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Date : 20170829


Dossier : IMM-729-17

Référence : 2017 CF 789

Ottawa (Ontario), le 29 août 2017

En présence de monsieur le juge Gascon

ENTRE :

AHMED KAISAR

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   L’aperçu

[1]               Le demandeur, M. Ahmed Kaisar, est citoyen du Bangladesh. Il dit être un musulman progressiste et avoir fait l’objet de menaces de mort de la part du groupe islamiste Jamaat-e-Islami [JeT] suite à une confrontation avec un imam survenue en septembre 2016 dans une mosquée de Sylhet au Bangladesh. Cette confrontation et ses conséquences ont motivé sa fuite vers le Canada en octobre 2016. À son arrivée au Canada, il a déposé une demande d’asile fondée sur les articles 96 et 97(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27.

[2]               Dans une décision rendue en janvier 2017, la Section de la protection des réfugiés [SPR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada a refusé la demande d’asile de M. Kaisar au motif que sa crainte de persécution et ses allégations n’étaient pas crédibles et qu’à tout événement, il disposait d’une possibilité de refuge intérieur [PRI] viable à Dhaka, la capitale du Bangladesh. La SPR a donc conclu que M. Kaisar n’avait ni la qualité de réfugié ni celle de personne à protéger au sens de la Convention.

[3]               M. Kaisar s’adresse maintenant à la Cour afin d’obtenir le contrôle judiciaire de cette décision. Il affirme que la décision de la SPR est déraisonnable à deux niveaux. D’une part, M. Kaisar prétend que la SPR a erré en déterminant qu’il n’était pas plausible pour lui de s’opposer ouvertement à l’imam, comme il affirme l’avoir fait. D’autre part, il soutient que la SPR a conclu à tort qu’il disposait d’une PRI viable à Dhaka. Le ministre de la Citoyenneté et de l’immigration répond que la décision de la SPR est raisonnable à tous égards.

[4]               Il suffit, pour décider de la demande de M. Kaisar, de déterminer s’il était déraisonnable pour la SPR de conclure que M. Kaisar disposait d’une PRI viable à Dhaka. Pour les motifs qui suivent, la demande de contrôle judiciaire de M. Kaisar est rejetée Ayant examiné la preuve dont disposait la SPR et le droit applicable, je ne suis pas convaincu que la décision rendue sur la PRI n’appartient pas aux issues possibles acceptables dans les circonstances, ou que des motifs existent pour justifier l’intervention de la Cour. De plus, je ne décèle aucun indice qui pourrait suggérer que les principes de justice naturelle et d’équité procédurale n’ont pas été respectés par la SPR.

II.                Le contexte

A.                Les faits

[5]               Les faits pertinents peuvent se résumer ainsi. M. Kaisar allègue qu’une fois arrivé à la mosquée de Sylhet, il aurait confronté l’imam devant une vingtaine de personnes après l’avoir entendu émettre des propos extrémistes portant sur la mission de « Jihad ». L’imam aurait ensuite soutenu que tous ceux s’opposant à la loi Sharia et à l’instauration d’un état islamique au Bangladesh seraient tués.

[6]               À la fin de la prière, M. Kaisar aurait reçu une communication de son épouse lui indiquant que des militants du JeT armés de machettes seraient venus à son domicile pour le tuer. Les militants auraient intimidé son épouse et auraient qualifié la confrontation de M. Kaisar avec l’imam de « crime contre l’islam ». M. Kaisar était alors à l’extérieur de chez lui pour célébrer l’anniversaire du fils d’un ami.

[7]               En réaction, M. Kaisar dit s’être enfui à Dhaka dès le lendemain, après avoir laissé son épouse et ses enfants auprès de sa belle-famille résidant à 65 kilomètres de Sylhet. Il serait resté chez un ami à Dhaka jusqu’au début octobre 2016, avant de partir pour les États-Unis sur l’avis de ses associés en affaires, pour ensuite entrer au Canada.

B.                 La décision

[8]               Dans sa décision, la SPR a conclu que, même en présumant la véracité des faits allégués par M. Kaisar, sa confrontation avec l’imam et la visite des émissaires du JeT, M. Kaisar disposait d’une possibilité de se relocaliser en toute sécurité à Dhaka. La SPR a déterminé que M. Kaisar n’avait pas établi qu’il serait exposé à un risque partout au Bangladesh ou qu’il serait déraisonnable de s’attendre à ce qu’il se réinstalle à Dhaka pour y poursuivre sa vie.

[9]               Dans sa décision, la SPR a revu en détail la preuve documentaire soumise par M. Kaisar et qui, aux dires de ce dernier, démontrait que tout musulman progressiste était à risque d’être victime du JeT partout au Bangladesh. La SPR n’a pas été convaincue par cette preuve selon la prépondérance des probabilités. La SPR a noté que plusieurs articles de nouvelles se répétaient et référaient aux mêmes événements. De plus, selon la SPR, la preuve documentaire faisait état de plusieurs différents groupes de personnes ciblés par le JeT, mais qu’aucun d’entre eux ne correspondait au profil de M. Kaisar. Selon la SPR, la preuve ne démontrait donc pas qu’une personne comme M. Kaisar n’ayant exprimé ses vues contre l’islam fondamentaliste qu’à une seule et unique reprise puisse attiser l’intérêt du JeT et justifier le JeT (ou d’autres groupes extrémistes) de rechercher M. Kaisar à la grandeur du Bangladesh. Par ailleurs, la SPR a jugé que les allégations de M. Kaisar sur la force du JeT et sa capacité de disséminer l’information à son sujet à travers un large réseau de diffusion, ou encore sur la possibilité que son accent linguistique ou des voisins puissent suffire à l’identifier, n’étaient que de la spéculation.

[10]           Somme toute, la SPR n’a pas été persuadée qu’en tant que musulman modéré, M. Kaisar puisse être personnellement à risque en se relocalisant à Dhaka et qu’il ne serait donc pas déraisonnable pour lui de le faire.

C.                La norme de contrôle

[11]           Il est bien établi que les conclusions relatives à l’existence d’une PRI viable résultent d’une analyse fondée sur les faits et que la norme de contrôle applicable à de telles conclusions est celle de la décision raisonnable (Deb c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1069 [Deb] au para 13; Emezieke c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 922 [Emezieke] au para 24).

[12]           Lorsque la norme de contrôle est celle de la décision raisonnable, la Cour doit faire preuve de retenue et se garder de substituer sa propre opinion à celle du tribunal administratif, pourvu que la décision soit justifiée, transparente et intelligible, et qu’elle appartienne « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 [Dunsmuir] au para 47). Les motifs d’une décision sont considérés raisonnables « s’ils permettent à la cour de révision de comprendre le fondement de la décision du tribunal et de déterminer si la conclusion fait partie des issues possibles acceptables » (Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62 [Newfoundland Nurses] au para 16). De plus, les conclusions de nature factuelle commandent un degré élevé de déférence judiciaire, compte tenu du rôle de juge des faits du tribunal administratif (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12 [Khosa] au para 59).

III.             L’analyse

[13]           M. Kaisar soutient que l’analyse de la PRI effectuée par la SPR est déraisonnable et sort du champ des issues possibles et acceptables en regard des faits et du droit. Il reproche notamment à la SPR d’avoir ignoré les soumissions faites par son avocat au sujet d’une décision récente de la Section d’appel des réfugiés [SAR] qui mettait en doute l’existence d’une PRI à Dhaka dans des circonstances similaires. M. Kaisar invoque également la doctrine des attentes légitimes et fait valoir que la SPR aurait violé les règles de l’équité procédurale en changeant de cap sur la question du large bassin de victimes visées par le JeT.

[14]           Je ne souscris pas aux arguments formulés par M. Kaisar et son avocat, et je suis plutôt d’avis qu’en procédant comme elle l’a fait, la SPR n’a commis aucune erreur justifiant l’intervention de la Cour.

A.                La SPR n’a pas erré dans ses conclusions factuelles sur l’existence d’une PRI

[15]           Comme je l’ai indiqué dans Deb, l’analyse d’une PRI repose sur le principe voulant que la protection internationale ne puisse être offerte aux demandeurs d’asile que dans les cas où le pays d’origine est incapable de fournir à la personne qui demande l’asile une protection adéquate partout sur son territoire. Il incombe à un demandeur d’asile de prouver, selon la prépondérance des probabilités, qu’il risque sérieusement d’être persécuté dans tout son pays d’origine (Ranganathan c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (2000), ACF n° 2118 (CAF) [Ranganathan] au para 13; Thirunavukkarasu c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1993), ACF n° 1172 (CAF) [Thirunavukkarasu] au para 2; Emezieke au para 28).

[16]           Il est bien acquis que le critère pour déterminer si une PRI viable existe comporte deux volets (Deb au para 16). Premièrement, la SPR devait être convaincue que M. Kaisar ne risque pas sérieusement d’être persécuté dans la partie du pays où existe une PRI. Deuxièmement, la situation dans la partie du pays où existe une PRI devait être telle qu’il ne serait pas déraisonnable pour M. Kaisar d’y chercher refuge (Thirunavukkarasu au para 12; Kohazi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 705 au para 2). Dans sa décision, la SPR réfère expressément à ce test, et rien ne peut donc lui être reproché au niveau du critère juridique retenu pour son analyse.

[17]           Sur le premier volet, la SPR a déterminé que M. Kaisar ne risquait pas sérieusement d’être persécuté à Dhaka, et qu’il n’existait pas de preuve réelle et concrète de risque sérieux l’empêchant de s’y relocaliser. La SPR a notamment procédé à une analyse minutieuse et exhaustive de la volumineuse preuve documentaire soumise par M. Kaisar, pour conclure que M. Kaisar n’appartenait à aucune des nombreuses catégories de personnes qui pouvaient être visées par le JeT. Dans sa décision, la SPR a notamment fait directement référence et cité une foule de documents établissant que les personnes ciblées par le JeT étaient essentiellement des activistes, des homosexuels, des professeurs d’université et des intellectuels, des blogueurs politiques, des étrangers, des minorités religieuses, des musiciens, des journalistes, des témoins de la poursuite ou des policiers. Or, le profil de M. Kaisar ne rimait avec aucune de ces catégories, aussi nombreuses soient-elles.

[18]           Sur le second volet du critère, la SPR devait analyser s’il serait raisonnable pour M. Kaisar de se réinstaller à Dhaka. Là encore, la SPR a examiné la situation personnelle de M. Kaisar et conclu qu’il ne serait pas déraisonnable pour lui de se réinstaller dans la capitale du Bangladesh. Selon la SPR, la preuve ne permettait pas de conclure que les agents de persécution du JeT étaient des acteurs ayant un intérêt à le poursuivre. De plus, M. Kaisar avait déjà habité Dhaka.

[19]           Les conclusions de la SPR sur l’existence d’une PRI sont essentiellement factuelles : elles reposent sur une lourde preuve documentaire, et elles tombent au cœur même de son expertise en matière d’immigration et de protection des réfugiés. Il est bien reconnu que la SPR profite des connaissances spécialisées de ses membres pour évaluer la preuve ayant trait à des faits qui relèvent de son champ d’expertise (El-Khatib c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 471 au para 6). Dans de telles circonstances, la norme de la décision raisonnable impose à la Cour une grande déférence à l’égard des conclusions de la SPR. Une cour de révision n’a pas pour mission de soupeser à nouveau les éléments de preuve au dossier, ni de s’immiscer dans les conclusions de faits de la SPR pour y substituer les siennes. Elle doit plutôt considérer les motifs dans leur ensemble, conjointement avec le dossier (Agraira c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36 [Agraira] au para 53; Dunsmuir au para 47), et se contenter de rechercher si les conclusions revêtent un caractère irrationnel ou arbitraire.

[20]           Compte tenu de la preuve selon laquelle M. Kaisar n’aurait publiquement confronté l’imam qu’à une seule reprise, qu’il n’était pas un activiste et qu’il avait au contraire les attributs d’un musulman modéré, je suis d’avis que les conclusions tirées par la SPR sont raisonnables et font assurément partie des issues possibles et acceptables dans les circonstances. La SPR a expressément tenu compte de la situation particulière de M. Kaisar, et elle a analysé toutes ses prétentions et ses craintes. Au vu de la preuve devant elle, la SPR pouvait à bon droit conclure que M. Kaisar n’avait pas démontré, selon la prépondérance des probabilités, que ses agents de persécution souhaiteraient toujours le poursuivre à Dhaka. Dans son analyse de la PRI, la SPR s’est expressément penchée sur le risque particulier que M. Kaisar disait craindre, et a déterminé qu’il n’y en avait pas à Dhaka. La SPR a rappelé à juste titre qu’outre l’événement isolé de septembre 2016 à la mosquée de Sylhet et la visite subséquente du JeT à son domicile, M. Kaisar n’a été exposé à aucun problème lorsqu’il était loin de sa région natale.

[21]           M. Kaisar soutient que la SPR a commis une erreur lorsqu’elle a fondé sa conclusion relative à la PRI sur son profil, en ignorant la preuve établissant que des personnes ayant une large variété de profils risquaient de subir la persécution du JeT au Bangladesh. Je ne suis pas d’accord. Tout au contraire, ma revue de la décision et du dossier me convainquent que la SPR a plutôt solidement ancré ses conclusions au sujet de la PRI sur une revue exhaustive et fouillée des nombreux profils de personnes ayant fait l’objet de persécution. Or, malgré l’existence d’un large spectre de profils, celui de M. Kaisar ne s’y retrouvait tout simplement pas. En d’autres termes, M. Kaisar n’a pas soumis suffisamment d’éléments de preuve sur les conditions défavorables qui mettraient en péril sa vie s’il déménageait à Dhaka et il n’a pas démontré qu’il serait objectivement déraisonnable de lui demander de solliciter l’asile dans la capitale du Bangladesh.

[22]           La SPR n’a peut-être pas fait référence à certains éléments de preuve aussi clairement que M. Kaisar l’aurait souhaité, mais il ne s’agit pas là d’un motif suffisant pour autoriser l’intervention de la Cour. Un contrôle judiciaire n’est pas une « chasse au trésor, phrase par phrase, à la recherche d’une erreur » (Syndicat canadien des communications, de l’énergie et du papier, section locale 30 c Pâtes & Papier Irving, Ltée, 2013 CSC 34 au para 54). La Cour doit examiner les motifs en « essayant de les comprendre, et non pas en se posant des questions sur chaque possibilité de contradiction, d’ambiguïté ou sur chaque expression malheureuse » (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Ragupathy, 2006 CAF 151 au para 15). Comme l’a rappelé la Cour suprême, il se peut que « les motifs ne fassent pas référence à tous les arguments, dispositions législatives, précédents ou autres détails que le juge siégeant en révision aurait voulu y lire, mais cela ne met pas en doute leur validité ni celle du résultat au terme de l’analyse du caractère raisonnable de la décision » (Newfoundland Nurses au para 16). Un tribunal administratif n’est pas tenu de tirer une conclusion explicite sur chaque élément qui mène à sa conclusion finale.

[23]           Au surplus, rien ne permet d’inférer que la SPR aurait fait fi de preuve matérielle qui contredisait carrément ses conclusions. Un tribunal est présumé avoir considéré l’ensemble de la preuve et n’est pas tenu de référer à chacune de ses composantes (Newfoundland Nurses au para 16; Florea c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] ACF n° 598 (CAF) au para 1). Le défaut de mentionner un élément de preuve précis ne signifie pas qu’il n’a pas été pris en compte ou que tous les éléments de preuve n’ont pas été examinés (Cepeda-Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1998), 157 FTR 35 (CF) aux para 16-17). Ce n’est que lorsqu’un tribunal administratif passe sous silence des éléments de preuve qui contredisent ses conclusions de façon claire que la Cour peut intervenir et inférer que le tribunal n’a pas examiné la preuve contradictoire pour en arriver à sa conclusion de fait. Or, ce n’est pas le cas en l’espèce.

[24]           En fait, les arguments avancés par M. Kaisar expriment simplement son désaccord sur l’appréciation de la preuve effectuée par la SPR au sujet de la PRI et invitent la Cour à préférer son évaluation et sa lecture à celle du tribunal. Or, ce n’est pas là le rôle de la Cour en matière de contrôle judiciaire (Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CAF 113 au para 99). Les motifs de la décision de la SPR sur l’existence d’une PRI viable possèdent les attributs de la justification, de la transparence et de l’intelligibilité, et permettent de déterminer que la conclusion appartient aux issues possibles acceptables. N’importe quel lecteur peut savoir exactement pourquoi la SPR a déterminé que M. Kaisar disposait d’une PRI viable à Dhaka. Son raisonnement n’est pas entaché d’une erreur fatale et j’estime que le résultat final est raisonnable compte tenu des principes juridiques applicables. Il n’y a donc pas lieu pour la Cour d’interférer.

[25]           La conclusion de la SPR relative à l’existence d’une PRI à Dhaka était déterminante pour la demande d’asile de M. Kaisar (Thaneswaran c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 189 au para 32), et elle était suffisante pour rejeter l’ensemble de sa demande (Rasaratnam c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1991] ACF n° 1256 au para 8). Il incombait à M. Kaisar d’établir qu’il était objectivement déraisonnable de lui demander de solliciter l’asile à Dhaka, la région désignée comme sûre par la SPR. Ce fardeau est lourd et exigeait une preuve réelle et concrète de conditions défavorables qui mettraient en péril la vie et la sécurité de M. Kaisar s’il déménageait à Dhaka (Ranganathan au para 15). Cette preuve n’a pas été faite.

[26]           Lors de l’audience devant cette Cour, M. Kaisar et son avocat ont longuement fait valoir que la SPR avait erronément omis de discuter des précédents qui lui avaient été soumis, et notamment d’une décision de juillet 2016 de la SAR dans laquelle la SAR avait conclu à l’absence d’une PRI valable à Dhaka. M. Kaisar reproche à la SPR de ne pas avoir expressément traité de ce précédent et soutient que la SPR se devait de l’aborder dans sa décision. Je ne partage pas l’avis de M. Kaisar à cet égard.

[27]           D’une part, M. Kaisar invoquait cette décision de la SAR pour ses conclusions factuelles sur l’absence d’une PRI à Dhaka. Or, une décision de la SAR dans une affaire différente fondée sur une trame factuelle distincte ne saurait faire figure de précédent liant la SPR sur l’appréciation factuelle qu’elle a à faire en fonction de la preuve devant elle. Au surplus, il est manifeste que la preuve documentaire dont disposait la SPR différait de la preuve sur laquelle s’était appuyée la SAR dans l’affaire invoquée par M. Kaisar. La pertinence d’un précédent s’atrophie au fur et à mesure que la proximité des trames factuelles en jeu s’effrite. C’est le cas ici. Il est clair, à mon avis, que les conclusions de la SAR sur lesquelles M. Kaisar aurait voulu que la SPR se fonde étaient tributaires de faits et de preuves documentaires différents de ce que la SPR avait devant elle en l’espèce.

[28]           D’autre part, faut-il le rappeler, le fait de ne pas faire référence à tous les arguments ou précédents soulevés par les parties ne suffit pas pour mettre en doute le caractère raisonnable d’une décision (Newfoundland Nurses au para 16).

[29]           Pour tenter d’étoffer leur position, M. Kaisar et son avocat ont longuement tablé sur les décisions Vilmond c Canada (Citoyenneté et Immigration, 2008 CF 926 [Vilmond] et Csoka c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1220 [Csoka] aux para 25-26. Avec respect, je suis d’avis que M. Kaisar se méprend sur la portée de ces deux décisions et qu’en fait, elles ne lui sont pas d’un grand secours.

[30]           Dans Vilmond, la Cour avait conclu que le tribunal administratif avait carrément omis d’examiner des allégations de la demanderesse et n’avait tout simplement pas considéré la question de la persécution fondée sur le sexe, alors que cet argument précis avait été soulevé par l’avocat. Dans cette affaire, le tribunal avait donc fermé les yeux sur un moyen fondamental expressément invoqué à l’audience. Il y avait eu omission de mentionner l’élément principal à la source même de la demande. Il ne s’agissait pas d’un seul précédent comme c’est le cas ici avec la décision de la SAR. De plus, dans le cas de M. Kaisar, il est manifeste que la SPR s’est penchée sur son argument principal et sur ses prétentions à l’effet qu’une PRI viable n’existait pas à Dhaka et que son profil ne lui permettait pas d’échapper à la persécution du JeT. Toutefois, la preuve soumise à cet égard n’a pas réussi à convaincre la SPR.

[31]           Dans Csoka, la SAR avait eu recours à une preuve documentaire maintes fois écartée par la Cour en tant qu’élément de preuve peu fiable sur la protection de l’État. En effet, la SAR avait répété mot à mot un passage critiqué et rejeté par la Cour dans d’autres décisions. C’est dans ce contexte bien précis que j’ai affirmé dans Csoka que la SAR était restée sourde à la question même si l’avocat avait précisément développé ce point dans ses soumissions. Encore une fois, la situation est fort différente dans le cas de M. Kaisar. La SPR a épluché l’ensemble de la preuve sur le profil des personnes sujettes à persécution au Bangladesh, et a considéré les arguments avancés par M. Kaisar. Le fait qu’elle n’ait pas expressément mentionné la décision de la SAR brandie par M. Kaisar à l’appui de sa position ne s’apparente en rien aux situations qui prévalaient dans Vilmond ou Csoka.

B.                 La SPR n’a pas enfreint le droit à l’équité procédurale, ni violé quelque principe de justice naturelle

[32]           M. Kaisar avance enfin que la SPR aurait enfreint son droit à l’équité procédurale et porté atteinte aux principes de justice fondamentale et à la doctrine des attentes légitimes. M. Kaisar et son avocat prétendent qu’ils s’étaient fiés à certains propos tenus par la SPR lors de l’audience devant le tribunal, lesquels évoquaient le large spectre de profils pouvant effectivement faire l’objet de persécution au Bangladesh. Ils soumettent que la volte-face opérée par la SPR dans sa décision constitue une entrave aux attentes légitimes de M. Kaisar à ce chapitre.

[33]           Je ne partage pas l’opinion de M. Kaisar sur cet autre motif de contrôle judiciaire.

[34]           M. Kaisar tente de donner à la doctrine des attentes légitimes une portée qu’elle n’a pas (Nshogoza c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1211 aux para 35-41). La doctrine des attentes légitimes fait partie des règles de l’équité procédurale. Je conviens que les questions liées à l’équité procédurale sont susceptibles de révision selon la norme plus stricte de la décision correcte (Établissement de Mission c Khela, 2014 CSC 24 au para 79). Cela signifie que, lorsque ces questions sont soulevées, la Cour doit déterminer si le processus suivi par le décideur satisfait au degré d’équité requis eu égard à toutes les circonstances (Khosa au para 43).

[35]           Cependant, la doctrine des attentes légitimes ne crée pas de droits matériels et elle ne peut servir à entraver l’exercice du pouvoir discrétionnaire d’un décideur chargé d’appliquer le droit (Renvoi relatif au Régime d’assistance publique du Canada (C-B), [1991] 2 RCS 525 aux pp 557 et 558). Elle fait partie du devoir d’agir équitablement et, pour cette raison, elle n’offre que des protections procédurales (Agraira aux para 94-97). La proposition selon laquelle la doctrine des attentes légitimes ne peut créer de droits matériels ou substantifs est d’ailleurs soutenue par un grand nombre de décisions (Canada (Procureur général) c Mavi, 2011 CSC 30 au para 68; Centre hospitalier Mont-Sinaï c Québec (Ministre de la Santé et des Services sociaux), 2001 CSC 41 au para 22).

[36]           Ici, la SPR avait apparemment mentionné, lors de l’audience devant elle, qu’il y avait un spectre relativement large de personnes exposées à la persécution des fondamentalistes musulmans au Bangladesh. Cela ne signifiait cependant pas que la SPR devait nécessairement conclure en faveur de M. Kaisar et déterminer que son profil pouvait s’insérer dans ce vaste éventail. La doctrine des attentes légitimes ne garantit pas un certain résultat; elle protège simplement un processus. Il est manifeste que, dans sa décision, la SPR a effectivement considéré le large spectre de personnes potentiellement victimes de persécution de la part du JeT. Cependant, le fait d’avoir évoqué le spectre très large des personnes sujettes à persécution ne retirait pas à la SPR son pouvoir discrétionnaire d’apprécier la preuve au dossier et de déterminer si, oui ou non, le profil particulier de M. Kaisar épousait l’un ou l’autre des profils figurant dans ce spectre. Aux termes d’une analyse fouillée, la SPR a conclu que ce n’était pas le cas.

[37]           L’obligation d’agir équitablement (dont fait partie la doctrine des attentes légitimes) ne concerne pas le bien-fondé ou le contenu d’une décision rendue, mais se rapporte plutôt à la procédure suivie. La nature et la portée de cette obligation peuvent varier en fonction des attributs du tribunal administratif et de sa loi habilitante, mais ses exigences renvoient toujours à la procédure et non aux droits substantifs à être déterminés par le tribunal. Or, la décision de la SPR ne fait entorse à aucune des composantes de l’équité procédurale. Il n’y a ici aucune preuve d’un manquement de la part du décideur ou d’un défaut de M. Kaisar de pouvoir se faire entendre, ni aucun soupçon de traitement inéquitable à son endroit.

[38]           Le fait que la conclusion factuelle à laquelle a abouti la SPR ne soit pas celle que M. Kaisar espérait recevoir ne constitue en rien une entrave à la doctrine des attentes légitimes.

IV.             Conclusion

[39]           Pour les motifs énoncés précédemment, la demande de contrôle judiciaire de M. Kaisar est rejetée. Selon la norme de la décision raisonnable, il suffit que la décision faisant l’objet d’un contrôle judiciaire appartienne aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit, et qu’elle soit justifiée, transparente et intelligible. C’est le cas ici. De plus, à tous égards, la SPR a respecté les exigences de l’équité procédurale dans son traitement de la demande de M. Kaisar. La décision de la SPR n’est donc entachée d’aucune erreur qui justifierait l’intervention de la Cour.

[40]           Aucune des parties n’a proposé de question de portée générale aux fins de certification. Je conviens qu’il n’y en a pas ici.


JUGEMENT au dossier IMM-729-17

LA COUR STATUE que :

1.     La demande de contrôle judiciaire est rejetée, sans dépens;

2.     Aucune question grave de portée générale n’est certifiée.

 

« Denis Gascon »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-729-17

 

INTITULÉ :

AHMED KAISAR c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 16 août 2017

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE GASCON

 

DATE DES MOTIFS :

LE 29 AOÛT 2017

 

COMPARUTIONS :

Alain Joffe

 

Pour le demandeur

 

Pavol Janura

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Alain Joffe

Avocat

Montréal (Québec)

 

Pour le demandeur

 

Sous-procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

Pour le défendeur

 

 

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