Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20161214


Dossier : IMM-2255-16

Référence : 2016 CF 1370

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 14 décembre 2016

En présence de monsieur le juge Gleeson

ENTRE :

CHANDRA SHRESTHA

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Aperçu

[1]  M. Shrestha est citoyen du Népal et il est arrivé au Canada en 2013 grâce à un visa temporaire de travailleur étranger. Son épouse et ses enfants, un fils né en 1995 et une fille née en 2008, sont restés au Népal.

[2]  En juillet 2015, invoquant l’article 25 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (LIPR), M. Shrestha a demandé, pour des motifs d’ordre humanitaire, qu’il lui soit permis de présenter une demande de résidence permanente à partir du Canada. La demande a été présentée à la suite des deux tremblements de terre qui ont eu lieu en 2015. Les tremblements de terre ont été qualifiés de diverses façons dans la preuve documentaire soumise à la Cour, à savoir : dévastateurs, violents et énormes.

[3]  La demande fondée sur des motifs humanitaires de M. Shrestha a été refusée en mai 2016. L’agente a conclu que la preuve présentée ne permettait pas d’établir que le renvoi de M. Shrestha au Népal aurait une incidence défavorable sur l’intérêt supérieur de sa fille. Elle a également conclu que les éléments de preuve relatifs aux conditions difficiles qui règnent dans le pays ne portaient que sur la situation générale dans le pays et ne portaient pas sur la situation personnelle du demandeur ou sur celle de sa famille.

[4]  Le demandeur prétend que la décision comporte de nombreuses erreurs susceptibles de contrôle, à savoir : (1) l’agente a entravé son pouvoir discrétionnaire en invoquant la LIPR et les lois et règlements connexes lorsqu’il a examiné la demande présentée aux termes de l’article 25; (2) l’agente a appliqué le mauvais critère dans le cadre de son examen de la demande fondée sur l’article 25; (3) l’analyse relative à l’intérêt supérieur de l’enfant était viciée et déraisonnable; (4) la décision est par ailleurs déraisonnable.

[5]  La demande exige que je me penche sur deux questions : (1) l’agente a-t-elle choisi le mauvais critère ou a-t-elle entravé son pouvoir discrétionnaire? (2) la décision est-elle raisonnable? Je suis d’avis que l’agente a commis une erreur en concluant que la preuve ne permettait pas d’établir un lien entre les conditions difficiles qui règnent dans le pays et la situation personnelle de M. Shrestha. Pour les motifs qui suivent, la demande est accueillie.

II.  Norme de contrôle applicable

[6]  La jurisprudence relative à la norme de contrôle qu’il convient d’appliquer lorsqu’il est question d’examiner le choix du critère juridique qui a été fait dans le cadre d’une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire a fait l’objet de points de vue divergents. Le droit sur cette question a récemment été examiné par le juge Richard Mosley dans la décision Gonzalez c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 382, aux paragraphes 23 à 35. Le juge Mosley a conclu que c’est la norme de la décision correcte qu’il convient d’appliquer au choix fait par un agent du critère juridique applicable dans le contexte d’une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire. Cela concorde avec l’opinion que j’ai exprimée dans la décision D’Aguiar-Juman c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 6, et aux points de vue des parties en l’espèce. Les parties ne contestent pas que c’est la norme de la décision raisonnable qu’il convient d’appliquer dans le cadre de l’examen de l’application d’un critère juridique et du caractère raisonnable d’une décision dans son ensemble.

III.  Analyse

A.  L’agente a-t-elle choisi le mauvais critère ou a-t-elle entravé son pouvoir discrétionnaire?

[7]  M. Shrestha prétend que l’agente a eu recours à une application rigoureuse des dispositions de la LIPR lorsqu’elle a examiné sa demande fondée sur l’article 25. À l’appui de cette prétention, il invoque la décision Aboubacar c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 714 (Aboubacar), et prétend que l’agente a omis d’examiner si les faits et les circonstances justifiaient qu’il déroge à l’application habituelle de la LIPR, comme il convient de le faire dans le cadre d’une demande fondée sur l’article 25. Je ne souscris pas à cette prétention.

[8]  L’agente a souligné au début de ses motifs que la décision qui doit être prise consiste à établir s’il [traduction] « existe des motifs d’ordre humanitaire justifiant l’octroi d’une dispense ». Elle a ensuite procédé à l’analyse des éléments de preuve relatifs à l’intérêt supérieur de l’enfant et aux difficultés occasionnées par le retour au Népal qui ont été présentés à l’appui de la demande. Au terme de cette analyse, l’agente a conclu que les éléments de preuve présentés à l’appui de la demande étaient insuffisants pour justifier l’octroi d’une dispense au titre de l’article 25. Après avoir conclu que les éléments de preuve étaient insuffisants pour justifier la prise de mesures fondées sur des motifs d’ordre humanitaires, l’agente a conclu que les exigences habituelles de la LIPR s’appliquaient.

[9]  La présente situation diffère de celle dans la décision Aboubacar, laquelle est invoquée par M. Shrestha. Dans la décision Aboubacar, le juge a invoqué « l’application habituelle de la LIPR ainsi que des lois et règlements connexes » pour accorder peu de poids à une longue présence au Canada et à un long délai de traitement et ainsi rejeter la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire. Ce n’est pas ce qui s’est produit en l’espèce. L’agente a plutôt conclu que la preuve soumise était tout simplement insuffisante pour justifier la prise de mesures spéciales pour des motifs d’ordre humanitaire. Elle n’a pas appliqué un mauvais critère ni entravé son pouvoir discrétionnaire lorsqu’elle a examiné la demande.

B.  La décision est-elle raisonnable?

[10]  Pour ce qui est des conclusions de l’agente selon lesquelles la preuve était insuffisante pour justifier la prise de mesures spéciales pour des motifs d’ordre humanitaire, le défendeur prétend que l’agente a conclu à juste titre que la preuve relative à l’intérêt supérieur de l’enfant était vague et peu détaillée. Le défendeur prétend de plus que la conclusion de l’agente selon laquelle la preuve était insuffisante pour justifier qu’une décision favorable soit rendue et sa décision de refuser la demande étaient raisonnables. Je ne souscris pas à cette prétention.

[11]  Dans le contexte d’une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, le demandeur n’est pas tenu de démontrer que les difficultés alléguées ne sont pas des difficultés auxquelles sont généralement exposés les autres résidents du pays en cause. Le demandeur doit plutôt démontrer que le fait qu’il doive demander, à l’étranger, le statut de résident permanent lui causerait des difficultés inhabituelles et injustifiées ou excessives (Aboubacar, aux paragraphes 4 à 8). En d’autres mots, les difficultés doivent être personnelles, mais elles n’ont pas à être uniques. La Cour suprême a conclu, dans l’arrêt Kanthasamy c. Canada (Citoyenneté et Immigration), [2015] 3 R.C.S. 909, 2015 CSC 61, au paragraphe 33, que les mots « difficultés inhabituelles et injustifiées ou démesurées » ne doivent pas être traités comme des critères ou des seuils individuels dans le contexte d’une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire. Ces mots doivent plutôt doivent être considérés comme des éléments instructifs lorsqu’un décideur examine et soupèse tous les motifs d’ordre humanitaire pertinents.

[12]  En l’espèce, l’agente disposait d’éléments de preuve importants qui décrivaient la gravité et les effets dévastateurs des tremblements de terre qui ont eu lieu au Népal au printemps 2015. La preuve faisait état de l’incidence qu’ont eue les tremblements de terre sur les services de soins de santé de base, l’éducation et le logement. Elle mentionnait que, dans les régions les plus touchées du pays, 80 p. 100 des habitations avaient été détruites. Elle faisait mention de catastrophes telles que les glissements de terrain et les inondations. Elle mentionnait que le secteur agricole avait subi d’importantes perturbations, ce qui mettait en péril l’approvisionnement alimentaire. Elle mentionnait que l’économie du Népal était faible, qu’il s’agissait de l’un des pays les plus pauvres au monde et que son gouvernement était inefficace. La preuve mentionnait également qu’il faudrait des années pour que le Népal se remette des tremblements de terre.

[13]  Cette preuve établissant l’existence de conditions défavorables, bien qu’elles soient incontestablement de nature générale, permettrait de conclure, à juste titre, que toute personne qui vit ou qui retourne au Népal, surtout si le retour a lieu dans les régions les plus gravement touchées du pays, éprouverait des difficultés. En dépit de cela, l’agente n’a fait aucune analyse de la preuve. L’agente a accepté la preuve et l’a rejetée au motif qu’elle ne démontrait pas que le demandeur et sa famille éprouveraient des difficultés personnelles.

[14]  Dans la décision Aboubacar, le juge Donald Rennie a souligné, au paragraphe 12, que les demandes fondées sur des motifs d’ordre humanitaire doivent s’appuyer sur la preuve, mais il a ensuite déclaré qu’« […] il existe des circonstances où les conditions dans le pays d’origine sont telles qu’elles confortent l’inférence raisonnable relativement aux difficultés auxquelles un demandeur en particulier serait exposé à son retour […] ». Il s’agit précisément de la situation à laquelle l’agente était confrontée en l’espèce. La preuve relative aux conditions dans le pays fait état de destruction massive, d’absence de logements, de soins médicaux et de services d’enseignement convenables à la suite de la catastrophe naturelle. La preuve révèle également qu’il faudra, non pas des semaines ou des mois, mais des années pour réparer les dommages. En plus de cette preuve de difficultés généralisées, l’agente a également été saisie d’une preuve établissant que le demandeur et sa famille vivent à Kaski, un des secteurs les plus durement touchés par les tremblements de terre, la maison familiale du demandeur a été détruite, l’école de sa fille a été détruite et les conditions dans lesquelles sa famille vivrait sont incertaines.

[15]  Je ne conteste pas l’opinion de l’agente selon laquelle les renseignements relatifs à la situation personnelle du demandeur et de sa famille étaient limités. Toutefois, ces éléments de preuve devaient être appréciés de concert avec les conditions dans le pays et non pas à l’exclusion de celles-ci. Le fait que l’agente n’ait pas reconnu que la preuve relative aux conditions dans le pays pourrait être suffisante pour justifier de rendre une décision favorable fondée sur des motifs d’ordre humanitaire rend la décision déraisonnable. La décision ne satisfait pas aux exigences de la raisonnabilité, à savoir que la décision doit être justifiée, transparente et intelligible.

IV.  Conclusion

[16]  La demande est accueillie. Aucune des parties n’a proposé une question de portée générale à certifier et aucune n’est soulevée.

 


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la demande est accueillie, la décision de l’agente d’immigration est annulée et l’affaire est renvoyée à un autre décideur pour nouvelle décision. Aucune question n’est certifiée.

« Patrick Gleeson »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-2255-16

 

INTITULÉ :

CHANDRA SHRESTHA c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Calgary (alberta)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 7 DÉCEMBRE 2016

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE GLEESON

 

DATE DU JUGEMENT

ET DES MOTIFS :

 

LE 14 DÉCEMBRE 2016

 

COMPARUTIONS :

Raj Sharma

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Maria Green

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Stewart Sharma Harsanyi

Avocats

Calgary (Alberta)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Calgary (Alberta)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.