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Date : 19990326


Dossier : IMM-4894-97

ENTRE :

     JAFAR AGHA YAZDANIAN,

     GHODSI KHANOUM YAZDANIAN,

     et HOSSEIN YAZDANIAN,

     demandeurs,

     et

     LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION,

     défendeur.

     MOTIFS DE L'ORDONNANCE

LE JUGE TREMBLAY-LAMER :

[1]      Il s'agit d'une demande de contrôle judiciaire visant la décision par laquelle l'agente des visas, Kathryn Louise Porter (l'agente des visas) a rejeté les demandes de résidence permanente au Canada présentées par Jafar Agha Yazdanian (le demandeur), Ghodsi Khanoum Yazdanian (son épouse) et Hossein Yazdanian (fils à charge).

[2]      Les demandeurs sont tous citoyens iraniens. Le demandeur a sollicité la résidence permanente au Canada au titre de la catégorie des entrepreneurs. Cela fait plus de trente ans qu'il travaille à son compte en Iran et, actuellement, il a une entreprise d'aliments pour volaille ainsi qu'une exploitation agricole produisant des pistaches. La valeur nette de son patrimoine est estimée à plus de quatre millions de dollars.

[3]      Après entrevue, l'agente des visas a conclu que le demandeur ne correspondait pas à la définition d'entrepreneur. Dans sa lettre de rejet, l'agente des visas a reconnu au demandeur une grande connaissance du commerce en Iran, sans être persuadée cependant qu'il réussirait à établir une entreprise au Canada.

[4]      Voici les facteurs négatifs dont elle a fait état :

     "      il n'avait que six ans de scolarité,                 
     "      il a beaucoup de peine à s'exprimer en anglais,                 
     "      son âge,                 
     "      il n'a aucune formation en matière de gestion et de pratiques commerciales à l'occidental et ses connaissances pratiques en ce domaine ne sont pas très étendues,                 
     "      il entend monter une entreprise d'import-export mais, dans le domaine du commerce, cela n'a jamais été son activité principale.                 

ANALYSE

     1)      Double comptage

[5]      Dans sa décision, l'agente des visas fait savoir que le demandeur a du mal à s'exprimer en anglais, n'a que six ans de scolarité et que étant donné son âge (65 ans), il éprouverait sans doute des difficultés. Dans son évaluation initiale, l'agente des visas avait accordé au demandeur zéro point pour chacun de ces trois critères de sélection. Le demandeur estime qu'il s'agit là d'un double comptage, ce qui est interdit.

[6]      Dans l'affaire Stefan c. MCI1, le juge Simpson a affirmé qu'il est loisible à un agent des visas de réexaminer les facteurs exposés à l'annexe I à condition de ne pas revenir sur le niveau de compétence, ce facteur ayant déjà fait l'objet d'une appréciation.

             Ce qu'il faut voir dans une analyse de la personnalité, c'est une appréciation axée sur les quatre facteurs et non sur le degré de compétence déjà noté dans d'autres parties de l'appréciation. Si cet objectif est atteint, alors l'arrêt Zeng ne s'applique pas, et le fait que des sujets examinés ailleurs dans l'appréciation soient de nouveau pris en considération, sous un angle différent englobant lesdits facteurs, ne constitue pas une erreur susceptible de contrôle.2.             

[7]      En l'espèce, la lettre de l'agente des visas traite principalement de la question de savoir dans quelle mesure le demandeur est susceptible d'établir avec succès une entreprise ou un commerce au Canada. S'agissant du demandeur, l'agente des visas n'a commis aucune erreur en tenant compte de sa connaissance de la langue anglaise, de sa scolarité rudimentaire et de son âge pour décider s'il était en mesure ou non d'établir une entreprise au Canada. Dans la mesure où elle a réexaminé ces facteurs-là, j'estime qu'il n'y a pas eu double comptage. Elle a évalué les compétences du demandeur et, ensuite, a apprécié s'il était en mesure d'établir une entreprise au Canada.

     2)      Application de la définition

[8]      La définition de ce qu'est un entrepreneur figure au paragraphe 2(1) du Règlement sur l'immigration3 :

"entrepreneur" means an immigrant

     (a) who intends and has the ability to establish, purchase or make a substantial investment in a business or commercial venture in Canada that will make a significant contribution to the economy and whereby employment opportunities will be created or continued in Canada for one or more Canadian citizens or permanent residents, other than the entrepreneur and his dependants, and
     (b) who intends and has the ability to provide active and on-going participation in the management of the business or commercial venture.         

" entrepreneur " désigne un immigrant

     a) qui a l'intention et qui est en mesure d'établir ou d'acheter au Canada une entreprise ou un commerce, ou d'y investir une somme importante, de façon à contribuer de manière significative à la vie économique et à permettre à au moins un citoyen canadien ou résident permanent, à part l'entrepreneur et les personnes à sa charge, d'obtenir ou de conserver un emploi, et
     b) qui a l'intention et est en mesure de participer activement et régulièrement à la gestion de cette entreprise ou de ce commerce;

[9]      En l'espèce, l'agente des visas a évalué l'aptitude du demandeur à établir une entreprise ou un commerce au Canada. Elle a reconnu, lors du contre-interrogatoire, qu'elle n'avait pas cherché à savoir dans quelle mesure le demandeur était en mesure d'acheter une entreprise ou un commerce, ou d'y investir une somme importante. Elle a de fait admis que la somme de 500 000 $ permettrait à quelqu'un d'acheter une entreprise au Canada ou d'y investir.

[10]      Le demandeur estime que l'agente des visas a mal appliqué le critère permettant de dire s'il était effectivement entrepreneur car elle a uniquement retenu les mots " établir une entreprise ", ignorant le reste de la définition. Mais, comme le fait remarquer le défendeur, le projet d'entreprise présenté par le demandeur prévoyait uniquement l'établissement d'une entreprise.

             PROJET D'ENTREPRISE             
             J'entends, en tant qu'entrepreneur au Canada, établir une entreprise de fabrication d'aliments pour volaille ainsi qu'une entreprise se livrant à l'exportation de ces aliments. La principale activité de l'entreprise sera à l'exportation. Je reconnais que le Canada s'intéresse davantage à la promotion des exportations de ressources canadiennes (matières premières et produits manufacturés) et je tenterai d'établir une entreprise de fabrication et de lui donner cette orientation-là. Je dispose de 700 000 $CAN pour mettre en oeuvre mon projet et, une fois installé au Canada, je suis ouvert aux autres occasions qui pourraient se présenter4.             

[11]      Une situation analogue était soumise à mon collègue le juge Décary de la Cour d'appel dans l'affaire Bakhshaee c. Canada (M.C.I.)5. Il a conclu à l'époque que rien n'obligeait à évaluer le demandeur au regard des trois choix possibles lorsque le demandeur fondait sa demande sur une seule de ces trois possibilités. C'est ainsi qu'il affirme, à la p. 159 du recueil :

             " Le demandeur peut très bien décider de fonder sa demande sur une seule des trois options et de soumettre des éléments de preuve à cet égard, auquel cas un agent n'a pas besoin, bien entendu, d'examiner les autres options. En l'espèce, le demandeur s'est limité à des allégations et à des éléments de preuve relatifs à l'établissement d'une entreprise. On ne saurait reprocher à l'agent des visas de n'avoir pas examiné les autres options à l'égard desquelles il n'existait simplement pas d'éléments de preuve. "             
             

[12]      Je ne relève en conséquence aucune erreur de droit, ni aucun déni d'équité procédurale découlant du fait que l'agente des visas ne s'est pas demandée si le demandeur était en mesure d'acheter une entreprise ou un commerce au Canada, ou d'y investir une somme importante.

[13]      En ce qui concerne la seconde partie de la définition de ce qu'est un entrepreneur, l'alinéa b) exige de l'intéressé qu'il ait l'intention et qu'il soit en mesure de participer " activement et régulièrement à la gestion de cette entreprise ou de ce commerce ". Le demandeur conteste l'interprétation que l'agente des visas a faite des mots " activement " et " régulièrement ". En ce qui concerne le traitement des dossiers des immigrants postulant au titre des entrepreneurs ou des travailleurs indépendants, un mémorandum des services de l'immigration contient des instructions concernant l'application des termes activement et régulièrement.

             [traduction] Le mot " activement " dénote l'impulsion d'une action ou d'un changement et le mot " régulièrement " dénote la continuité6.             

[14]      Lors du contre-interrogatoire, l'agente des visas a affirmé que pour elle et ses collègues, le mot " activement " s'applique à [traduction ] " des activités opérationnelles quotidiennes par contraste avec le cas d'une personne qui se trouve dans un autre pays, et qui se contente d'investir son argent ou de passer une fois par mois ".7 Il s'agit là, pour le demandeur, d'une mauvaise application du droit applicable. Je suis d'accord avec le demandeur. C'est lui imposer une trop grande contrainte que d'exiger d'un candidat à l'immigration une activité opérationnelle quotidienne. J'estime qu'une participation " active " et " régulière " à la gestion d'une entreprise, cela veut simplement dire, comme le suggère le manuel des opérations, être toujours en mesure d'impulser ou de modifier les opérations d'une entreprise. L'entrepreneur n'a pas à se trouver sur place pour assurer, au jour le jour, la bonne marche de l'entreprise.

[15]      Il est à tout la moins difficile de savoir si l'agente des visas a tenu compte de l'aptitude du demandeur à participer activement et régulièrement à la gestion de l'entreprise. Sa lettre n'évoque aucunement l'aptitude du demandeur à participer activement et régulièrement à la gestion, puisqu'elle porte simplement sur son aptitude à établir une entreprise. Dans son affidavit, l'agente des visas admet que le demandeur avait l'intention de participer activement et régulièrement à la gestion, mais qu'elle n'était pas persuadée qu'il était en mesure de le faire. Elle évoque, à l'appui de sa conclusion, le fait que le demandeur connaissait mal l'anglais et qu'il n'avait que peu d'expérience du commerce en Occident et des pratiques commerciales qui y ont cours. Elle a également évoqué le fait qu'il n'avait guère de contacts dans le monde canadien des affaires. J'estime qu'il y a une différence entre une participation à la gestion et l'établissement d'une entreprise et que l'agente des visas n'a pas fait la distinction entre les deux.

     3)      L'équité procédurale

[16]      Le demandeur affirme que l'agente des visas a failli à son devoir d'équité en ne portant pas à sa connaissance les inquiétudes que lui inspiraient les lacunes du demandeur en matière de commerce à l'occidentale.

[17]      Le défendeur fait pour sa part valoir que c'est au demandeur qu'il incombe de fournir à l'agente des visas suffisamment d'éléments pour démontrer qu'il est à même d'être admis au Canada et qu'il aurait dû savoir qu'on tiendrait compte de son degré d'expérience en matière de pratiques commerciales en Occident.

[18]      Je conviens avec le défendeur qu'il appartenait au demandeur de fournir à l'agente des visas suffisamment d'éléments pour étayer sa demande, mais lorsque l'agent des visas éprouve une préoccupation particulière susceptible d'aboutir au rejet d'une demande, l'équité exige de fournir au demandeur la possibilité de réagir à cette préoccupation8.

[19]      Le défendeur fait valoir qu'il ne s'agissait là que d'un des plusieurs facteurs dont l'agente des visas a tenu compte. Mais, il ressort clairement de l'affidavit de celle-ci qu'il s'agissait d'un élément " clé ". Elle a en effet affirmé que :

             [traduction] Si le demandeur possédait indéniablement une large expérience des affaires en Iran, où il avait géré avec succès plusieurs entreprises, cela ne démontrait aucunement que le demandeur était capable de s'adapter à de nouvelles pratiques commerciales, dans une société où les conditions de vie, de travail et les pratiques commerciales sont radicalement différentes de celles qui prévalent dans le pays où il a vécu et travaillé toute sa vie. Le demandeur n'avait aucune expérience du milieu commercial en Occident, ni aucune connaissance des pratiques commerciales en vigueur dans cette partie du monde. Son dossier ne contenait pas suffisamment d'éléments tendant à démontrer qu'il avait les connaissances ou aptitudes nécessaires pour oeuvrer sur le marché canadien, dans un milieu commercial occidental9.             

En pareil cas, l'agente des visas doit donner au demandeur la possibilité de répliquer aux objections que suscite son dossier.

[20]      Je reconnais que pour se prononcer sur la demande émanant de quelqu'un originaire d'un pays non occidental, il peut convenir de tenir compte du facteur que constitue l'expérience du monde " occidental " étant donné que les conditions de travail et de commerce varient d'un pays à un autre, mais, me semble-t-il, en accordant trop d'importance à l'expérience qu'un candidat peut avoir du monde du commerce en Occident, on arriverait à rejeter les demandes présentées par des entrepreneurs chevronnés qui ont fait leurs preuves au sein d'autres cultures.

[21]      En l'espèce, le demandeur a géré plusieurs entreprises, produisant des aliments pour volaille, par exemple, et cultivant des pistachiers. Il s'est constitué un patrimoine de plus de quatre millions de dollars. Cela témoigne à l'évidence de ses aptitudes au commerce. Il est clair qu'une personne qui possède une telle expérience du commerce conservera son savoir-faire tout en s'adaptant aux pratiques commerciales " occidentales ". L'agente des visas ne devrait pas, me semble-t-il, accorder trop de poids à cet élément-là.

[22]      Par ces motifs, la demande de contrôle judiciaire est accueillie et l'affaire est renvoyée pour nouvel examen devant un autre agent des visas.

     " Danièle Tremblay-Lamer "

                                     JUGE

OTTAWA (ONTARIO)

le 26 mars 1999

Traduction certifiée conforme

Jacques Deschênes LL.B.

COUR FÉDÉRALE DU CANADA

SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE


AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

No DU GREFFE :      IMM-4894-97

INTITULÉ DE LA CAUSE :      JAFAR AGHA YAZDANIAN,GHODSI KHANOUM YAZDANIAN, et HOSSEIN YAZDANIAN c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

LIEU DE L'AUDIENCE :      VANCOUVER (C.-B.)

DATE DE L'AUDIENCE :      LE 17 MARS 1999

MOTIFS DE L'ORDONNANCE DE MADAME LA JUGE TREMBLAY-LAMER

DATE :      LE 26 MARS 1999

ONT COMPARU :

M. ZOOL SULEMAN      POUR LE DEMANDEUR

Mme LARISSA EASSON      POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

SULEMAN & COMPANY      POUR LE DEMANDEUR

VANCOUVER (C.-B.)

MORRIS ROSENBERG      POUR LE DÉFENDEUR

SOUS-PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

__________________

1      (1995), 35 Imm. L.R. (2d) 21 (C.F. 1re inst.)

2      Ibid. à la p. 24.

3      DORS/78-172, tel que mod.

4      Dossier du demandeur, p. 60.

5      (1998), 154 F.T.R. à la p. 158 (C.A.F.).

6      Immigration Canada, Guide de l'immigration - Traitement des demandes à l'étranger , c. 6, à la p. 11, dossier du demandeur à la p. 230.

7      Transcription du contre-interrogatoire de K.L. Porter (30 juin 1998) aux pp. 10 et 11, (Q#48 - 49).

8      Fong c. Canada (M.E.I.), [1990] 3 C.F. 705 (C.F. 1re inst.).

9      Affidavit de K.L. Porter (en date du 17 décembre 1997), par. 10.

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