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Date : 20161018


Dossier : IMM-5287-15

Référence : 2016 CF 1157

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 18 octobre 2016

En présence de monsieur le juge Annis

ENTRE :

ASSIYA FADIGA

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire présentée en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (LIPR) à l’encontre d’une décision rendue le 2 novembre 2015, par laquelle un agent d’immigration a rejeté la demande d’examen des risques avant renvoi (ERAR) de la demanderesse.

[2]               La demanderesse soutient que l’agent d’immigration a commis une erreur dans son appréciation des éléments de preuve corroborants et en tirant une conclusion défavorable quant à la crédibilité.

[3]               Un examen de la décision de l’agent n’a fait ressortir aucune erreur susceptible de contrôle et, pour cette raison, la demande est rejetée.

I.                   Contexte

[4]               La demanderesse est citoyenne de la Guinée. Elle allègue qu’en 2007, elle est tombée enceinte d’un homme chrétien auquel elle n’était pas mariée. Sa famille musulmane s’étant sentie déshonorée, elle aurait forcé la demanderesse à épouser un homme plus âgé. Une fille est née de cette union, mais elle est morte dans le mois qui a suivi son excision forcée. La demanderesse allègue en outre que son mari l’avait maltraitée et lui avait fait des menaces de mort. Elle dit craindre d’être persécutée par sa tante et son oncle, qui sont ses parents adoptifs, ainsi que par son mari.

[5]               En janvier 2013, la demanderesse a quitté la Guinée pour le Canada sous un faux passeport. Après l’intervention du ministre, il a été conclu que la demanderesse avait soumis des demandes de visa temporaire aux États-Unis en 2007, puis de nouveau en 2009 à Paris, en France, et y avait indiqué des noms et des dates de naissance différents. La Section de la protection des réfugiés (SPR) a rejeté sa demande le 8 novembre 2013, après avoir conclu que la demanderesse n’avait pas établi son identité et que la crédibilité de ses allégations était sérieusement entachée.

II.                La décision contestée

[6]               La demande d’ERAR avait pour objet d’obtenir la réfutation des conclusions de crédibilité tirées par la SPR à l’égard de la demande initiale, ainsi que d’introduire deux nouvelles sources de risque, savoir une grossesse hors mariage alors que la demanderesse se trouvait au Canada et la crainte du virus Ebola en Guinée. L’agent d’immigration a accordé peu de poids aux nouveaux éléments de preuve produits par la demanderesse et il a rejeté sa demande d’ERAR.

III.             Questions en litige

[7]               En l’espèce, il s’agit de déterminer si le rejet des nouveaux éléments de preuve par l’agent d’immigration et l’appréciation qu’il en a faite étaient raisonnables.

IV.             Norme de contrôle

[8]               La norme de contrôle de la décision raisonnable s’applique à l’appréciation des éléments de preuve. La Cour doit se garder d’intervenir si la conclusion relative à la crédibilité appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47).

V.                Analyse

[9]               La demanderesse fait valoir trois arguments : 1) l’agent a eu tort d’écarter l’affidavit communiqué par sa sœur; 2) l’agent a eu tort d’écarter le rapport de l’experte; 3) l’agent a eu tort de rendre une conclusion d’incrédibilité sans tenir d’audience de vive voix.

A.                Affidavit déposé par la sœur de la demanderesse

[10]           La demanderesse soutient que l’agent a agi de manière déraisonnable en écartant l’affidavit déposé par sa sœur. Premièrement, l’agent a commis une erreur en s’appuyant sur les conclusions d’incrédibilité de la SPR pour mettre en doute les nouveaux éléments de preuve produits par la demanderesse. Deuxièmement, il a conclu à tort au caractère intéressé de ces éléments de preuve parce qu’ils avaient été communiqués par la sœur de la demanderesse. Des éléments de preuve ne peuvent être écartés au motif qu’ils proviennent de membres de la famille ou d’amis, à plus forte raison si ceux-ci étaient des témoins privilégiés des événements à corroborer (Abusaninah c. Canada [Citoyenneté et Immigration], 2015 CF 234, aux paragraphes 38 à 42). La demanderesse allègue par surcroît que les autres motifs avancés par l’agent pour discréditer l’affidavit, y compris sa piètre qualité, sont sans fondement.

[11]           L’agent avait plusieurs motifs légitimes d’écarter les déclarations de la sœur de la demanderesse ou, du moins, pour leur accorder peu de poids. Premièrement, les éléments de preuve communiqués par la sœur auraient pu être présentés à la SPR, et les questions soulevées ne diffèrent pas de celles dont la SPR a été saisie. Pour ce qui a trait à l’authentification du document (visant à attester qu’il est bien celui qu’il est censé être), étant donné que la demanderesse n’a pas pu établir son identité devant la SPR ou l’agent d’immigration, le même constat d’incapacité s’applique pour l’identification de la sœur et de son affidavit. En fait, l’avocat de la demanderesse a déclaré lors de l’audience qu’il pensait que l’affidavit visait à établir son identité.

[12]           L’agent d’immigration n’a pas commis d’erreur en soulignant qu’il avait été difficile d’authentifier l’affidavit, car il n’y avait aucun élément de preuve sur la manière dont la demanderesse avait obtenu ce document, certains passages étaient illisibles et certaines dates étaient erronées. Le document lui-même apparaît aussi peu fiable que son contenu.

[13]           L’agent avait de plus des réserves substantielles concernant les déclarations formulées dans l’affidavit : elles reprennent en bonne partie des allégations que la SPR avait déjà jugées non crédibles; elles ne sont pas corroborées par des éléments de preuve objectifs, et elles émanent d’une membre de la famille de la demanderesse. Pour tous ces motifs, l’agent a conclu qu’il s’agissait d’« une preuve intéressée », une expression que la demanderesse a traduite par self-serving evidence dans son témoignage en anglais.

[14]           L’agent n’a pas non plus commis d’erreur en accordant peu de poids aux éléments de preuve communiqués par la sœur de la demanderesse. Les décideurs en matière d’immigration utilisent le terme « preuve intéressée » surtout lorsque la partialité des membres d’une famille désireux d’assurer leur bien-être réciproque est manifeste; dans ces cas, la tendance sera de réduire considérablement le poids accordé aux éléments de preuve qui émanent de ces derniers. Une certaine indulgence sera possible si un document est corroboré par d’autres éléments de preuve objectifs, ou si un témoignage parvient à convaincre le décideur.

[15]           La preuve peut également être qualifiée d’intéressée si le déclarant tire un certain bénéfice du résultat, selon l’acception de cette expression en droit de la preuve. Le meilleur cas de figure est celui de documents corroborants rédigés par une partie qui sont déclarés irrecevables au motif de leur caractère intéressé dans le cadre d’une instance civile. Dans les affaires d’immigration, une crainte raisonnable de partialité peut surgir lorsque le membre de la famille qui corrobore des faits tirerait bénéfice de l’octroi au demandeur d’un statut de résident permanent au Canada. Le bénéfice attendu peut prendre la forme d’une perspective de parrainage, d’un appui dans le cadre d’une demande de résidence permanente ou d’un espoir de soutien financier de la part d’un demandeur qui verrait sa situation économique s’améliorer s’il est admis comme résident permanent au Canada. Compte tenu des circonstances de l’espèce, il ne m’apparaît pas déraisonnable de croire que la sœur avait un certain intérêt personnel. Quoi qu’il en soit, la question de la partialité se trouve généralement au cœur de l’appréciation de la fiabilité des éléments de preuve provenant de membres de la famille.

[16]           En l’espèce, le vrai problème tient au fait que les déclarations extrajudiciaires de la sœur constituent manifestement du ouï-dire, et que celle-ci n’a pas été contre-interrogée. Dans la plupart des processus juridiques de recherche de la vérité au Canada, à cause de la règle du ouï-dire, les déclarations de la sœur auraient probablement été jugées irrecevables.

[17]           C’est ce qui distingue les circonstances de la présente espèce de celles de l’affaire Maldonado c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1980] 2 CF 302 [Maldonado]. Dans cette affaire, après avoir entendu la demanderesse, la SPR lui avait accordé le bénéfice du doute à l’égard de la preuve, jusqu’à preuve du contraire. La principale distinction tient au fait que dans les autres processus juridiques de recherche de la vérité au Canada, le témoignage du principal intéressé est normalement corroboré par d’autres éléments de preuve fiables qui lui donnent plus de poids. La décision Maldonado ne déroge pas vraiment à la règle de la preuve voulant que les témoins soient présumés dire la vérité jusqu’à preuve du contraire. Toutefois, pour que le principe en jeu dans la décision Maldonado soit applicable, la fiabilité de la preuve du demandeur doit être vérifiable.

[18]           Pour que des éléments de preuve relatés soient recevables, les exigences de nécessité et de fiabilité découlant de la « méthode raisonnée » doivent être respectées : R c. Khan, [1990] 2 RCS 531. Ces exigences visent à trouver l’équilibre entre l’intérêt de la justice et l’obligation d’assurer la fiabilité de la preuve pour préserver l’intégrité du processus juridique de recherche de la vérité. Sans égard à la nécessité, l’exigence liée à l’établissement de la fiabilité de la preuve découle d’un critère distinct. Voir notamment le résumé des exigences dans l’arrêt R. c. Khelawon, [2006] 2 RCS 787, dans The Law of Evidence in Canada, Sopinka, Lederman et Bryant [Sopinka], 4e édition, au paragraphe 6.92 de la page 265 :

[traduction] Quand il n’est pas possible de satisfaire au critère optimal du contre-interrogatoire effectué au moment précis où la déclaration est faite, au lieu de simplement perdre la valeur de la preuve en question, il devient nécessaire dans l’intérêt de la justice de se demander si cette preuve devrait néanmoins être admise sous sa forme relatée. Le critère de la fiabilité vise à assurer l’intégrité du processus judiciaire. Bien qu’elle soit nécessaire, la preuve sera recevable seulement si elle est suffisamment fiable pour écarter les dangers que comporte la difficulté de la vérifier.

[Non souligné dans l’original.]

[19]           En droit de l’immigration, il a été reconnu que des exceptions sont nécessaires à la règle du ouï-dire dans le cas de témoins vivant à l’étranger qui ne peuvent pas se présenter à un interrogatoire. Le bon sens commande néanmoins de s’assurer que le principe de la fiabilité a été respecté afin de préserver l’intégrité de la fonction de découverte de la vérité des tribunaux administratifs de l’immigration.

[20]           Une déclaration solennelle ou une attestation d’authenticité a peu d’incidence, voire aucune, sur la fiabilité réelle d’un document. Il est tenu pour acquis que les témoins diront la vérité. Aucun serment ne peut empêcher une personne malhonnête de déformer la vérité. En réalité, il s’agit d’une procédure inutile si le déclarant est honnête. Dans le cadre d’une audience, le travail de découverte de la vérité vise à débusquer la malhonnêteté et à jauger la fiabilité de la preuve. Le serment est prêté pour son effet dissuasif et parce qu’il peut servir de fondement à une éventuelle accusation de parjure. Cette pratique n’a aucune incidence sur les déclarations recueillies à l’étranger, ni d’ailleurs sur les revendicateurs qui mentent délibérément dans les affaires d’immigration.

[21]           La demanderesse en l’espèce, à l’instar d’une multitude de demandeurs dans d’autres affaires, a joué un rôle clé dans la décision de l’agent d’immigration d’accorder un poids moindre aux éléments de preuve provenant de sa sœur au motif de leur caractère « intéressé ». Il ressort de mes commentaires précédents qu’aux yeux de la Cour, ce terme générique plutôt vague n’en demeure pas moins approprié pour expliciter un constat de fiabilité moindre des éléments de preuve provenant d’un membre de la famille.

[22]           Les déclarations extrajudiciaires de membres de la famille sont admises au nom de la nécessité, dans les cas où il n’existe aucune autre source d’information susceptible de corroborer le récit d’un demandeur. Les membres de la famille peuvent avoir été témoins des gestes reprochés ou mis en cause dans un événement – par exemple, un appel aux autorités policières. Il est possible que ces personnes soient les seules à pouvoir témoigner des événements sous serment. Voir à cet égard la décision récente Shilongo c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 86, au paragraphe 29 :

[29]      L’agent est parvenu à cette conclusion en partie parce qu’il a conclu que les déclarations solennelles n’étaient pas dignes de foi parce qu’elles émanaient de membres de la famille de la demanderesse. À mon avis, cela n’était pas raisonnable. Bien qu’il soit généralement préférable que de tels éléments de preuve soient corroborés (Ferguson c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 1067, au paragraphe 27, 74 Imm LR (3d) 306), il s’agissait malgré tout de témoignages déposés sous serment, et il est difficile de savoir quels autres éléments de preuve auraient pu être présentés, compte tenu de ce à quoi l’on peut raisonnablement s’attendre dans une situation comme celle-ci. Après tout, les menaces du genre de celles dont il est question en l’espèce n’auraient jamais été faites à une personne que la vie de la demanderesse n’intéresse aucunement, et si les déclarations solennelles sont véridiques, la mère et le frère de la demanderesse étaient les seuls témoins; il ne pouvait y avoir d’autre moyen de prouver l’incident dont ils n’étaient pas les instigateurs. Comme le faisait remarquer le juge Russel Zinn dans une situation comparable dans la décision Rendon Ochoa c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 1105 au paragraphe 10, 93 Imm LR (3d) 113, ils étaient « très bien placés pour témoigner et, de fait, ils sont les seuls à pouvoir donner les détails que renferment leurs déclarations ».

[23]           En tout respect, le raisonnement suivi dans cette décision et d’autres jugements invoqués par la demanderesse porte uniquement sur le critère de la nécessité. Le critère prépondérant de la fiabilité est complètement occulté. Si la demanderesse n’est pas en mesure de produire suffisamment d’éléments de preuve pour corroborer ses allégations en première instance, la Cour est d’avis qu’il ne peut s’agir d’un motif pour accorder plus de poids à d’autres éléments fiables, mais insuffisants, aux fins de la démonstration de l’invalidité d’une conclusion de fait. Le critère de la fiabilité doit être apprécié indépendamment de celui de la nécessité. Toute autre démarche abaisserait les conditions à remplir pour établir un fait ou une conclusion mixte de fait et de droit en deçà de la probabilité ou de la vraisemblance.

[24]           Les décideurs devraient de préférence décrire les failles décelées dans les déclarations extrajudiciaires d’un témoin partial ou intéressé sous l’angle de leur fiabilité, obligeant ainsi la réduction du poids accordé à ces éléments de preuve dans la mesure décrite. Une fois ce travail accompli, l’agent pourrait jauger les déclarations extrajudiciaires par rapport aux autres éléments de preuve au dossier afin de déterminer le poids qui leur revient dans la décision.

[25]           Lorsqu’un agent a accordé moins de poids à des éléments de preuve « intéressés » qui ne sont pas corroborés, les cours de révision devraient s’abstenir d’infirmer sa décision au motif qu’il a commis une erreur de pondération ou qu’il s’agit d’un motif de contrôle. En toute déférence, la question formulée ainsi devient tout au plus un exercice sémantique. Toute déclaration extrajudiciaire soulève d’emblée la question de la fiabilité, d’autant plus cruciale si la déclaration émane d’un membre de la famille ou d’une autre personne ayant un intérêt particulier quant à l’issue d’une affaire.

[26]           Dans les affaires d’immigration, la nécessité oblige souvent l’admission d’éléments de preuve dont il n’est pas requis d’établir la fiabilité. Cette particularité procure un avantage certain à la demanderesse par rapport aux autres processus juridiques de recherche de la vérité au Canada, dans le cadre desquels ces éléments de preuve seraient probablement rejetés. Un poids accru peut être accordé à une déclaration extrajudiciaire corroborée par des éléments de preuve objectifs. À mon avis, la décision Ferguson c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 1067 énonce clairement la norme de la faible valeur probante des déclarations non corroborées (au paragraphe 27).

[27]           Qui plus est, si une affaire est renvoyée en vue d’un contrôle fondé sur ce critère, la question du poids que l’agent devrait lui accorder posera problème. Les déclarations extrajudiciaires de membres de la famille ont-elles la même valeur probante que les déclarations faites dans le cadre d’une audience par des témoins qui peuvent être contre-interrogés? Dans les faits, parce qu’elles seront prises au pied de la lettre, recevront-elles une valeur probante supérieure par rapport aux déclarations du demandeur, dont la valeur risque de s’étioler au fil des interrogatoires subis durant l’audience? L’agent doit-il contourner la difficulté en indiquant que le poids accordé auxdits éléments de preuve a été diminué, sans toutefois préciser dans quelle mesure? L’essentiel est que la fiabilité ne doit jamais être surévaluée par nécessité. La valeur des éléments de preuve leur est intrinsèque, à moins que d’autres déclarations ou éléments de preuve ne contribuent à l’accroître.

[28]           En l’espèce, l’agent d’immigration explique qu’il a été difficile d’authentifier le document, et que la situation de la déclarante ainsi que la corroboration du contenu soulèvent des questions substantielles sur la qualité. L’agent mentionne aussi des difficultés liées à l’établissement de l’identité de la demanderesse. Il a accordé peu de poids au document, et il n’a pas été en mesure de tirer une conclusion quant à la source et à la fiabilité. L’agent a conclu en toute logique que la déclaration de la sœur ne permettait pas de modifier la conclusion défavorable de la SPR relativement à la crédibilité de la demanderesse, ni son évaluation du risque. Je ne relève aucune erreur susceptible de contrôle ni dans cette analyse, ni dans les conclusions relatives à la déclaration de la sœur de la demanderesse.

B.                 Rapport de l’experte

[29]           La demanderesse soutient que l’agent a écarté à tort les avis exprimés dans le rapport de l’experte. Selon elle, ses conclusions auraient dû être accueillies, même si la SPR a discrédité les allégations qui en sont le fondement et même si l’experte n’a pas été témoin des événements dont elle rend compte dans son rapport. Plus particulièrement, il est allégué que l’agent n’a pas tenu compte des principales constatations, du reste non contestées, qui se dégagent du rapport concernant le danger auquel ferait face la demanderesse si elle retourne en Guinée avec des enfants qu’elle a eus hors mariage au Canada et en Guinée.

[30]           L’experte fait état des titres et qualités acquis dans le cadre de ses dix années de travail en résidence dans divers pays africains, dont la Guinée, notamment dans les domaines de la religion, de la politique, des conflits civils et de la violence dans ces pays. L’experte n’a pas joint de curriculum vitae à son rapport. Le droit de l’immigration et de la protection des réfugiés ne prévoit aucun processus formel de vérification des antécédents et de la qualification d’une personne témoignant à titre d’expert, contrairement à d’autres branches du droit qui font la vérification systématique de l’expertise alléguée pour se prononcer sur les matières que doit trancher le décideur.

[31]           Dans son avis, l’experte en l’espèce prétend que l’adultère constitue une infraction criminelle extrêmement grave dans la société visée, passible d’une peine sévère de flagellation et, dans certains cas, de mort par lapidation. Elle déclare également que le mariage civil n’est pas reconnu comme une forme appropriée ou légitime d’union, et décrit les conséquences d’une grossesse hors mariage dans ces communautés. Elle commente par ailleurs les questions du viol conjugal et de la violence à l’endroit des femmes, des pratiques courantes qui vont de pair selon elle avec les mutilations génitales chez les femmes, illégales mais néanmoins toujours très répandues. Après avoir pris connaissance du récit de la demanderesse concernant les abus subis dans le passé, l’experte a conclu qu’il était digne de foi et tout à fait compatible avec sa propre connaissance des pratiques sociales et de la condition féminine en Guinée. Elle a confirmé que si elle rentrait dans son pays d’origine, la demanderesse serait traitée comme une femme adultère, qu’elle subirait de violentes punitions et ferait l’objet d’un ostracisme social extrême.

[32]           En règle générale, la prudence est de mise lorsqu’un expert donne son opinion sur l’issue ou les questions déterminantes à trancher par un décideur : voir Sopinka, précité, au paragraphe 12.150. Le postulat sous-jacent suppose que l’expert ne s’arroge pas les fonctions du juge des faits. Il est également reconnu que la preuve d’opinion doit être nécessaire, c’est-à-dire qu’elle doit éclairer le décideur sur des points qui, selon toute vraisemblance, dépassent son expérience ou sa connaissance. Le document de Sopinka, précité, explique ce principe comme suit au paragraphe 12.59 :

[traduction] Dans l’arrêt R. c. Mohan, ([1994] 2 RCS 9), la Cour suprême explique que le témoignage d’opinion doit être nécessaire au sens qu’il fournit des renseignements « qui, selon toute vraisemblance, dépassent l’expérience et la connaissance d’un juge ou d’un jury ». L’opinion de l’expert doit donc être nécessaire pour aider l’arbitre à apprécier les faits qui sont de nature technique, ou à former un jugement correct sur une matière dont la compréhension est improbable pour des personnes ordinaires ne pouvant jouir des lumières d’un expert.

[33]           En l’espèce, l’experte fait des déclarations sur des questions qui sont au cœur de la décision, ainsi que sur des sujets pour lesquels l’agent consulterait normalement la documentation sur la situation d’un pays. Elle donne très peu de références documentaires pour étayer ses opinions. De plus, elle livre une opinion sur la crédibilité du récit de la demanderesse concernant la façon dont elle était traitée avant son départ de la Guinée et sur la quasi-certitude qu’elle sera victime de violence si elle y retourne.

[34]           Il est de droit constant que la Cour doit faire preuve de retenue à l’égard des décisions d’un décideur de l’administration de l’immigration, réputé posséder une connaissance experte sur la question du risque de refoulement, un thème central de son travail quotidien. Conformément aux directives des tribunaux, les agents d’immigration procèdent à une évaluation des risques après avoir dûment consulté et cité la documentation sur la situation d’un pays, laquelle a été colligée à partir d’un large éventail de sources fiables et indépendantes, avant de rendre une décision reposant sur ces fondements objectifs.

[35]           Compte tenu des attributions des agents d’immigration et de la manière dont ils s’acquittent de leurs fonctions, la Cour estime que l’accueil d’un témoignage d’expert en l’espèce pourrait être interprété comme une usurpation du rôle que la loi confère aux agents sur des matières qui n’échappent ni à leur expérience ni à leur connaissance. Il ne s’agit pas d’une instance dans laquelle un témoignage d’expert est requis pour aider l’agent à apprécier des faits techniques ou à former un jugement juste. Par ailleurs, comme nous pouvons le constater en l’espèce, le recours à un expert ouvre la voie à des opinions subjectives qui soulèvent des doutes quant à la partialité et au caractère intéressé de légistes rétribués pour aider une partie en donnant leurs opinions à la Cour. Ce serait contraire aux pratiques bien établies selon lesquelles des agents dûment formés consultent des sources documentaires indépendantes et fiables, et mettent à profit leur vaste expertise du domaine pour apprécier des éléments de preuve objectifs sur la situation d’un pays et en tenir compte dans leur évaluation du risque de refoulement auquel un demandeur est exposé.

[36]           Compte tenu des circonstances, je conclus que l’agent n’a pas exercé à tort son pouvoir discrétionnaire de déclarer le rapport de l’experte irrecevable au motif qu’il n’était pas nécessaire et qu’il tendait à usurper ses attributions légales.

[37]           L’agent a néanmoins accueilli le rapport, au sujet duquel il a formulé des réserves fondées sur divers motifs. Il a relevé des incohérences par rapport à la documentation sur la situation du pays, selon laquelle les mariages entre des personnes de confession différente sont courants et généralement bien acceptés en Guinée. Il souligne en outre qu’il n’est mentionné nulle part dans la documentation qu’une grossesse hors mariage exposerait une femme à un risque ou à un danger particulier de persécution, d’ostracisme ou de châtiment corporel. L’agent fait référence à d’autres rapports de la documentation objective qui indiquent que les mariages forcés et violents sont devenus un phénomène marginal, et que les rares cas sont confinés aux régions rurales. Une multitude d’associations s’élèvent dorénavant à la défense des droits des femmes en Guinée. À la lumière de son examen de la documentation objective, l’agent a conclu que même si la protection de l’État est incertaine en Guinée, elle sera adéquate pour la demanderesse. Il revient au fait essentiel que son récit a été rejeté parce qu’il a été jugé peu digne de foi, ce qui signifie qu’il a été impossible de déterminer sa situation personnelle et son identité aux fins de l’évaluation rigoureuse des facteurs de risque exposés dans la documentation.

[38]           En résumé, le choix de l’agent de fonder son analyse sur la documentation objective concernant la situation du pays, conformément aux pratiques reconnues des agents d’immigration, plutôt que sur l’opinion d’une experte ne constitue pas à mes yeux une faille susceptible de contrôle.

VI.             Conclusion

[39]           La présente demande est rejetée, et aucune question n’est certifiée pour être portée en appel.


JUGEMENT

LA COUR rejette la demande, et aucune question n’est certifiée aux fins d’appel.

« Peter Annis »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-5287-15

 

INTITULÉ :

ASSIYA FADIGA c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 21 SEPTEMBRE 2016

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE ANNIS

 

DATE DES MOTIFS :

Le 18 octobre 2016

 

COMPARUTIONS :

Richard Wazana

Pour la demanderesse

 

Laoura Christodoulides

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Richard Wazana

Avocate

Toronto (Ontario)

 

Pour la demanderesse

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

Pour le défendeur

 

 

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