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Date : 20040714

Dossier : T-2211-03

Référence : 2004 CF 986

ENTRE :

                                                     ONALEE KATHLEEN FRYE

                                                                                                                                    demanderesse

                                                                             et

                                        LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

                                                                                                                                           défendeur

                                                  MOTIFS DE L'ORDONNANCE

LE JUGE HARRINGTON

[1]                Le caporal Lee Arnold Berger luttait contre des incendies de forêt en Colombie-Britannique depuis une semaine. À la fin d'une longue journée, pendant laquelle les opérations de lutte contre le feu avaient duré quelque seize heures, il était allé à une plage voisine pour se baigner, en compagnie d'autres soldats. Pour revenir à la base, il a dû sauter une clôture bordant une autoroute. Il a perdu l'équilibre, et il est tombé sous les roues d'un camion-remorque. Il est mort sur le coup, laissant une veuve, Mme Onalee Kathleen Frye.

[2]                Bien que M. Berger fût soldat à sa mort, la demande de pension présentée par sa veuve a été rejetée parce que le décès ne résultait pas d'une blessure « consécutive ou directement rattachée » au service militaire (Loi sur les pensions, L.R.C. 1985, ch. P-6, art. 21).

[3]                Cette décision a été révisée et maintenue, la dernière fois, par le Tribunal des anciens combattants (révision et appel) siégeant en réexamen de la décision sur l'admissibilité à pension rendue en appel, et elle fait maintenant l'objet de la présente demande de contrôle judiciaire.

LA DÉCISION DU TRIBUNAL

[4]         M. Berger était militaire de carrière. Il était en vacances lorsqu'il a été rappelé à vingt-quatre heures d'avis, le 25 juillet 1994, pour prendre part à la lutte contre des incendies de forêt en Colombie-Britannique. Il était logé dans une tente érigée sur le terrain d'une base temporaire située près de Penticton (C.-B.). D'après le lieutenant colonel A.B. Leslie, son commandant, il était de service vingt-quatre heures par jour, sept jours par semaine, pendant la durée de ce déploiement temporaire.


[5]                Lorsque les militaires ne participaient pas aux opérations de lutte contre le feu, ils n'étaient pas autorisés à quitter le camp à leur guise. Il leur fallait signer un registre et indiquer où ils allaient. M. Berger et d'autres sont aller manger en ville et sont revenus juste avant le couvre-feu de minuit, puis ils sont ressortis pour aller nager. Ils n'ont pas signé de nouveau le registre, mais le ministre n'a pas invoqué cette apparente infraction car elle aurait tout au plus valu à M. Berger une légère amende.

[6]                Le tribunal a pris note de l'affirmation du commandant de M. Berger, selon laquelle il avait approuvé une politique de loisir et de détente afin que les soldats ne s'épuisent pas. La consommation d'alcool (et il n'y a absolument aucune preuve que l'alcool ait joué un rôle dans cette tragédie) ne devait pas excéder deux bières par jour par personne, ce total étant cumulatif et non transférable. Il était permis, pour les activités de R et R, de se rendre en ville et à la plage.

[7]                Il a été admis que M. Berger était de service, comme s'il était « sur appel » , lorsqu'il est décédé. Toutefois, il n'avait pas reçu l'ordre d'aller se baigner. Le Tribunal a jugé qu'il s'adonnait à une activité de la vie courante. Il profitait de la politique de loisir et de détente, c'est pourquoi son décès ne pouvait se rattacher directement au service militaire.

[8]                Bien que les articles 3 et 39 de la Loi sur le tribunal des anciens combattants (révision et appel), L.C. 1995, ch. 18, exigent que les lois du Canada soient interprétées de façon large, compte tenu des obligations que nous avons à l'égard de ceux qui ont bien servi leur pays et des personnes à leur charge et que le Tribunal tire les conclusions les plus favorables possible aux demandeurs, ce dernier n'a pu trouver de lien direct entre le décès de M. Berger et son service militaire.

[9]                Le décès de M. Berger s'est produit en temps de paix. Si le même incident avait eu lieu en temps de guerre, sa veuve aurait été admissible à la pension parce que le décès serait « survenu » pendant le service militaire (Loi sur les pensions, al. 21(1)b)).

[10]            Si son mari était décédé cette année, Mme Frye aurait, selon toute probabilité, touché la pension puisque la Loi a été modifiée pour que le « service spécial » équivaille au « service en temps de guerre » . Le service spécial comprend le service qui, selon l'opinion du ministre, comporte un risque élevé. La lutte contre l'incendie est un travail qui s'accomplit dans la chaleur, la saleté et le danger.

[11]            Le Tribunal a correctement statué que la modification législative n'avait pas d'effet rétroactif. Il faut néanmoins se demander si elle a effectivement changé le droit ou si elle l'a simplement clarifié. La Cour est autorisée à prendre en considération l'historique d'une loi, y compris des extraits du hansard, dans la mesure où elle ne perd pas de vue que la fiabilité et le poids de cette preuve sont limités (Dagg c. Canada (Ministre des Finances), [1997] 2 R.C.S. 403, par. 49).

[12]            Voici ce que l'Honorable Ray Pagkatham, ministre des Anciens combattants, a dit en Chambre le 28 avril 2003 :

En vertu de la loi existante, si un membre des forces armées subit une invalidité ou contracte une maladie alors qu'il n'est pas affecté dans une zone de service spécial, il est couvert, mais le fardeau de la preuve lui incombe, c'est-à-dire qu'il lui incombe de prouver que l'invalidité est survenue du fait de ce service ou lui est directement liée.


Toutefois, en accordant aux membres des forces armées en mission dans une zone de service spécial une protection de 24 heures par jour, sept jours sur sept, le critère du fardeau de la preuve disparaît. Ils n'auront plus qu'à prouver que leur problème est survenu pendant la période de leur service. Ainsi, la nécessité de fournir des preuves médicales détaillées s'en trouvera simplifiée. Et il deviendra plus aisé de décider s'il y a lieu ou non d'accorder une pension d'invalidité.

[13]            Je conviens que la question déterminante est celle du fardeau de la preuve. Il ne suffit que par M. Berger ait été membre des Forces armées lors de son décès. Il faut que le décès soit consécutif ou directement rattaché au service militaire.

LA NORME DE CONTRÔLE

[14]       La décision du Tribunal portait sur une question mixte de droit et de fait. Elle sera maintenue à moins qu'elle ne soit déraisonnable. Une décision déraisonnable n'est pas une décision rendue par des gens déraisonnables, c'est une décision qui ne peut résister à « un examen assez poussé » (Canada (Directeur des enquêtes et recherches) c. Southam Inc., [1997] 1 R.C.S. 748, par. 56; McTague c. Canada (Procureur général), [2000] 1 C.F. 647, par. 54; Dr. Q. c. College of Physicians and Surgeons of British Columbia, [2003] 1 R.C.S. 226, par. 39). Souvent, il s'agira d'une question de fait. Par exemple, il faudra déterminer si un problème de santé remonte au service militaire de l'intéressé. Des décisions rendues sur de telles questions ne sont sujettes au contrôle judiciaire que si elles sont manifestement déraisonnables.


[15]            On pourrait faire valoir qu'en l'espèce la décision portait sur une question de droit. De telles décisions n'exigent pas autant de déférence, puisque la norme de contrôle qui leur est applicable est celle de la décision correcte. Il n'est pas nécessaire que je me lance dans cette distinction puisque l'application de l'un ou l'autre critère donne le même résultat en l'espèce.

ANALYSE

[16]       À cause de la spécificité factuelle de chaque affaire, il est difficile de dégager de la jurisprudence relative à la Loi sur les pensions un principe général concernant le sens du « lien direct » . Toutefois, il est établi qu'une blessure occasionnée par une activité de la vie courante comme dormir à la base ou prendre une douche sur un navire est directement rattachée au service militaire (R.E.C. c. Canada (Procureur général) (1998), 155 F.T.R. 306; Bradley c. Canada (Procureur général) (2001), 208 F.T.R. 253, 2001 CFPI 793).

[17]            La Cour a déjà statué que des blessures subies hors de la base, en conduisant une voiture ou en traversant une rue, ne sont pas directement rattachées au service militaire (McTague, précité, et Schut c. Canada (Procureur général) (2000), 186 F.T.R. 212).

[18]            Pour moi, le lieu de l'incident n'est pas déterminant. C'est le fait que M. Berger était de service en contexte de risque élevé qui constitue un facteur distinctif en l'espèce. Pourquoi prenait-il un bain de minuit avec d'autres militaires au lieu de passer ses vacances avec sa femme? Parce qu'il risquait sa vie en faisant son devoir, devoir duquel il prenait une courte pause.

[19]            La disposition pertinente est l'alinéa 21(2)b) de la Loi sur les pensions, tel qu'il était libellé en 1994 :

(2)b) des pensions sont accordées à l'égard des membres des forces, conformément aux taux prévus à l'annexe II, en cas de décès causé par une blessure ou maladie - ou son aggravation - consécutive ou rattachée directement au service militaire;

(2) (b) where a member of the forces dies as a result of an injury or disease or an aggravation thereof that arose out of or was directly connected with such military service, a pension shall be awarded in respect of the member in accordance with the rates set out in Schedule II;

[20]            L'intention du législateur n'est pas claire. Les tribunaux ont donné au mot « consécutive » une interprétation beaucoup plus large que « causé par » ; l'interprétation de « rattachée directement » est beaucoup moins large. Il est significatif, également, que les mots « consécutive » et « rattachée directement » sont unis par un « ou » , non par un « et » .

[21]            À cet égard, voici ce que le juge Major de la Cour suprême du Canada a écrit dans l'arrêt Amos c. Insurance Corp. of British Columbia, [1995] 3 R.C.S. 405, au paragraphe 21 :

La question est de savoir si le lien de causalité requis existe entre les coups de feu et la propriété, l'utilisation ou la conduite de la fourgonnette. En ce qui concerne la causalité, il est clair qu'on ne requiert pas l'existence d'un lien de causalité direct ou immédiat entre les blessures subies et la propriété, l'utilisation ou la conduite d'un véhicule. L'expression « découle de » [arising out of] est plus générale que l'expression « causé par » et doit recevoir une interprétation plus libérale.


[22]            Étant donné la règle d'interprétation énoncée dans la Loi sur le tribunal des anciens combattants (révision et appel), précitée, je serais tenté de ne pas tenir compte de « rattachée directement » et de mettre l'accent sur la question de savoir si le décès de M. Berger est consécutif à son service militaire. Toutefois, après examen de la version française de la Loi, j'estime que les mots déterminants sont « rattachée directement » qui, selon moi, sont synonymes de « causée directement » .

[23]            En temps de paix, la succession d'un militaire a droit à une pension si le décès a été « causé par une blessure ou maladie ... consécutive » . En temps de guerre, le droit à la pension existe si le décès a été « causé par une blessure ou maladie ... survenue au cours de service militaire » (alinéa 21(1)b)). Le mot « consécutive » introduit une nuance et une limite qui ne figurent pas dans la version anglaise.

[24]            Cela dit, je suis d'avis que le Tribunal a omis de prendre en considération la signification de « directement » . La réponse se trouve dans l'arrêt de la Cour suprême du Canada, Cie des chemins de fer nationaux du Canada c. Norsk Pacific Steamship Co., [1992] 1 R.C.S. 1021. Bien qu'à première vue, il semble s'agir d'une action en dommages-intérêts pour une perte purement économique, la décision de la juge McLachlin (plus tard Juge en chef) met l'accent sur le lien de causalité. Elle fait remarquer que dans les juridictions de droit civil, toute perte peut donner lieu à indemnisation « chaque fois qu'on prouve l'existence d'une faute, d'un préjudice et d'un lien causal direct et immédiat entre les deux » (page 1143). À cet égard, elle cite l'arrêt Joly c. Ferme Ré-Mi Inc., [1974] C.A. 523, dans lequel la Cour a indemnisé un aviculteur des profits perdus à la suite d'une négligence ayant entraîné la chute d'un poteau d'électricité, laquelle avait causé une panne.

[25]            Je crois important de s'attarder aux mots qu'elle a employés :


...Le mécanisme de contrôle qui permet d'éviter le préjudice illimité en droit civil réside non pas dans le genre de préjudice subi mais dans la question de savoir si, dans les faits le préjudice est une conséquence directe, certaine et immédiate de la négligence. Il semble que cela a permis d'éviter les réclamations futiles et la menace de responsabilité illimitée.. [page 1144]

...

Le lien étroit est la notion déterminante qui permet d'éviter le spectre de la responsabilité illimité. On peut établir l'existence d'un lien étroit au moyen de toute une gamme de facteurs, selon la nature de l'affaire. [page 1152]

[26]            Elle formule la conclusion suivante, à la page 1154:

Considérée sous cet angle, l'existence d'un lien étroit peut être considérée comme équivalant à l'exigence en droit civil que les dommages soient directs et certains. L'existence d'un lien étroit comme l'exigence de caractère direct, pose en principe l'existence d'un rapport étroit entre l'acte négligent et la perte en résultant. Les pertes éloignées qui découlent de rapports connexes ne sauraient donner lieu à indemnisation.

[27]            Il est possible d'établir une comparaison avec les « dommages causés par un véhicule à moteur » . Le juge Iacobucci a déclaré, dans l'arrêt Heredi c. Fensom, [2002] 2 R.C.S. 741, aux pages 756-757 :

Autrement dit, suivant l'intention véritable du législateur, l'expression « dommages causés par un véhicule à moteur » exige que la présence du véhicule à moteur constitue la caractéristique dominante ou la nature véritable de l'action. À l'inverse, que le fondement de l'action soit contractuel ou délictuel, si la présence du véhicule à moteur est un fait accessoire, l'action n'est pas visée par cette expression.

Voir aussi Chisholm c. Liberty Mutual Group (2002), 60 O.R. (3d) 776 (C.A.), où le juge Laskin a comparé la causalité au critère de l'éloignement [TRADUCTION] « n'eût été » .

[28]            Il ne s'agit pas de se demander si la cause et l'effet sont si inextricablement liés qu'un mouvement de l'un se répercute sur l'autre, comme entre un remorqueur et un remorqué. Le critère applicable fait intervenir l'existence de liens étroits, de liens dominants.

[29]            Le Tribunal n'a pas tenu compte de toutes les circonstances entourant le décès de M. Berger, et il a accordé trop d'importance au fait que la baignade et le retour au camp après une activité récréative ne faisaient pas partie du service militaire. Il n'a pas pris en considération que le lieutenant colonel Leslie avait établi une politique de récréation pour éviter que les soldats ne s'épuisent. L'activité en cause se rapprochait d'une activité sportive organisée par l'armée ou accomplie dans l'intérêt du service, qui est réputée être consécutive ou rattachée directement au service militaire (alinéas 21(3)a) et b)). Ici, la seule différence réside dans ce que le fardeau de la preuve incombait à Mme Frye.

[30]            Le lien de causalité direct, ou lien étroit, découle de ce que M. Berger participait à une opération militaire pour laquelle il était de service vingt-quatre heures par jour, sept jours par semaine, dans une zone à risque élevé. Si cet accident s'était produit pendant ses vacances ou même alors qu'il était cantonné dans une base ordinaire, il aurait été trop éloigné du service militaire pour être consécutif à ce service.

[31]            La demande de contrôle judiciaire est accueillie. L'affaire est renvoyée au Tribunal des anciens combattants (révision et appel) pour qu'il la réexamine en prenant en considération que le décès de M. Berger est consécutif ou rattaché directement au service militaire.

« Sean Harrington »

                                                                                                     Juge                   

Ottawa (Ontario)

14 juillet 2004

TRADUCTION CERTIFIÉE CONFORME

Ghislaine Poitras, LL.L.


                                     COUR FÉDÉRALE

                      AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                                     T-2211-03

INTITULÉ :                                                    ONALEE KATHLEEN FRYE

                                                                        et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

LIEU DE L'AUDIENCE :                                          TORONTO (ONTARIO)

DATE DE L'AUDIENCE :                                        30 JUIN 2004

MOTIFS DE L'ORDONNANCE DU JUGE HARRINGTON

EN DATE DU                                                  14 JUILLET 2004

COMPARUTIONS :

Brad Moore                                                      POUR LA DEMANDERESSE

Natalie Henein

Cynthia Koller                                                   POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOOSIER :

Fasken Martineau DuMoulin LLP

Toronto (Ontario)                                              POUR LA DEMANDERESSE

Morris Rosenberg

Sous-procureur général du Canada                                POUR LE DÉFENDEUR



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