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Date : 20160922


Dossier : T-1261-10

Référence : 2016 CF 1076

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Toronto (Ontario), le 22 septembre 2016

En présence de monsieur le juge Diner

ENTRE :

ASSOCIATION OF CHARTERED

CERTIFIED ACCOUNTANTS ET

ASSOCIATION OF CHARTERED

CERTIFIED ACCOUNTANTS (UK)

IN CANADA

demanderesses/

défenderesses reconventionnelles

et

L’INSTITUT CANADIEN DES

COMPTABLES AGRÉÉS,

COMPTABLES PROFESSIONNELS AGRÉÉS

DU CANADA,

L’INSTITUT DES COMPTABLES AGRÉÉS

DE L’ONTARIO,

L’ORDRE DES COMPTABLES

PROFESSIONNELS AGRÉÉS DU QUÉBEC, CHARTERED PROFESSIONAL ACCOUNTANTS

OF BRITISH COLUMBIA ET

CHARTERED PROFESSIONAL ACCOUNTANTS OF ALBERTA

défendeurs

et

L’INSTITUT DES COMPTABLES AGRÉÉS

DE L’ONTARIO,

L’ORDRE DES COMPTABLES

PROFESSIONNELS AGRÉÉS DU QUEBEC,

CHARTERED PROFESSIONAL ACCOUNTANTS

OF BRITISH COLUMBIA ET

CHARTERED PROFESSIONAL ACCOUNTANTS OF ALBERTA

demandeurs reconventionnels

ORDONNANCE ET MOTIFS

I.                   Faits et procédures

[1]               La Cour est saisie d’une requête présentée au nom des défendeurs dans l’action principale visant à ce que les rapports d’expert [les rapports] des professeurs de droit Poonam Puri et Stéphane Rousseau soient déclarés irrecevables. Les défendeurs sollicitent également une ordonnance visant à empêcher les professeurs Puri et Rousseau de témoigner au procès à titre de témoins experts.

[2]               La présente requête se situe dans le contexte plus large de la prétention des demanderesses selon laquelle les défendeurs ne sont pas des « autorités publiques » au sens du sous-alinéa 9(1)n)(iii) de la Loi sur les marques de commerce, L.R.C. (1985), ch. T-13 (Trade-marks Act, R.S.C., 1985, c T-13) [la Loi] :

9(1) Nul ne peut adopter à l’égard d’une entreprise, comme marque de commerce ou autrement, une marque composée de ce qui suit, ou dont la ressemblance est telle qu’on pourrait vraisemblablement la confondre avec ce qui suit […]

n) tout insigne, écusson, marque ou emblème […]

(iii) adopté et employé par une autorité publique au Canada comme marque officielle pour des produits ou services

9(1) No person shall adopt in connection with a business, as a trade-mark or otherwise, any mark consisting of, or so nearly resembling as to be likely to be mistaken for […]

(n) any badge, crest, emblem or mark […]

(iii) adopted and used by any public authority, in Canada as an official mark for goods or services

[3]               Le juge Rennie explique l’importance des avantages de cette disposition dans la décision Council of Natural Medicine College of Canada c. College of Traditional Chinese Medicine Practitioners and Acupuncturists of British Columbia, 2013 CF 287, au paragraphe 32 [Médecine chinoise] :

Cette disposition confère une protection à l’autorité publique qui adopte et emploie une marque officielle. L’autorité publique obtient l’emploi exclusif d’une marque qui, à la différence d’une marque de commerce, n’est pas liée à des marchandises ou à des services spécifiques. La loi interdit à toute autre personne d’adopter dans le cadre d’une entreprise une marque qui ressemble à la marque officielle au point d’être confondue avec cette dernière. Il n’est pas nécessaire que l’autorité publique démontre le caractère distinctif de la marque officielle proposée ni qu’elle établisse un quelconque sens secondaire, et il n’est pas obligatoire d’annoncer publiquement qu’une demande a été présentée au registraire.

[4]               La professeure Puri présente des éléments de preuve au sujet des défendeurs dans les pays de common law, tandis que le professeur Rousseau fait de même pour le droit civil de la province de Québec. Les deux rapports décrivent les lois constitutives respectives régissant les défendeurs. Les rapports examinent ensuite les éléments dont il faut tenir compte quant à la question du contrôle exercé par les défendeurs, y compris la composition du conseil d’administration, le financement et d’autres indicateurs de gouvernance d’entreprise. Finalement, des conclusions sont tirées des rapports quant à l’importance du contrôle exercé par le gouvernement, qui constitue un facteur essentiel pour déterminer si les défendeurs sont des autorités publiques au sens de la Loi.

[5]               Les défendeurs soutiennent que cette question devrait être tranchée maintenant plutôt qu’au procès. Ils font valoir que le fait de renvoyer une décision sur l’admissibilité des rapports d’expert au juge du procès serait indûment préjudiciable. Les défendeurs avancent deux principaux arguments sur l’inadmissibilité des rapports, à savoir (i) que ces rapports ne sont pas nécessaires, et (ii) qu’ils sont assujettis à une règle d’exclusion au motif qu’ils expriment une opinion sur la législation intérieure. Vu le contexte factuel, je suis d’accord avec les défendeurs, et j’exclurai donc du procès à venir les rapports ainsi que les témoignages de leurs auteurs. Mes motifs sont exposés dans les paragraphes ci-après.

II.                Analyse

[6]               La jurisprudence a établi des critères juridiques clés pour chacune des questions en litige soulevées dans la présente requête, à savoir en ce qui concerne (A) les « autorités publiques » sous le régime de la Loi, et (B) l’admission de la preuve d’expert.

A.                Le critère juridique applicable à l’autorité publique

[7]               Les « autorités publiques » au sens du sous-alinéa 9(1)n)(iii) de la Loi sont en mesure d’enregistrer facilement leur marque, comme il est mentionné ci-dessus. L’expression « autorité publique » n’est pas définie dans la Loi. Cependant, la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Ordre des architectes de l’Ontario c. Assn. of Architectural Technologists of Ontario, 2002 CAF 218 [Architectes], aux paragraphes 51, 52 et 62, a conclu qu’une autorité publique doit (i) être soumise dans une mesure importante au contrôle gouvernemental, et (ii) être dans l’intérêt public. Si ce critère à deux volets est respecté, l’organisme bénéficie des protections accordées en vertu du sous-alinéa 9(1)n)(iii) de la Loi.

[8]               Le premier volet du critère, soit l’importance du contrôle gouvernemental, est respecté en examinant comment ou dans quelle mesure « [le] gouvernement, directement ou par l’intermédiaire des membres qu’il désigne, [exerce] sur la gouvernance et la prise de décision de l’organisme une influence continue semblable à celle qu’on retrouve souvent dans les lois portant sur les organismes qui régissent une profession en en contrôlant l’exercice par la délivrance de permis, comme l’architecture et le droit » (arrêt Architectes, au paragraphe 62).

[9]               Plus récemment, dans la décision Médecine chinoise, le juge Rennie a résumé les indices de contrôle gouvernemental sous-jacents au premier élément du critère à deux volets applicables à l’expression « autorité publique » dans l’arrêt Architectes de la façon suivante :

(1) le pouvoir d’examiner les activités de l’organisme;

(2) le pouvoir de demander à l’organisme d’entreprendre les activités jugées nécessaires et souhaitables pour réaliser l’objet de sa loi habilitante;

(3) le pouvoir de conseiller l’organisme relativement à l’application du régime législatif;

(4) le pouvoir d’approuver les règlements pris par l’organisme;

(5) le pouvoir de nommer des membres du conseil d’administration et des membres à divers comités.

Décision Médecine chinoise, au paragraphe 36

B.                 Le critère juridique applicable à l’admissibilité du témoignage d’opinion d’un expert

[10]           Dans l’arrêt R. c. Mohan, [1994] 2 R.C.S. 9 [Mohan], à la page 20, la Cour suprême du Canada a défini ce qui est devenu le critère en quatre volets habituel qui doit d’abord être examiné pour déterminer l’admissibilité de la preuve d’expert. Selon l’arrêt Mohan, la preuve d’expert doit être (i) pertinente; (ii) nécessaire pour aider le juge des faits; (iii) non assujettie à une règle d’exclusion; et (iv) être démontrée par un expert suffisamment qualifié.

[11]           Seuls les critères (ii) et (iii) font l’objet de la présente requête, puisque les défendeurs n’ont pas jugé nécessaire d’aborder la question de la pertinence ni celle de la qualification pour obtenir la radiation des éléments de preuve. L’arrêt Mohan établit un critère conjonctif : si l’un des quatre critères échoue, la preuve n’est pas admissible et aucune autre analyse n’est nécessaire.

[12]           Par ailleurs, si la preuve satisfait aux quatre critères établis dans l’arrêt Mohan, la Cour doit néanmoins exercer son rôle de gardien en évaluant les avantages et les inconvénients d’admettre ou d’exclure la preuve (White Burgess Langille Inman c. Abbott and Haliburton Co, 2015 CSC 23, au paragraphe 24 [Burgess]). Il n’est pas nécessaire en l’espèce d’examiner le (deuxième) élément de l’analyse portant sur l’admissibilité de la preuve d’expert à savoir le rôle de « gardien » décrit dans l’arrêt Burgess, car les demanderesses ne satisfont pas à deux des critères conjonctifs de l’arrêt Mohan, soit la nécessité et la règle de l’exclusion (de la législation intérieure).

C.                 La nécessité

[13]           La preuve d’expert doit aller au-delà de la simple utilité pour être considérée comme « nécessaire ». Comme la Cour suprême l’a déclaré en citant les précédents britanniques au sujet de la preuve (quoique dans le cadre d’un procès criminel avec jury), [traduction] « [l]’opinion d’un expert est recevable pour donner à la cour des renseignements scientifiques qui, selon toute vraisemblance, dépassent l’expérience et la connaissance d’un juge ou d’un jury. Si, à partir des faits établis par la preuve, un juge ou un jury peut à lui seul tirer ses propres conclusions, alors l’opinion de l’expert n’est pas nécessaire » (Mohan, à la page 24, citant Director of Public Prosecutions c. Jordan, [1977] AC 699, à la page 718, et R c. Turner, [1975] Q.B. 834, à la page 841).

[14]           Bien que les tribunaux ne devraient pas appliquer le principe de nécessité de manière trop rigoureuse, une conception trop libérale pourrait entraîner ce que le juge Sopinka a décrit comme « un simple concours d’experts, dont le juge des faits se ferait l’arbitre en décidant quel expert accepter » (Mohan, à la page 24).

[15]           L’arrêt Mohan précise en outre que le critère de nécessité peut être appliqué de manière plus stricte dans les cas où la preuve d’expert se rapproche de l’opinion sur une question fondamentale (Mohan, à la page 24). En l’espèce, la preuve d’expert exprime une opinion directe sur la question de droit fondamentale, comme nous l’expliquerons plus loin.

[16]           Le juge Taylor a récemment examiné l’admissibilité d’une preuve d’expert dans la décision McQuaid v Prince Edward Island, 2016 PESC 26, au paragraphe 29, en insistant sur le fait que cette preuve devrait servir à éclairer la Cour dans les domaines où elle ne possède pas d’expertise. La Cour a déclaré que la preuve d’expert [traduction] « signifie généralement une preuve fournie par une personne qui, grâce à son éducation, sa formation ou son expérience, possède plus de connaissances sur un sujet que la moyenne et qui, par conséquent, peut aider la Cour sur des questions où elle n’a pas la formation nécessaire ».

[17]           En fait, d’autres tribunaux ont formulé des commentaires sur le fait qu’il est exceptionnel qu’une preuve d’expert soit nécessaire, plutôt qu’admise par défaut. Autrement dit, un besoin factuel et technique doit justifier l’admission d’une telle preuve. Dans l’arrêt R c. DD, 2000 CSC 43 [DD], la Cour suprême du Canada, sous la plume du juge Major, a réaffirmé le principe de l’arrêt Mohan selon lequel la preuve d’expert doit faire davantage que simplement aider la Cour (DD, aux paragraphes 46 et 47).

[18]           Historiquement, en common law, les témoins ne pouvaient que fournir une preuve factuelle fondée sur leur expérience et leurs connaissances. Toutefois, comme l’explique l’arrêt DD, le droit a depuis évolué pour permettre de présenter des opinions d’expert dans des « cas exceptionnels » lorsqu’il est « nécessaire de fournir “une conclusion toute faite que [le juge et le jury], en raison de la technicité des faits, sont incapables de formuler” » (DD, aux paragraphes 50 et 51, citant l’arrêt R c. Abbey, [1982] 2 R.C.S. 24, au paragraphe 42).

[19]           Dans l’arrêt Masterpiece c. Alavida Lifestyles, 2011 CSC 27 [Masterpiece], aux paragraphes 75 et 76, le juge Rothstein, s’appuyant sur l’arrêt Mohan, a conclu que « [l]a présentation d’une preuve d’expert dans les affaires portant sur des marques de commerce ne diffère pas de la présentation d’une telle preuve dans d’autres contextes », et que les juges jouent un rôle important de gardien en s’assurant que la preuve qui n’est pas nécessaire ne soit pas admise.

[20]           En bref, l’admission d’un témoignage d’opinion d’expert est l’exception, et non la règle. Si une Cour est en mesure de tirer une conclusion selon les faits et leurs conséquences juridiques sans avoir recours à l’opinion d’experts, une telle opinion est inadmissible. Si, par ailleurs et dans des cas exceptionnels, la Cour est incapable de tirer une conclusion éclairée fondée sur les faits sans l’opinion d’experts, cette opinion est admissible.

[21]           Puisque les demanderesses soutiennent que les rapports sont nécessaires, le fardeau d’établir ce critère leur incombe (Sopinka, Lederman & Bryant: The Law of Evidence in Canada, Alan W. Bryant, Sidney N. Lederman, Michelle K. Fuerst, 4e éd. (Toronto: Lexis Nexis, 2014) à la page 12.41 [The Law of Evidence]). Pour pouvoir s’acquitter du fardeau qui leur incombe de démontrer la nécessité, les demanderesses doivent établir que ces rapports : (i) aident la Cour à comprendre l’application de la loi provinciale; (ii) permettent à la Cour de gagner du temps et des ressources; et (iii) sont exacts et complets.

[22]            Bien que les rapports puissent être utiles dans la mesure où ils présentent un aperçu des textes applicables aux parties, des renseignements relatifs au financement et une évaluation des autres renseignements accessibles au public, je ne crois pas qu’ils soient nécessaires. La simple utilité n’entraîne pas la nécessité d’admettre une preuve d’expert.

[23]           Contrairement à la première thèse des demanderesses, même si la Cour ne peut pas examiner les lois provinciales aussi souvent qu’elle le fait pour les lois fédérales, l’interprétation des lois provinciales relève néanmoins directement de la compétence de la Cour à titre de cour supérieure d’archives (article 3 de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F-7).

[24]           En ce qui a trait à la deuxième thèse des demanderesses sur l’efficacité, ces dernières se fondent sur la décision Muir c. Alberta, [1995] AJ no 658 [Muir], dans laquelle le juge de première instance a déclaré qu’il était plus efficace qu’un professeur de droit soumette un élément de preuve dans un rapport d’expert que la Cour examine les mêmes 900 documents et tire ses propres conclusions de fait.

[25]            La décision Muir, cependant, ne me convainc pas de retenir les thèses des demanderesses pour deux raisons. D’abord, la Cour du Banc de la Reine de l’Alberta a publié la décision Muir avant que ne soient publiés les arrêts DD, Masterpiece et Burgess, ce qui diminue sa valeur persuasive. Compte tenu de la jurisprudence actuelle, il est maintenant plus approprié d’examiner l’« analyse coûts-bénéfices » effectuée par le juge dans la décision Muir (aux paragraphes 14 et 15) à la deuxième étape (Burgess) plutôt qu’à la première étape (Mohan).

[26]           Je suis d’avis que l’efficacité n’est désormais pas plus nécessaire que l’utilité. Et, dans tous les cas, le fait que les rapports résument le contexte factuel ne signifie pas que le procès lui-même sera plus efficace, compte tenu des coûts et du « concours d’experts » qui s’ensuivent invariablement.

[27]           Troisièmement, je ne peux justifier l’admission des rapports simplement du fait de leur exactitude et de leur exhaustivité (selon les demanderesses). Ni l’exhaustivité ni l’exactitude des rapports d’expert ne les rendent nécessaires. Ces rapports en particulier présentent un aperçu de la gouvernance et de la structure de financement des défendeurs, en tenant compte de la législation, des codes de conduite professionnels, des règlements administratifs, des rapports annuels et d’autres renseignements accessibles au public pertinents. Selon ces renseignements, les deux rapports se prononcent sur l’importance du contrôle gouvernemental, soit le premier élément du critère juridique à deux volets énoncé dans l’arrêt Architectes, applicable à l’« autorité publique ». Je suis d’avis que la Cour doit effectuer cette analyse, et qu’il est préférable de laisser un tel argument à l’avocat au procès.

[28]           Après avoir examiné les observations de l’avocat, j’estime que les rapports ne respectent pas le critère de nécessité établi dans l’arrêt Mohan, et, pour ce seul motif, ils sont inadmissibles. Puisque je ne suis pas formellement tenu de commenter plus avant les autres critères établis dans l’arrêt Mohan étant donné que je ne conclus pas à leur nécessité, j’aborderai néanmoins le critère portant sur la règle d’exclusion soulevé par les défendeurs, notamment en ce qui a trait à la législation intérieure. Sur ce point, je conclus que les rapports ne respectent pas non plus ce volet du critère établi dans Mohan.

D.                La règle d’exclusion de la preuve relative à la législation intérieure

[29]           Selon un principe bien établi, le témoignage d’opinion sur des questions de législation intérieure usurpe le rôle de la Cour en tant qu’experte dans les questions de droit, et, par conséquent, est inadmissible (Eurocopter c. Bell Helicopter Textron Canada Limitée, 2010 CF 1328, au paragraphe 11).

[30]           Comme il est souligné dans le traité sur le droit de la preuve The Law of Evidence, aux paragraphes 12.164 et 12.165, les juges doivent déterminer la conformité aux définitions juridiques à l’égard desquelles les experts ne devraient pas témoigner. Certains sujets vont au cœur même du processus décisionnel judiciaire, et les tribunaux devraient observer une certaine méfiance à l’égard des témoins experts qui donnent des conseils sur la façon de trancher ces questions.

[31]           Lorsqu’un juriste de formation témoigne, la ligne entre la preuve admissible et la preuve non admissible est souvent difficile à tracer compte tenu de l’expérience de ce juriste. Cela ne signifie certainement pas que ce juriste ne puisse jamais témoigner à titre d’expert : lorsqu’il est appelé à jeter un éclairage sur le contexte politique, historique et social de l’affaire, son témoignage pourra être recevable (Québec (Procureur général) c. Canada, 2008 CF 713, aux paragraphes 161 à 163, conf. par 2009 CAF 361, 2011 CSC 11 [Québec]). Cependant au paragraphe 161 de la décision Québec, le juge de Montigny a fait une mise en garde quant à la capacité de la Cour d’accepter un tel témoignage pouvant équivaloir à des conclusions de droit cachées.

« [...] [L]e rôle de l’expert n’est pas de se substituer au tribunal, mais uniquement de l’aider lorsqu’il doit apprécier des faits complexes et de nature technique. Il ne faut en effet jamais perdre de vue qu’en bout de ligne, c’est la Cour qui doit trancher les questions de droit. Comme l’écrivait la Cour suprême de Colombie-Britannique dans l’arrêt Surrey Credit Union c. Wilson (1990), 45 B.C.L.R. (2d) 310  tel que cité par mon collègue le juge Teitelbaum dans Nation et Bande indienne de Samson c. Canada (2001) 199 F.T.R. 125 (C.F.) au paragraphe 21 :

Les avis d’experts deviennent inadmissibles quand ils ne sont rien de plus qu’une reformulation des arguments des avocats qui participent à la cause. Quand un argument est présenté sous le couvert d’un avis d’expert, il sera rejeté pour ce qu’il est. » [Non souligné dans l’original.]

[32]           Dans la décision Québec, notre Cour a admis pour l’essentiel la preuve de l’expert, car cette preuve présentait le contexte (historique, philosophique et social) du système de justice pour les jeunes au Canada. Le juge de Montigny a toutefois conclu que la partie de la preuve d’expert traitant de la question du partage des compétences (sur le plan de la constitution) était irrecevable étant de nature strictement juridique, et correspondait précisément au genre d’arguments qui devraient être faits par les procureurs plutôt que par un témoin, ajoutant que la Cour « [était] au moins aussi bien placée que le témoin  pour procéder à cette analyse » (au paragraphe 167).

[33]           De même, dans plusieurs autres affaires, les cours fédérales ont rejeté la preuve lorsque celle-ci vise à répondre à une question de droit. Par exemple, dans l’arrêt Es-Sayyid c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2012 CAF 59, au paragraphe 41, la Cour s’est demandé si le juge de première instance avait fait naître une crainte raisonnable de partialité du fait qu’un professeur de droit avait préparé un rapport d’expert. La Cour a exclu cette preuve, concluant qu’elle répondait à une question de droit et ressemblait à un mémoire des faits et du droit.

[34]           De même, dans l’arrêt Brandon (Ville) c. Canada, 2010 CAF 244 [Brandon], la Cour a conclu que la preuve sur la détermination des droits et des obligations aux termes d’une législation provinciale et municipale devrait être exclue, car il s’agit de questions de droit, et qu’il revient au juge seul de trancher ces questions. La Cour a souligné que même si le témoin de fait avait été appelé à titre de témoin expert, son témoignage sur l’effet juridique de la législation intérieure n’aurait pas été admissible (Brandon, au paragraphe 27). Dans l’arrêt Dywidag Systems International Canada Ltd v. Garford Pty Ltd, 2010 FCA 223, aux paragraphes 10 et 11, un résultat semblable a découlé de l’examen, par la Cour d’appel fédérale, d’une décision d’un juge de première instance qui a admis une preuve concernant la disjonction d’un litige relatif à un brevet.

[35]           Les demanderesses soutiennent que la règle d’exclusion ne s’applique pas, car : (i) le degré de contrôle gouvernemental selon le critère établi dans l’arrêt Architectes est une question mixte de fait et de droit; (ii) la question de droit fondamentale ne porte pas sur l’importance du contrôle gouvernemental, mais plutôt sur le statut d’autorité publique; et (iii) les tribunaux canadiens ont déjà admis une preuve d’expert sur la législation intérieure. Aucune des thèses des demanderesses ne m’a convaincu.

[36]           Tout d’abord, bien que les prétentions des demanderesses soient justes quant au fait que a) le contrôle gouvernemental est une question mixte de fait et de droit d’un point de vue du droit administratif (See You In-Canadian Athletes Fund Corporation c. Comité olympique canadien, 2007 CF 406, au paragraphe 63); et b) dans certaines circonstances, le témoignage d’opinion factuelle sur une question donnée peut répondre à la question de droit fondamentale (Paciocco, D. M. et L. Struesser. The Law of Evidence, 4e éd. Toronto: Irwin Law, 2005), à la page 176), j’estime néanmoins que l’expression [traduction] « une mesure importante de contrôle gouvernemental » est une expression technique en droit : il s’agit d’un exercice juridique qui devrait relever de la compétence des cours de justice, et non des experts.

[37]           Dans son rapport, la professeure Puri commence en expliquant son mandat :

[traduction] « L’avocat m’a dit que dans mon évaluation du degré de contrôle gouvernemental, je dois examiner si le contrôle est « dans une mesure importante » ou non. En évaluant s’il est soumis dans une mesure importante au contrôle, on m’a demandé d’examiner si le gouvernement, directement ou par l’intermédiaire de ses représentants, supervise les activités ou le fonctionnement de l’organisme, ou exerce autrement un degré d’influence continue sur la gouvernance et la prise de décision de l’organisme » (dossier de requête des défendeurs, vol 1, page 17 [DRD]).

[38]           En tirant finalement sa conclusion sur l’importance du contrôle gouvernemental, la professeure Puri examine les critères suivants : (i) la gouvernance et la prise de décision de l’organisme; (ii) le financement public; (iii) l’établissement de rapports du gouvernement; (iv) la supervision gouvernementale continue, l’adhésion, les mesures disciplinaires ainsi que l’élaboration de règles et de règlements internationaux; (v) l’expertise comptable et (vi) l’établissement de normes et la surveillance exercée par le gouvernement.

[39]           Le professeur Rousseau utilise la même formulation et les mêmes critères dans son rapport, et tire une conclusion sur l’importance du contrôle gouvernemental [voir : DRD, vol 1, à la page 262].

[40]           Bien que les rapports ne se fondent pas expressément sur l’arrêt Architectes, la définition du terme « une mesure importante » appliquée par les professeurs Puri et Rousseau ressemble à celle de la Cour fédérale d’appel dans l’arrêt Architectes.

[41]           Les rapports ne donnent pas seulement le contexte de l’interaction entre les défendeurs et la sphère publique ou la loi qui les régit; ils vont au-delà des considérations factuelles et contextuelles, et tirent des conclusions de droit sur la question de savoir si le degré de contrôle gouvernemental satisfait à l’exigence de « mesure importante », selon les critères établis par la jurisprudence. Je suis d’avis que les rapports donnent un avis juridique relativement au critère établi dans l’arrêt Architectes. Accepter leurs conclusions ne s’accorderait pas bien avec la jurisprudence de notre Cour.

[42]           Deuxièmement, les demandeurs affirment que, parce que les rapports ne font que donner des opinions sur une partie du critère établi dans l’arrêt Architectes, ils n’abordent pas la question de droit fondamentale. Les demandeurs font valoir que la question fondamentale concerne le statut d’« autorité publique », et non la « mesure importante du contrôle gouvernemental ».

[43]           Ce raisonnement me paraît être une distinction sans différence. Les rapports présentent des avis juridiques sur l’issue d’une partie du critère de common law, qui jouera un rôle essentiel lorsqu’il s’agira d’établir les droits des défendeurs en vertu de la Loi. Ce critère est conjonctif, ce qui signifie que si les conclusions des rapports sur la mesure importante du contrôle gouvernemental étaient acceptées, elles permettraient de trancher la question. Autrement dit, si la Cour arrive à la conclusion que les défendeurs ne sont pas soumis dans une mesure importante au contrôle gouvernemental, ils ne peuvent pas être considérés comme des autorités publiques au sens de la Loi. Cette décision est au cœur même du rôle de la Cour au procès.

[44]           Troisièmement, les demanderesses citent plusieurs décisions dans lesquelles la preuve d’expert a été acceptée pour permettre aux cours de comprendre :

                         i.                   les normes éthiques et professionnelles (New Brunswick c. Rothmans Inc, [2009] A.N.‑B. no 60);

                       ii.                   le contexte de l’article 127 de la Loi sur les valeurs mobilières, L.R.O. 1990, chap. S.5, à la lumière du pouvoir de réglementation de la Commission des valeurs mobilières de l’Ontario et des pouvoirs de redressement de la Cour dans le cadre d’un recours collectif (Fisher c. IG Investment Management Ltd, 2012 ONCA 47, aux paragraphes 48 et 49 [Fisher]);

                     iii.                   l’harmonisation de la réglementation nationale en matière des valeurs mobilières (Québec (Procureure générale) c. Canada (Procureure générale), 2011 QCCA 591, au paragraphe 96 [Procureure]);

                     iv.                   les normes de pratique des notaires (Roberge c. Bolduc, [1991] 1 RCS 374);

                       v.                   le respect des dispositions législatives en matière de TPS et des obligations professionnelles et éthiques de comptables agréés en Alberta (Hyland c. Royal Alexandra Hospital, 2000 ABQB 458, aux paragraphes 10 à 15 [Hyland]).

[45]           En toute déférence, j’estime qu’aucune de ces décisions n’est utile en ce qui concerne l’admissibilité des rapports d’expert, car ces rapports ne visent pas à répondre à une question de droit. Les éléments de preuve en cause présentent simplement des renseignements contextuels sur les facteurs factuels et contextuels accessoires à la question de droit fondamentale, un peu comme lorsque la Cour a admis la majorité des témoignages d’expert dans la décision Québec.

[46]           Il existe peut-être une exception à cette observation, soit la dernière affaire citée précédemment, Hyland, dans laquelle la Cour du Banc de la Reine de l’Alberta a souligné que la preuve avait été admise afin d’examiner si les dispositions législatives en matière de TPS avaient été respectées. Toutefois, je note également que chaque cas est un cas d’espèce et que par conséquent il est difficile de se prononcer sur la raison pour laquelle dans Hyland, le juge s’est fondé sur la preuve relative aux dispositions législatives en matière de TPS et pourquoi l’avocat ne s’y est pas opposé.

[47]           Il importe peu de savoir pour quelle raison la Cour a admis cette preuve au procès dans l’affaire Hyland il y a plus de 15 ans; notre Cour n’est pas liée par la décision Hyland de toute façon. Je m’appuie sur la jurisprudence la plus récente de la Cour suprême et des cours fédérales précédemment citée.

[48]           Pour la même raison, je souligne également qu’il importe peu que les professeurs Puri et Rousseau aient déjà présenté une preuve d’expert devant les tribunaux, notamment les cours d’appel (voir les arrêts Fisher, aux paragraphes 48 et 49 et Procureure, au paragraphe 96, précités). Si les juges étaient convaincus que la preuve d’expert respectait autrement le critère établi dans l’arrêt Mohan, compte tenu du contexte factuel et juridique en cause dans ces affaires, il ne m’appartient pas de me prononcer différemment, surtout en l’absence du dossier complet sur ce qui s’est produit et sur les éléments de preuve présentés. En l’espèce, compte tenu des questions de fait et de droit en cause, j’estime que les rapports sont des opinions d’expert sous le couvert d’arguments juridiques : ils répondent au premier élément du critère juridique à deux volets sur la législation intérieure, ce qui est au cœur du présent litige.

E.                 Le préjudice

[49]           Tant les défendeurs que les demanderesses ont présenté des arguments appuyant ou contestant le préjudice qui découlerait de l’admission ou du rejet de la preuve d’expert. Puisque les conclusions que j’ai tirées relativement au critère établi dans l’arrêt Mohan tranchent la question de la recevabilité de cette preuve, je n’ai pas à examiner les principes qui se dégagent de l’arrêt Burgess.

III.             Conclusion

[50]           Compte tenu de ce qui précède, la requête des défendeurs visant à déclarer les rapports irrecevables est accueillie. Les rapports sont déclarés irrecevables dans leur intégralité, et leurs auteurs ne seront pas autorisés à comparaître au procès à titre de témoins experts des demanderesses. Les dépens sont adjugés aux défendeurs.


ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE :

1)                 Les rapports sont déclarés irrecevables et les demanderesses ne peuvent pas faire comparaître les professeurs Poonam Puri et Stéphane Rousseau à titre de témoins experts au procès.

2)                 Les dépens relatifs à la présente requête sont payables aux défendeurs, en tout état de cause.

« Alan S. Diner »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-1261-10

 

INTITULÉ :

ASSOCIATION OF CHARTERED CERTIFIED ACCOUNTANTS ET AL. c. L’INSTITUT CANADIEN DES COMPTABLES AGRÉÉS ET AL. c. L’INSTITUT DES COMPTABLES AGRÉÉS DE L’ONTARIO ET AL.

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 7 septembre 2016

 

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LE JUGE DINER

 

DATE DES MOTIFS :

Le 22 SEPTEMBRE 2016

 

COMPARUTIONS :

Jonathan G. Colombo

Amrita Singh

Sandra A. Forbes

 

Pour les demanderesses

 

May Cheng

 

Pour les défendeurs L’Institut canadien des comptables agréés et comptables professionnels agréés du Canada

 

Heather Watts

David Bowden

 

Pour le défendeur L’Institut des comptables agréés de l’Ontario

Joanne Chriqui

 

Pour le défendeur L’Ordre des comptables professionnels agréés du Québec

 

David Foulds

Jennifer Saville

 

Pour le défendeur Chartered professional accountants of British Columbia 

 

L. E. Trent Horne

 

Pour le défendeur Chartered professional accountants of Alberta

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Bereskin & Parr, S.E.N.C.R.L., s.r.l.

Avocats

Toronto (Ontario)

et

Davies Ward Phillips & Vineberg

Avocats

Toronto (Ontario)

 

Pour les demanderesses

 

Fasken Martineau DuMoulin S.E.N.C.R.L., s.r.l.

Avocats

Toronto (Ontario)

 

Pour les défendeurs L’Institut canadien des comptables agréés et comptables professionnels agréés du Canada

 

Deeth Williams Wall LLP

Avocats

Toronto (Ontario)

 

Pour le défendeur L’Institut des comptables agréés de l’Ontario

 

Norton Rose Fulbright Canada S.E.N.C.R.L., s.r.l.

Avocats

Montréal (Québec)

 

Pour le défendeur L’Ordre des comptables professionnels agréés du Québec

 

DLA Piper (Canada) S.E.N.C.R.L.

Avocats

Toronto (Ontario)

 

Pour le défendeur Chartered professional accountants of Bristish Columbia

 

Bennett Jones LLP

Avocats

Toronto (Ontario)

 

Pour le défendeur Chartered professional accountants of Alberta

 

 

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