Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20161102


Dossier : IMM-1325-16

Référence : 2016 CF 1214

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 2 novembre 2016

En présence de madame la juge Mactavish

ENTRE :

HARDEEP SINGH BRAR

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE

ET DE LA PROTECTION CIVILE

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]               Hardeep Singh Brar est un résident permanent du Canada. Après avoir été condamné pour complot de distribution de cocaïne aux États-Unis, le représentant du ministre a renvoyé M. Brar en vue d’une enquête afin de déterminer s’il était interdit de territoire au Canada pour grande criminalité, ainsi que pour criminalité organisée et pour participation à un crime transnational.

[2]               M. Brar demande un contrôle judiciaire de la décision de renvoi, en faisant valoir qu’elle était déraisonnable parce qu’elle contenait des erreurs factuelles graves et n’avait pas tenu compte des éléments de preuve importants. M. Brar soutient de plus que le représentant du ministre n’a pas dûment tenu compte des « valeurs de la Charte » en décidant de le renvoyer pour une enquête.

[3]               Pour les motifs suivants, je ne suis pas convaincue que le représentant du ministre a commis une erreur telle qu’alléguée. Je suis en outre convaincue que la décision de renvoyer M. Brar en vue d’une enquête était tout à fait raisonnable. Par conséquent, sa demande de contrôle judiciaire doit être rejetée.

I.                   Contexte

[4]               M. Brar est un citoyen de l’Inde qui est venu au Canada en 1998 lorsqu’il avait 15 ans.

[5]               En 2009, M. Brar a accepté de prendre une voiture de location du Canada aux États-Unis et de la déposer là-bas pour qu’elle soit utilisée par un passeur de drogue. Après sa rencontre avec le passeur de drogue aux États-Unis, M. Brar a été arrêté et accusé de faire partie d’un complot en vue de distribuer quinze kilogrammes de cocaïne qui devaient être expédiés au Canada.

[6]               M. Brar a exprimé des remords pour ses actes, et a coopéré avec les responsables de l’application de la loi des États-Unis pendant les processus d’enquête et de poursuite. M. Brar a manifestement parlé aux enquêteurs des autres personnes impliquées dans le complot de trafic de drogue, ce qui a mené à la mise en accusation de deux autres personnes.

[7]               M. Brar a par la suite plaidé coupable à une infraction de complot. La poursuite a jugé que M. Brar acceptait la responsabilité de ses actes et il a été condamné à une peine d’emprisonnement de 24 mois. Après avoir purgé 21 mois de sa peine, M. Brar a été expulsé vers l’Inde. Il est revenu au Canada un mois plus tard, admettant sa condamnation criminelle lorsqu’il a été interrogé par l’agent de l’Agence des services frontaliers du Canada (« l’ASFC ») à l’aéroport international de Vancouver.

[8]               M. Brar a ultérieurement reçu un avis indiquant que les rapports pourront être préparés afin de le déclarer interdit de territoire au Canada pour grande criminalité, pour criminalité organisée et pour participation à un crime transnational. Il a été interrogé par l’agent d’exécution de la loi dans les bureaux intérieurs de l’ASFC et a eu l’occasion de présenter ses observations écrites à l’agent avant qu’une décision soit prise quant à la question de savoir s’il devait ou non être renvoyé à une enquête. Au soutien de sa demande de ne pas être renvoyé à une enquête, M. Brar et son avocat ont donné à l’agent plusieurs séries d’observations et des documents à l’appui sur une période de trois années et demie.

[9]               Entre autres, M. Brar a soutenu que même si son infraction était grave, elle n’avait impliqué ni violence ni armes à feu. Plusieurs années sont passées depuis son unique infraction pénale et il n’a participé à aucune autre activité criminelle. Un rapport d’un psychologue fourni par M. Brar a, en outre, indiqué qu’il présentait un risque de récidive faible. M. Brar a aussi indiqué qu’il est venu au Canada quand il était enfant, qu’il a vécu au Canada pendant plusieurs années, et qu’il avait peu de liens avec l’Inde. Tous les membres de la famille immédiate de M. Brar, y compris son épouse, étaient au Canada et il occupait un emploi rémunéré.

[10]           Une décision initiale de renvoyer M. Brar en vue d’une enquête a été annulée sur consentement, après qu’il eut demandé le contrôle judiciaire de cette décision. Après avoir reçu d’autres observations de M. Brar, l’agent d’exécution de la loi dans les bureaux intérieurs a une fois de plus recommandé qu’il soit renvoyé à une enquête en lien avec sa grande criminalité, ainsi que sa participation à la criminalité organisée et au crime transnational. Un représentant du ministre a ultérieurement adopté cette recommandation et renvoyé le cas de M. Brar à la Section de l’immigration de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié et c’est cette décision qui sous-tend la présente demande de contrôle judiciaire.

[11]           M. Brar n’a jamais prétendu qu’il serait exposé à un risque s’il retournait en Inde. Il a en outre reconnu qu’il était interdit de territoire au Canada à la suite de sa condamnation américaine pour trafic de stupéfiants et qu’il serait inévitablement jugé interdit de territoire par la Section de l’immigration. Il relève, cependant, que si son cas est soumis à une enquête, la Section de l’immigration n’aura pas de compétence en équité pour tenir compte des facteurs d’ordre humanitaire avant de prendre une mesure de renvoi contre lui.

[12]           De plus, comme la peine pour l’infraction de M. Brar aurait pu dépasser 10 ans si l’infraction avait été commise au Canada, il n’a pas le droit d’interjeter appel de décision de la Section de l’immigration auprès de la Section d’appel de l’immigration de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada. M. Brar est aussi définitivement interdit d’invoquer les motifs d’ordre humanitaire en vertu de l’article 25 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27, parce qu’il est interdit de territoire au Canada en vertu de l’article 37 de la Loi pour criminalité organisée et crime transnational. En conséquence, le seul moment où les motifs d’ordre humanitaire de M. Brar peuvent être examinés est à l’étape du renvoi.

II.                Analyse

[13]           Avant de répondre aux arguments de M. Brar concernant les lacunes alléguées dans la décision de renvoi, je commencerais par observer qu’il y a un certain débat quant à l’étendue de la discrétion accordée aux représentants du ministre en décidant de renvoyer ou non une personne en vue d’une enquête. Certains cas suggèrent que le représentant du ministre n’a aucune discrétion à cet égard, alors que d’autres cas indiquent que le représentant du ministre détient un certain pouvoir discrétionnaire, quoiqu’il jouisse d’une discrétion limitée de ne pas déférer des affaires en vue d’une enquête : Faci c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2011 CF 693, aux paragraphes 22-31, [2011] A.C.F no 893.

[14]           Je n’ai pas à résoudre cette question en l’espèce, puisqu’il est clair que le représentant du ministre a estimé avoir le pouvoir discrétionnaire de décider si le cas de M. Brar devait ou non être renvoyé pour une enquête. Le représentant du ministre a toutefois conclu que les circonstances de l’affaire de M. Brar ne justifiaient pas l’exercice de cette discrétion en sa faveur.

[15]            Dans ses observations présentées à l’agent d’exécution de la loi dans les bureaux intérieurs, M. Brar a brièvement évoqué une éventuelle violation de ses droits garantis par l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R.U.), 1982, ch. 11. Il convient de rappeler que l’article 7 dispose que « [c]hacun a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne; il ne peut être porté atteinte à ce droit qu’en conformité avec les principes de justice fondamentale ».

[16]           En raison des conséquences graves que le renvoi du Canada pourrait avoir pour lui, M. Brar soutient que ses droits garantis par l’article 7 étaient en jeu dans le processus de renvoi. En conséquence, M. Brar a prétendu que l’agent devait exercer son pouvoir discrétionnaire conformément aux principes de justice fondamentale. Selon M. Brar, cela exige que son cas ne soit pas renvoyé à une enquête parce qu’il y a des motifs humanitaires impérieux et suffisants pour lui permettre de conserver son statut de résident permanent et que le retrait de son statut de résident permanent violerait ses droits constitutionnels.

[17]           Citant la décision de la Cour suprême du Canada dans Doré c. Barreau du Québec, 2012 CSC 12, aux paragraphes 55-57, [2012] 1 R.C.S. 395, M. Brar soutient que la Cour suprême a établi qu’en tenant compte des valeurs de la Charte dans l’exercice du pouvoir discrétionnaire conféré par la loi, les décideurs administratifs doivent mettre en balance les valeurs de la Charte et les objectifs que vise la loi. Le décideur doit ensuite se demander comment la valeur de la Charte en cause peut-elle être mieux protégée au regard de ces objectifs de la loi. Selon l’arrêt Doré, « [cette] réflexion constitue l’essence même de l’analyse de la proportionnalité et exige que le décideur mette en balance la gravité de l’atteinte à la valeur protégée par la Charte d’une part, et les objectifs que vise la loi, d’autre part » : au paragraphe 56.

[18]           La Cour suprême a poursuivi son analyse dans l’arrêt Doré en soulignant que, dans le contexte d’une révision judiciaire, il s’agit de « déterminer si, en évaluant l’incidence de la protection pertinente offerte par la Charte et compte tenu de la nature de la décision et des contextes légal et factuel la décision est le fruit d’une mise en balance proportionnée des droits en cause protégés par la Charte ». Cette détermination doit se faire en appliquant la norme de la décision raisonnable : au paragraphe 57.

[19]           Selon M. Brar, comme les valeurs de la Charte  étaient en jeu dans cette affaire, le représentant su ministre était tenu d’exercer son pouvoir discrétionnaire de manière à protéger au mieux la sécurité de la personne de M. Brar. Cela exige que le représentant du ministre ne renvoie pas le cas de M. Brar à la Section de l’immigration en vue d’une enquête.

[20]           Il y a plusieurs raisons pour lesquelles je n’accepte pas l’argument de M. Brar.

[21]           Tout d’abord, je doute fort que les droits de M. Brar garantis par l’article 7 étaient en jeu dans ce processus. La jurisprudence établit clairement que l’expulsion en soi ne déclenche pas l’application de l’article 7 de la Charte, et que l’article 7 entre en jeu au stade la détermination de l’admissibilité au Canada : voir par exemple, B010 c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2015 CSC 58 aux paragraphes 74-75, [2015] 3 R.C.S. 704; Torre c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 591, [2015] A.C.F. no 601; Stables c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 1319, [2013] 3 R.C.F. 240.

[22]           Le Cour suprême enseigne que pour déterminer si l’article 7 s’applique, nous devons tenir compte des intérêts en cause : Charkaoui c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CSC 9, au paragraphe 18, [2007] 1 R.C.S. 350.

[23]           Il n’a jamais été allégué que M. Brar est exposé à un risque en Inde. En effet, les types de préjudice que M. Brar affirme qu’il subira s’il était renvoyé du Canada sont les conséquences typiques de la déportation notamment la séparation de la famille, la perte de l’établissement et l’obligation de retourner s’établir dans un pays que l’on a quitté il y a plusieurs années. Cela distingue la situation de M. Brar des cas comme celui de Charkaoui, ci-dessus, où le droit à la liberté de la personne nommée a été compromis par sa détention en vertu d’un certificat de sécurité, et celui de Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CSC 1, [2002] 1 R.C.S. 3, où les personnes faisaient face à la perspective d’être déportés vers un pays où l’on pratique la torture.

[24]           En effet, comme le juge de Montigny le souligne dans l’arrêt Stables, précité, au paragraphe 42, « [c’est] donc le risque de torture en cas de renvoi, et non le fait du renvoi lui-même, qui a fait entrer en jeu les droits garantis par l’article 7 dans cette affaire [Suresh] ».

[25]           De même, dans l’arrêt Torre, précité, le juge Tremblay-Lamer a conclu que l’article 7 de la Charte ne s’appliquait pas lorsqu’un résident de longue date au Canada était expulsé pour avoir été reconnu coupable de trafic de cocaïne, parce que l’individu en question n’était pas expulsé vers un pays où il était exposé à la torture : au paragraphe 71.

[26]           Même si je devais accepter que les droits de M. Brar garantis par l’article 7 étaient en jeu dans le processus en question, toutefois, cela ne marquera pas la fin de l’affaire. Les droits garantis par l’article 7 de la Charte ne sont pas absolus : les individus peuvent être privés de leur vie, de leur liberté et de la sécurité de leur personne, à condition que cela se produise dans le cadre d’un processus conforme aux principes de justice fondamentale.

[27]           En l’espèce, M. Brar a eu une rencontre individuelle avec l’agent d’exécution de la loi dans les bureaux intérieurs. Il s’est vu offrir à répétition l’occasion de fournir des observations écrites à l’appui de sa demande de ne pas être renvoyé en vue d’une enquête, et il a fourni à l’agent les nombreuses observations qui avaient été préparées avec l’aide de l’avocat. M. Brar a reçu une ébauche des recommandations préparées par l’agent d’exécution de la loi dans les bureaux intérieurs aux fins d’examen par le représentant du ministre et il a eu le droit de faire des commentaires sur ces recommandations. Toutes les erreurs dans les rapports provisoires qui ont été relevées par M. Brar ont été corrigées et une analyse approfondie du cas de M. Brar a été fournie au représentant du ministre. Cette analyse est considérée comme faisant partie des motifs du représentant du ministre : Huang c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2015 CF 28, au paragraphe 88, 473 F.T.R. 91.

[28]           En outre, le représentant du ministre a tenu compte des objectifs de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés et de la gravité de l’infraction criminelle de M. Brar. Il a ensuite mis en balance ces facteurs et les motifs d’ordre humanitaire, comme il était tenu de le faire aux termes des lois canadiennes et internationales.

[29]           Autrement dit, le représentant du ministre a mis en balance la gravité de l’atteinte à ce que M. Brar affirme être le droit à la sécurité de sa personne protégé par la Charte et les objectifs que vise la loi et la nature de la condamnation criminelle de M. Brar. Il en est arrivé à la conclusion que la gravité de la condamnation criminelle de M. Brar l’emportait sur les facteurs d’ordre humanitaire qui appuyaient l’exercice du pouvoir discrétionnaire en faveur de M. Brar.

[30]           C’était une conclusion qu’il était raisonnablement loisible au représentant du ministre de tirer compte tenu du dossier dont il disposait. En outre, je suis convaincue que cela représente une mise en balance proportionnée des intérêts conflictuels en cause : Doré, précité, au paragraphe 57, Singh c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CAF 96, au paragraphe 57, [2016] A.C.F. no 315.

[31]           M. Brar n’a pas identifié d’autres renseignements qu’il n’a pas été en mesure de fournir à l’agent d’exécution de la loi dans les bureaux intérieurs ou au représentant du ministre qui auraient pu aider sa cause. De plus, il n’a désigné aucun principe de justice fondamentale qui n’a pas été respecté relativement à la décision du représentant du ministre que M. Brar devrait être renvoyé à la Section de l’Immigration en vue d’une enquête.

[32]           Essentiellement, M. Brar dit que le représentant du ministre a accordé trop de poids à la gravité de sa condamnation criminelle et n’a pas accordé assez de poids à ses motifs d’ordre humanitaire, et que cela constitue une violation des principes de justice fondamentale. Ce n’est cependant pas le rôle de notre Cour d’usurper le rôle du représentant du ministre et de réévaluer les éléments de preuve pour parvenir à une conclusion différente.

[33]           M. Brar soutient aussi dans son mémoire des faits et du droit que le représentant du ministre a tiré certaines conclusions de fait qui n’étaient pas appuyées par les éléments de preuve. Le mémoire des faits et du droit souligne la preuve au dossier qui appuyait les conclusions en question et aucune erreur susceptible de révision n’a été démontrée par M. Brar à cet égard. En effet, le fait que les éléments de preuve tirés du rapport du psychologue soient mentionnés dans l’analyse de l’agent confirme la minutie qui a été appliquée à l’examen des observations de M. Brar.

III.             Conclusion

[34]           Pour ces motifs, la demande de contrôle judiciaire est rejetée. Je suis d’accord avec les parties pour affirmer que la présente affaire repose sur des faits qui lui sont propres et par conséquent ne soulève aucune question à certifier.


JUGEMENT

LA COUR rejette la présente demande de contrôle judiciaire.

« Anne L. Mactavish »

Juge

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-1325-16

 

INTITULÉ :

HARDEEP SINGH BRAR c. LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Vancouver (Colombie-Britannique)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 27 octobre 2016

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE MACTAVISH

 

DATE DES MOTIFS :

Le 2 novembre 2016

 

COMPARUTIONS :

Lobat Sadrehashemi

Embarkation Law Corporation à titre de mandataire de Larlee Rosenberg

 

Pour le demandeur

 

Marjan Double

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Larlee Rosenberg

Avocats

Vancouver (Colombie-Britannique)

 

Pour le demandeur

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Vancouver (Colombie-Britannique)

 

Pour le défendeur

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.