamment un aspect particulier susceptible d’amoindrir la crédibilité du demandeur. La Commission ayant rendu sa décision en se fondant sur une absence générale de crédibilité, la Cour a appliqué l’arrêt Velauthar, précité, et renvoyé l’affaire pour nouvelle décision.

 

[11]           L’approche adoptée par la Commission dans la présente affaire est semblable à celle qu’elle avait adoptée dans l’affaire Kaldeen c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1996] A.C.F. n° 1033. Dans ce précédent, le juge Paul Rouleau, accueillant la demande de contrôle judiciaire, expliquait ainsi sa position :

 

4          Dans cette affaire, la Commission a‑t‑elle commis envers le requérant un déni de justice naturelle en examinant seulement la question de la protection de l’État, alors qu’il avait été ordonné au requérant de ne traiter que de la question d’une PRI?

 

5          Le requérant fait valoir qu’au début de l’audience, la Commission l’a avisé que le seul point qui serait examiné à l’audience serait celui d’une PRI. Comme on peut le voir à partir de la page 191, ligne 65, du dossier du ministre, il est clair que le président de l’audience a effectivement indiqué qu’une seule question - la PRI - serait analysée à l’audience. Il ressort aussi des notes sténographiques que le requérant n’a jamais eu la possibilité de traiter directement de la question de se prévaloir de la protection de l’État. Cela ne veut pas dire que l’on n’a pas traité accessoirement de cette question. Dans une décision concernant une PRI, il est bien sûr question des régions géographiques dans lesquelles un requérant est en sécurité. Toutefois, jamais le requérant n’a été interrogé directement sur le fait de savoir s’il s’était prévalu de la protection de l’État, et son avocat n’a pas non plus formulé d’arguments sur le sujet. La Commission a rejeté en fin de compte la revendication faute de preuves concernant l’incapacité de l’État d’assurer une protection, et ce, sans prévenir le requérant ou son avocat que cette question serait examinée.

 

6          Au vu des décisions de la Cour d’appel fédérale ainsi que de la présente Cour, je suis d’avis qu’en l’espèce, le requérant a été victime d’un déni de justice naturelle de la part de la Commission.

 

 

[12]           Le droit d’un demandeur d’asile de connaître les arguments avancés contre lui est d’une telle importance pour l’obligation d’équité que, même en cas de possible malentendu sur les points que devait décider la Commission, l’affaire peut être renvoyée pour nouvelle audience : voir la décision Augustine c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] A.C.F. n° 1069.

 

[13]           L’argument selon lequel il appartient à l’avocat d’un demandeur d’asile d’anticiper les points à décider n’est pas particulièrement persuasif. Dans la décision Sivamayam c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] A.C.F. n° 1218, le juge Denis Pelletier s’est exprimé ainsi sur cet argument :

11        Je reconnais qu’un tribunal n’a pas nécessairement à énoncer toutes les étapes de son raisonnement pour pouvoir rendre une décision défavorable au demandeur. C’est d’autant plus le cas lorsque le demandeur est représenté par un avocat. Il incombe à l’avocat d’être convaincant, de répondre aux indications données par la Commission au sujet des questions sur lesquelles il faut la convaincre. Cependant, lorsque le tribunal dit qu’il veut entendre les observations de l’avocat sur certains points, il laisse implicitement entendre que les autres points ne seront pas déterminants. Cela ne l’empêche pas de tenir compte d’autres questions, mais s’il veut se fonder sur ces autres questions pour rendre sa décision, l’équité et la justice naturelle exigent que le demandeur soit autorisé à traiter de ces questions, étant donné que le tribunal a déjà fait savoir qu’il ne considérait pas ces questions comme concluantes.

 

 

[14]           Les circonstances des affaires susmentionnées ne me semblent pas devoir être distinguées de celles qui nous intéressent ici. En l’espèce, la Commission n’a nullement laissé entendre aux demandeurs que la protection de l’État était un aspect dont pourrait dépendre l’issue de leurs demandes d’asile. La question n’apparaissait pas dans le formulaire de présélection de la Commission, et il n’en a pas été fait état à l’ouverture de l’audience ou dans les questions posées directement aux deux demandeurs adultes par l’agent de protection des réfugiés ou par la Commission. L’avocat des demandeurs avait fait quelques observations superficielles sur le sujet lorsqu’il avait interrogé plus tard M. Gomes et qu’il avait exposé ses arguments, mais cela ne permet pas de conclure que la question a été examinée à fond. La protection de l’État eût‑elle été désignée comme question actuelle dès le début, on ne peut guère douter alors qu’elle aurait suscité beaucoup plus d’attention de la part des demandeurs et de leur avocat que ce n’a été le cas.

 

[15]           La présente affaire laisse apparaître aussi l’un des risques de l’interrogatoire dans l’ordre inverse. En assumant pour l’essentiel la présentation directe du dossier d’un demandeur d’asile et en laissant à son avocat le soin de combler les vides, la Commission peut donner ou renforcer l’impression que les points qu’elle semble laisser de côté n’auront pas d’incidence. Le juge Pelletier s’est prononcé sur cet aspect dans la décision Veres c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2001] 2 C.F. 124, [2000] A.C.F. n° 1913, en tenant les propos suivants :

25               On ne penserait pas qu’il est controversé de dire que la personne qui a le fardeau de la preuve doit se voir accorder une possibilité raisonnable de s’acquitter de ce fardeau. Dans une action en justice, civile ou criminelle, la personne qui a le fardeau de la preuve présente sa preuve en premier et est ensuite contre‑interrogée. S’il y a une lacune dans la preuve, elle ne peut s’en prendre qu’à elle‑même. Elle commande le processus de présentation de la preuve au juge des faits. Cela n’est plus le cas lorsque le formulaire de renseignements personnels du revendicateur est accepté tel quel, que le revendicateur est invité à ne pas répéter tout ce qui y figure et que la preuve orale commence par le contre‑interrogatoire. La personne qui a le fardeau de la preuve ne commande plus le processus de présentation de la preuve et n’est pas en mesure de savoir ce qui doit et ce qui ne doit pas être dit. Dans ces circonstances, il est inéquitable de reprocher aux revendicateurs de ne pas avoir fourni certains éléments de preuve à moins qu’ils n’aient été avisés qu’ils couraient des risques relativement à cette question.

 

26               La situation en l’espèce ressemble à celle dans l’affaire Sivaraj c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1996), 120 F.T.R. 136 (C.F. 1re inst.), où la Cour a conclu à un manquement aux règles de justice naturelle dans un cas où la SSR avait dissuadé le revendicateur de produire des éléments de preuve sur un point crucial et avait par la suite rendu une décision défavorable fondée sur l’absence de preuve sur ce point. La Cour a conclu [au paragraphe 3] :

 

Il est clair que la Commission ne saurait décourager le témoignage sur un point donné puis fonder sa décision sur l’absence de preuve touchant le même point. La Commission a dissuadé le requérant de poursuivre son témoignage sur son occupation de marin. Elle ne peut pas se fonder ensuite sur l’absence de passeport pour conclure qu’il n’était pas marin de son état.

 

 

[16]           Je me range à l’avis de l’avocat des demandeurs selon lequel la pratique suivie par la Commission, qui consiste à définir préalablement les points à décider, est utile parce qu’elle contribue à rendre le processus décisionnel plus précis et plus efficace. Sans cette pratique, les audiences sur le statut de réfugié seraient interminables et conduiraient à l’examen de questions qui n’ont pas véritablement d’importance pour la décision finale. L’avocat du défendeur a reconnu quant à lui l’intérêt procédural d’une définition précise des points à décider si l’on veut assurer l’efficacité du processus décisionnel. Une telle pratique peut toutefois engendrer l’espoir légitime qu’elle sera observée, de sorte que toute entorse risquera de constituer un manquement à l’obligation d’équité : voir l’arrêt Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817, [1999] A.C.S. n° 39, au paragraphe 26. Selon moi, c’est ce qui s’est produit ici.

 

[17]           Je suis convaincu que la Commission a manqué à son obligation de signaler aux demandeurs les questions qu’elle jugeait importantes, soit avant, soit durant l’administration de la preuve. Par conséquent, j’annulerai la décision de la Commission et ordonnerai que la présente affaire soit renvoyée à une autre formation de la Commission pour nouvelle décision au fond.

 

[18]           Aucune des parties n’a demandé qu’une question soit certifiée et aucune question ne sera donc certifiée.

 

JUGEMENT

            LA COUR ORDONNE : la décision de la Commission est annulée et l’affaire est renvoyée à une autre formation de la Commission.

 

 

 

« R. L. Barnes »

Juge

 

 

Traduction certifiée conforme

David Aubry, LL.B.

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                        IMM‑3672‑05

 

 

INTITULÉ :                                       RONY JOSEPH GOMES ET AUTRES

                                                            c.

                                                            LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

                                                            ET DE L’IMMIGRATION

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               LE 23 MARS 2006

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                              LE JUGE BARNES

 

DATE DES MOTIFS :                      LE 30 MARS 2006

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Douglas Lehrer

 

            POUR LES DEMANDEURS

John Provart

 

            POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

VanderVennen Lehrer

Toronto (Ontario)

 

            POUR LES DEMANDEURS

John H. Sims, c.r.

Sous‑procureur général du Canada

Toronto

 

            POUR LE DÉFENDEUR

 

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