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Date : 20170821


Dossier : T-235-17

Référence : 2017 CF 773

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 21 août 2017

En présence de madame la juge Elliott

ENTRE :

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

demandeur

et

IRFAN SADDIQUE

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Aperçu

[1]  Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (le ministre) sollicite le contrôle judiciaire d’une décision rendue par une juge de la citoyenneté (la juge), par laquelle a été accueillie, en application du paragraphe 14(2) de la Loi sur la citoyenneté, LRC 1985, c C-29 (la Loi), la demande de citoyenneté présentée par Irfan Saddique (M. Saddique) après que la juge eut conclu qu’il satisfaisait aux exigences de résidence prévues à l’alinéa 5(1)c) de la Loi tel que libellé au moment de la demande. M. Saddique est le défendeur dans la présente demande.

[2]  M. Saddique, qui est médecin, habite et travaille aux États-Unis en vue d’obtenir les qualifications requises pour pouvoir exercer la médecine au Canada. Par conséquent, lorsqu’il a présenté sa demande de citoyenneté canadienne, il n’a déclaré que 177 jours de présence effective, ce qui représente un écart de 918 jours par rapport aux 1 095 jours requis. La juge a appliqué le critère centralisé pour la résidence établi par la décision Re Papadogiorgakis, [1978] 2 CF 208, 88 DLR (3d) 243 [FCTD] [Papadogiorgakis]. Elle a conclu que M. Saddique, même s’il habitait aux États-Unis, avait maintenu son mode de vie centralisé au Canada; sa demande de citoyenneté a donc été approuvée.

[3]  Le ministre ne souscrit pas à la décision rendue par la juge. Le ministre soutient que la décision n’est pas raisonnable parce que, selon les éléments de preuve qui lui ont été présentés, la juge n’était pas raisonnablement en mesure d’établir objectivement la résidence au Canada. En outre, la juge n’a pas adéquatement abordé le manque d’éléments de preuve de manière intelligible ou transparente.

[4]  M. Saddique indique qu’il a comparu devant la juge le 5 janvier 2017 pour son audience; à ce moment, il a répondu aux questions que la juge lui a posées. Ces questions portaient, entre autres, sur les doutes soulevés par l’agent de la citoyenneté qui a préparé le modèle pour la préparation et l’analyse des dossiers (MPAD). À la fin de l’audience, la juge a demandé à obtenir certains documents et M. Saddique a signé une attestation selon laquelle il les fournirait. Ces documents consistaient en un affidavit de son beau-père sur ses conditions de logement, une lettre bancaire attestant la relation, et certains relevés bancaires et relevés de carte de crédit.

[5]  Le 9 janvier 2017, M. Saddique a fourni les documents demandés par la juge ainsi que des éléments de preuve supplémentaires sur ses liens au Canada, dont un élément de preuve selon lequel il avait payé les prêts étudiants de sa femme. Il indique que la juge n’a été raisonnablement satisfaite de sa résidence qu’après avoir mené l’entrevue et examiné tous les documents à sa disposition. Le ministre demande à la Cour de soupeser les éléments de preuve différemment de la juge, ce qui n’est pas le rôle de la Cour.

II.  Analyse

[6]  Le ministre affirme que la juge n’a pas mené d’analyse en vue de trancher si M. Saddique avait déjà établi sa résidence au Canada avant de partir pour obtenir ses titres de compétences médicales aux États-Unis. Le ministre conteste aussi la quantité et la qualité des éléments de preuve fournis par M. Saddique; il affirme qu’il y a absence totale de preuve claire d’un mode de vie centralisé au Canada. Il est allégué que la juge a accepté un simple témoignage de M. Saddique sur son désir d’habiter au Canada plutôt que d’examiner si les éléments de preuve indiquaient réellement un mode de vie centralisé.

[7]  M. Saddique indique qu’il a été contraint de déménager temporairement aux États-Unis pour faire sa résidence en médecine. Il affirme que la juge a tenu compte de ces circonstances et qu’elle a appliqué correctement le critère développé dans la décision Papadogiorgakis. M. Saddique aurait effectivement préféré faire sa résidence en médecine au Canada; toutefois, après avoir exploré toutes les voies possibles, il n’a pas réussi à en obtenir une et il n’a eu d’autre choix que de se rendre aux États-Unis afin d’obtenir un permis qui lui permettrait plus tard d’exercer la médecine au Canada. Qui plus est, au Canada, et particulièrement en Ontario, M. Saddique possède une famille élargie de 40 à 50 personnes, dont sa mère, son frère, sa sœur, son oncle et sa tante, ainsi que les parents de sa femme et divers proches. Selon M. Saddique, la juge a pris ces faits en considération de façon appropriée.

A.  La décision

[8]  La juge a commencé son analyse en précisant les antécédents personnels de M. Saddique. Elle a indiqué que, pendant qu’il se trouvait au Canada, sa famille et lui habitaient avec ses beaux-parents et avaient leur propre espace de logement dans une maison de 3 000 pieds carrés, en plus de la portion aménagée du sous-sol. Elle a précisé qu’il avait déclaré seulement 177 jours de présence effective, avant de conclure que ces absences étaient attribuables à l’obtention de ses titres de compétences médicales aux États-Unis.

[9]  Dans le cadre de son analyse selon le critère Papadogiorgakis, la juge a indiqué qu’il incombait à M. Saddique de prouver qu’il satisfait aux exigences en matière de résidence. Elle a mentionné qu’en plus de son absence pour obtenir ses titres de compétences médicales aux États-Unis, M. Saddique s’est absenté pendant 111 jours en tout afin de se rendre au Pakistan pour prendre soin de son père en fin de vie, où il est retourné par la suite pour assister à ses funérailles.

[10]  La juge a examiné et abordé les trois préoccupations soulevées par l’agent de la citoyenneté dans le MPAD, soit l’écart considérable dans le nombre de jours, certains retours non déclarés et le fait qu’il n’avait pas montré qu’il avait des liens au Canada.

[11]  En ce qui concerne l’écart dans le nombre de jours, la juge a conclu que l’absence de M. Saddique du Canada était temporaire, étant donné qu’il s’employait à obtenir un titre professionnel. Elle a indiqué qu’il était évident que sa famille et lui avaient établi une résidence au Canada. Pour ce faire, la juge s’est appuyée sur le fait que M. Saddique retournait à la maison où il avait habité précédemment avec sa belle-famille; que son mobilier et son équipement de bureau étaient restés là; et qu’il passait également du temps avec sa mère devenue veuve lors de ses retours à la maison.

[12]  En ce qui concerne les retours non déclarés au Canada, la juge a mentionné l’explication fournie par M. Saddique, selon laquelle il s’est fié aux timbres dans son passeport pour déterminer les dates de sa présence et de son absence effective pour remplir sa demande. Étant donné qu’il est souvent rentré au Canada en voiture, plusieurs retours n’ont pas été indiqués. La juge a souligné que ses absences étaient si prolongées que les jours supplémentaires n’auraient pas [traduction] « une grande incidence » sur ses absences. Quoi qu’il en soit, le ministre ne s’appuie pas sur ces retours non déclarés.

[13]  La juge a conclu que M. Saddique n’avait pas mentionné, dans son formulaire de demande et son questionnaire sur la résidence, qu’il possédait une famille élargie et qu’il habitait dans la maison de son beau-père pendant qu’il se consacrait à obtenir ses titres professionnels en médecine. Il avait toutefois indiqué, dans son témoignage, qu’il avait de nombreux liens familiaux.

[14]  Dans son application du critère Papadogiorgakis, la juge a fait référence à deux extraits. Le premier commence par un commentaire indiquant que la personne qui possède une résidence établie où elle habite ne cesse pas d’être résidente si elle part temporairement, comme pour suivre un cours. Dans le deuxième extrait, on y fait référence comme suit : [traduction] « cela dépend essentiellement du point jusqu’auquel une personne s’établit en pensée et en fait au lieu en question, ou y conserve, y maintient ou y centralise son mode de vie habituel avec son cortège de relations sociales, d’intérêts et de convenances ». La juge a ensuite abordé l’établissement physique de M. Saddique au Canada, dans la maison de son beau-père, et sa déclaration selon laquelle il ne voudrait pas élever ses enfants aux États-Unis. La juge a précisé qu’il affichait un bon solde bancaire dans un compte qu’il détenait depuis 2009 et que ses relevés de carte de crédit indiquaient des activités au Canada de 2010 à 2016. En particulier, elle a conclu que les achats d’« articles de consommation quotidienne » corroboraient les absences déclarées de M. Saddique et elle a vérifié les paiements qu’il a versés au Conseil médical du Canada ainsi que les dépenses liées à d’autres tests connexes. Elle a conclu que les documents qu’il avait fournis à sa demande après l’audience appuyaient sa demande.

B.  Commentaires

[15]  Le ministre reproche à la juge de n’avoir pas expliqué en quoi les faits indiqués dans sa décision satisfaisaient au critère Papadogiorgakis. Selon ce que je comprends de la position du ministre, cela est comparable à un argument sur le caractère adéquat des motifs et, en dépit des protestations à l’effet du contraire, certains éléments constituent une demande à la Cour de soupeser de nouveau les éléments de preuve. À cet égard, je garde à l’esprit que le juge de Montigny, lorsqu’il était membre de notre Cour, a conclu qu’il convient de faire preuve d’un certain degré de déférence à l’égard des décisions des juges de la citoyenneté, en raison des connaissances et compétences spéciales de ces derniers concernant l’application du critère qu’ils choisissent et l’appréciation des éléments de preuve dont ils sont saisis : Canada (Citoyenneté et Immigration) c Patmore, 2015 CF 699, au paragraphe 14, 482 FTR 90 [Patmore].

[16]  Les motifs énoncés par la juge sont courts, mais clairs. Elle a conclu que M. Saddique habitait avec sa famille à Brampton dans la maison de ses beaux-parents avant de partir étudier aux États-Unis. Il s’est absenté pour aller faire ses examens, effectuer des observations cliniques et terminer sa résidence médicale interne, ainsi que pour prendre soin de son père en fin de vie et, par la suite, pour assister à ses funérailles. La juge a précisé que M. Saddique comptait de 40 à 50 proches au Canada, auxquels il rendait visite. Elle a conclu que son témoignage était crédible et qu’il l’avait livré simplement.

[17]  Après examen du dossier, je remarque que les notes d’entrevue manuscrites rédigées par la juge complètent les motifs afin d’aider à comprendre pourquoi elle est parvenue à sa décision. Ces notes indiquent que la juge a demandé directement à M. Saddique pourquoi elle devrait approuver sa demande. Il semble qu’il a expliqué qu’il était médecin au Pakistan et qu’il avait déménagé en Ontario en 2009, où il avait travaillé avec acharnement à passer l’examen d’admission en médecine, mais qu’il n’avait pas réussi à obtenir une résidence. Il avait aussi participé à un stage d’observation dans un centre de santé à Toronto et s’était rendu en Alberta afin de passer une entrevue pour un poste d’auxiliaire médical, mais qu’il n’avait pas été embauché. Lorsqu’il a senti qu’il avait épuisé toutes les options au Canada, il s’est rendu aux États-Unis afin de continuer d’exercer sa profession.

[18]  Dans les notes, on indique ensuite que M. Saddique souhaite revenir exercer la médecine au Canada, où se trouve sa famille. Étant donné qu’il n’avait qu’une ou deux journées de congé pendant sa résidence, ses retours au Canada devaient être brefs. En ce qui concerne les autres indicateurs de la centralisation de sa résidence au Canada, les notes indiquent qu’il se rendait régulièrement à la mosquée avec ses beaux-parents et que sa femme et lui s’étaient rejoints à l’Association canadienne pour la santé mentale. Lorsqu’il habitait avec ses beaux-parents au Canada, il payait souvent diverses factures, comme l’hypothèque, ou y contribuait en leur donnant de l’argent.

[19]  Les notes de la juge se terminent par une déclaration de M. Saddique où il affirme qu’il terminera son travail aux États-Unis en 2018 et retournera au Canada à ce moment. Il a indiqué qu’il était déjà à la recherche d’un emploi au Canada. Il est resté aux États-Unis afin de solidifier sa demande en acquérant plus d’expérience parce qu’aux États-Unis, il est possible de réussir sa médecine interne en trois ans, tandis qu’il en faut quatre au Canada.

[20]  Le dossier indique aussi que la femme de M. Saddique est citoyenne canadienne et qu’il souhaitait élever ses enfants au Canada, et pas aux États-Unis. Même si l’avocate du ministre rejette l’importance de la citoyenneté de la femme de M. Saddique, je la considère comme une autre pièce importante du casse-tête à l’étude par la juge. Elle a particulièrement fait référence à l’extrait de la décision Papadogiorgakis qui indique ce qui suit : [traduction] « cela dépend essentiellement du point jusqu’auquel une personne s’établit en pensée et en fait au lieu en question, ou y conserve, y maintient ou y centralise son mode de vie habituel avec son cortège de relations sociales, d’intérêts et de convenances ». Les relations sociales qui étaient au premier plan de sa demande de citoyenneté étaient clairement une famille élargie au Canada. La juge a renvoyé aux 40 à 50 proches au Canada en tant que « clan » de M. Saddique. Non seulement la famille était grande, mais le beau-père de M. Saddique lui a fourni un logement et une base religieuse. Le fait que sa femme est canadienne permet d’ancrer encore plus les liens au Canada de M. Saddique.

[21]  Le ministre soutient que les indicateurs peu nombreux – qui sont une maison et un compte bancaire – ne suffisent pas à justifier la décision de la juge. Il y avait toutefois plusieurs indicateurs. La juge a tenu compte de plusieurs facteurs, notamment du fait que M. Saddique a tenté de faire sa résidence au Canada; qu’il y maintenait des liens familiaux solides; qu’il avait une résidence permanente pour sa famille, qui comportait du mobilier, de l’équipement de bureau et des jouets d’enfants distincts de l’autre ménage; qu’il retournait fréquemment au Canada (vu son horaire de travail exigeant); qu’il avait des liens financiers au Canada, en dépit de sa faible présence effective pour le justifier, en l’absence de sa résidence continue; et qu’il avait fait part de ses intentions de retourner au Canada dès que le processus de délivrance de permis serait terminé.

[22]  Il convient que notre Cour fasse preuve de déférence à l’égard de la juge, qui a vu et entendu M. Saddique. Elle a appliqué les faits au droit, sa loi habilitante, en recourant à l’expertise acquise en tant que juge de la citoyenneté. Je conclus que la décision est intelligible et transparente. L’issue est étayée par les éléments de preuve au dossier. Je suis d’avis qu’il était raisonnable pour la juge de tirer la conclusion qu’elle a tirée, vu le dossier dont elle était saisie. Même si une autre issue aurait pu être acceptable, comme le ministre incite à le faire, l’issue à laquelle la juge est arrivée est raisonnable; elle se justifie au regard des faits et du droit.

[23]  La demande est rejetée sans dépens. Il n’y a aucune question à certifier.

 


JUGEMENT

LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT :

  1. La demande est rejetée sans dépens.

  2. Il n’y a aucune question grave de portée générale à certifier.

« E. Susan Elliott »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 3e jour d’octobre 2019

Lionbridge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

Dossier :

T-235-17

 

 

INTITULÉ :

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION c IRFAN SADDIQUE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 16 août 2017

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE ELLIOTT

 

DATE DES MOTIFS :

LE 21 août 2017

 

COMPARUTIONS :

Alison Engel-Yan

 

Pour le demandeur

 

Christopher Collette

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

Pour le demandeur

 

Bellissimo Law Group

Avocats

Toronto (Ontario)

 

Pour le défendeur

 

 

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