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Date : 20040123

Dossier : DES-3-03

Référence : 2004 CF 107

Ottawa, Ontario, ce 23ième jour de janvier 2004

Présent:           L'HONORABLE JUGE SIMON NOËL

ENTRE :                                                                                                                

DANS L'AFFAIRE CONCERNANT un

certificat en vertu du paragraphe 77(1) de la Loi

sur l'immigration et la protection des réfugiés,

L.C. 2001, chap. 27 (la « L.I.P.R. » );

DANS L'AFFAIRE CONCERNANT le dépôt

de ce certificat à la Cour fédérale du Canada en

vertu du paragraphe 77(1) et des articles 78 et

80 de la L.I.P.R.;

DANS L'AFFAIRE CONCERNANT le mandat pour

l'arrestation et la mise en détention ainsi que le contrôle

des motifs pouvant justifier le maintien en détention en vertu

des paragraphes 83(2) et 83(3) de la L.I.P.R.

ET DANS L'AFFAIRE CONCERNANT

M. Adil Charkaoui


MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

[1]                 Suite au premier contrôle de la détention qui a résulté dans l'ordonnance de maintenir la détention et dont le jugement a été rendu le 15 juillet 2003 (voir Charkaoui (Re), [2003] A.C.F. no 1119 ci-après « Charkaoui,15 juillet 2003 » ), M. Adil Charkaoui (M. Charkaoui) a de nouveau comparu le 12 janvier 2004 en vertu du paragraphe 83(2) de la L.I.P.R. Lors de cette comparution, M. Charkaoui a demandé d'être libéré sous caution et conditions (à la discrétion du Tribunal). En contrepartie, les Ministres ont demandé le maintien de la détention basé sur la prétention que la preuve, tel que présenté par M. Charkaoui, ne changeait en rien les conclusions du jugement Charkaoui,15 juillet 2003.

[2]                 À la suggestion des parties et avec l'accord de la Cour, la preuve présentée lors de l'audition du premier contrôle du maintien de la détention fait partie intégrale du présent contrôle.

[3]                 Brièvement, lors du premier contrôle, la preuve divulguée au public par les Ministres comprenait le témoignage d'un agent du Service canadien de renseignement de sécurité, qui a expliqué le réseau terroriste Al-Quaïda dirigé par Oussama Ben Laden, ainsi qu'un sommaire de la preuve entendu par la Cour seulement en présence des avocats des Ministres et leurs représentants avec une série de documents déposés à l'appui. Lors du deuxième contrôle, les Ministres n'ont présenté aucune preuve additionnelle.

[4]                 La preuve présentée par les avocats de M. Charkaoui, lors du premier contrôle, comprenait 14 affidavits et le contre-interrogatoire de 7 des affiants. Afin de faciliter la compréhension de la présente décision, je réfère le lecteur au résumé de la preuve incluant celle des Ministres, dans la décision Charkaoui,15 juillet 2003.

[5]                 Dans la décision Charkaoui,15 juillet 2003, j'ai conclu que la preuve des Ministres est très sérieuse et ne saurait être remise en question que si M. Charkaoui présente une preuve qui remet en question celle des Ministres (voir paragraphe 54 Charkaoui,15 juillet 2003 ).    Dans cette même décision, j'ai aussi informé M. Charkaoui que la preuve présentée n'avait pas abordé de façon satisfaisante trois des préoccupations de la Cour :

-           la vie de M. Charkaoui de 1992 à 1995 (au Maroc) et de 1995 à 2000 (au Canada) y incluant les voyages ;

-           le voyage de M. Charkaoui au Pakistan de février à juillet 1998 ;

-           les contacts de M. Charkaoui avec entre autres, M. Abousfiane Abdelrazik, M. Samir Ait Mohamed, M. Karim Saïd Atmani, M. Raouf Hannachi, M. Abdellah Ouzghar ; (voir paragraphe 63 dans Charkaoui, 15 juillet 2003).

La preuve présentée par M. Charkaoui le 15 juillet 2003 était incomplète et ne répondait pas à l'ensemble des allégations faites par les Ministres. J'ai donc conclu en vertu du paragraphe 83(3) de la L.I.P.R. que M. Charkaoui était un danger pour la sécurité nationale ou la sécurité d'autrui ou qu'il tenterait d'éviter les procédures et/ou le renvoi.


« l'intimé, par l'entremise de son avocate, m'a demandé de le libérer sous conditions et caution. Étant donné que j'en arrive à la conclusion que le danger demeure toujours, ce qu'est en soi une juste cause, je n'ai pas à envisager cette possibilité à ce stade-ci de la procédure. Le danger demeure et ce n'est pas une libération sous conditions et caution qui éliminera ce danger à ce moment-ci. (Paragraphe 66 dans Charkaoui, 15 juillet 2003). »

[6]                 Le 12 janvier 2004, lors du deuxième contrôle du maintien de la détention, M. Charkaoui déposa dix (10) affidavits dont certains incluent de la documentation (notamment des articles de journaux traitant de la fiabilité et de la crédibilité de M. Ahmed Ressam et de M. Abou Zubaida, 2 personnes qui ont identifié M. Charkaoui comme un individu qu'ils auraient rencontré en Afghanistan en 1998 dans un camp d'entraînement du mouvement Al-Quaïda et qu'ils le connaissaient sous le nom de « Zubeir Al-Maghrebi » ).

[7]                 Tous les affidavits soumis par M. Charkaoui ont en commun le fait que chacun des affiants offrent une contribution monétaire afin de remettre une caution pour sa libération conditionnelle (au total 25,000.00$ lors du premier contrôle et de 50,000.00$ pour celui-ci). Dans le cas d'une libération de la détention sous caution, certains de ces affiants précisent qu'ils assureront la surveillance de M. Charkaoui afin qu'il respecte les conditions de sa libération.

[8]                 Par ailleurs, je note qu'environ quatre (4) des dix (10) affiants ne connaissent pas M. Charkaoui et que cinq (5) de ces dix (10) affiants ont déjà signé des affidavits ou ont témoigné lors du premier contrôle.


[9]                 Ces affidavits n'abordent aucune des trois (3) préoccupations (mentionnées au paragraphe 5 de ce jugement) pouvant éclairer le Tribunal concernant le danger que M. Charkaoui pourrait constituer pour la sécurité nationale ou la sécurité d'autrui ou encore, le risque qu'il se soustraie à la procédure.

[10]            M. Charkaoui prétend que selon la Section 6 de la L.I.P.R. ainsi que le paragraphe 244 et suivant du Règlement sur l'Immigration et la protection des réfugiés (R.I.P.R.), le juge doit envisager la mise en libération même sous caution et conditions extrêmes, au point de neutraliser le risque de danger dans la mesure du possible.

[11]            Lorsqu'il s'agit d'une révision de la détention, le paragraphe 85 de la L.I.P.R. stipule que les articles 82 à 84 l'emportent sur les dispositions de la Section 6. L'article 83(3) de la L.I.P.R. est clair, la personne concernée doit demeurer en détention s'il y a preuve qu'elle constitue toujours un danger pour la sécurité nationale ou la sécurité d'autrui ou encore qu'elle se soustraira à la procédure ou au renvoi.

[12]            Considérant la preuve additionnelle présentée le 12 janvier 2004, je suis d'avis que l'évaluation du danger doit être effectuée et que la mise en liberté sous conditions ne pourra être envisagée que s'il y a preuve suffisante à l'effet que le danger est atténué ou encore qu'il n'existe pas et que M. Charkaoui continuera à se soumettre à la procédure.


[13]            Dans le cas du présent contrôle, M. Charkaoui, a un fardeau de preuve à assumer car j'ai déjà conclu que la preuve des Ministres concernant le danger est sérieuse (voir paragraphes 36 et 54 dans Charkaoui,15 juillet 2003 ) et je conclus que c'est la même situation aujourd'hui. La Cour d'appel fédérale, au paragraphe 16 de M.C.I. v. Thanabalasingham [2004] F.C.A. 4, explique le fardeau de preuve lors de la revue de détention dans le cadre de l'application de la Section 6 de la Loi de la façon suivante :

"Il incombe au ministre de démontrer qu'il y a des raisons qui justifient la détention ou le maintien de celle-ci. Toutefois, une fois que le ministre a démontré l'existence d'une preuve prima facie pour maintenir la détention, l'individu doit présenter des éléments de preuve ou risquer le maintien de la détention (je traduis.)"

Cette explication de la Cour d'appel s'applique aussi bien lors de revue de la détention sous les articles 83(2) et 83(3) de la L.I.P.R. lorsqu'on a à évaluer l'existence ou non d'un danger et la possibilité d'une libération sous caution et conditions.

[14]            Dans un but de faciliter la tâche pour M. Charkaoui, j'ai indiqué dans la décision Charkaoui,15 juillet 2003, les préoccupations de la Cour concernant le danger posé à la sécurité nationale. Cependant la preuve additionnelle présentée à la Cour n'aborde pas ces préoccupations et comprend essentiellement une augmentation du montant de la caution, un engagement de certains affiants de s'assurer que M. Charkaoui respecte les conditions de libération et une remise en question de la fiabilité de l'information communiquée aux Ministres par M. Ressam et M. Zubaida.


[15]            Les avocats de M. Charkaoui ont expliqué la décision de ne pas présenter de preuve concernant ces préoccupations car, selon eux cela irait au fond même du litige, c'est-à-dire toucherait à la question du caractère raisonnable du certificat, et donc ne devrait pas être présentée à l'étape d'une revue de la détention. De plus, ils ont soulevé qu'il y avait eu appel de la décision Charkaoui, 15 juillet 2003 et, puisqu'il y a eu rejet de l'appel (pour motif qu'on ne pouvait interjeter appel d'une décision concernant la détention), qu'une demande d'autorisation a été soumise à la Cour Suprême du Canada.

[16]            Considérant la présomption de la validité des Lois, l'ampleur des allégations et l'importance pour M. Charkaoui de retrouver sa liberté, je suis surpris par une telle approche. Le danger à la sécurité nationale ne peut être évalué dans un vide factuel. En évitant de répondre aux préoccupations soulevées par la Cour, M. Charkaoui demande qu'on le libère en faisant abstraction du danger que les Ministres associent à sa personne. Lorsqu'il s'agit d'une question de sécurité nationale ou de sécurité des Canadiens, le juge désigné se doit d'évaluer le danger que pose une personne concernée à la lumière de toute la preuve disponible.

[17]            En l'espèce cette tâche consiste à évaluer, en vertu du paragraphe 83(3) de la L.I.P.R., si la personne concernée constitue toujours un danger pour la sécurité nationale ou la sécurité d'autrui ou qu'il se soustraira vraisemblablement à la procédure ou au renvoi. Une décision de libérer avec caution et sous conditions ne peut se faire sans répondre aux allégations des Ministres que la personne concernée est un danger.


[18]            À la lumière de la preuve présentée par les deux parties, même si j'envisage des conditions à la libération de M. Charkaoui telles : la remise d'un passeport, des heures de sorties, des rendez-vous pré-déterminés, des restrictions à ses rapports personnels, un bracelet émetteur indiquant ses allées et venues... je ne suis pas d'avis à ce moment-ci que ces mesures seraient adéquates pour neutraliser le danger à la sécurité nationale ou celle d'autrui ou encore celui de se soustraire à la procédure ou au renvoi.

[19]            La sécurité nationale est un domaine spécial qui exige une approche particulière :

Le législateur a choisi des normes autres que la prépondérance de la preuve parce que c'est ce que requiert la protection de la sécurité nationale. La façon dont doivent être abordées les questions liées à la sécurité nationale diffère de l'approche que l'on adopte face aux autres litiges de tous les jours.    En l'espèce, les enjeux sont la sécurité de l'État et celle de ses citoyens, ainsi que la protection de notre système démocratique. L'État doit donc utiliser des moyens de protection et d'enquête qui sont hors de l'ordinaire, comme le démontre les régimes institués notamment en vertu de la Loi sur le Service canadien du renseignement de sécurité. Les situations et les entités qui menacent la sécurité nationale sont souvent difficilement détectables et ont pour objectif de frapper là où la société est la plus vulnérable. Les attentats à la sécurité nationale peuvent avoir des conséquences tragiques. Les personnes qui constituent une menace à la sécurité nationale ont souvent une « mission » pour laquelle elles sont prêtes à se sacrifier, elles sont difficilement identifiables et les réseaux sans frontière dont elles font partie sont très difficiles à percer. Elles frappent à des moments où on s'en attend le moins. Dans le domaine de la sécurité nationale, on doit tout faire pour tenter d'éviter la catastrophe.    L'accent doit être mis sur la prévention. En effet, ce qui est en jeu, c'est notamment la sécurité de l'État et de sa population. Une fois certains gestes posés, il peut être trop tard. L'importance de l'intérêt en jeu, soit la sécurité nationale, me semble justifier le recours à des normes autres que la prépondérance de la preuve.    Cela dit, comme nous le verrons, les normes du « caractère raisonnable » et des « motifs raisonnables de croire » comportent des exigences qui se rapprochent de la norme de la prépondérance de la preuve. (Charkaoui (Re), [2003], 5 décembre 2003, C.F. 1419, para. 126)

[20]            Je rappelle que cette affaire relève du droit de l'immigration et non du domaine du droit pénal. L'approche à suivre, lorsque la preuve des Ministres est sérieuse quant à un danger à la sécurité nationale ou la sécurité d'autrui ou encore qu'il se soustraira à la procédure ou au renvoi, est de présenter toute preuve possible qui permettrait à la Cour de remettre en question la conclusion des Ministres. La preuve telle que présentée ne me permet donc pas de conclure autrement, que M. Charkaoui constitue toujours un danger à la sécurité nationale ou à la sécurité d'autrui ou encore, qu'il se soustraira à la procédure ou au renvoi.


[21]            Quant à l'adjudication des dépens, l'avocate de M. Charkaoui me demande de la remettre à une date ultérieure. Donc, je donne aux parties dix (10) jours suivant la réception de la présente décision pour me soumettre leurs prétentions à ce sujet, sinon, ce sera sans frais.

LA COUR ORDONNE QUE :

M. Charkaoui soit maintenu en détention le tout conformément au paragraphe 83(3) de la L.I.P.R. jusqu'à ce que le juge désigné statue à nouveau à l'égard du maintien de la détention.

                     "Simon Noël"                      

                Juge


                                       COUR FÉDÉRALE

                       AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

                                                         

DOSSIER :                 DES-3-03

INTITULÉ :              MCI c. ADIL CHARKAOUI

LIEU DE L'AUDIENCE :                                Montréal (Québec)

DATE DE L'AUDIENCE :                              12 janvier 2004

MOTIFS :                   L'HONORABLE JUGE SIMON NOËL

DATE DES MOTIFS :                                     23 janvier 2004

COMPARUTIONS :

                                     Me Johanne Doyon

Me Julius Grey

POUR LE DEMANDEUR

Me Luc Cadieux

Me Daniel Latulippe

POUR LES DÉFENDEURS

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Doyon, Morin

Montréal (Québec)

Me Julius Grey

Montréal (Québec)

POUR LE DEMANDEUR

Morris Rosenberg

Sous-procureur général du Canada

Ottawa, Ontario


POUR LE DÉFENDEUR


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