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Date : 20170210


Dossier : T-231-15

Référence : 2017 CF 172

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 10 février 2017

En présence de monsieur le juge LeBlanc

ENTRE :

CHARLES AUGUSTUS STEEN III

demandeur

et

DR. SEUSS ENTERPRISES, L.P.,

AUDREY GEISEL, TISH RABE,

JOE MATHIEU, JACK PRELUTSKY, RANDOM HOUSE OF CANADA ET

KARL ZOBELL

défendeurs

ORDONNANCE ET MOTIFS

[1]  En février 2015, le demandeur a intenté une action en dommages-intérêts contre les défendeurs pour violation du droit d’auteur ainsi que pour des délits de fraude criminelle et de complot, de parjure, de commission d’un faux, d’arrestation illégale, de poursuite abusive, de fabrication d’éléments de preuve, d’entrave à la justice et d’infliction intentionnelle d’un préjudice émotionnel qui auraient été commis aux États-Unis.

[2]  La présente action est le chapitre le plus récent d’une saga qui a commencé au milieu des années 1990 avec la publication aux États-Unis du livre de contes pour enfants Daisy-Head Mayzie. Depuis, le demandeur prétend que le livre plagie de plusieurs façons son ouvrage inédit The Pains of Being Pure of Heart, à l’égard duquel il a enregistré un droit d’auteur aux États-Unis en 1991. En 2001, le demandeur a introduit deux actions aux États-Unis, dont une à Albuquerque, au Nouveau-Mexique, et une autre à Portland, en Oregon, pour violation du droit d’auteur et d’autres actes répréhensibles reprochés à divers défendeurs désignés dans ces actions.

[3]  L’action d’Albuquerque a été annulée pour défaut de poursuite. La requête en réouverture du dossier présentée en 2013 a été rejetée. L’action de Portland a été intentée contre 23 défendeurs (dont 3 sont désignés dans la présente instance, savoir Dr. Seuss Enterprises, L.P., Audrey Geisel et Karl Zobell, ci-après désignés les « défendeurs Seuss », ainsi que Random House Inc., la société mère américaine du défendeur Random House dans la présente instance) et comportait diverses allégations qui ont été rejetées comme étant frivoles ou abusives. Les autres parties de l’action ont au bout du compte été rejetées pour défaut de poursuite. Au fil des procédures, les choses se sont envenimées au point où des accusations d’extorsion ont été déposées contre le demandeur par suite de propos tenus à Mme Geisel et à M. Zobell. En mars 2004, le demandeur a plaidé coupable à un chef d’accusation d’acte grave d’extorsion devant un tribunal californien.

[4]  Le demandeur soutient que le droit d’auteur enregistré aux États-Unis à l’égard du titre The Pains of Being Pure of Heart est exécutoire au Canada conformément à la Convention de Berne pour la protection des œuvres littéraires et artistiques, 9 septembre 1886, 828 UNTS 221 (révisée).

[5]  Le 10 juin 2016, à la suite d’une requête présentée par les défendeurs, le protonotaire Kevin R. Aalto a radié, sans autorisation de modification, toutes les allégations de la déclaration, à l’exception de celles se rapportant à la violation du droit d’auteur, lesquelles ont ensuite été suspendues pour cause de forum non conveniens, [traduction] « afin que le demandeur puisse poursuivre l’instance aux États-Unis s’il le souhaite ». En tenant compte des facteurs établis dans l’arrêt Village Resorts Ltd. c Van Breda, 2012 CSC 17 [Van Breda] et de l’intérêt de la justice, tel que le prescrit l’arrêt Lexus Maritime inc. c Oppenheim Forfait Gmbh, [1998] AQ no 2059 (QC CA), le protonotaire Aalto a conclu que les allégations de violation de droit d’auteur devaient être instruites en Californie en raison des liens plus étroits avec ce ressort qu’avec le Canada.

[6]  En l’espèce, la Cour est saisie d’une requête que le demandeur a soumise par écrit le 27 octobre 2016 sous le régime de l’article 51 des Règles des Cours fédérales DORS/98-106 (les Règles) en vue d’obtenir une ordonnance d’annulation de l’ordonnance du protonotaire Aalto, de rétablissement de l’allégation de violation de droit d’auteur et de prorogation du délai pour déposer ladite requête. Suivant le paragraphe 51(2) des Règles, le demandeur avait jusqu’au 20 juin 2016 pour attaquer l’ordonnance du protonotaire Aalto. Il avait donc dépassé l’échéance d’un peu plus de quatre mois.

[7]  Les défendeurs s’opposent à la requête du demandeur concernant tous les chefs d’accusation.

[8]  La Cour doit d’abord décider si le demandeur satisfait au critère jurisprudentiel à quatre volets de l’octroi d’une prorogation. Si ces critères ne sont pas remplis, le demandeur ne pourra pas être autorisé à interjeter appel de l’ordonnance du protonotaire Aalto.

[9]  Selon le critère applicable, le demandeur doit établir i) que son intention de poursuivre ledit appel est constante; ii) qu’il existe une explication raisonnable justifiant le délai; iii) que le défendeur ne subit pas de préjudice en raison du délai; iv) que l’appel est fondé (Canada (Procureur général) c Hennelly, [1999] 167 FTR 158, 89 ACWS (3d) 376 (CAF) [Hennelly]).

[10]  D’entrée de jeu, il convient de noter que le demandeur ne remet pas en cause la partie de l’ordonnance du protonotaire Aalto radiant, sans autorisation de modification, toutes les allégations qui ne se rapportent pas à une violation du droit d’auteur. Le demandeur remet en cause uniquement la conclusion du protonotaire Aalto selon laquelle les facteurs établis dans l’arrêt Van Breda lui imposent de saisir un tribunal américain de la cause d’action en violation du droit d’auteur avancée dans sa déclaration.

[11]  La demande de prorogation repose uniquement sur la production d’un nouvel élément de preuve depuis l’ordonnance du protonotaire Aalto. Cet élément de preuve a trait à la publication aux États-Unis, le 5 juillet 2016, d’une nouvelle version du livre Daisy-Head Mayzie (le nouvel élément de preuve) duquel les défendeurs auraient, selon le demandeur, intentionnellement [traduction] « éliminé tous les éléments à l’origine des allégations de violation de droit d’auteur liées à la facture, à l’intrigue ou au texte » et auraient par conséquent [traduction« commis une violation flagrante du droit d’auteur ». […]

[12]  Le demandeur prétend qu’à l’époque où la requête en radiation des défendeurs a été débattue devant le protonotaire Aalto en mars 2016, il savait que de nouvelles illustrations avaient été créées pour le livre Daisy-Head Mayzie, mais il ignorait que les défendeurs en préparaient une nouvelle version. C’est seulement le 18 octobre 2016, après son déménagement à Montréal, qu’il a [traduction] « découvert le pot aux roses ».

[13]  La requête du demandeur pose le problème particulier qu’il n’avait pas jusque-là manifesté d’intention d’attaquer l’ordonnance du protonotaire Aalto, et certainement aucune intention constante à cet égard puisqu’il ressort nettement du dossier qu’il ne l’aurait pas attaquée n’eût été le nouvel élément de preuve. C’est pourquoi les documents accompagnant la requête du demandeur ne permettent pas de trancher que le protonotaire Aalto a commis une erreur susceptible de révision en concluant que, au vu du dossier à sa disposition, les facteurs énoncés dans l’arrêt Van Breda militaient en faveur de l’instruction par un tribunal américain de la cause d’action en violation du droit d’auteur avancée dans la déclaration. Tout particulièrement, rien n’indique que le protonotaire Aalto a commis une « erreur manifeste et dominante », tel qu’il est dorénavant requis par suite de l’arrêt Corporation de soins de santé Hospira c Kennedy Institute of Rheumatology, 2016 CAF 215 [Hospira], dans la détermination des faits et leur analyse au regard du critère juridique établi dans l’arrêt Van Breda, qui selon le demandeur est correctement énoncé par le protonotaire Aalto.

[14]  C’est particulièrement évident dans la réponse du demandeur au dossier de requête en réponse des défendeurs, dont le principal et unique objectif est de montrer que le protonotaire Aalto aurait rendu une autre décision s’il avait eu en main le nouvel élément de preuve. Cet argument n’aide aucunement la Cour à déterminer, selon la norme de contrôle établie dans l’arrêt Hospira, le bien-fondé de la contestation de l’ordonnance du protonotaire conformément au critère énoncé dans l’arrêt Hennelly.

[15]  En fin de compte, le demandeur souhaite que la Cour refasse l’examen de la requête en radiation des défendeurs et, plus important encore, l’analyse relative au forum non conveniens en tenant compte du nouvel élément de preuve. C’est hors de la portée d’un appel de la décision d’un protonotaire, la règle générale voulant qu’il soit tranché à la lumière des documents que celui-ci avait à sa disposition (Shaw c Canada, 2010 CF 577, au paragraphe 8). Autrement dit, la Cour saisie de l’appel d’une décision d’un protonotaire ne devrait pas admettre de nouvel élément de preuve (Apotex Inc. c Wellcome Foundation Ltd., 2003 CF 1229, au paragraphe 10).

[16]  L’arrêt de la Cour suprême du Canada dans l’affaire Palmer c la Reine, [1980] 1 RCS 759 [Palmer], que le demandeur invoque pour faire admettre le nouvel élément de preuve à l’appui de sa requête, doit être interprété avec prudence. L’arrêt Palmer s’inscrit dans le contexte du droit criminel et porte sur l’application d’une disposition du Code criminel qui accorde aux cours d’appel, dans certaines circonstances et dans certaines conditions, le pouvoir d’admettre de nouveaux éléments de preuve. La Cour suprême y réitère notamment le principe de l’application moins rigoureuse des règles relatives à la production de nouveaux éléments de preuve dans les affaires civiles que dans les affaires criminelles, et établit ce faisant une distinction de principe entre les affaires civiles et les affaires criminelles (Palmer, page 775). En l’espèce, la Cour n’est pas saisie d’une question de droit criminel et elle n’est pas à proprement parler une instance d’appel quand elle est saisie de requêtes fondées sur l’article 51 des Règles, de sorte qu’elle doit s’en tenir au principe général voulant qu’elle ne doive pas admettre de nouveaux éléments de preuve. L’arrêt Palmer, prononcé voilà plus de 35 ans, n’a rien changé à ce principe et il n’est d’aucun secours pour le demandeur en l’espèce.

[17]  Par conséquent, la prétention du demandeur selon laquelle le retard s’explique par le fait qu’il a découvert le nouvel élément de preuve seulement en octobre 2016 n’est pas pertinente en l’espèce. Plus précisément, au sens du critère énoncé dans l’arrêt Hennelly, il ne s’agit pas d’une explication raisonnable du dépôt tardif de la requête fondée sur l’article 51 des Règles. Par surcroît, le demandeur n’a pas expliqué pourquoi il avait [traduction] « découvert le pot aux roses » seulement en octobre 2016, après son déménagement à Montréal. Comme l’échéance pour déposer une requête fondée sur l’article 51 des Règles a été dépassée de plus de quatre mois, cette absence d’explication suffirait normalement pour le faire succomber dans sa requête en prorogation.

[18]  La voie à suivre pour solliciter le réexamen d’un litige au motif de l’existence de nouveaux éléments de preuve est de présenter une requête fondée sur le paragraphe 399(2) des Règles. Cette disposition habilite la Cour à annuler ou à modifier une ordonnance au motif que des faits nouveaux sont survenus ou ont été découverts après que l’ordonnance a été rendue.

[19]  Une ordonnance est susceptible d’être modifiée ou annulée dans un tel contexte si la partie demanderesse établit que des faits nouveaux découverts après l’ordonnance attaquée n’auraient pas pu, en toute diligence, être découverts plus tôt et qu’ils sont d’une nature telle qu’ils auraient influé sur le jugement s’ils avaient été produits plus tôt (Saywack c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1986] 3 CF 189 (CAF). Étant donné que les politiques judiciaires encouragent fortement l’irrévocabilité des ordonnances judiciaires pour assurer l’intégrité des procédures, le paragraphe 399(2) des Règles ne peut être invoqué pour justifier la modification d’une ordonnance ou d’un jugement chaque fois qu’un changement dans les faits survient (Zeneca Pharma Inc. c Canada (Ministre de la Santé nationale et du Bien-être social), [2000] ACF no 2134 (CA)).

[20]  Si, en l’occurrence, il m’avait été demandé d’examiner la requête du demandeur sous le régime du paragraphe 399(2) des Règles ou, autrement dit, d’admettre un nouvel élément de preuve produit à l’appui de sa contestation de l’ordonnance du protonotaire Aalto, ma conclusion aurait été que cet élément de preuve n’était pas de nature à changer l’ordonnance du protonotaire Aalto, peu importe le moment de sa production. Bref, cet élément de preuve ne fait aucunement de notre Cour un ressort plus approprié pour connaître de la cause d’action en violation du droit d’auteur du demandeur ni, d’ailleurs, d’une quelconque action en violation du droit d’auteur au Canada.

[21]  Comme l’a souligné l’avocat du défendeur Random House of Canada, le nouvel élément de preuve en question est la nouvelle version du livre Daisy-Head Mayzie, qui a été imprimée et publiée en juillet 2016 aux États-Unis, et non au Canada, par Penguin Random House LLC et non par Random House of Canada. Par conséquent, cet élément de preuve n’a aucune incidence sur l’allégation du demandeur concernant une violation du droit d’auteur au Canada. Le demandeur fait valoir que le nouvel élément de preuve démontre de manière probante que les défendeurs Seuss et le défendeur Joe Mathieu ont comploté pour voler son œuvre protégée par le droit d’auteur et se [traduction] « sont clairement exposés à une action en violation du droit d’auteur ». Toutefois, aucun des défendeurs n’a de lien direct avec le Canada, et il n’existe pas non plus de lien entre le Canada et la publication de la nouvelle version du livre « Daisy-Head Mayzie » en juillet 2016.

[22]  Je suis par conséquent d’accord avec les avocats des défendeurs pour dire que le nouvel élément de preuve, s’il avait été mis à la disposition du protonotaire Aalto, n’aurait été d’aucun secours pour le demandeur pour ce qui est de la question du forum non conveniens.

[23]  Après avoir établi que le protonotaire Aalto n’aurait pas modifié son ordonnance s’il avait eu le nouvel élément de preuve en main, je tiens à dire au sujet des accusations du demandeur selon lesquelles les avocats des défendeurs auraient intentionnellement et immoralement dissimulé le fait qu’une nouvelle version du livre en litige [traduction] « avait déjà été imprimée “en secret” par Penguin Random House » qu’il faut des éléments de preuve clairs et convaincants pour étayer des accusations aussi graves. Ici, le demandeur fait des hypothèses, des insinuations et des spéculations. J’accorderai donc peu de poids à cette allégation complètement infondée.

[24]  Pour tous ces motifs, la requête en prorogation du demandeur doit être rejetée, de même que sa contestation de l’ordonnance du protonotaire Aalto.

 


ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE que la requête soit rejetée avec dépens.

« René LeBlanc »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 2e jour d’octobre 2019

Lionbridge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-231-15

 

INTITULÉ :

CHARLES AUGUSTUS STEEN III. c DR. SEUSS ENTERPRISES, L.P., AUDREY GEISEL, TISH RABE, JOE MATHIEU, JACK PRELUTSKY, RANDOM HOUSE OF CANADA ET KARL ZOBELL

 

REQUÊTE ÉCRITE EXAMINÉE À OTTAWA (ONTARIO) AUX TERMES DE L’ARTICLE 369 DES RÈGLES DES COURS FÉDÉRALES

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LE JUGE LEBLANC

 

DATE DES MOTIFS :

Le 10 février 2017

 

OBSERVATIONS ÉCRITES :

Charles Augustus Steen III

 

Pour le demandeur

(POUR SON PROPRE COMPTE)

 

David Foulds

Brendan Clancy

Brian MacLeoad Rogers

Pour les défendeurs

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

DLA PIPER (CANADA) LLP

Avocats

Toronto (Ontario)

Brian MacLeod Rogers

Avocat

Toronto (Ontario)

Pour les défendeurs

 

 

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