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Date : 20010830

Dossier : IMM-5406-00

Référence neutre : 2001 CFPI 972

ENTRE :

                              LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

                                                                                                                                               demandeur

                                                                                  et

                                                               YOSEPH ASGHEDOM

                                                                                                                                                   défendeur

                                     MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

LE JUGE BLAIS

[1]                 La présente demande de contrôle judiciaire porte sur une décision de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié (la Commission), rendue en cabinet le 21 septembre 2000, avec des motifs écrits le 7 novembre 2000, par laquelle la Commission a conclu que le défendeur est un réfugié au sens de la Convention.


LES FAITS

[2]                 Le défendeur est un citoyen de l'Érythrée, où il a vécu depuis sa naissance jusqu'à son déménagement à Addis-Abeba, en Éthiopie, pour y suivre des études secondaires.

[3]                 Après avoir terminé ses études secondaires en 1986, le défendeur a trouvé un emploi de camionneur. Dans le cadre de ses fonctions de camionneur à Addis-Abeba, il était tenu de se présenter aux autorités municipales, qui lui indiquaient où charger et décharger son camion. À l'époque, l'Éthiopie était dirigée par un gouvernement militaire et le défendeur ne pouvait travailler comme camionneur sans se présenter aux autorités municipales.

[4]                 Le défendeur occupait cet emploi de camionneur depuis deux mois lorsqu'à l'occasion d'un des arrêts au cours desquels les autorités municipales lui donnaient leurs instructions, il a été enrôlé de force dans l'armée éthiopienne tandis que le camion qu'il conduisait, dont il n'était pas propriétaire, a été réquisitionné.

[5]                 Le défendeur avait alors 18 ans. Il a été amené dans une base militaire de la région. Deux jours plus tard, il a été transféré dans un camp militaire situé en Érythrée. Il y a passé les deux années suivantes, jusqu'à ce qu'il reçoive son congé de l'armée.

[6]                 Des rebelles basés en Érythrée combattaient le gouvernement éthiopien depuis que l'Érythrée était devenue une province de l'Éthiopie en 1962.

[7]                 Le défendeur est resté en Érythrée pendant toute la période où il était sous les drapeaux. Ses fonctions de soldat l'amenaient notamment à monter la garde lorsque des résidences appartenant à des civils en Érythrée faisaient l'objet d'une descente à la recherche d'armes et de munitions, à faire monter des gens de force dans des camions qui les amenaient ensuite au camp et, avec d'autres soldats, à enterrer les cadavres au camp. Il savait que certaines personnes, en l'occurrence celles chez qui on avait trouvé des armes, étaient torturées et abattues au camp.

[8]                 Le défendeur est retourné à la vie civile vers la fin 1988 ou le début 1989, et il est revenu à Addis-Abeba, où il a repris un emploi de camionneur jusqu'au déclenchement de la guerre entre l'Éthiopie et l'Érythrée en 1998. Comme il vivait en Éthiopie mais était de descendance érythréenne, il a alors été arrêté et condamné à la déportation en Érythrée. Craignant de rentrer en Érythrée en raison du rôle qu'il avait joué dans la guerre contre le gouvernement actuel de l'Érythrée, qui est au pouvoir depuis 1991, il a réussi à échapper à la détention en Éthiopie en versant un pot-de-vin et il s'est enfui au Canada.


ANALYSE

La Commission a-t-elle commis une erreur de droit en déterminant que le défendeur n'était pas complice de crimes de guerre ou de crimes contre l'humanité, notamment en acceptant sa défense fondée sur la contrainte et en ne tenant pas compte du fait que le défendeur ne s'était pas dissocié de l'organisation à la première occasion?

[9]                 La définition d'un réfugié au sens de la Convention se trouve au paragraphe 2(1) de la Loi sur l'immigration (la Loi), où on trouve ceci :


Sont exclues de la présente définition les personnes soustraites à l'application de la Convention par les sections E ou F de l'article premier de celle-ci dont le texte est reproduit à l'annexe de la présente loi.

"Convention refugee"...

does not include any person to whom the Convention does not apply pursuant to section E or F of Article I thereof, which sections are set out in the schedule to this Act,


[10]            En l'instance, la Commission s'est demandée si le défendeur était exclu de l'application de la Convention en vertu de la section Fa) de l'article premier de la Convention.

[11]            La section F de l'article premier de la Convention, que l'on trouve en annexe à la Loi, porte que :


F. Les dispositions de cette Convention ne seront pas applicables aux personnes dont on aura des raisons sérieuses de penser:

a) Qu'elles ont commis un crime contre la paix, un crime de guerre ou un crime contre l'humanité, au sens des instruments internationaux élaborés pour prévoir des dispositions relatives à ces crimes.

F. The provisions of this Convention shall not apply to any person with respect to whom there are serious reasons for considering that:

(a) he has committed a crime against peace, a war crime, or a crime against humanity, as defined in the international instruments drawn up to make provision in respect of such crimes;


[12]            Le demandeur soutient que le défendeur était clairement complice dans la commission de crimes contre l'humanité en aidant les forces armées à atteindre ses objectifs dans la guerre contre l'Érythrée. Plus particulièrement, le défendeur a participé à des fouilles maison par maison, et il a ramassé des gens et les a obligés à monter dans des camions. Ces personnes étaient alors amenées au camp militaire, où elles étaient maltraitées ou torturées et fusillées, leurs corps étant ensuite abandonnés en forêt. Le défendeur se rendait alors dans la forêt et il ramassait les corps, pour ensuite les jeter dans un trou creusé dans la terre.

[13]            Le demandeur soutient que le défendeur n'était pas un spectateur innocent : bien qu'il ait pu être réticent (ce que le défendeur soutient, mais que le demandeur n'admet pas), il participait intégralement à l'entreprise militaire et donc à des actes inhumains commis de propos délibéré. Le défendeur a participé à ces actes inhumains dans le cadre de l'atteinte des objectifs communs de l'organisation. Il est resté membre de l'organisation jusqu'à ce que les forces armées lui donnent son congé à la fin de son service, avec une lettre faisant état de ses bons services.


[14]            Le droit relatif à l'exclusion en vertu de la section Fa) de l'article premier de la Convention est exposé par la Cour d'appel fédérale dans l'arrêt Ramirez c. Canada (M.C.I.), [1992] 2 C.F. 306 (C.A.F.). La Cour d'appel fédérale a déclaré que le fardeau d'établir l'existence de raisons sérieuses de penser qu'on avait commis des crimes internationaux incombait à la partie qui en invoquait l'existence, le demandeur en l'instance, et que la norme de preuve est moindre que celle de la prépondérance des probabilités.

[15]            À la page 315, la Cour d'appel fédérale a aussi expliqué le degré de complicité requis pour déclencher le mécanisme d'exclusion :

La Convention fait mention des « instruments internationaux élaborés pour prévoir des dispositions relatives à ces crimes » . L'Accord de Londres/Tribunal militaire international est l'un de ces instruments. L'article 6 de ce document prévoit, entre autres, ce qui suit [reproduit par Grahl-Madsen, à la page 274] :

Les dirigeants, organisateurs, provocateurs ou complices qui ont pris part à l'élaboration ou à l'exécution d'un plan concerté ou d'un complot pour commettre l'un quelconque des crimes ci-dessus définis sont responsables de tous les actes accomplis par toutes personnes en exécution de ce plan.

Je crois que cet élément indique de façon concluante que les complices sont visés au même titre que les auteurs principaux. Mais il reste à déterminer le degré de participation requis pour être un complice.

[...]

Hathaway (supra) fait état de l'exigence de l'existence de la mens rea, ce qui implique une connaissance. Il écrit (à la page 220) :

[Traduction] La dernière question qui se pose est celle du degré de participation requis pour entraîner la responsabilité criminelle. Il se peut que la simple présence sur les lieux d'un crime ne soit pas sanctionnable (Fedorenko v. United States, 449 U.S. 490 (U.S.S.C. 1981)), mais il faut appliquer l'exclusion « lorsque la preuve établit que la personne visée a personnellement ordonné l'acte de persécution, a incité à le commettre, a aidé à la perpétration ou y a autrement participé » (Laipenieks v. I.N.S., 750 F. 2d 1427, à la p. 1431 (U.S.C.A., 9th Cir. 1985)).

[...]

Quel est, alors, le degré de complicité requis? La première conclusion à laquelle je parviens est que la simple appartenance à une organisation qui commet sporadiquement des infractions internationales ne suffit pas, en temps normal, pour exclure quelqu'un de l'application des dispositions relatives au statut de réfugié. De fait, cette conclusion concorde avec l'intention des États signataires, ainsi qu'il appert du Tribunal militaire international de l'après-guerre, mentionné plus haut. Grahl-Madsen affirme, (supra, à la page 277) :


[Traduction] Il importe de signaler que le Tribunal militaire international a exclu de la responsabilité collective « les personnes qui ignoraient les fins criminelles des actes commis par l'organisation et les personnes qui ont été conscrites par l'État, à moins qu'elles n'aient personnellement pris part, en qualité de membres de l'organisation, à la perpétration des actes déclarés criminels par l'article 6 de la Charte. La simple appartenance n'est pas suffisante pour être visée par ces déclarations [Tribunal militaire international, i. 256].

Toutefois, lorsqu'une organisation vise principalement des fins limitées et brutales, comme celles d'une police secrète, il paraît évident que la simple appartenance à une telle organisation puisse impliquer nécessairement la participation personnelle et consciente à des actes de persécution.

De la même façon, la simple présence d'une personne sur les lieux d'une infraction ne permet pas d'établir sa participation personnelle et consciente (pas plus qu'elle n'entraînerait la responsabilité pénale aux termes de l'article 21 du Code criminel du Canada), bien que, encore une fois, la présence jointe à d'autres faits puisse faire conclure à une telle participation. Selon moi, le simple fait de regarder, comme c'est le cas, par exemple, lors d'exécutions publiques, sans entretenir de rapports intrinsèques avec le groupe se livrant aux actes de persécution, ne peut jamais, quelque humainement répugnant qu'il nous paraisse, constituer une forme de participation personnelle. Cependant, un associé des auteurs principaux ne pourrait jamais, à mon avis, être qualifié de simple spectateur. Les membres d'un groupe peuvent à bon droit être considérés comme des participants personnels et conscients, suivant les faits.

Je crois que, dans de tels cas, la complicité dépend essentiellement de l'existence d'une intention commune et de la connaissance que toutes les parties en cause en ont. Ce principe est conforme au droit interne (p. ex. le paragraphe 21(2) du Code criminel) et, selon moi, il constitue la meilleure interprétation possible du droit international.

[...]

Il faut prendre particulièrement soin de ne pas condamner automatiquement quiconque est mêlé à un conflit en situation de guerre. Dans la plupart des guerres de l'histoire de l'humanité, la plupart des combattants ont probablement vu leur propre armée se livrer à des actes qu'ils auraient normalement trouvés répréhensibles mais qu'ils se sont sentis absolument incapables d'arrêter, du moins sans courir de risques graves. Bien que la loi puisse obliger ceux qui reçoivent l'ordre de commettre des crimes internationaux à faire un choix, elle ne requiert pas des gens se trouvant sur les lieux d'un tel crime qu'ils se portent immédiatement au secours des victimes à leurs propres risques. La loi n'a pas habituellement pour effet d'ériger l'héroïsme en norme.

À mon avis, il n'est pas souhaitable, dans l'établissement d'un principe général, de dépasser le critère de la participation personnelle et consciente aux actes de persécution. Le reste devrait être tranché en fonction des faits particuliers de l'affaire.

[16]            Dans l'arrêt Moreno c. Canada (M.E.I.), [1994] 1 C.F. 298 (C.A.F.), la Cour d'appel fédérale déclare ceci :


Il est bien établi que la simple appartenance à une organisation impliquée dans la perpétration de crimes internationaux ne permet pas d'invoquer la disposition d'exclusion; voir les arrêts Ramirez, à la page 317, et Laipenieks v. I.N.S., 750 F. 2d (1985) (9th Cir. 1985), à la page 1431. La règle générale connaît une exception lorsque l'existence même de l'organisation repose sur l'atteinte d'objectifs politiques ou sociaux par tout moyen jugé nécessaire. L'appartenance à une force policière secrète peut être jugée suffisante pour que l'on puisse invoquer la disposition d'exclusion; voir l'arrêt Naredo et Arduengo c. Ministre de l'Emploi et de l'Immigration (1990), 37 F.T.R. 161 (C.F. 1re inst.), mais voir également l'arrêt Ramirez, aux pages 318 et suivantes. L'appartenance à une organisation militaire impliquée dans un conflit armé contre les forces de la guérilla est visée par la règle générale et non par l'exception.

Pour répondre à la seconde question (participation à titre de gardien), il convient de souligner les principes fondamentaux qui sous-tendent le droit criminel canadien. Bien que je ne prétende pas que la tâche de la Commission consiste à en venir à une conclusion qui repose entièrement sur l'application des principes de droit criminel, j'estime utile de recourir aux propos du juge Dickson (tel était alors son titre), qui s'exprimait au nom de la majorité de la Cour dans l'arrêt Dunlop et Sylvester c. La Reine, [1979] 2 R.C.S. 881, où il a étudié l'infraction d'aide et d'encouragement (aux pages 891 et 896) :

La simple présence sur les lieux d'un crime n'est pas suffisante pour conclure à la culpabilité. Il faut faire quelque chose de plus: encourager l'auteur initial; faciliter la perpétration de l'infraction, comme monter la garde ou attirer la victime, ou accomplir un acte qui tend à faire disparaître les obstacles à la perpétration de l'acte criminel, comme par exemple empêcher la victime de s'échapper ou encore se tenir prêt à aider l'auteur principal.

. . .

. . . J'ai beaucoup de difficulté à déceler une preuve de quelque chose de plus que la simple présence et l'acquiescement passif. La présence au moment de la perpétration d'une infraction peut constituer une preuve d'aide et d'encouragement si elle est accompagnée d'autres facteurs, comme la connaissance préalable de l'intention de l'auteur de perpétrer l'infraction ou si elle a pour but l'incitation. Il n'y a aucune preuve qu'au cours de la perpétration de l'acte criminel, l'un ou l'autre des accusés ait fourni une aide, une assistance ou une incitation au viol . . . Il n'y a aucune preuve de quelque acte positif ou omission pour faciliter le dessein illicite.

Si la simple présence sur les lieux d'un crime (la torture) n'est pas suffisante pour invoquer la disposition d'exclusion, l'acte qui consiste à monter la garde en vue d'empêcher la victime visée de s'échapper peut bien entraîner la responsabilité criminelle. En l'espèce, toutefois, l'appelant n'aurait pu aider le prisonnier à s'échapper puisqu'il n'a jamais détenu la clef de la cellule. Quoi qu'il en soit, la détermination de la complicité de l'appelant ne devrait pas reposer sur la possession d'une clef. Dans une même veine, il reste à déterminer si, comme l'a laissé entendre la Commission, l'appelant aurait dû tenter d'empêcher ses officiers supérieurs de poursuivre leurs actes de torture. Par son raisonnement tranchant, le juge MacGuigan répond promptement à cet argument dans l'arrêt Ramirez (aux pages 319 et 320) :


Il faut prendre particulièrement soin de ne pas condamner automatiquement quiconque est mêlé à un conflit en situation de guerre. Dans la plupart des guerres de l'histoire de l'humanité, la plupart des combattants ont probablement vu leur propre armée se livrer à des actes qu'ils auraient normalement trouvés répréhensibles mais qu'ils se sont sentis absolument incapables d'arrêter, du moins sans courir de risques graves. Bien que la loi puisse obliger ceux qui reçoivent l'ordre de commettre des crimes internationaux à faire un choix, elle ne requiert pas des gens se trouvant sur les lieux d'un tel crime qu'ils se portent immédiatement au secours des victimes à leurs propres risques. La loi n'a pas habituellement pour effet d'ériger l'héroïsme en norme.

[...]

Il est reconnu en droit que les actes ou les omissions qui équivalent à un acquiescement passif ne permettent pas d'invoquer la disposition d'exclusion. Il faut établir une participation personnelle aux actes de persécution. À cet égard, le raisonnement exposé dans l'arrêt Ramirez est à la fois obligatoire et convaincant (à la page 318) :

Je crois que, dans de tels cas, la complicité dépend essentiellement de l'existence d'une intention commune et de la connaissance que toutes les parties en cause en ont.

À la page 320, le juge MacGuigan, J.C.A., conclut ceci :

À mon avis, il n'est pas souhaitable, dans l'établissement d'un principe général, de dépasser le critère de la participation personnelle et consciente aux actes de persécution. Le reste devrait être tranché en fonction des faits particuliers de l'affaire.

Tenant compte du raisonnement précédent, nous devons déterminer si le comportement de l'appelant satisfait au critère de la « participation personnelle et consciente aux actes de persécution » . Tout aussi important toutefois est le fait que la complicité repose sur l'existence d'un dessein commun, poursuivi par l' « auteur » et le « complice » . En d'autres termes, la mens rea demeure un élément essentiel du crime. À mon avis, une personne recrutée contre son gré dans l'armée, et qui à une occasion a été témoin de la torture d'un prisonnier alors qu'elle était affectée à la garde de celui-ci, ne peut être considérée en droit comme ayant commis un crime contre l'humanité.

Superficiellement, il pourrait être maintenu que l'appelant a sciemment aidé ou autrement participé à un acte de persécution. Cette analyse ne renferme toutefois aucune preuve étayant l'existence d'un dessein commun. En outre, la preuve établit que l'appelant s'est dissocié des véritables auteurs en désertant l'armée dans un délai plutôt bref après avoir été recruté contre son gré. Compte tenu des circonstances, la présence de l'appelant sur les lieux d'un crime équivaut à un acte d'acquiescement passif. En conséquence, il n'y a aucun fondement juridique sur lequel puisse se fonder l'application de la disposition d'exclusion.

[...]

Puisque je conclus que les actes de l'appelant n'atteignent pas le seuil établi dans l'arrêt Ramirez, j'estime inutile de recourir aux défenses absolues fréquemment invoquées pour absoudre le demandeur de toute culpabilité (par exemple la contrainte). À mon avis, l'élément de mens rea requis fait tout simplement défaut. Pour reprendre les propos du juge MacGuigan, J.C.A. [à la page 320], dès que le critère de la participation personnelle et consciente est accepté, « [l]e reste devrait être tranché en fonction des faits particuliers de l'affaire » . Les faits de l'affaire Ramirez sont substantiellement différents de ceux qui sont pertinents quant à la revendication du statut de réfugié de l'appelant en l'espèce.

[...]


Dans l'arrêt Ramirez, la Cour était convaincue « hors de tout doute raisonnable » que l'auteur de la revendication avait participé personnellement et consciemment à des actes de persécution. Le fait que M. Ramirez se soit converti à une idéologie différente et qu'il ait par la suite fui l'armée et son pays ne peut en lui-même l'absoudre de complicité dans les crimes qui ont été commis contre l'humanité. À mon avis, ce qui distingue la présente affaire de l'affaire Ramirez est la durée du service militaire de l'appelant, son rang militaire et le rôle passif qu'il a joué dans ce qui manifestement était un crime commis par des officiers supérieurs.

[17]            Dans l'arrêt Sivakumar c. Canada (M.E.I.), [1994] 1 C.F. 433 (C.A.F.), la Cour d'appel fédérale présente l'explication suivante :

À mon avis, la complicité d'un individu dans des crimes internationaux est d'autant plus probable qu'il occupe des fonctions importantes dans l'organisation qui les a commis. Tout en gardant à l'esprit que chaque cas d'espèce doit être jugé à la lumière des faits qui le caractérisent, on peut dire que plus l'intéressé se trouve aux échelons supérieurs de l'organisation, plus il est vraisemblable qu'il était au courant du crime commis et partageait le but poursuivi par l'organisation dans la perpétration de ce crime. En conséquence, peut être jugé complice celui qui demeure à un poste de direction de l'organisation tout en sachant que celle-ci a été responsable de crimes contre l'humanité. Dans Crimes Againts Humanity in International Criminal Law (1992), M. Cherif Bassiouni a fait cette observation, à la page 345 :

[Traduction] Ainsi donc, plus la personne participe de près à la prise de décisions et moins elle cherche à combattre ou à prévenir la décision prise, ou à s'en dissocier, plus il est vraisemblable que sa responsabilité pénale est en cause.

Dans ces conditions, un facteur important à prendre en considération est la preuve que l'individu s'est opposé au crime ou a essayé d'en prévenir la perpétration ou de se retirer de l'organisation. C'est ce qu'a noté le juge Robertson dans Moreno, supra, en ces termes [à la page 324] :

plus une personne est impliquée dans le processus décisionnel et moins elle tente de contrecarrer la perpétration d'actes inhumains, plus il est vraisemblable qu'elle soit criminellement responsable.

Bien entendu, comme l'a fait remarquer le juge MacGuigan, « la loi n'a pas pour effet d'ériger l'héroïsme en norme » (Ramirez, supra, à la page 320). On ne saurait donc exiger que, pour éviter l'accusation de complicité pour cause d'association avec les principaux auteurs, l'intéressé mette en danger sa vie ou sa sécurité pour sortir d'une mauvaise situation ou d'une organisation. Mais il ne saurait non plus se comporter en robot amoral.


[18]            Dans l'arrêt Gonzalez c. Canada (M.E.I.), [1994] 3 C.F. 646 (C.A.F.), le requérant avait été appelé à effectuer son service militaire patriotique au Nicaragua. Il a été affecté à un bataillon qui a repéré un groupe de contre-révolutionnaires cachés dans une maison de paysans. Lorsque l'ennemi a ouvert le feu sur eux, les membres du bataillon ont fait feu à leur tour jusqu'à ce qu'il n'y ait plus de tirs en provenance de la maison. Après s'être rendu compte qu'il y avait des paysans à l'intérieur de la maison, dont des femmes et des enfants, le requérant s'est objecté aux tirs. Le commandant lui a dit qu'on ne pouvait rien faire pour les paysans. Quelque temps plus tard, le requérant a profité d'une permission pour déserter. Le juge Mahoney, de la Cour d'appel fédérale (le juge Robertson, J.C.A., souscrivant à ses motifs), déclare ceci :

Il convient de reprendre un paragraphe de la décision du tribunal où il dit, après avoir cité l'article 6 du Statut de Londres :

L'instrument international mentionné ci-dessus a fait explicitement référence aux meurtres de civils comme faisant partie de la définition des « crimes contre l'humanité » . Le demandeur a admis avoir participé au massacre de neuf civils, femmes et enfants. Le tribunal considère donc que le demandeur a commis un crime contre l'humanité, savoir, le meurtre de civils.

L'avocate de l'intimé a considéré qu'il s'agissait d'un cas d'application de la règle res ipsa loquitur. À mon avis, dans le contexte d'un affrontement militaire et malgré la certitude qu'il y aura des victimes civiles, il existe entre le fait de tuer quelqu'un et l'assassinat un pas qu'il est indéfendable en droit de franchir aussi facilement.

Les actes et les omissions que visaient ceux qui ont défini les crimes de la section F de l'article premier sont abondamment décrits dans le dossier du procès de Nuremberg. Les assassinats et les mauvais traitements dont ont été victimes les populations civiles en Europe y font l'objet d'un examen détaillé. Impossible de citer un extrait en particulier. C'est une litanie d'horreurs dont l'essentiel se dégage au fil des pages. M'en tenant aux faits du présent appel, je suis d'avis qu'il n'y a pas lieu, dans les limites de la définition de réfugié au sens de la Convention, de conclure qu'il y a eu perpétration d'un crime de guerre ou d'un crime contre l'humanité dans le cas d'un soldat engagé dans une action contre un ennemi armé. Aussi tragique et effroyable qu'en ait été l'inéluctable résultat, l'acte auquel le requérant a admis avoir participé s'inscrivait dans une action militaire qui ne correspondait pas à la notion de crime de guerre ou de crime contre l'humanité. C'était la guerre, non un crime de guerre.

[les renvois ont été omis]

[19]            Pour sa part, le juge Létourneau, J.C.A., déclare qu'il se range à l'avis du juge Mahoney, J.C.A., dans l'arrêt Gonzalez, précité, et il ajoute :

En l'espèce, j'estime que la Commission a mal interprété la notion même de crime contre l'humanité et qu'elle a commis une erreur de droit en présumant trop rapidement que les éléments essentiels du crime pouvaient consister dans le simple fait, pour des militaires, de tuer des civils innocents dans le cours d'une action contre un ennemi armé. C'est là que se pose la question de droit et c'est là qu'a été commise l'erreur de droit.


Eu égard aux circonstances et aux faits particuliers de la présente affaire, je suis persuadé que le requérant était, en sa qualité de soldat, engagé dans une action contre un ennemi armé, et que sa participation réelle dans la mort de civils innocents aux mains de son peloton n'équivaut pas à un crime contre l'humanité. Si la Commission avait interprété correctement la notion de crime contre l'humanité, elle en serait venue à cette conclusion.

Toutefois, je ne veux pas dire que le fait qu'un soldat tue des civils au cours d'une action contre un ennemi armé ne peut jamais équivaloir à un crime contre l'humanité ou à un crime de guerre, de sorte de ne jamais donner lieu à l'application de l'exclusion de la section Fa) de l'article premier de la Convention. Tout dépendra des faits et des circonstances propres à chaque espèce. Il se peut en effet que dans une situation donnée où il y a eu mort de civils innocents au moment ou à la faveur d'une action contre un ennemi armé, ces morts n'aient pas été la conséquence malheureuse et inéluctable de la guerre mais plutôt le résultat de massacres intentionnels, délibérés et injustifiables.

[20]            En l'instance, la Commission a convenu que l'armée éthiopienne avait commis des crimes contre l'humanité et des crimes de guerre pendant que le défendeur se trouvait dans ses rangs. La Commission a aussi conclu que le défendeur était au courant des crimes commis. Toutefois, la Commission a conclu que le défendeur ne pouvait être exclu de l'application des dispositions de la Convention au vu de sa défense de contrainte.

[21]            La conclusion de la Commission est fondée sur les faits suivants :

-              le défendeur a été enrôlé de force dans l'armée éthiopienne;

-              il n'a jamais eu d'autre rang que celui de simple soldat;

-              il n'a pu quitter l'armée avant qu'on lui donne son congé fin 1988 ou début 1989;

-              il était contraint d'exécuter les ordres qu'on lui donnait, c'est-à-dire de garder les personnes qui étaient arrêtées après que des armes eurent été trouvées chez elles, et d'enterrer des cadavres;

-              un autre soldat placé dans une situation analogue, qui avait essayé de prendre la fuite, avait été abattu;

-              selon le témoignage du défendeur et la preuve documentaire, si le défendeur avait tenté de déserter il aurait été passible de graves sanctions, pouvant aller jusqu'à la mort;

-              le défendeur a quitté l'armée à la première occasion qui lui a été offerte, c'est-à-dire lorsqu'il a reçu son congé après deux années de service.


[22]            Afin de conclure que le défendeur était complice de crimes contre l'humanité ou de crimes de guerre, il y a lieu d'examiner la défense fondée sur la contrainte qui a été présentée par le défendeur et acceptée par la Commission. Selon moi, il ne suffit pas qu'on accepte que le défendeur avait connaissance des crimes perpétrés par l'armée pour pouvoir conclure à son exclusion en vertu de la section Fa) de l'article premier de la Convention. La défense de contrainte et les circonstances de l'affaire peuvent mener à la conclusion que le défendeur ne peut être exclu, nonobstant le fait qu'il avait connaissance des crimes perpétrés par l'armée.

[23]            Le demandeur soutient que la Commission a commis une erreur de droit en acceptant la défense fondée sur la contrainte et en ne tenant pas compte du fait que le défendeur ne s'était pas dissocié de l'organisation à la première occasion.

[24]            Dans l'arrêt Ramirez, précité, à la page 327, la Cour d'appel fédérale déclare ceci au sujet de la défense fondée sur la contrainte :

L'appelant n'a pas invoqué les ordres donnés par ses supérieurs comme moyen de défense, et les arguments qu'il a fait valoir à l'égard de la contrainte et du remords ne sont pas suffisants pour l'exonérer. À propos de la contrainte, Hathaway (précité), résumant le projet de Code des crimes contre la paix et la sécurité de l'humanité sur lequel la Commission du droit international travaille depuis 1947, écrit (à la page 218) :


[Traduction] Deuxièmement, il est possible d'invoquer la coercition, l'état de nécessité ou la force majeure [en défense]. Cette exception reconnaît essentiellement que, lorsqu'une personne agit dans le but d'éviter un péril grave et imminent, il n'y a pas d'intention. Il faut que le danger soit de nature « à inspirer à un homme raisonnable la crainte d'un péril corporel imminent tel qu'il se trouve privé de sa liberté de choisir ce qui est juste ou de s'abstenir de ce qui est illicite » . Le danger ne doit pas non plus résulter du fait de la personne qui se prévaut de l'exception ou découler de sa volonté. Plus important encore, les torts causés ne doivent pas excéder ceux que cette personne aurait subis. [Les renvois ont été omis.]

En supposant que l'auteur ait exprimé l'état actuel du droit international, comme le soutient l'appelant, il serait possible de considérer que la contrainte exercée sur l'appelant était suffisante pour justifier des infractions moins graves. Mais il me faut conclure, en l'occurrence, que le danger auquel il se serait exposé en affichant sa dissidence ou en refusant de participer était nettement moins important que le mal effectivement infligé aux victimes. L'appelant lui-même a affirmé ce qui suit à l'égard de la peine appliquée aux déserteurs (dossier d'appel, vol. I, à la page 49) :

[Traduction] R : C'est-à-dire, ils imposent d'abord un entraînement extrêmement rigoureux, puis ils vous jettent en prison pour cinq à dix ans.

Le châtiment, je le reconnais, est sévère, mais il est beaucoup moins grave que la torture et la mort qui attendaient les victimes des forces militaires auxquelles il s'était joint.

[25]            Dans Penate c. M.E.I., [1994] 2 C.F. 79 (C.F. 1re inst.), le juge Reed déclare ceci :

Selon mon interprétation de la jurisprudence, sera considéré comme complice quiconque fait partie du groupe persécuteur, qui a connaissance des actes accomplis par ce groupe, et qui ne prend pas de mesures pour les empêcher (s'il peut le faire) ni ne se dissocie du groupe à la première occasion (compte tenu de sa propre sécurité), mais qui l'appuie activement. On voit là une intention commune. Je fais remarquer que la jurisprudence susmentionnée ne vise pas des infractions internationales isolées, mais la situation où la perpétration de ces infractions fait continûment et régulièrement partie de l'opération.

[26]            Dans Gutierrez c. Canada (M.E.I.), [1994] J.C.F. no 1494 (C.F. 1re inst.), le juge MacKay déclare ceci au sujet du fait de se dissocier :

Fondamentalement, trois conditions préalables doivent donc être établies pour qu'il y ait complicité dans la perpétration d'une infraction internationale : (1) l'appartenance à une organisation où la perpétration des infractions internationales fait continûment et régulièrement partie de l'opération, (2) la participation personnelle et consciente, et (3) l'omission de se dissocier de l'organisation dès qu'il est possible de le faire en toute sécurité.

[...]


Il ressort des arrêts que la Commission peut tenir compte de plusieurs facteurs en déterminant si le requérant s'est dissocié de l'organisation : (1) la période pendant laquelle celui-ci était membre de l'organisation, (2) la date la plus ancienne possible à laquelle il avait eu l'occasion de quitter l'organisation, (3) les conséquences auxquelles il se serait exposé s'il s'était élevé contre la perpétration d'infractions internationales, s'il avait omis de se conformer aux ordres, ou s'il avait déserté et (4) les circonstances dans lesquelles il a quitté l'organisation.

Afin de se dissocier de l'organisation, la personne en cause doit quitter celle-ci dès qu'elle peut le faire en toute sécurité. Dans l'affaire Moreno, précitée, le requérant, qui avait été recruté de force dans l'armée salvadorienne au début de janvier 1988, avait déserté dès qu'il avait pu le faire, pendant son second congé, le 5 mai 1988. Le juge Robertson a conclu qu'il ne partageait pas un objectif commun avec le groupe persécuteur et qu'il s'en était dissocié. Dans l'affaire Sivakumar, précitée, l'appelant était depuis longtemps membre de l'organisation. Il avait commencé à participer aux activités des LTTE en 1978, et avait été associé à l'organisation en occupant divers postes de direction, jusqu'à son expulsion, en décembre 1988. Le juge Linden a conclu que l'appelant n'avait pas quitté les LTTE, bien qu'il ait à plusieurs reprises eu l'occasion de le faire. Dans l'affaire Penate, précitée, le requérant était également membre depuis longtemps de l'organisation. Il avait été placé dans l'armée par son oncle à l'âge de 13 ans, en 1978, et avait occupé plusieurs postes de direction jusqu'à ce qu'il quitte volontairement l'armée, en 1988, pour passer plus de temps avec sa famille.

[27]            Dans l'arrêt Equizabal c. Canada (M.E.I.), [1994] 3 C.F. 514 (C.A.F.), voici ce que déclare la Cour d'appel fédérale au sujet de la défense d'obéissance aux ordres d'un supérieur (page 521) :

L'avocat de l'appelant soutient qu'il s'agit bien d'un cas où l'appelant est fondé à invoquer l'excuse de l'obéissance aux ordres, et que les faits de la cause « s'accordent parfaitement » avec ceux de la cause Finta. Il cite le témoignage de l'appelant selon lequel celui-ci voulait déserter mais n'en avait pas l'occasion, de même que son témoignage, supra au sujet des trois déserteurs qui ont été repris et qui ont disparu sans laisser de traces. Il cite cette conclusion tirée par le juge Cory dans Finta, supra, à la page 837 :

Le moyen de défense fondé sur l'obéissance aux ordres d'un supérieur du fait d'une contrainte se limite aux menaces [traduction] « imminentes, réelles et inévitables » qui pèsent sur la vie du subalterne . . . la difficulté réside dans la détermination du moment où les menaces deviennent si imminentes, réelles et inévitables qu'elles se transforment en contrainte qui rend le subalterne incapable de former un état d'esprit coupable.

L'avocat de l'appelant cite encore les pages 837 et 838 où le juge Cory, évoquant l'article de J. L. Bakker intitulé « The Defense of Obedience to Superior Orders: The Mens Rea Requirement » (1989), 17 Am. J. Crim. L. 55, a fait l'observation suivante :

D'après Bakker, ce n'est que lorsque la vie du soldat est menacée de façon imminente, réelle et inévitable que le moyen de défense fondé sur la contrainte peut être invoqué à titre de défense au meurtre d'innocentes personnes. La crainte d'une « peine sévère » ou d'une rétrogradation ne serait pas suffisante. Elle dit, à la p. 74 :


[traduction] La question de savoir si le subalterne est fondé à croire qu'une menace réelle, imminente et inévitable pèse sur sa vie devrait être résolue en fonction de la situation dans laquelle se trouve le subalterne qui a reçu l'ordre illégal. De nombreux facteurs peuvent être considérés, notamment l'âge, l'éducation, l'intelligence, les conditions générales dans lesquelles les subalternes se trouvent, le temps passé en service, la nature des hostilités, le genre d'ennemi auquel ils font face et les méthodes de guerre de ce dernier.

Les facteurs qui affectent directement l'état d'esprit de l'auteur de l'infraction à qui s'offre une liberté morale sont notamment la nature de la peine prévue pour la désobéissance à des ordres, la peine probable pour la désobéissance, les croyances raisonnables du subalterne type relativement à la peine, la connaissance du subalterne quant à la nature de la peine, et toutes les solutions qui s'offrent à lui pour éviter qu'elle lui soit infligée.

L'élément de la liberté morale a été, je crois, ajouté au moyen de défense fondé sur l'obéissance aux ordres d'un supérieur dans les cas où, bien qu'il puisse être facilement établi que les ordres étaient manifestement illégaux et que le subalterne était conscient de leur illégalité, l'accusé n'avait néanmoins d'autre choix en raison de circonstances comme la contrainte, que d'obéir aux ordres. Dans un tel cas, l'accusé n'aurait pas l'intention coupable requise.

J'ajouterais ceci aux commentaires des auteurs. Plus on descend dans la hiérarchie, plus le sentiment de contrainte de celui qui reçoit l'ordre sera grand et moins il sera vraisemblable que l'individu ait vraiment une liberté morale. Il faut se rappeler que le concept global de l'organisation militaire est dans une certaine mesure coercitif. Il faut obéir aux ordres. La question de la liberté morale sera beaucoup plus rarement soulevée dans le cas du simple soldat accusé d'un crime de guerre ou d'un crime contre l'humanité que dans le cas d'un général ou autre haut gradé.

La cause Finta, supra, est différente de l'affaire en instance, du fait que dans la première, il y avait poursuite au criminel [sous le régime du Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C-46] soumise à la norme de la preuve hors de tout doute raisonnable, alors que le présent appel porte sur une décision rendue sous le régime de la Loi sur l'immigration, où la norme de preuve est définie par "des raisons sérieuses de penser que" l'appelant a commis l'un des crimes visés à la section F de l'article premier, supra . L'arrêt Finta s'applique cependant aux questions soulevées en l'espèce puisque, en premier lieu, l'appel en instance requiert une analyse de la nature des crimes de guerre et des crimes contre l'humanité et qu'en second lieu, le principal moyen de défense proposé par l'appelant pour justifier ses agissements est la contrainte tenant à l'obéissance aux ordres de ses supérieurs. Ces deux questions ont fait l'objet d'une longue analyse dans Finta.

[...]

En appliquant les critères définis par l'arrêt Finta, il convient d'examiner en premier lieu si les ordres en question sont « manifestement illégaux » . Un ordre manifestement illégal « doit être de nature à offenser la conscience de toute personne raisonnable et sensée. Il doit être clairement et manifestement répréhensible » . À cet égard, le juge Cory souscrit à ce passage de Green « Superior Orders and Command Responsibility » ((1989), 27 Can. Y.B. Int'l L. 167, à la page 169, note 8) :


[traduction] Le signe déterminant d'un ordre « manifestement illégal » doit flotter au-dessus de l'ordre donné comme un drapeau noir en guise de mise en garde disant: « interdit » . La question importante en l'espèce n'est pas l'illégalité formelle, dissimulée ou à demi dissimulée, ni l'illégalité qui se détecte par les seuls experts juridiques, mais une violation manifeste et frappante de la loi, une illégalité certaine et évidente qui découle de l'ordre lui-même, de la nature criminelle de ce dernier ou des actes qui doivent être commis de ce fait, une illégalité qui transperce et trouble le coeur, si l'oeil n'est pas aveugle ni le coeur fermé ou corrompu. Il s'agit là du degré d'illégalité « manifeste » requis pour annuler le devoir d'obéissance du soldat et rendre ce dernier criminellement responsable de ses actes.

Je n'ai aucun mal à conclure des faits de la cause que les ordres étaient manifestement illégaux en l'espèce. Je pense en particulier à l'incident du 6 février 1991, où l'appelant et deux autres soldats battirent et torturèrent quatre personnes pendant quelque trois heures. De même, l'incident du 7 février 1991 était aussi manifestement illégal puisque, à cette occasion, l'appelant a sauvagement battu un jeune homme. Il est indiscutable que le fait de torturer quelqu'un pour "lui faire dire la vérité" est manifestement illégal, quelle que soit la norme invoquée. Il est indubitable que pareil acte comporte le degré de turpitude nécessaire pour constituer un crime contre l'humanité.

Ce qu'il convient d'examiner ensuite à la lumière des critères définis par l'arrêt Finta, c'est la question de savoir si « une menace imminente, réelle et inévitable » pesait sur la vie de l'appelant. Une « punition sévère » ou la rétrogradation ne suffirait pas. Le témoignage de l'appelant, tel qu'il est résumé supra , donne deux raisons pour lesquelles il pensait que l'armée le tuerait s'il revenait dans son pays, bien qu'il sache que la désertion n'est punissable que de 12 mois de prison : en premier lieu, parce qu'il connaissait trois autres déserteurs qui avaient été repris et qui depuis ont disparu sans laisser de traces; et en second lieu, parce que son lieutenant le tuerait puisqu'il connaissait les parents des personnes que ce lieutenant avait personnellement torturées.

Pour ce qui est de la première raison, la section du statut l'a rejetée, en y voyant une simple conjecture que ne vient corroborer aucune preuve digne de foi. À mon avis, la section du statut est fondée à tirer pareille conclusion au vu du dossier. Il n'y a aucune preuve à l'appui de l'assertion de l'appelant que les trois déserteurs repris ont « disparu » . Je conviens que cette dernière assertion n'est que conjecture de la part de l'appelant.

[...]

Selon ce témoignage, l'appelant a formé en janvier 1991 l'intention de déserter avant d'être envoyé à Guija. Il se trouve cependant qu'après son arrivée dans la région, il avait deux jours de permission au cours desquels lui-même et certains de ses camarades « se promenaient » dans la ville pour « regarder les jeunes filles » . Je pense que ces visites à Guija étaient une occasion parfaite pour déserter s'il avait voulu le faire. En conséquence, la décision de la section du statut concluant au manque de crédibilité de l'appelant sur ce point est amplement justifiée par les preuves.

[les renvois sont omis]


[28]            En l'instance, le demandeur souligne que le défendeur a été dans les forces armées pendant deux ans et qu'il n'a jamais essayé de s'enfuir, ou même de désobéir aux ordres de ses supérieurs lorsqu'ils lui ont intimé de participer à des crimes contre l'humanité. Il a tout simplement déclaré être resté dans l'armée jusqu'à ce que [Traduction] « le moment soit venu de partir » .

[29]            Le demandeur soutient que la Commission a commis une erreur de droit au sujet de la défense fondée sur la contrainte, étant donné qu'il n'y a pas de preuve que le défendeur faisait face à des « menaces imminentes, réelles et inévitables » pour sa vie s'il désertait. De plus, le défendeur n'a jamais essayé de déserter et il a continué son travail qui consistait à commettre des crimes contre l'humanité pendant deux années, jusqu'à ce qu'il reçoive son congé à la fin de son service militaire.

[30]            Le demandeur soutient que la Commission n'a pas tenu compte de ou soupesé, la preuve documentaire qui lui était présentée, qui fait état d'un grand nombre de désertions au sein de l'armée de Mengistu. En fait, il soutient que la Commission a mal évalué la preuve qui lui était présentée, choisissant de se fonder uniquement sur la preuve non corroborée du défendeur qui porte que quelqu'un qui avait refusé de participer aux crimes contre l'humanité était présumé avoir été exécuté, sans que la chose ne soit prouvée.


[31]            Au sujet de la désertion, la Commission renvoie au témoignage du défendeur qui porte que, dans une situation analogue, un autre soldat qui avait essayé de déserter avait été exécuté. La Commission renvoie aussi à la preuve documentaire qui porte que si le défendeur avait tenté de déserter, il aurait été passible de graves sanctions pouvant aller jusqu'à la mort. La Commission a conclu que le défendeur n'avait pas eu l'occasion de quitter l'armée éthiopienne avant le moment où il a été libéré après ses deux années de service.

[32]            Le demandeur soutient que la Commission aurait dû accepter la preuve documentaire qui indique que des soldats désertaient (page 259 du dossier du tribunal), afin de conclure que le défendeur aurait pu essayer de déserter. Le document sur lequel le demandeur s'appuie, que l'on trouve à la page 259 du dossier du tribunal, déclare ceci :

[Traduction]

De 1976 à 1978, la crise au niveau du commandement s'est accélérée à cause de la croissance rapide de l'armée. Suite à cette croissance, des officiers juniors et des sous-officiers recevaient souvent des promotions sur le champ de bataille sans avoir une formation appropriée. Les purges et la désertion des officiers d'origine érythréenne étaient aussi des facteurs qui ont contribué à la mauvaise qualité du leadership sur le champ de bataille. Le mécontentement croissant dans l'armée a causé plusieurs mutineries sur la ligne de front, y compris celle de Jijiga en 1977, lorsque des officiers et des sous-officiers ont exigé la démission de Mengistu. De plus, les divergences dans les salaires et l'inexistence de prestations aux survivants ont causé du ressentiment dans la milice populaire.

À la page 260 du dossier du tribunal, on trouve l'extrait suivant du même document :

[Traduction]

Il y avait aussi de l'agitation chez les conscrits de la milice populaire. Tout au cours de la campagne Étoile rouge de 1982, des milliers de soldats gouvernementaux se sont enfuis au Soudan pour éviter les combats.

[...]


La prochaine mutinerie importante a eu lieu à la mi-février 1988, lorsque des éléments de la Deuxième armée révolutionnaire se sont soulevés à Asmera. Mengistu a réagi à cette crise en faisant une tournée publique de seize jours des unités du nord, et en ordonnant l'arrestation et l'exécution de plusieurs sous-officiers et officiers, y compris au moins cinq généraux. Le moral est tombé encore plus bas après que le FLPE a remporté la victoire d'Afabet, en mars. À la fin de cette année, les anciens combattants et les soldats mécontents, dont plusieurs avaient des blessures de guerre, ont manifesté à Addis-Abeba pour exercer des pressions sur le régime de Mengistu et obtenir une augmentation des avantages sociaux pour les anciens combattants. Le gouvernement a réprimé la manifestation et plusieurs des participants ont été tués.

[...]

Même si Mengistu a réussi à éliminer toute opposition efficace dans les forces armées (du moins à court terme), la plupart des unités militaires ont continué à avoir des problèmes de moral, surtout celles qui étaient dans les zones de guerre dans le nord de l'Éthiopie et dont les effectifs étaient souvent constitués d'adolescents. Par exemple, fin 1989, des milliers de soldats gouvernementaux ont déserté et plusieurs unités se sont désintégrées après le lancement d'une offensive majeure par le TPLF.

[33]            À la page 304 du dossier du tribunal, on trouve l'extrait suivant de l'Africa Watch Report :

[Traduction]

Toutes ces difficultés, ainsi que la crainte constante d'être exécuté pour avoir commis une infraction réelle ou imaginée, ont créé un climat de grande insécurité dans l'armée et beaucoup de soldats étaient tellement démoralisés qu'ils ont décidé de déserter à la première occasion. Plusieurs se sont même suicidés plutôt que de continuer à faire face au stress causé par les combats et par les représailles de l'armée.

[34]            Toutefois, j'ai examiné la preuve documentaire sur laquelle la Commission s'appuie (pages 260, 273, 303, 304 et 305 du dossier du tribunal) et, selon moi, elle vient appuyer la conclusion de la Commission voulant que le défendeur ne pouvait déserter, ainsi que la conclusion que le défendeur faisait face à des menaces imminentes, réelles et inévitables pour sa vie, s'il désertait ou refusait d'obéir à un ordre.


[35]            Selon moi, la conclusion de la Commission était raisonnable au vu de la preuve qui lui était présentée. La Commission pouvait soupeser la preuve comme elle l'a fait et je ne peux arriver à la conclusion qu'elle n'a pas tenu compte de la preuve, comme le prétend le demandeur. En fait, la Commission a fondé sa décision sur la preuve documentaire fournie par le demandeur, renvoyant même, dans ses motifs, aux pages que le demandeur prétend avoir été ignorées (p. 260 et 304 du dossier du tribunal).

[36]            Il faut se rappeler que la détermination du poids de la preuve est de la compétence de la Commission. Comme le juge en chef adjoint Jerome le déclare dans Boye c. Canada (M.E.I.) (1994), 83 F.T.R. 1 (C.F. 1re inst.) :

Tout d'abord, les questions de crédibilité et de poids de la preuve relèvent de la compétence de la section du statut de réfugié en sa qualité de juge des faits en ce qui concerne les revendications du statut de réfugié au sens de la Convention.

[37]            De plus, dans l'arrêt Florea c. Canada (M.E.I), [1993] A.C.F. no 598 (C.A.F.), la Cour d'appel fédérale déclare ceci, au paragraphe 1 :

Le fait que la Section n'a pas mentionné tous et chacun des documents mis en preuve devant elle n'est pas un indice qu'elle n'en a pas tenu compte; au contraire un tribunal est présumé avoir pesé et considéré toute la preuve dont il est saisi jusqu'à preuve du contraire. Les conclusions du tribunal trouvant appui dans la preuve, l'appel sera rejeté.

[38]            En l'instance, il y a une preuve qui indique que certains soldats de l'armée de Mengistu ont déserté, mais il y a aussi une preuve qui porte que ceux qui essayaient de déserter étaient exécutés. La loi n'érige pas l'héroïsme en norme et elle n'exige pas qu'une personne essaie de déserter ou qu'elle désobéisse à un ordre si elle doit risquer sa vie. Le défendeur a témoigné qu'alors qu'il était dans l'armée, un homme qui avait essayer de déserter a été exécuté (dossier du tribunal, page 543). Il a aussi témoigné ceci, à la page 529 du dossier du tribunal :

[Traduction]

J'ai des amis qui ont essayé de s'interposer pour protéger des femmes, déclarant : « laissez-la tranquille. C'est une femme. » Nous avons vu qu'on les a battus devant nous et, depuis lors, nous ne les avons pas revus et présumons qu'ils ont été exécutés.

[39]            La preuve documentaire portait aussi que les personnes qui désobéissaient aux ordres étaient exécutées. On ne peut dire que les torts causés dépassaient ce à quoi le défendeur s'exposait, étant donné qu'il s'exposait à être exécuté s'il essayait de déserter ou s'il désobéissait. Le défendeur a présenté une preuve documentaire au sujet des menaces qui pesaient sur les déserteurs et sur les soldats qui n'obéissaient pas aux ordres.

[40]            La Commission avait tout à fait le droit de privilégier cette preuve et je conclus qu'elle n'a pas ignoré la preuve ou commis une erreur de droit au sujet de la défense fondée sur la contrainte et des possibilités que le défendeur déserte. Le défendeur a en plus témoigné qu'on n'accordait aucune permission dans l'armée et qu'il était toujours au camp militaire (dossier du tribunal, pages 535 et 536). Ceci vient appuyer la conclusion de la Commission que le défendeur a quitté l'armée à la première occasion, savoir lorsqu'il a reçu son congé après ses deux années de service.

[41]            Le demandeur soutient aussi que même si le service militaire était obligatoire en principe, en pratique il ne s'appliquait pas à tous. Le demandeur souligne aussi le fait que le défendeur a témoigné qu'il savait avant d'être recruté qu'on l'enverrait sur le front en Érythrée et qu'il n'a pas cherché à éviter la conscription. Le demandeur soutient qu'en prenant sa décision, la Commission n'a pas tenu compte de la preuve qui démontre que plusieurs jeunes hommes évitaient la conscription.

[42]            Au sujet de cette question, la preuve porte que le défendeur a été conscrit contre son gré et par surprise. La preuve documentaire indique aussi que ceux qui essayaient d'éviter la conscription pouvaient être soumis à des peines graves, y compris l'exécution extrajudiciaire (on trouve des exemples de ceci dans le dossier de demande du demandeur, aux pages 94 et 117). Au vu du témoignage du défendeur et de la preuve documentaire, selon moi le défendeur ne pouvait éviter la conscription et la Commission ne peut être taxée d'avoir commis une erreur de droit ou d'avoir ignoré la preuve.

[43]            Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire est rejetée.

[44]            Aucune question à certifier ne m'a été soumise.

Pierre Blais                                          

Juge

OTTAWA (ONTARIO)

Le 30 août 2001

Traduction certifiée conforme

Suzanne M. Gauthier, LL.L., Trad. a.


COUR FÉDÉ RALE DU CANADA

SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

                                      AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

No DU GREFFE :                                                                       IMM-5406-00

INTITULÉDE LA CAUSE :                                                  M.C.I. c. Yoseph Asghedom

LIEU DE L'AUDIENCE :                                                        Toronto (Ontario)

DATE DE L'AUDIENCE :                                                     le 14 août 2001

MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE DE :       M. le juge Blais

EN DATE DU :                                                                           30 août 2001

ONT COMPARU

Mme Claire leRiche                                                                          pour le demandeur

M. Paul VanderVennen                                                                pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

Morris Rosenberg                                                                         

Sous-procureur général du Canada                                              pour le demandeur

VanderVennen Lehrer

Toronto (Ontario)                                                                         pour le défendeur

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