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Date : 20170324


Dossier : T-1010-15

Référence : 2017 CF 311

Ottawa (Ontario), le 24 mars 2017

En présence de madame la juge Gagné

ENTRE :

KOMI GRATIAS GLIGBE

demandeur

et

SA MAJESTÉ LA REINE

défenderesse

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Nature de l’affaire

[1]  Je suis saisie d’une requête en radiation de la déclaration de Monsieur Komi Gratias Gligbe, en vertu de la règle 221 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 [les Règles]. La défenderesse demande la radiation totale, sans possibilité d’amendement, de l’action par laquelle le demandeur allègue avoir fait l’objet d’une libération injuste des Forces armées canadiennes et réclame, de ce fait, des dommages-intérêts contractuels en vertu de l’article 15 et du paragraphe 24(1) de la Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R-U), 1982, c 11.

[2]  Il s’agit de la troisième requête en radiation déposée par la défenderesse, toujours au motif que l’action du demandeur ne renferme aucune cause d’action valable, les deux premières ayant été accordées avec permission d’amender.

[3]  Puisque le demandeur fait défaut d’étayer sa réclamation fondée sur l’article 15 de la Charte et puisqu’il n’invoque aucun motif allégué ou motif analogue au sens de cette disposition, je suis d’avis que la troisième déclaration du demandeur devrait être radiée, cette fois sans possibilité d’amendement.

II.  Faits

A.  Historique

[4]  Le demandeur s’est enrôlé dans les Forces le 15 juillet 2009 et y a entamé une formation d’officier de sélection du personnel. Il a franchi avec succès plusieurs étapes préalables à son stage de formation, mais en raison de problèmes personnels, il a subi trois échecs successifs au cours du mois de février 2011. Une mesure corrective a été initiée contre lui en raison de ces échecs, laquelle a éventuellement mené à la recommandation de le libérer des Forces.

[5]  Le demandeur s’est prévalu du processus de griefs prévu dans la Loi sur la défense nationale, LRC 1985, c N-5 [LDN] et, au dernier palier, le chef d’état-major de la Défense nationale a conclu que le demandeur avait été lésé et qu’en conséquence, une réparation partielle lui serait accordée. Cette réparation incluait le retrait d’une mesure corrective inscrite à son dossier et une référence favorable relativement à un éventuel réenrôlement. Le demandeur n’a jamais tenté de se réenrôler dans les Forces.

B.  Procédures antérieures

[6]  Le demandeur a d’abord déposé une demande de contrôle judiciaire de la décision de le libérer des Forces, procédure dont il s’est désisté en janvier 2016.

[7]  Toutefois, avant ce désistement, il a déposé une première déclaration visant l’octroi de dommages-intérêts découlant de sa libération forcée.

[8]  Dans un jugement rapporté à 2015 CF 1265, le juge Annis de cette Cour a accueilli la première requête en radiation présentée par la défenderesse, au motif que la demande ne comportait aucune cause d’action valable. Puisque le demandeur se représentait seul à l’époque, le juge Annis refuse de radier la déclaration au motif que les individus fautifs ne seraient pas identifiés ou qu’un contexte plus complet n’a pas été fourni. Toutefois, il retient l’argument de la défenderesse au motif que les gestes reprochés à la défenderesse, bien qu’ils puissent justifier une demande de contrôle judiciaire, ne sont pas de nature à engager sa responsabilité. Le juge Annis se dit par ailleurs surpris, compte tenu d’une longue série de précédents jurisprudentiels remontant à la décision Mitchell v R, [1896] 1 QB 121 (BR Angleterre), que la défenderesse ne plaide pas qu’en tant que membre des Forces, le demandeur n’a pas droit à réparation devant les tribunaux civils. Bien que les tribunaux aient clairement reconnu que le lien entre la Couronne et un militaire n’est pas contractuel, mais plutôt un « engagement unilatéral en échange duquel la reine n’assume aucune obligation » et qui ne donne « aucunement lieu à un recours devant les tribunaux civils » (Gallant v R, 91 DLR (3d) 695 (CF 1er inst.), 1978 CarswellNat 560), le juge Annis se dit d’avis qu’il est possible d’envisager une réévaluation contemporaine de la relation entre la Couronne et les membres des Forces. Il accorde donc au demandeur 60 jours pour déposer une nouvelle déclaration dans laquelle il pourrait articuler une cause d’action novatrice pour licenciement injustifié et une réclamation en dommages-intérêts contractuels qui en découlent en vertu des principes de common law du droit du travail. Puisque le demandeur est résident du Québec, je crois que le juge Annis aurait dû référer aux dispositions du Code civil du Québec en matière de contrat de travail. Toutefois, cela n’a pas d’incidence en l’instance.

[9]  Le demandeur a déposé une nouvelle action réclamant des dommages-intérêts contractuels en vertu des principes de common law en matière de droit du travail et la défenderesse a présenté une nouvelle requête en radiation au motif que cette déclaration ne présentait pas non plus de cause d’action valable.

[10]  Pour les motifs rapportés à 2016 CF 467, le juge Harrington a accueilli la requête de la défenderesse et a ordonné la radiation de la déclaration. Selon lui, la jurisprudence est claire à l’effet qu’un membre des Forces n’est pas lié à Sa Majesté la Reine par un contrat d’emploi, mais qu’il sert plutôt à titre amovible. Pour ce seul motif, le demandeur n’a aucune cause d’action valable en common law pour licenciement arbitraire et injuste – encore une fois, on aurait dû faire référence au droit civil québécois.

[11]  Toutefois, reconnaissant également que le demandeur se représentait seul à l’époque et à la lumière de la référence faite, dans sa deuxième déclaration, à l’article 15 et au paragraphe 24(1) de la Charte, le juge Harrington lui a accordé 30 jours pour déposer une nouvelle déclaration dans laquelle il articulerait cette réclamation. Le juge Harrington ne conclut pas qu’une telle réclamation serait nécessairement viable, mais plutôt que puisque le demandeur n’a ni pleinement ni correctement présenté ses arguments basés sur la Charte, il lui est impossible de déterminer s’il est évident et manifeste que ce recours n’aurait aucune chance de réussir.

[12]  Le demandeur a donc déposé sa troisième déclaration, laquelle fait l’objet de la présente requête en radiation.

C.  La déclaration

[13]  Dans sa nouvelle déclaration, le demandeur fonde son action sur l’article 15 et le paragraphe 24(1) de la Charte et réclame 328 501,46$ en dommages-intérêts pour libération arbitraire et injuste des Forces.

[14]  Une lecture comparative entre la deuxième et la troisième déclaration du demandeur nous fait voir que la chronologie des faits et les fautes alléguées sont les mêmes. Le demandeur remplace toutefois le paragraphe 66 de la version antérieure, qui se lisait comme suit :

Tout ce qui précède démontre que ma libération des FAC a été prémédité (sic), orchestrée, et injuste. Cela constitue un bris arbitraire au contrat de service me liant aux FAC et contrevient à mes droits à la justice et à l’équité garantis par la Charte.

par le paragraphe 45 de la nouvelle version qui se lit ainsi :

Tout ce qui précède démontre que ma libération des FAC a été prémédité (sic), orchestrée, injuste et contrevient à mes droits à la justice et à l’équité garantis par la Charte.

[15]  L’essentiel de la réclamation du demandeur, fondée sur la Charte, se trouve à son paragraphe 56 :

L’argument de la défenderesse selon laquelle (sic) « les membres des FC ne sont pas liés par un contrat de travail et servent Sa Majesté à titre amovible » contrevient aux principes de justice équitable pour tous garantis par les articles 15 et 24(1) de la Charte canadienne des droits et libertés.

[16]  Outre cette allégation générale, le reste des ajouts apportés à la troisième déclaration du demandeur vise essentiellement le non-respect des principes d’équité procédurale et de justice naturelle dans le processus de griefs prévu dans la LDN, lesquelles ne sauraient étayer un recours en réparation pour discrimination fondée sur un motif prohibé par la Charte.

D.  Le cadre législatif

[17]  La règle 221 des Règles se lit comme suit :

Requête en radiation

Motion to strike

221 (1) À tout moment, la Cour peut, sur requête, ordonner la radiation de tout ou partie d’un acte de procédure, avec ou sans autorisation de le modifier, au motif, selon le cas :

221 (1) On motion, the Court may, at any time, order that a pleading, or anything contained therein, be struck out, with or without leave to amend, on the ground that it

a) qu’il ne révèle aucune cause d’action ou de défense valable;

(a) discloses no reasonable cause of action or defence, as the case may be,

b) qu’il n’est pas pertinent ou qu’il est redondant;

(b) is immaterial or redundant,

c) qu’il est scandaleux, frivole ou vexatoire;

(c) is scandalous, frivolous or vexatious,

d) qu’il risque de nuire à l’instruction équitable de l’action ou de la retarder;

(d) may prejudice or delay the fair trial of the action,

e) qu’il diverge d’un acte de procédure antérieur;

(e) constitutes a departure from a previous pleading, or

f) qu’il constitue autrement un abus de procédure.

(f) is otherwise an abuse of the process of the Court,

Elle peut aussi ordonner que l’action soit rejetée ou qu’un jugement soit enregistré en conséquence.

and may order the action be dismissed or judgment entered accordingly.

Preuve

Evidence

(2) Aucune preuve n’est admissible dans le cadre d’une requête invoquant le motif visé à l’alinéa (1)a).

(2) No evidence shall be heard on a motion for an order under paragraph (1)(a).

III.  Question en litige

[18]  Cette requête en radiation soulève les questions suivantes :

  1. La déclaration modifiée du demandeur révèle-t-elle une cause d’action valable?

  2. Dans la négative, devrait-il y avoir possibilité d’amendement?

IV.  Analyse

A.  La déclaration modifiée du demandeur révèle-t-elle une cause d’action valable?

[19]  Pour qu’une requête en radiation puisse mettre fin à un litige à un stade préliminaire, il doit être évident et manifeste, au-delà de tout doute, que l’action du demandeur est vouée à l’échec puisqu’elle contient un vice fondamental (Hunt c Carey Canada Inc, [1990] 2 RCS 959; Succession Odhavji c Woodhouse, 2003 CSC 69, [2003] 3 RCS 263). Les faits doivent être tenus pour avérés et le fardeau de la défenderesse est lourd.

[20]  Le demandeur était représenté par avocat lors de l’audition de sa requête, mais, semble-t-il, pas au moment de la rédaction de sa troisième déclaration. En tout état de cause, la déclaration doit être interprétée généreusement. Le procureur du demandeur, sans admettre que la déclaration est déficiente, réfère la Cour aux paragraphes 22 à 31 de son Dossier de réponse à la requête en radiation qui, selon lui, expriment adéquatement la cause d’action du demandeur fondée sur l’article 15 de la Charte (les références à la preuve sont omises):

22. Le CEMD de la Défense a octroyé une réparation partielle des dommages que j’ai subis, notamment, le retrait de mon dossier militaire, la mesure corrective injustifiée dont j’avais fait l’objet le 4 mars 2011, l’autorisation et la facilitation à un réenrôlement dans les FAC.

23. Le Directeur de l’administration des carrières militaires (DAMC) a estimé que j’avais été libéré entre autre (sic) parce que mon premier métier de choix d’Officier de développement de l’instruction était fermé. Le CEMD a aussi réitéré ce fait, relevant que, comme ce métier était fermé, comme mon second choix de Métier d’Officier de police militaire, « toutes les options étaient épuisées ». Par conséquent, ma libération n’était pas « illogique ».

24. Comme je l’ai toujours affirmé, mon premier choix de métier n’était pas fermé. La défenderesse l’a finalement reconnu dans son mémoire des faits et de droit.

25. Cependant, le défendeur a continué par justifier ma libération en soutenant que « cette erreur n’est pas déterminante […] en l’absence d’une dispense académique » (paragraphe 72). Or, l’Officier de sélection du personnel (OSP) qui m’avait évalué n’avait initié comme cela s’imposait et comme elle l’avait mentionné dans sa lettre en preuve dans le Dossier du Contrôle judiciaire, le processus de mon évaluation pour une dispense par les autorités compétentes, le Directeur de carrière militaire DMilC-7.

26. Malgré le caractère dynamique des métiers ouverts, mon premier métier de choix, le métier d’Officier de développement de l’instruction, notamment, est resté ouvert durant tout le processus, comme le reconnaît finalement le défendeur dans son mémoire aux points 70 et 71 : 70 : « Le défendeur admet que le CÉMD a fait erreur dans les faits sur la question de savoir si le premier métier choisi par le demandeur, à savoir Officier de développement de l’instruction était ouvert ou non » ; 71 : « Il appert en effet du dossier et de l’ensemble de la preuve que ce métier était ouvert, mais que le deuxième choix de métier du demandeur, Officier de police militaire, était quant à lui fermé ».

27. C’est ce que le demandeur a toujours dit et redit durant tout le processus et qui a toujours été ignoré par son Commandant, le Commandant de l’Unité de soutien des Forces canadiennes – Ottawa (USFC (O)) qui a appuyé la recommandation de libération et qui transmet cette information erronée au du Directeur administration Carrières militaires (DACM) qui a pris la décision de me libérer en se basant sur le fait que mes métiers de choix étaient fermés. C’est la même argumentation reprise par le CEMD dans sa décision en écrivant : « Il est raisonnable de concevoir que la nécessité d’engager des ressources pour l’évaluation d’une demande de dérogation académique était inutile puisque ce métier n’était plus ouvert », et que la décision de l’OSP de recommander ma libération « n’est pas illogique » (pièce 5, page 60 para 4) ».

28. Ce fait erroné a plutôt été déterminant dans son jugement quant au caractère juste et équitable de la libération du demandeur.

29. Le demandeur ne reconnais (sic) pas le caractère non déterminant que le défendeur accorde à cette erreur tel (sic) qu’il le soutien (sic) au point 72 de son mémoire :

« La recommandation de libérer le militaire lorsque toute (sic) les options ont été épuisées est dans le meilleur intérêt des FAC » (onglet 5, p. 140, para 4)

[…] je suis d’avis que la décision de l’OSP était juste et équitable en raison que les métiers que vous désiriez étaient fermés lors du processus de réaffectation obligatoire et que vous n’étiez pas intéressés aux autres choix qui vous ont été offerts. Je conclue (sic) que votre libération n’était pas hâtive et déraisonnable, car celle-ci est conforme au CANFORGEN 257/10 » (onglet 5, p. 141, para 1).

30. Le demandeur a amplement démontré dans son mémoire des faits et de droit qu’il ne fait pas partie de la catégorie de militaires visés par le CANFORGEN 257/10.

31. Sur la question de la dispense académique, le demandeur soutient que le défendeur a commis une erreur dans l’interprétation des faits. Au point 84 de son mémoire, le défendeur écrit notamment :

« … l’OSP indique que vous n’étiez pas admissible à une dispense académique pour votre premier choix de métier, 00211 – Développement de l’instruction, suite à une évaluation de vos résultats académiques, de vos expériences de travail et de votre rendement militaire. Ce rapport, par contre, omet de spécifier par qui et quand cette évaluation a été effectuée » (pièce 5, page 60, para 3)

[21]  D’abord, je vais faire fi des allégations de la déclaration qui reprennent les causes d’action déjà rejetées par mes collègues, soit la légalité de la décision de libérer le demandeur des Forces, le respect des règles d’équité procédurale dans le cadre du grief qu’il a logé en vertu de la LDN et le lien contractuel ayant prétendument existé entre le demandeur et les Forces. Les présents motifs ne concernent que la nouvelle cause d’action du demandeur fondée sur l’article 15.

[22]  Même si la déclaration du demandeur était bonifiée de l’extrait susmentionné, je suis d’avis que son argument fondé sur la Charte se trouve au centre d’un vide factuel. Le demandeur avait le fardeau de circonstancier cet argument, ce qu’il n’a pas fait. Son recours est donc, sans l’ombre d’un doute, voué à l’échec.

[23]  Le demandeur ne fait que formuler différemment sa position à l’effet qu’il n’a pas été traité équitablement dans le cadre de son grief et que le fait qu’il ne puisse bénéficier d’un recours civil pour congédiement injustifié, au même titre d’ailleurs que tous les membres des Forces, lui nie un accès à une justice pleine et équitable. L’article 15 de la Charte ne garantit pas le droit à l’équité procédurale ou l’accès à une justice pleine et équitable au sens large. Il donne une protection constitutionnelle contre la discrimination fondée sur un motif prohibé par la Charte. Il se lit comme suit :

15. (1) La loi ne fait acception de personne et s’applique également à tous, et tous ont droit à la même protection et au même bénéfice de la loi, indépendamment de toute discrimination, notamment des discriminations fondées sur la race, l’origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, le sexe, l’âge ou les déficiences mentales ou physiques.

(2) Le paragraphe (1) n’a pas pour effet d’interdire les lois, programmes ou activités destinés à améliorer la situation d’individus ou de groupes défavorisés, notamment du fait de leur race, de leur origine nationale ou ethnique, de leur couleur, de leur religion, de leur sexe, de leur âge ou de leurs déficiences mentales ou physiques.

[24]  Le demandeur n’identifie pas quel serait le motif de discrimination, énuméré ou analogue, qui lui est individuel.

[25]  Même en supposant, par une lecture généreuse de la déclaration, que le motif allégué de discrimination repose sur le statut de militaire du demandeur, cet argument ne résiste pas à l’analyse d’un recours fondé sur l’article 15. Cette analyse comporte deux étapes distinctes: il faut déterminer si (1) la loi établit une distinction fondée sur un motif énuméré ou analogue; et (2) cette distinction est discriminatoire (Law c Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1999] 1 RCS 497).

[26]  Dans le contexte d’une requête en radiation, la Cour d’appel fédérale a déterminé que pour établir une violation à l’article 15 de la Charte, le demandeur doit, au minimum, démontrer qu’il est défavorisé en raison d’un motif énuméré ou analogue (Mancuso c Canada (Santé Nationale et Bien-être Social), 2015 CAF 227 au para 24).

[27]  Il est évident que le statut de militaire du demandeur ne fait pas partie des motifs de discrimination énumérés. Il est également évident que tous ces motifs reposent sur des attributs étroitement liés à la personne physique.

[28]  Par ailleurs, un motif analogue doit s’apparenter aux motifs énumérés en ce sens qu’il est souvent à la base de décisions stéréotypées ou encore qu’il définit un groupe qui a historiquement fait l’objet de discrimination. Il doit être lié à des caractéristiques personnelles qui sont immuables et qui ne seraient modifiables qu’à un prix inacceptable du point de vue de l’identité personnelle.

[29]  Afin de déterminer si le statut de militaire du demandeur peut, dans les circonstances qui lui sont propres, constituer un motif analogue de discrimination, une analyse d’un certain nombre de décisions s’impose.

[30]  D’abord dans R c Généreux, [1992] 1 RCS 259, la Cour suprême a indiqué clairement que les militaires ne forment pas, en soi et de façon générale, une catégorie de personnes qui peuvent invoquer un motif analogue (Généreux, ci-dessus aux pp 310-311). La Cour reconnaît toutefois que dans certaines circonstances exceptionnelles, les militaires peuvent « être désavantagés ou victimes de traitement discriminatoire de manière à tomber sous la portée de l'art. 15 de la Charte ». Par exemple (à la p 311) :

[…] après une démobilisation générale à la cessation d'hostilités, les militaires qui reviennent de la guerre peuvent bien être victimes de désavantages et de traitements discriminatoires propres à leur statut, et je n'exclus pas qu'en pareil cas des membres des Forces armées puissent former une catégorie de personnes analogue à celles énumérées au par. 15(1).

[31]  À titre d’exemple additionnel et de précédent, le procureur du demandeur réfère la Cour à sa décision dans Duplessis c Canada, [2000] FCJ No 1917 (confirmé en appel 2002 CAF 338). Après près de 20 ans de service dans les Forces et une participation au conflit armé en Croatie et en Bosnie, monsieur Duplessis souffrait du syndrome de stress post-traumatique. Alléguant ne pas avoir reçu l’aide médicale et psychologique à laquelle il avait droit, il a intenté une action fondée notamment sur l’article 15 de la Charte. Il y plaidait avoir été victime de discrimination fondée sur la race (monsieur Duplessis est afro-canadien) et sur une déficience mentale. Puisque ces deux motifs sont spécifiquement énumérés à l’article 15, la requête en radiation de la défenderesse, à juste titre, n’attaquait pas cette cause d’action.

[32]  Le demandeur nous réfère également à la décision de la Cour suprême du Canada dans Manuge c Canada, [2010] 3 RCS 672. La question soulevée dans cette affaire était celle de savoir si le demandeur pouvait intenter un recours collectif en dommages contre les Forces, sans procéder d’abord par voie de contrôle judiciaire. Ce recours collectif, notamment fondé sur l’article 15 de la Charte et institué au nom des membres des Forces qui ont été blessés avant le 1er avril 2006, fait valoir que la Loi sur les pensions, LRC 1985, c P-6 ou le Régime d’assurance-revenu militaire pour invalidité de longue durée adopté sous son emprise, leur réserve un traitement discriminatoire et défavorable, par rapport aux membres des Forces qui ont été blessés après cette date.

[33]  D’abord, la question de savoir si le juge Barnes de cette Cour a erré en concluant que les « allégations d’illégalité, d’invalidité et de violation du paragraphe 15(1) de la Charte satisfont facilement au seuil juridique d’une cause d’action valable » n’étaient pas en cause devant la Cour suprême. La question était de savoir si les demandes de dommages-intérêts de M. Manuge n’avaient « que superficiellement l’apparence d’un recours délictuel de droit privé » (Manuge, ci-dessus au para 20). C’est dans ce contexte que la juge Abella fait valoir ce qui suit :

[21] Au fond, les prétentions de M. Manuge ne concernent pas tant l’appréciation de l’exercice d’un pouvoir délégué d’origine législative ou du processus décisionnel ayant mené à l’adoption ou à « l’application mensuelle » de l’al. 24a) qu’une prétendue violation du par. 15(1) de la Charte.  M. Manuge fait valoir que le régime enfreint ce paragraphe en établissant une distinction, fondée sur la gravité et l’étendue de l’invalidité, entre les membres du groupe demandeur ― qui seraient lésés parce qu’ils ne sont plus en mesure de servir et qu’ils subissent de ce fait la déduction prévue à l’al. 24a)  ― et ceux qui sont toujours aptes au service et ne sont pas assujettis à la déduction.  Il allègue aussi que le régime viole le par. 15(1) en réservant aux militaires blessés avant le 1er avril 2006 un traitement moins avantageux qu’à ceux blessés le 1er avril 2006 ou après cette date.  C’est essentiellement en raison de ces prétendues violations que M. Manuge sollicite des réparations constitutionnelles et des dommages-intérêts.  Comme l’indique TeleZone, « [s]i le demandeur a une cause d’action valide en dommages-intérêts, il est normalement admis à exercer son recours à ce titre » (citation omise).

[34]  Sans se prononcer au mérite sur la question, la juge Abella constate que l’argument est articulé dans la déclaration et elle énonce implicitement qu’une discrimination fondée sur la gravité et l’étendue de l’invalidité d’un individu serait possiblement fondée sur un motif analogue à ceux énumérés à l’article 15. On en convient aisément puisqu’il s’agit d’une caractéristique personnelle qui est immuable et qui ne peut être modifiée, même à un prix inacceptable du point de vue de l’identité personnelle. Il s’agit en fait d’un motif qui a une telle proximité avec celui de la déficience physique qu’il pourrait même constituer un motif énuméré.

[35]  Le demandeur ne se trouve pas dans une situation exceptionnelle telle que décrite par la Cour suprême dans Généreux et son cas se distingue fondamentalement de celui de monsieur Duplessis ou de monsieur Manuge et de son groupe. Le demandeur aura été membre des Forces pour une période de 2 ans, principalement en formation. Il s’est prévalu du processus de griefs prévu dans la LDN et il a eu partiellement gain de cause, en ce qu’on y a reconnu que le droit du demandeur à l’équité procédurale n’aurait pas été respecté, on a corrigé cette violation et on lui a fourni une référence favorable relativement à un éventuel réenrôlement dans les Forces.

[36]  L’appartenance au groupe de militaires est volontaire et peut être modifiée aisément et à volonté par le demandeur ou tout membre de ce groupe.

[37]  Le statut professionnel ou la situation professionnelle d’un individu n’a jamais été reconnu par les tribunaux, en soi, comme un motif analogue (Delisle c Canada (Sous-procureur général), [1999] 2 RCS 989; Baier c Alberta, [2007] 2 RCS 673; Health Services and Support - Facilities Subsector Bargaining Assn c Colombie-Britannique, [2007] 2 RCS 391).

[38]  Dans l’arrêt Delisle, la Cour suprême a conclu que l’exclusion des membres de la Gendarmerie Royale du Canada [GRC] de l’application de la Loi sur les relations de travail dans la fonction publique, LRC (1985), ch P-35, ne constitue pas de la discrimination à leur égard au sens de l’article 15. Cette conclusion s’impose même si la loi leur réserve un traitement différent et moins favorable. La Cour ajoute qu’il était loisible au législateur de distinguer les membres de la GRC de par le rôle crucial qu’ils jouent dans le maintien de l’ordre.

[39]  Dans Baier, la Cour suprême s’est penchée sur une modification apportée par la Province de l’Alberta à sa loi régissant les élections municipales et scolaires. L’appelant y plaidait que cette modification avait pour effet d’entrainer un traitement différent des employés d’écoles par rapport aux employés municipaux. La Cour conclut que ce traitement différent n’est pas fondé sur un motif énuméré ou analogue, puisqu’il n’a pas été démontré que le statut des employés d’écoles ou celui des enseignants constitue une caractéristique immuable ou considérée immuable.

[40]  La même année, la Cour suprême a rendu sa décision dans l’affaire Health Services and Support et a à nouveau conclu que les distinctions créées par une loi de la Colombie-Britannique régissant le régime collectif de travail dans le secteur de la santé tiennent essentiellement aux différences qui existent entre les secteurs d’emploi. Cela est conforme aux pratiques suivies de longue date selon lesquelles la réglementation en matière de travail est établie par des mesures législatives propres à chaque secteur du marché du travail. La différenciation et les effets préjudiciables de la loi envers certains groupes de travailleurs tiennent plutôt au genre de travail qu’ils exécutent et non à leur personne. Selon la Cour, la preuve ne révèle pas non plus que la loi à l’étude reflète une application stéréotypée de caractéristiques personnelles ou de groupe.

[41]  Le même raisonnement s’applique au statut de militaire du demandeur dont les recours en cas de libération forcée sont régis par la LDN.

[42]  Puisque le demandeur ne plaide pas en quoi le statut de militaire serait un motif analogue au sens de l’article 15 de la Charte et puisque la discrimination fondée sur un statut que le demandeur a choisi n’est pas un motif de discrimination au sens de l’article 15 de la Charte, son action n’est pas fondée en droit et n’a aucune chance raisonnable de réussir (Alliance de la fonction publique du Canada c Canada, [2002] 1 RCF 342 au para 22; Delisle, ci-dessus aux pp 1024-1025).

B.  Devrait-il y avoir possibilité d’amendement??

[43]  Lorsqu’elle ordonne la radiation d’un acte de procédure, cette Cour doit déterminer s’il sera radié avec ou sans autorisation de le modifier. La règle 221 des Règles exige un examen de cette question (Simon c Canada, 2011 CAF 6 au para 14; Collins c Canada, 2011 CAF 140 au para 25; Bashi c Canada, 2004 CF 80 au para 13).

[44]  Pour qu'un acte de procédure soit radié sans que sa modification soit autorisée, il ne doit pas exister le moindre soupçon d'une cause d'action légitime (Yearsley c Canada, 2001 CFPI 732 au para 17; McMillan c Canada, (1996) 108 FTR 32 à la p 8; Kiely c Canada, 1987 CarswellNat 236, 10 FTR 10 à la p 2; Bashi, ci-dessus au para 13; Larden c Canada, [1998] FCJ No 445 au para 26; Sivak v Canada, 2012 FC 272 au para 94).

[45]  Le demandeur a eu la chance de modifier sa déclaration afin d’étayer un argument fondé sur l’article 15 de la Charte et il ne l’a pas fait. Même si on y ajoutait par amendement l’extrait de son Dossier de réponse préparé par son nouveau procureur, j’en arriverais à la conclusion que cet acte amendé ne révèle aucune cause d’action valable.

[46]  Dans ces circonstances, il est juste et approprié de radier la troisième déclaration du demandeur, sans possibilité de modification (Benaissa c Canada (Procureur Général), 2005 CF 1220 au para 45).

[47]  Les ressources judiciaires sont rares et il convient de mettre un terme de façon prématurée à une poursuite mal fondée en droit qui est vouée à l’échec.

V.  Conclusion

[48]  La déclaration du demandeur sera radiée, sans possibilité d’amendement.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que :

  1. La requête en radiation de la défenderesse est accordée;

  2. La déclaration du demandeur est radiée dans sa totalité, sans possibilité d’amendement;

  3. L’action du demandeur est rejetée;

  4. Les dépens au montant de 500 $ sont accordés à la défenderesse.

« Jocelyne Gagné »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-1010-15

INTITULÉ :

KOMI GRATIAS GLIGBE c SA MAJESTÉ LA REINE

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 20 février 2017

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE GAGNÉ

DATE DES MOTIFS :

LE 24 MARS 2017

COMPARUTIONS :

Stéphane Harvey

Pour le demandeur

Pierre Salois

Pour la défenderesse

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Harvey, Jean, Rousseau

Avocats

Québec (Québec)

Pour le demandeur

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Montréal (Québec)

Pour la défenderesse

 

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