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Date : 20161107


Dossiers : T-1381-15
T-1602-16

Référence : 2016 CF 1223

Ottawa (Ontario), le 7 novembre 2016

En présence de monsieur le juge Zinn

Dossier : T-1381-15

ENTRE :

LA BRITISH COLUMBIA CIVIL LIBERTIES ASSOCIATION, L’ASSOCIATION CANADIENNE DES AVOCATS ET AVOCATES EN DROIT DES RÉFUGIÉS ET ASAD ANSARI

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION ET LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeurs

Dossier : T-1602-16

ET ENTRE :

LA BRITISH COLUMBIA CIVIL LIBERTIES ASSOCIATION ET L’ASSOCIATION CANADIENNE DES AVOCATS ET AVOCATES EN DROIT DES RÉFUGIÉS

demanderesses

et

LE MINISTRE DE L’IMMIGRATION, DES RÉFUGIÉS ET DE LA CITOYENNETÉ ET

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeurs

ORDONNANCE ET MOTIFS

[1]               La British Columbia Civil Liberties Association et l’Association canadienne des avocats et avocates en droit des réfugiés [les parties requérantes] présentent une requête en vue d’obtenir une ordonnance sursoyant de façon interlocutoire à l’application du paragraphe 10(1) de la Loi sur la citoyenneté, LRC 1985, c C-29, modifiée, en attendant que la Cour se soit prononcée sur la question de la constitutionnalité et de la validité de cette disposition dans l’affaire Monla c Canada (Citoyenneté et Immigration), dossier no T-1570-15 [Monla], et dans les affaires faisant l’objet d’une gestion de l’instance commune [demandes de contrôle judiciaire des révocations du groupe 2].

[2]               Le paragraphe 10(1) de la Loi sur la citoyenneté prévoit que le ministre de l’Immigration et de la Citoyenneté (maintenant le ministre de l’Immigration, des réfugiés et de la Citoyenneté) [le ministre] peut révoquer la citoyenneté canadienne d’une personne si « l’acquisition, la conservation ou la répudiation de la citoyenneté de la personne ou sa réintégration dans celle-ci est intervenue par fraude ou au moyen d’une fausse déclaration ou de la dissimulation de faits essentiels ».

Sous réserve du paragraphe 10.1(1), le ministre peut révoquer la citoyenneté d’une personne ou sa répudiation lorsqu’il est convaincu, selon la prépondérance des probabilités, que l’acquisition, la conservation ou la répudiation de la citoyenneté de la personne ou sa réintégration dans celle-ci est intervenue par fraude ou au moyen d’une fausse déclaration ou de la dissimulation intentionnelle de faits essentiels.

Subject to subsection 10.1(1), the Minister may revoke a person’s citizenship or renunciation of citizenship if the Minister is satisfied on a balance of probabilities that the person has obtained, retained, renounced or resumed his or her citizenship by false representation or fraud or by knowingly concealing material circumstances.

[3]               La Cour est chargée de la gestion de l’instance des demandes de contrôle judiciaire des révocations du groupe 2 présentées par des personnes qui ont reçu du ministre un avis d’intention de révocation de la citoyenneté au titre du paragraphe 10(3) de la Loi sur la citoyenneté – une condition préalable à la révocation – ou dont la citoyenneté a été révoquée.  Le dossier no T‑1381-15 est inclus dans les demandes de contrôle judiciaire des révocations du groupe 2.

[4]               La procédure de révocation prévue à l’article 10 de la Loi sur la citoyenneté a été modifiée par la Loi renforçant la citoyenneté canadienne, LC 2014, c 22, qui est entrée en vigueur le 28 mai 2015. Dans les demandes de contrôle judiciaire des révocations du groupe 2, la constitutionnalité de ces modifications est contestée.

[5]               Dans une ordonnance datée du 19 janvier 2016 [ordonnance de sursis Monla], la Cour a interdit au ministre de prendre quelque mesure ou d’entreprendre quelque procédure que ce soit au titre des avis de révocation de la citoyenneté en ce qui concerne huit demandes précises d’autorisation et de contrôle judiciaire tant que celles-ci n’auront pas été tranchées de façon définitive.

[6]               À la suite d’une conférence de gestion de l’instance qui a eu lieu le 5 février 2016 relativement aux demandes de contrôle judiciaire des révocations du groupe 2, la Cour a rendu, le 23 février 2016, une ordonnance interdisant au ministre de prendre des mesures ou d’agir relativement à quelque avis de révocation de la citoyenneté que ce soit si la personne visée a présenté une demande de contrôle judiciaire de cette décision [l’ordonnance de gestion de l’instance]. Le paragraphe 3 de l’ordonnance de gestion de l’instance prévoit ce qui suit :

[traduction]

Le ministre ne doit prendre aucune mesure ni entreprendre aucune procédure au titre d’un avis de révocation de la citoyenneté canadienne délivré en vertu de la Loi sur la citoyenneté, modifiée par la Loi renforçant la citoyenneté canadienne, relativement à une demande de contrôle judiciaire qui est actuellement ou qui sera ultérieurement incluse dans les demandes de contrôle judiciaire des révocations du groupe 2 tant que le demandeur n’aura pas été avisé et que les questions juridiques communes n’auront pas été débattues en fonction des causes types qui auront été tranchées de façon définitive.

[7]               La Cour, en ce qui concerne les demandes de contrôle judiciaire des révocations du groupe 2, a énoncé trois questions qui doivent être traitées par elle en fonction des huit causes types en cause, lesquelles seront débattues lors d’une audience de trois jours qui devrait commencer à Toronto le 15 novembre 2016 :

[traduction]

a.       Le ministre peut-il délivrer un nouvel avis de révocation de la citoyenneté canadienne après l’entrée en vigueur de la Loi renforçant la citoyenneté canadienne, faisant ainsi entrer en jeu la nouvelle procédure de révocation, ou,  lorsque le ministre a délivré un avis de révocation en vertu de l’ancienne loi (et le demandeur a demandé un renvoi à la Cour fédérale, mais le ministre n’a pas procédé à ce renvoi) conformément aux dispositions transitoires de la Loi renforçant la citoyenneté canadienne, la révocation doit-elle être jugée en fonction des dispositions de l’ancienne loi?

b.      L’un ou l’autre des paragraphes 10(1), 10(3), ou 10(4) de la Loi sur la citoyenneté, modifiée par la Loi renforçant la citoyenneté canadienne, est-il inconstitutionnel parce qu’il viole l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés et (ou) les alinéas 1a) et 2e) de la Déclaration canadienne des droits, LC 1960, c 44?

    1. L’article 10 de la Loi sur la citoyenneté, modifiée par la Loi renforçant la citoyenneté canadienne, soumet-il une personne à des traitements ou peines cruels et inusités en violation de l’article 12 de la Charte canadienne des droits et libertés?

[8]               Lorsque la citoyenneté d’un demandeur a été révoquée avant le dépôt d’une demande d’examen de la décision de révocation, la Cour, au paragraphe 4 de l’ordonnance de gestion de l’instance, a dit que le ministre pouvait continuer le processus et demander que le demandeur remette son passeport canadien, sauf si une autre ordonnance, rendue à la suite d’une requête présentée par le demandeur, l’interdit :

[traduction]

Si le ministre, en vertu de la Loi sur la citoyenneté, modifiée par la Loi renforçant la citoyenneté canadienne, a révoqué la citoyenneté canadienne du demandeur, alors, sous réserve d’une autre ordonnance de la Cour, le ministre peut demander au demandeur de remettre son passeport canadien.

[9]               Les parties requérantes prétendent qu’elles ont qualité pour présenter, dans l’intérêt public, les présentes demandes et la présente requête. Elles prétendent de plus que la question de savoir si, tel que demandé, un sursis devrait être accordé, a déjà été tranchée par la Cour dans l’ordonnance de sursis Monla et que [traduction] « rien n’indique qu’une décision différente devrait être rendue dans le cadre de la présente requête ».

[10]           Les parties requérantes reconnaissent que [traduction] « les personnes qui ont la capacité, les connaissances et les ressources pour trouver dès le départ un avocat, puis communiquer avec lui et retenir ses services, obtiennent une suspension automatique des procédures les concernant ». Elles soumettent la présente requête pour les personnes qui ont reçu un avis d’intention de révocation de leur citoyenneté et qui n’ont pas présenté de demande de contrôle judiciaire [traduction] « parce qu’elles n’ont pas les connaissances, les ressources ou les compétences nécessaires pour retenir les services d’un avocat ».

[11]           Le ministre s’oppose à la requête. Il prétend que la Cour devrait refuser aux parties requérantes qualité pour agir dans l’intérêt public dans les présentes demandes [traduction] « car les justiciables directement touchés par la loi contestée peuvent vraisemblablement la contester  ». En outre, le ministre prétend que les questions soulevées dans les présentes demandes seront traitées le mois prochain lorsque les trois questions communes seront soumises à la Cour pour décision [traduction] « à la lumière d’un dossier complet ».

[12]           J’ai décidé que la question de la qualité pour agir dans l’intérêt public des parties requérantes n’a pas à être tranchée parce que la présente requête doit tour simplement être rejetée en application des principes bien établis en matière d’octroi du recours en equity qu’est l’injonction.

[13]           La Cour suprême du Canada, dans l’arrêt Manitoba (Procureur général) c Metropolitan Stores (MTS) Ltd, [1987] 1 RCS 110, a adopté le critère à trois volets qu’un tribunal doit appliquer lorsqu’il examine une demande d’injonction interlocutoire.  Le tribunal doit établir qu’il y a une question sérieuse à trancher, que le demandeur subira un préjudice irréparable si l’injonction est refusée, et que la prépondérance des inconvénients (évaluée en établissant laquelle des parties subira le plus grand préjudice selon que l’injonction est accordée ou refusée) favorise le demandeur. Ces trois critères doivent tous être satisfaits pour qu’une injonction soit accordée.

[14]           Je ne suis pas convaincu que, dans le cadre de la requête dont la Cour est saisie, les parties requérantes, même si elles se voient accorder la qualité pour agir dans l’intérêt public, peuvent établir qu’un préjudice irréparable sera causé.

[15]           Dans l’arrêt RJR – MacDonald Inc c Canada, [1994] 1 RCS 311, à la page 341, la Cour suprême du Canada a expliqué ce que signifie le terme « préjudice irréparable » :

Le terme « irréparable » a trait à la nature du préjudice subi plutôt qu’à son étendue. C’est un préjudice qui ne peut pas être quantifié du point de vue monétaire ou un préjudice auquel il ne peut être remédié, en général parce qu’une partie ne peut être dédommagée par l’autre.

[16]           Le préjudice qui peut être évité ou qui, à défaut d’être évité, peut être corrigé, n’est pas un préjudice irréparable.

[17]           Le juge Stratas, dans l’arrêt Glooscap Heritage Society c Canada (Ministre du Revenu national – MRN), 2012 CAF 255, au paragraphe 31, a expliqué ce qui doit être établi par une partie qui demande la délivrance d’une injonction en ce qui concerne le préjudice irréparable :

Pour établir l’existence du préjudice irréparable, il faut produire des éléments de preuve suffisamment probants, dont il ressort une forte probabilité que, faute de sursis, un préjudice irréparable sera inévitablement causé. Les hypothèses, les conjectures et les affirmations discutables non étayées par les preuves n’ont aucune valeur probante.

[18]           En ce qui concerne le préjudice irréparable, les parties requérantes n’ont fait que soumettre des déclarations presque identiques figurant dans les affidavits des représentants de chacune des deux parties. Ces déclarations étaient libellées comme suit :

[traduction]

La BCCLA [ou l’ACAADR] est profondément préoccupée par le fait qu’il y a des personnes qui ont reçu de tels avis, mais n’ont pas été en mesure de se prévaloir, en application de Monla, du droit de facto à un sursis, parce qu’elles n’ont pas les connaissances, les ressources ou les compétences nécessaires pour retenir les services d’un avocat.

[19]           Le ministre prétend que ces déclarations entrent dans la catégorie des « […] hypothèses […] conjectures et […] affirmations discutables », et ne constituent pas une preuve de préjudice irréparable. Les parties requérantes prétendent que la preuve de l’écart qui existe entre le nombre d’avis de révocation qui ont été envoyés et le nombre beaucoup moins élevé de demandes de contrôle judiciaire démontre qu’il est très probable qu’un certain nombre de personnes appartiennent à la catégorie des personnes qui n’ont pas demandé le sursis de facto dont il est question dans Monla « parce qu’elles n’ont pas les connaissances, les ressources ou les compétences nécessaires pour retenir les services d’un avocat ».

[20]           Selon moi, la demande présentée par les parties requérantes pose un problème plus fondamental : celles-ci ne peuvent pas établir que le préjudice allégué n’est pas inévitable. 

[21]           À l’époque où la Cour a été saisie des requêtes qui ont mené à la délivrance de l’ordonnance de sursis Monla, le seul recours dont disposaient les demandeurs en cause pour éviter le préjudice causé par la procédure de révocation était de demander à la Cour d’intervenir en ordonnant qu’il soit sursis à la procédure de révocation. Ceux-ci subiraient inévitablement un préjudice et la Cour a conclu qu’il s’agissait d’un préjudice irréparable.

[22]           En l’espèce, les parties requérantes reconnaissent que le préjudice qui pourrait être causé à toute personne qui reçoit un avis d’intention de révocation de la citoyenneté est évitable. La personne n’a tout simplement qu’à présenter à la Cour une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire quant à cet avis de révocation et elle obtiendra automatiquement un sursis. Jusqu’à maintenant, plusieurs personnes l’ont fait.

[23]           Si, actuellement ou à l’avenir, il y a des personnes qui reçoivent un avis d’intention de révocation de la citoyenneté et qui, par ignorance ou manque de ressources, ne contestent pas cette décision devant la Cour, cela a-t-il pour conséquence que le préjudice évitable devient un préjudice inévitable? Non, selon moi.

[24]           Le préjudice décrit dans les motifs qui ont mené à l’ordonnance de sursis Monla, est soit un préjudice inévitable soit un préjudice évitable – il ne peut pas être les deux à la fois. À l’époque où l’ordonnance de sursis Monla a été rendue, le préjudice était inévitable. Après que l’ordonnance de gestion de l’instance Monla fut rendue, le préjudice est devenu évitable. Le fait qu’une personne, pour quelque raison que ce soit, ne se prévaut pas du sursis de facto qui est offert, ne change rien au fait qu’elle dispose de ce recours et que celui-ci lui permettrait d’éviter le préjudice.

[25]           Étant donné que le préjudice qui peut être subi suite à la réception d’un avis d’intention de révocation de la citoyenneté est maintenant évitable, il n’est pas possible d’obtenir une injonction et les présentes requêtes doivent être rejetées.

 


ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE que les requêtes soient rejetées.

« Russel W. Zinn »

Juge

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-1381-15

 

INTITULÉ :

LA BRITISH COLUMBIA CIVIL LIBERTIES ASSOCIATION ET AL c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION ET AL

 

DOSSIER :

T-1602-16

 

INTITULÉ :

LA BRITISH COLUMBIA CIVIL LIBERTIES ASSOCIATION ET AL c LE MINISTRE DE L’IMMIGRATION, DES RÉFUGIÉS ET DE LA CITOYENNETÉ ET AL

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 21 OCTOBRE 2016

 

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LE JUGE ZINN

 

DATE DE L’ORDONNANCE

ET DES MOTIFS :

LE 7 NOVEMBRE 2016

 

COMPARUTIONS :

Lorne Waldman

Daniel Sheppard

POUR LES DEMANDEURS

 

Angela Marinos

Christopher Crighton

POUR LES DÉFENDEURS

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Waldman & Associates

Avocats

Toronto (Ontario)

Goldblatt Partners LLP

Avocats

Toronto (Ontario)

POUR LES DEMANDEURS

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LES DÉFENDEURS

 

 

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