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Date : 20030528

Dossier : T-1300-02

Référence : 2003 CFPI 669

Ottawa (Ontario), le 28 mai 2003

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE SIMON NOËL                                 

ENTRE :

                                                              REALSEARCH INC. et

DINGWELL'S MACHINERY & SUPPLY LTD.

                                                                                                                                            demanderesses

(défenderesses reconventionnelles)

                                                                                   et

                                                VALONE KONE BRUNETTE LTD. et

BDR MACHINERY LTD.

                                                                                                                                              défenderesses

(demanderesses reconventionnelles)

                                  MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

[1]                 Les défenderesses présentent une requête en vertu de l'article 107 des Règles de la Cour fédérale de 1998 afin que la question relative à l'interprétation de la revendication soit jugée dans une procédure distincte, aussi appelée procédure Markman en droit américain, soit jugée séparément et afin que la Cour fixe une date d'audience pour cette instance.


LES FAITS

[2]                 La présente instance a été instituée par le dépôt d'une déclaration le 12 août 2002. Le dossier s'est trouvé complet avec le dépôt de la réponse reconventionnelle le 9 décembre 2002.

[3]                 Le brevet canadien no 2 106 950 (le brevet 950) porte sur une machine servant à enlever l'écorce des grumes. Les allégations de contrefaçon concernent un seul appareil, l'écorceuse de rebut Brunette. La déclaration reprend l'énoncé des revendications et définit les éléments de l'écorceuse Brunette qui, selon les demanderesses, constituent une contrefaçon de leur brevet. Dans leur défense, les défenderesses nient toutes les allégations de contrefaçon.

[4]                 Dans cette requête, les défenderesses demandent à la Cour de préciser la signification des énoncés suivants dans la revendication no 1 du brevet 950 :

[Traduction]

« ...disques spatialement et radialement répartis... »

« ...dispositifs d'abrasion des débris de fibres de bois placés sur la circonférence... »


QUESTION EN LITIGE

[5]                 Une décision préliminaire sur l'interprétation du brevet permettrait-elle d'apporter une solution au litige qui soit juste et la plus expéditive et économique possible?

ANALYSE

[6]                 La requête des défenderesses est fondée sur la procédure Markman, une procédure utilisée aux États-Unis pour l'interprétation préliminaire des revendications figurant dans un brevet. Cette procédure a vu le jour avec la décision Markman [Markman c. Westview Instruments Inc., 52 F.3d 967; confirmée dans 116 S.Ct. 1384 (1996)], dans laquelle la Cour a jugé que l'interprétation d'une revendication était une question de droit qui relevait de la compétence de la Cour. Vu qu'aux États-Unis, les procès en matière de brevets se déroulent devant jury, l'interprétation des brevets, en tant que question de droit, est tranchée par la Cour dans le cadre de procédures préliminaires.


[7]                 À la connaissance des parties et de la Cour, on ne s'est jamais servi de l'article 107 des Règles pour procéder à l'interprétation d'une revendication. Apparemment, si la présente requête était accueillie, cela ouvrirait la voie à une approche totalement nouvelle dans les procès en matière de brevet au Canada. Les demanderesses soutiennent que le paragraphe 107(1) des Règles n'est pas un outil approprié pour une telle procédure tandis que les défenderesses prétendent que le pouvoir discrétionnaire que confère cette disposition à la Cour lui permet d'adopter la procédure de décision intérimaire proposée.

[8]                 Le paragraphe 107(1) des Règles précise que : « la Cour peut, à tout moment, ordonner l'instruction d'une question soulevée ou ordonner que les questions en litige dans une instance soient jugées séparément » . Le pouvoir discrétionnaire de la Cour d'ordonner l'instruction d'une affaire doit être exercé « de façon à permettre d'apporter une solution au litige qui soit juste et la plus expéditive et économique possible » , conformément à l'article 3 des Règles de la Cour fédérale et à la jurisprudence (voir : CIBA-Geigy Canada Ltd. c. Novopharm Ltd. (2001) CAF 251; (2001), 14 C.P.R. (4th) 491, et Illva Saronno S.p.A. c. Privilegiata Fabbrica Maraschino "Excelsior", [1999] 1 C.F. 146. Dans Illva, la Cour définit la norme applicable à l'exercice du pouvoir discrétionnaire dont la Cour dispose pour ordonner l'instruction d'une affaire :

La Cour est convaincue selon la prépondérance des probabilités que, compte tenu de la preuve et de toutes les circonstances de l'affaire (y compris la nature de la demande, le déroulement de l'instance, les questions en litige et les redressements demandés), la disjonction permettra fort probablement d'apporter au litige une solution qui soit juste et la plus expéditive et économique possible.

[9]                 L'avocat des défenderesses fait valoir que l'interprétation préliminaire des revendications permettra de réduire la durée de l'enquête, d'augmenter la probabilité qu'un règlement intervienne, de réaliser la mission d'information du public propre aux brevets et d'atténuer les effets du litige sur les défenderesses.


[10]            Voici les facteurs susceptibles de rendre la procédure plus juste et plus expéditive et dont la Cour doit tenir compte :

i)              la simplicité relative des questions en litige dans le premier procès;

ii)              la mesure dans laquelle les questions à juger dans le premier procès sont étroitement liées à celles qui seraient abordées dans le second;

iii)             la question de savoir si la décision qui sera rendue à l'issue du premier procès est susceptible de mettre fin à l'action en son entier, à limiter la portée des questions en litige dans le second procès ou à augmenter sensiblement les chances d'en arriver à un règlement;

iv)             la mesure dans laquelle les parties ont déjà consacré des ressources à l'ensemble des questions en litige;

v)              la date retenue pour la requête et les risques de délais;

vi)             tout avantage que la disjonction est susceptible de procurer aux parties ou tout préjudice qu'elles risquent de subir;

vii)            la question de savoir si la requête est présentée de consentement ou si elle est contestée par une ou plusieurs parties. [Voir : General Refractories Co. of Canada c. Venturedyne Ltd. [2001] O.J. no 746, Markesteyn c. Canada, 2001 CFPI 792; [2001] A.C.F. no 1149.]


[11]          Les décisions Whirlpool Corp. c. Camco Inc., [2000] 2 R.C.S. 1067, et Free World Trust c. Electro Sante Inc., (2000) 9 C.P.R. (4th) 168, confirment que l'interprétation des revendications précède l'examen des questions de validité et de contrefaçon. Cela signifie que la Cour doit interpréter les revendications avant de procéder à l'analyse concernant la validité et la contrefaçon. Dans Almecon Industries Ltd. c. Anchortek Ltd., 2003 CAF 168; [2003] A.C.F. no 536, le juge Sharlow de la Cour d'appel fédérale affirme ce qui suit : « il n'est pas approprié d'interpréter un brevet en fonction du mécanisme que l'on prétend contrefait : Dableh c. Ontario Hydro, [1996] 3 C.F. 751; Whirpool Corp. c. Camco. Inc., [2000] 2 R.C.S. 1067, au paragraphe 49(a) » . Je comprends de cette observation que si l'interprétation des revendications fait l'objet d'une instruction distincte, le juge devra interpréter le brevet sans avoir sous les yeux l'appareil visépar les allégations de contrefaçon.

[12]              Depuis ces deux décisions de la Cour suprême concernant l'interprétation des revendications, les tribunaux canadiens ont tendance à examiner l'interprétation des revendications avant de procéder à l'instruction sur les questions de contrefaçon ou d'invalidité. Par exemple, dans Polansky Electronics Ltd. c. AGT Ltd., [2001] A.J. no 153, la Cour d'appel de l'Alberta avait à trancher un litige dans lequel les revendications du brevet n'avait jamais été interprétées correctement :

[Traduction] Manifestement, les différents arguments soulevés par Telus sont tous liés à une seule question centrale sous-jacente : qu'est-ce qui est protégé par le brevet Polansky? Cette question est le point de départ du litige. Ce n'est qu'après avoir interprété clairement la portée et l'étendue des revendications d'un brevet qu'il est possible d'évaluer correctement les autres questions connexes telles que l'anticipation, l'évidence et l'antériorité, sans parler de la contrefaçon. L'interprétation des revendications est donc un prérequis obligatoire à l'examen des questions portant sur la validité et la contrefaçon : Electric and Musical Industries Ltd. c. Lissen Ltd. (1938), 56 R.P.C. 23 (H.L.); Unilever P.L.C. c. Procter & Gamble (1995), 61 C.P.R. (3d) 499 (C.A.F.); Whirlpool Corp. c. Camco Inc., [2000] S.C.J. No. 68, 2000 C.S.C. 67.


[13]            En l'absence de règlement, il faut souvent compter plusieurs années avant que les actions en contrefaçon instituées devant notre Cour parviennent à terme. J'imagine qu'avec de tels délais, plusieurs ont pensé que cette nouvelle procédure était l'occasion pour les parties d'accélérer le dénouement des litiges dans ce type d'action. Si les revendications sont interprétées dès les premières étapes du litige, les parties pourront plus aisément évaluer le bien-fondé de leur point de vue respectif. Chaque partie serait à même de mieux évaluer ses chances de succès ou d'échec. L'argument relatif à la contrefaçon pourrait être considérablement renforcé, ou affaibli, selon l'interprétation que la Cour aura faite de la revendication. De la même manière, l'argument se rapportant à l'invalidité pourrait s'en trouver renforcé ou affaibli.

[14]            Bien sûr, rien ne garantit qu'un tel procédé aurait l'effet recherché, ni même qu'il parviendrait à éliminer des procès en contrefaçon les innombrables procédures. Toutefois, je suis convaincu que si les parties travaillaient main dans la main pour régler le problème de l'interprétation des revendications, elles n'en retireraient que des avantages. Dans cette optique, je pense qu'il serait opportun d'examiner ce litige dans le cadre d'une procédure de gestion spéciale et de soumettre la question de l'interprétation des revendications au juge responsable de la gestion de l'instance, avec la collaboration des parties.             

                                           ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE que la requête visant à examiner l'interprétation de la revendication dans une instruction préliminaire soit accueillie. Le dossier est renvoyé au juge en chef adjoint de la Cour fédérale afin qu'il soit traité à titre d'instance à gestion spéciale et afin qu'un juge responsable de la gestion de l'instance soit désigné.


Aucuns dépens ne sont adjugés.

« Simon Noël »

           

ligne             Juge

Traduction certifiée conforme

Martine Guay, LL. L.


                          COUR FÉDÉRALE DU CANADA

                     SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

                       AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                 T-1300-02

INTITULÉ :              REALSEARCH INC. ET AL. c. VALON KONE                                                                                                               BRUNETTE ET AL.

                                                         

LIEU DE L'AUDIENCE :                                OTTAWA

DATE DE L'AUDIENCE :                              15 MAI 2003

MOTIFS DE L'ORDONNANCE : LE JUGE SIMON NOËL

DATE :                        28 MAI 2003

COMPARUTIONS :

DAVID AITKEN                                                POUR LES DEMANDERESSES

RONALD E. DIMOCK                                                  POUR LES DÉFENDERESSES

MICHAEL D. CRINSON

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

OSLER, HOSKIN & HARCOURT s.r.l.          POUR LES DEMANDERESSES

Ottawa (Ontario)

DIMOCK STRATTON CLARIZIO s.r.l.         POUR LES DÉFENDERESSES

Toronto (Ontario)


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