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Date : 20170712


Dossiers : T‑598‑17

T‑599‑17

T‑600‑17

T‑601‑17

T‑602‑17

T‑603‑17

T‑604‑17

T‑605‑17

Référence : 2017 CF 675

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 12 juillet 2017

En présence de monsieur le juge Manson

ENTRE :

ABBVIE CORPORATION et

ABBVIE BIOTECHNOLOGY LTD.

demanderesses

et

SAMSUNG BIOEPIS CO., LTD. Et

MINISTRE DE LA SANTÉ

défendeurs

ORDONNANCE ET MOTIFS

I.  Introduction

[1]  La Cour est saisie d’une requête par laquelle la défenderesse, Samsung Bioepis Co., Ltd. (« Bioepis »), cherche à obtenir une ordonnance de confidentialité à l’égard de documents qui seront divulgués dans le cadre d’une action sous-jacente, dans laquelle les demanderesses, AbbVie Corporation et AbbVie Biotechnology Ltd. (collectivement appelées « AbbVie »), sollicitent des ordonnances interdisant au ministre de la Santé de délivrer des avis de conformité en application du Règlement sur les médicaments brevetés (Avis de conformité), DORS/93‑133 [le Règlement].

II.  Contexte

[2]  Le 13 mars 2017, Bioepis a signifié des avis d’allégation (AA) à AbbVie relativement à HADLIMA, le médicament à base d’adalimumab qu’elle propose, et aux brevets canadiens nos 2 494 756; 2 385 745; 2 847 142 et 2 504 868 (collectivement appelés les « produits AbbVie »). Bioepis alléguait dans ses AA que HADLIMA ne contreviendrait à aucun des brevets d’AbbVie. En réponse, cette dernière a introduit les demandes sous-jacentes.

[3]  L’adalimumab est un médicament biologique, et plus précisément un anticorps. Contrairement à d’autres médicaments génériques, les produits biologiques ultérieurs ne sont pas de simples versions génériques du produit de référence, car les médicaments biologiques sont composés, non pas de petites molécules comme certains médicaments, mais de cellules ou d’organismes vivants, ce qui crée une variabilité potentielle inhérente. De nombreux fabricants des produits de référence estiment qu’il n’est pas possible de créer la copie identique d’un médicament biologique de référence. À ce titre, le procédé de fabrication peut modifier considérablement la structure du médicament biologique obtenu. Cette variabilité et les effets du procédé de fabrication sont des facteurs importants à considérer lorsqu’il est question de médicaments biologiques et de propriété intellectuelle.

[4]  Comme il arrive souvent dans les instances fondées sur le Règlement, les parties ont convenu qu’une ordonnance de confidentialité était de mise; cette ordonnance soustraira leurs renseignements commerciaux sensibles respectifs à la divulgation publique. En plus des dispositions convenues en matière de confidentialité, Bioepis demande à ce qu’un mécanisme additionnel de protection des renseignements soit mis en place dans la présente action, lequel consisterait en des dispositions empêchant les avocats internes et externes des deux parties de se livrer à des activités relatives à des demandes de brevets, en ce qui regarde les brevets visés par la présente instance ou ceux qui se rapportent à l’adalimumab, pendant un an après la fin de l’action sous-jacente ou de tout autre [traduction« litige pertinent », selon la dernière éventualité (l’interdiction de poursuite des demandes proposée). AbbVie s’oppose à l’inclusion de l’interdiction de poursuite des demandes proposée.

[5]  À l’audience, l’avocat de Bioepis a limité l’interdiction de poursuite des demandes proposée au brevet canadien no 2 494 756 uniquement, relativement aux dossiers de la Cour nos T ‑603‑17 et T ‑605‑17.

III.  Questions à trancher

[6]  Les questions à trancher sont les suivantes :

  1. Le critère de la consultation restreinte aux avocats (CRA) est‑il approprié pour déterminer s’il y a lieu d’accorder l’interdiction de poursuite des demandes proposée?
  2. L’interdiction de poursuite des demandes proposée devrait-elle être accordée?

IV.  Conclusion

[7]  Comme l’interdiction de poursuite des demandes proposée n’a pas le même objet qu’une ordonnance de CRA, j’estime que le critère de la CRA ne convient pas pour déterminer s’il y a lieu de l’accorder. J’estime par ailleurs que Bioepis n’a pas produit suffisamment d’éléments de preuve tendant à démontrer que l’interdiction de poursuite des demandes proposée est nécessaire ou raisonnable dans le contexte de la présente action.

V.  Analyse

A.  Le critère de la consultation restreinte aux avocats (CRA) est‑il approprié pour déterminer s’il y a lieu d’accorder l’interdiction de poursuite des demandes proposée?

[8]  Bioepis avance que l’interdiction de poursuite des demandes proposée est moins restrictive qu’une désignation de CRA. Elle affirme que l’intérêt du public à la publicité des débats judiciaires n’est pas engagé par l’interdiction de poursuite des demandes proposée, puisque celle-ci n’est pas une ordonnance de confidentialité destinée à être utilisée en Cour, et que ces dispositions additionnelles n’entraveront pas la capacité des parties à donner des instructions à leurs avocats ni la relation normale avocat-client. Par conséquent, Bioepis affirme que les circonstances justifiant de rendre une ordonnance de confidentialité prévoyant une CRA justifient également d’accorder l’interdiction moins contraignante de poursuite des demandes proposée.

[9]  AbbVie soutient que le critère relatif à l’inclusion de dispositions empêchant les avocats de se livrer à certaines activités après avoir pris connaissance de renseignements confidentiels spécifiques ne devrait pas être le même que le critère lié à une ordonnance de confidentialité prévoyant une CRA. Comme l’objet fondamental de l’interdiction de poursuite des demandes proposée est d’interdire des activités futures aux avocats et aux personnes autorisées à consulter des renseignements au titre de l’ordonnance de confidentialité, et non pas de limiter la consultation de certains renseignements confidentiels à certaines personnes, le critère relatif à la CRA n’est pas celui qu’il convient d’employer. AbbVie avance que la clause restrictive est une comparaison juridique plus indiquée avec les dispositions de l’interdiction de poursuite des demandes proposée.

[10]  Je conviens avec AbbVie que l’interdiction proposée ressemble davantage à une clause restrictive ou à une restriction au commerce qu’à une ordonnance de confidentialité prévoyant une CRA. Par exemple, l’une des clauses que Bioepis souhaite inclure dans l’ordonnance de confidentialité prévoit :

[traduction]

Les personnes visées aux alinéas 13b) (à l’exception de l’avocat du ministre), c) ou d) qui obtiennent, reçoivent, consultent les renseignements confidentiels désignés ou dont ils apprennent autrement la teneur, en tout ou en partie, ne pourront pas :

a)  poursuivre une demande quant à un brevet visé par une interdiction de poursuite des demandes;

b)  effectuer ou commenter la rédaction ou la modification de la portée d’une revendication de brevet, ou y prendre part, y contribuer ou y aider de quelque autre façon et de manière substantielle, dans le cadre de délibérations du Bureau des brevets postérieures à l’octroi d’un brevet, relativement à une demande quant à un brevet visé par une interdiction de poursuite des demandes, notamment pour ce qui est de fournir des avis ou des commentaires quant à l’opportunité de modifier la portée d’une revendication du brevet.

Cette disposition n’empêche pas les personnes visées à l’alinéa 13d) de superviser un avocat ou un agent de brevets prenant part aux activités énoncées aux alinéas a) ou b) à l’égard d’une demande quant à un brevet visé par une interdiction de poursuite des demandes, pour autant que lesdites personnes ne se livrent pas elles-mêmes aux activités en question.

[11]  Dans l’arrêt Shafron c KRG Insurance Brokers (Western) Inc., 2009 CSC 6 [Shafron], aux paragraphes 15 à 17, la Cour suprême du Canada résumait en ces termes le droit régissant les clauses restrictives :

Une clause restrictive figurant dans un contrat constitue ce que la common law désigne comme une restriction au commerce. Les conventions d’achat‑vente d’une entreprise et les contrats de travail contiennent souvent une clause restrictive. Dans le premier cas, elle empêche le vendeur de l’entreprise de faire concurrence à l’acquéreur. Dans le second, elle empêche l’employé qui quitte son emploi de faire concurrence à son ancien employeur.

Les clauses restrictives créent en common law une tension entre la liberté de contracter et les considérations d’intérêt public défavorables à une restriction au commerce. Cette tension a été expliquée dans l’arrêt clé de la Chambre des lords, Nordenfelt c. Maxim Nordenfelt Guns and Ammunition Co., [1894] A.C. 535. En common law, les restrictions au commerce sont contraires à l’intérêt public parce qu’elles portent atteinte à la liberté d’action individuelle et parce que les activités commerciales doivent être favorisées et exercées en toute liberté. Lord Macnaghten s’est exprimé ainsi à la p. 565 :

[traduction] Il est de l’intérêt du public et aussi de l’individu que chaque personne exploite librement son commerce. Toute atteinte à la liberté individuelle en matière commerciale et toute pratique restrictive du commerce sont, à défaut d’autres circonstances, en elles‑mêmes contraires à l’intérêt public et, partant, nulles. Voilà la règle générale.

Toutefois, la reconnaissance de la liberté contractuelle des parties exige que la règle générale interdisant les restrictions au commerce souffre certaines exceptions. Il y a exception à la règle lorsqu’une restriction est jugée raisonnable. […]

[12]  Les effets de l’interdiction de poursuite des demandes proposée sont analogues aux restrictions au commerce dans le contexte employeur-employé, puisque les parties touchées sont des employés de leurs cabinets ou compagnies respectives. Par conséquent, il y aurait plutôt lieu de traiter les dispositions de l’interdiction proposée comme des dispositions de restriction au commerce, « [les clauses restrictives étant] présumée[s] inapplicable[s] à première vue, [mais] une clause restrictive sera […] jugée valide si elle est raisonnable » (Shafron, au paragraphe 17). C’est à la partie qui cherche à faire appliquer une clause restrictive qu’il incombe d’établir son caractère raisonnable (Shafron, au paragraphe 27).

[13]  En outre, même si j’ai conclu que le critère de la CRA est inapproprié dans les circonstances, je conviens avec AbbVie que Bioepis n’a pas rempli ce critère en l’espèce (Apotex Inc c Wellcome Foundation Ltd, [1993] ACF no 1117, aux paragraphes 14 à 16) :

1)  Les conditions correspondent à celles d’ordonnances de confidentialité rendues sur consentement dans le cadre d’actions intentées en parallèle aux États-Unis, et auxquelles les parties sont directement ou indirectement mêlées;

2)  Les conditions de l’ordonnance permettent à la partie destinataire de s’opposer à la classification confidentielle de certains documents;

3)  La partie qui sollicite l’ordonnance prévoyant une CRA croit de bonne foi que ses intérêts commerciaux ou scientifiques peuvent être gravement compromis par la divulgation.

[14]  Aucune action intentée en parallèle ne concerne les mêmes renseignements confidentiels. Le simple fait qu’AbbVie ait accepté une ordonnance de confidentialité dont les dispositions ressemblent à celles de l’interdiction de poursuite des demandes proposée dans une autre action intentée aux États-Unis d’Amérique (É.‑U.) concernant l’adalimumab ne remplit pas cette condition. Le litige américain concerne des parties, des lois, des brevets et des questions qui ne sont pas les mêmes qu’en l’espèce. Si les tribunaux américains et AbbVie ont jugé que des dispositions analogues à celles de l’interdiction de poursuite des demandes proposée étaient raisonnables dans ce contexte, cela ne prouve pas qu’elles le soient aussi dans la présente action, s’il n’a pas été établi que celle-ci et l’action américaine sont effectivement comparables.

[15]  Bioepis soutient par ailleurs que ses intérêts commerciaux ou scientifiques pourraient être gravement compromis par un mauvais usage, délibéré ou non, de ses renseignements confidentiels, mais elle n’a fourni aucun élément de preuve autorisant à conclure qu’elle a des motifs raisonnables de le croire. Toutes les personnes visées par l’ordonnance de confidentialité ont l’obligation impérieuse de ne pas divulguer ou utiliser de quelque autre manière les renseignements confidentiels provenant de la présente action à des fins autres que celles de ce litige. Par conséquent, il ne serait pas raisonnable que la Cour conclue qu’il y a lieu d’accorder l’interdiction de poursuite des demandes proposée, en l’absence d’éléments de preuve concrets établissant, selon la prépondérance des probabilités, que ces personnes risquent de faire un mauvais usage des renseignements confidentiels qui leur sont divulgués.

B.  L’interdiction de poursuite des demandes proposée devrait-elle être accordée?

[16]  Bioepis fait valoir qu’une fois que les employés d’AbbVie auront accès à ses renseignements commerciaux exclusifs, ils ne pourront plus faire comme si [traduction« ils ne les connaissaient pas ». Ces connaissances pourraient les amener à faire un mauvais usage des renseignements confidentiels de Bioepis dans la poursuite de demandes de brevet canadiennes et étrangères d’AbbVie.

[17]  Je conviens avec AbbVie que ce ne sont là que de simples hypothèses concernant de vagues actes répréhensibles futurs. Par exemple, Bioepis soutient que la connaissance par les employés d’AbbVie de ses renseignements commerciaux exclusifs pourrait les amener à modifier des revendications de brevet pendantes se rapportant à des demandes qui ne sont pas en cause en l’espèce, de manière à « avoir en vue » les procédés de Bioepis, ou à déposer de nouvelles demandes de brevet à l’égard de procédés, de produits, ou de formulations divulgués dans les PDN de Bioepis. Cependant, cette dernière n’a fourni aucun élément de preuve démontrant qu’il existe un risque réel que les renseignements divulgués dans la présente action puissent être utilisés de manière inappropriée. À ce titre, il ne s’agit pas d’un risque concret.

[18]  Mais je tiens compte de la décision rendue par la Cour d’appel des États-Unis pour le circuit fédéral dans l’arrêt Re Deutsche Bank Trust Company America’s and Total Bank Solutions, LLC, 605 F 3d 1373 :

[traduction]

Nous estimons par conséquent que la partie qui demande l’imposition d’une interdiction de poursuite d’une demande de brevet doit établir que les renseignements propres à déclencher l’interdiction, la portée des activités visées par l’interdiction, la durée de l’interdiction et son objet, correspondent raisonnablement au risque lié à la divulgation des renseignements exclusifs d’un concurrent. Nous estimons [xxx1405] en outre que la partie qui demande à être dispensée d’une interdiction de poursuite d’une demande de brevet doit établir, à l’égard de chaque avocat : 1) que la représentation du client par l’avocat dans des affaires relevant de la compétence du PTO n’implique pas, ni ne risque d’impliquer, la prise de décisions concurrentielles liées à l’objet du litige et susceptibles d’entraîner [**20] un risque d’utilisation par inadvertance de renseignements confidentiels appris dans le cadre du litige, et 2) que pour la partie qui soumet la requête, le préjudice potentiel lié aux restrictions imposées quant au choix de l’avocat qui la représentera dans les litiges et les poursuites l’emporte sur le préjudice que cette utilisation par inadvertance peut infliger à la partie adverse.

[Souligné dans l’original.]

[19]  La preuve déposée par Bioepis en l’espèce ne satisfait pas au fardeau initial qui incombe à cette dernière de démontrer que le risque lié à la divulgation de renseignements exclusifs d’un concurrent – pour ce qui est de la portée des activités visées par l’interdiction, de la durée de l’interdiction et de son objet – justifie une telle interdiction en l’espèce.

[20]  Compte tenu de tout ce qui précède, je conclus qu’il n’y a pas lieu d’accorder l’interdiction de poursuite des demandes proposée.


ORDONNANCE dans les dossiers nos T ‑598‑17, T ‑599‑17, T ‑600‑17, T ‑601‑17, T ‑602‑17

T ‑603‑17, T ‑604‑17, T ‑605‑17

LA COUR STATUE que :

  1. la requête est rejetée avec dépens en faveur de AbbVie, calculés en fonction de la valeur médiane de la colonne 4 du tarif B;

  2. l’ordonnance de confidentialité sur laquelle se sont précédemment entendues les parties, telle qu’elle figure à l’annexe A de la présente, est ainsi rendue.

« Michael D. Manson »

Juge


ANNEXE A

 

 

 

 

 

 

 

 

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIERS :

T ‑598‑17, T ‑599‑17, T ‑600‑17, T ‑601‑17, T ‑602‑17,T ‑603‑17, T ‑604‑17, T ‑605‑17

INTITULÉ :

ABBVIE CORPORATION et ABBVIE BIOTECHNOLOGY LTD. c SAMSUNG BIOEPIS CO., LTD. et MINISTRE DE LA SANTÉ

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’ORDONNANCE :

LE 5 JUILLET 2017

 

ORDONNANCE ET ORDONNANCE :

LE JUGE MANSON

 

DATE DES MOTIFS :

LE 12 JUILLET 2017

 

COMPARUTIONS :

Peter Wilcox

Jason Markwell

 

pour les demanderesses

 

Vincent De Grandpre

Geoffrey Langen

 

pour la défenderesse,

SAMSUNG BIOEPIS CO., LTD.

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

BELMORE NEIDRAUER LLP

Toronto (Ontario)

 

pour les demanderesses

 

OSLER, HOSKIN & HARCOURT S.E.N.C.R.L., s.r.l.

Ottawa (Ontario)

 

pour la défenderesse,

SAMSUNG BIOEPIS CO., LTD.

 

Nathalie G. Drouin

Sous-procureure générale du Canada

Toronto (Ontario)

pour le défendeur,

MINISTRE DE LA SANTÉ

 

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