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Date : 20160601


Dossier : T-759-16

Référence : 2016 CF 612

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 1er juin 2016

En présence de madame la juge Tremblay-Lamer

ENTRE :

BELL CANADA

BELL EXPRESSVU LIMITED PARTNERSHIP

BELL MÉDIA INC.

VIDÉOTRON S.E.N.C.

GROUPE TVA INC.

ROGERS COMMUNICATIONS CANADA INC.

ROGERS MEDIA INC.

demanderesses

et

1326030 ONTARIO INC. s/n ITVBOX.NET

2368120 ONTARIO INC. s/n MY ELECTRONICS

ANDROID BROS INC.

WATCHNSAVENOW INC.

VINCENT WESLEY s/n MTLFREETV.COM

défendeurs

MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

I.                   Question préliminaire

[1]               Une question préliminaire a été soulevée quant à savoir si l’audience du 25 mai 2016 portait sur la requête en injonction provisoire en vertu de l’article 374 des Règles des Cours fédérales, DORS/ 98-106 ou plutôt sur une injonction interlocutoire en vertu de l’article 373. La Cour a jugé que la procédure se poursuivrait sur la question de l’injonction interlocutoire puisque cette requête n’était ni urgente, ni ex parte.

II.                Nature de l’affaire

[2]               Les demanderesses tentent d’obtenir une injonction interlocutoire principalement pour empêcher aux défendeurs :

a)      de communiquer des œuvres dont les droits d’auteur appartiennent aux demanderesses [les émissions];

b)      de fabriquer, d’importer, de distribuer, de louer, de mettre en vente, de vendre, d’installer, de modifier, de faire fonctionner ou de posséder des boîtiers décodeurs préinstallés utilisés ou destinés à être utilisés pour recevoir les signaux d’abonnement décodés des demanderesses sans leur autorisation;

c)      d’inciter ou d’autoriser quiconque à perpétrer des actes de violation des droits des demanderesses de transmettre leurs propres émissions au public ou de reproduire les émissions et signaux de communication par lesquels les émissions sont transmises, y compris par la configuration, la publicité ou la vente de boîtiers décodeurs préinstallés comprenant des boîtiers décodeurs permettant aux utilisateurs de télécharger de façon permanente le contenu auquel ils souhaitent avoir accès;

d)     de mettre en vente ou de vendre des services privés de télévision sur protocole Internet [IPTV] ou d’en faire la publicité.

III.             Faits

[3]               Les demanderesses Bell Média Inc., Rogers Media Inc. et le Groupe TVA Inc. [les demanderesses média] sont des diffuseurs canadiens bien connus possédant et exploitant plusieurs stations de télévision, diffusant une grande variété d’émissions de télévision pour lesquels ils détiennent les droits canadiens.

[4]               Les demanderesses Bell Canada, Bell Expressvu Limited Partneship, Rogers Communications Canada Inc. et Vidéotron s.e.n.c. [collectivement les demanderesses distributrices], sont des entreprises de distribution de radiodiffusion recevant la diffusion de plusieurs stations de télévision et la retransmettant aux usagers par divers moyens de télécommunication.

[5]               Les défendeurs sont des particuliers et des entreprises vendant des boîtiers décodeurs, c’est-à-dire des dispositifs électroniques pouvant être connectés aux télévisions traditionnelles pour y ajouter des fonctionnalités supplémentaires sur lesquels un ensemble d’applications est préalablement installé et configuré. Ceci distingue les boîtiers « préinstallés » des défendeurs de ceux généralement trouvés dans les magasins de vente au détail sans applications préinstallées ou ne possédant que les applications de base, faisant en sorte que les utilisateurs doivent chercher activement et installer eux-mêmes les applications qu’ils souhaitent utiliser.

[6]               Vers le mois d’avril 2015, la demanderesse Bell a découvert que les boîtiers décodeurs préinstallés devenaient une tendance émergente et a commencé les étudier. Vidéotron a eu connaissance de cette tendance en 2015 et la défenderesse Rogers a entrepris sa propre enquête en 2016.

[7]               Entre avril 2015 et avril 2016, les experts en matière de fraude, de piratage et de technologie des demanderesses ont étudié cette tendance et mis les produits des défendeurs à l’essai. Elles ont découvert que les dispositifs électroniques vendus par les défendeurs pouvaient être utilisés pour accéder à du contenu protégé produit ou retransmis par les demanderesses à l’aide de sites Web de diffusion en continu et que les défendeurs faisaient la publicité de leurs produits en les présentant comme des moyens d’avoir gratuitement accès à la télévision et d’éviter d’avoir à en payer la facture. Elles ont également observé une augmentation importante de la présence des boîtiers décodeurs préinstallés, ce produit ayant fait son apparition dans les salons professionnels et étant vendu dans des magasins traditionnels.

[8]               Les demanderesses ont identifié trois types d’applications préinstallées qui pourraient être utilisées pour avoir accès à du contenu protégé par le droit d’auteur.

A.    KODI : en ayant les extensions appropriées, le diffuseur de médias à code source libre KODI peut être utilisé pour accéder à des sites web de diffusion en continu;

B.     Showbox : le logiciel de diffuseur médias Showbox peut être utilisé pour accéder à des sites web de diffusion en continu et pour télécharger du contenu tel que de la programmation télévisuelle et des films.

C.     Services privés IPTV : il s’agit de serveurs Internet privés qui retransmettent des émissions de télévision par l’intermédiaire d’Internet, moyennant généralement des frais mensuels.

IV.             Question en litige

[9]               Faut-il accorder une injonction interlocutoire?

V.                Observations des parties

A.                Les demanderesses

[10]           Les demanderesses font valoir qu’il existe une question sérieuse à juger parce qu’elles ont établi une forte preuve prima facie de la violation du droit d’auteur par les défendeurs. Les produits des défendeurs permettent et facilitent l’accès non autorisé aux émissions des demanderesses média par l’intermédiaire d’applications les offrant à partir de sites illégaux de diffusion en continu et permettent aux consommateurs de voir et de télécharger ces émissions sur leurs appareils personnels, violant ainsi leur droit d’auteur au sens de l’article 27 de la Loi sur le droit d’auteur (L.R.C. (1985), ch. C-42). Puisque les défendeurs s’occupent directement du choix du contenu auquel les utilisateurs auront accès, elles ne sont pas protégées contre l’application des dispositions de l’article 2.4 de la Loi sur le droit d’auteur.

[11]           Les demanderesses font également valoir qu’il y existe une forte preuve prima facie démontrant que la vente de boîtiers décodeurs préinstallés constitue la vente d’équipement ou de matériel destiné à recevoir une programmation illégalement décodée, en violation de l’alinéa 10(1)b) de la Loi sur la radiocommunication (L.R.C. (1985), ch. R-2). Tel serait par exemple le cas lorsque les utilisateurs accèdent à des sites de diffusion en continu qui rediffusent sans autorisation la programmation des demanderesses distributrices. Tant les demanderesses média que les demanderesses distributrices font valoir que cette situation leur cause une perte et des dommages importants.

[12]           Les demanderesses soutiennent également que dans des cas de violation de droit d’auteur aussi flagrants que celui-ci, il n’est pas nécessaire de démontrer un préjudice irréparable pour obtenir une injonction interlocutoire. Un solide dossier à l’égard de l’un des trois volets peut également abaisser le seuil des autres volets (Geophysical Service Incorporated c. Office Canada-Nouvelle-Écosse des hydrocarbures extracôtiers, 2014 CF 450, au paragraphe 36 [Geophysical Service Inc]). Les demanderesses soutiennent néanmoins qu’elles subiront un préjudice irréparable si l’injonction n’est pas accordée, car les boîtiers décodeurs préinstallés, représentent une menace existentielle pour le secteur d’activité des demanderesses, le piratage étant l’une des causes principales du déclin des abonnements aux services télévisuels au Canada entraînant une baisse annuelle des revenus. Il est également improbable que les défendeurs, ou que tout autre défendeur qui pourrait être désigné dans l’action, possèdent les ressources financières pour indemniser les demanderesses sous forme de dommages-intérêts en raison du préjudice subi à la suite de la perte d’abonnés et des nombreuses violations causées par l’utilisation de boîtiers décodeurs préinstallés.

[13]           Concernant la question de la prépondérance des inconvénients, les demanderesses font valoir que les défendeurs ne subiraient aucun préjudice s’ils étaient enjoints à cesser leurs activités illégales, alors que la vente de boîtiers décodeurs préinstallés constitue une menace existentielle pour les activités des demanderesses et minent leurs entreprises. De plus, l’injonction interlocutoire n’aurait aucun effet sur leurs activités par ailleurs légales.

[14]           Les demanderesses soutiennent également qu’une injonction est requise considérant le nombre croissant de clients perdus en raison de la vente de boîtiers décodeurs préinstallés par les défendeurs. Enfin, l’injonction aurait un effet dissuasif sur les autres particuliers ou entreprises menant les mêmes activités illégales que les défendeurs et en dissuaderait d’autres d’entreprendre de telles activités.

VI.             Les défendeurs

[15]           Des cinq défendeurs, seul M. Vincent Wesley, faisant affaire sous le nom de MtlFreeTv.com, a déposé un dossier et s’est présenté à l’audience sur l’injonction.

[16]           M. Wesley fait valoir qu’il n’y a pas de question sérieuse à juger parce que les demanderesses n’ont pas établi de preuve prima facie de la violation du droit d’auteur. Il soutient que les boîtiers décodeurs préinstallés constituent du matériel informatique fonctionnant de la même façon qu’une tablette ou un ordinateur, sur lesquels quiconque peut installer des applications accessibles au public grâce à Apple Store, à Google Play ou à Internet. Il ne développe, ni ne produit, ni n’entretient le logiciel préinstallé sur les boîtiers décodeurs. Un boîtier décodeur n’est rien de plus qu’un canal de communication permettant de nombreuses utilisations sans violation. Il affirme également que le principe d’incitation n’a pas été reconnu par le droit d’auteur canadien.

[17]           Concernant la question du préjudice irréparable, M. Wesley soutient que les demanderesses n’ont aucunement démontré que la baisse des abonnements à leurs services est causée par la vente de boîtiers décodeurs préinstallés. Les demanderesses font simplement référence au problème global du piratage. La jurisprudence établit clairement que le préjudice irréparable doit être clair et ne pas simplement reposer sur des conjectures.

[18]           Enfin, il fait valoir que la prépondérance des inconvénients milite en sa faveur puisque l’utilisation des boîtiers décodeurs est principalement légale et que ses revenus d’entreprise sont uniquement tributaires de ces boîtiers.

VII.          Analyse

[19]           Il est acquis en matière jurisprudentielle que trois conditions doivent être réunies pour qu’une demande d’injonction interlocutoire soit accordée : a) il doit y avoir une question sérieuse à juger; b) il doit y avoir un préjudice irréparable; c) la prépondérance des inconvénients doit militer en faveur de la personne qui sollicite l’injonction (RJR-Macdonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1994] 1 RCS 311, 54 CPR (3d) 114).

A.                Question sérieuse

[20]           En l’espèce, je conclus que les demanderesses ont démontré qu’il y a une question sérieuse à juger.

[21]           Les articles 2.4, 3 et 21 de la Loi sur le droit d’auteur donnent aux demanderesses le droit exclusif de communiquer leurs émissions au public par télécommunication grâce à des émissions de télévision, y compris le droit de rendre ces émissions accessibles pour permettre à un téléspectateur de les voir au moment et à l’endroit qu’il choisit, le droit de reproduire des émissions ou toute partie importante des émissions et le droit d’autoriser de tels actes. Les demanderesses ont également le droit exclusif de fixer leur signal de télécommunication et de reproduire une telle fixation.

[22]           Les dispositifs électroniques commercialisés, vendus et programmés par les défendeurs permettent aux consommateurs d’avoir un accès non autorisé à du contenu pour lequel les demanderesses détiennent le droit d’auteur. Il ne s’agit pas d’une situation où les défendeurs servent simplement d’agents de communication comme l’a fait valoir M. Wesley. Elles encouragent plutôt délibérément les consommateurs et les clients potentiels à contourner les méthodes autorisées d’accès au contenu, par exemple grâce à un abonnement au câble ou par l’accès au contenu de diffusion en continu sur les sites Web des demanderesses, de façon à promouvoir leur activité et en offrant des tutoriels sur la manière d’ajouter et d’utiliser des applications donnant accès au contenu illégalement obtenu. Le moyen de défense prévu à l’alinéa 2.4(1)b) de la Loi sur le droit d’auteur ne s’applique pas aux défendeurs, qui font plus que vendre de simples « moyens de télécommunication ». Elles se livrent également à une activité touchant au contenu de la communication violée (Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique c. Assoc. canadienne des fournisseurs Internet, 2004 CSC 45, [2004] 2 RCS 427, au paragraphe 92). Les consommateurs peuvent ainsi diffuser en continu ou télécharger les émissions des demanderesses et les stocker sur leurs appareils sans l’autorisation des demanderesses. Cela constitue une violation prima facie du droit d’auteur aux termes de l’article 27 de la Loi sur le droit d’auteur.

[23]           Les demanderesses soutiennent que les défendeurs incitent et autorisent les consommateurs à violer leur droit d’auteur, ce qui est une autre question sérieuse à juger. M. Wesley, défendeur, fait valoir que le critère applicable à l’incitation ans l’arrêt MacLennan c. Produits Gilbert Inc., 2006 CAF 204, sur lequel les demanderesses se fondent, s’applique uniquement en matière de brevet.

[24]           Il s’agit d’une question qui devra être tranchée lors du procès et non au présent stade interlocutoire. À mon avis, la seule raison pour laquelle plusieurs utilisateurs ont accès à du contenu violant le droit d’auteur est que les boîtiers décodeurs préinstallés avec KODI (et les extensions appropriées), Showbox ou un service privé IPTV rendent cet accès extrêmement facile. Bien que certains consommateurs puissent avoir envie de chercher et de télécharger ces applications, et la connaissance technique pour le faire, ce ne sera peut-être pas le cas de nombreux autres consommateurs. Les défendeurs commercialisent leurs produits auprès de consommateurs en invoquant précisément que leurs boîtiers décodeurs « prêts-à-l’emploi » rendent inutile l’abonnement au câble.

  1. La défenderesse iTVBox dit d’elle-même qu’elle est [traduction] « la première à rendre le câble obsolète » et offre aux utilisateurs des directives détaillées sur la façon d’accéder à du contenu qui violent le droit d’auteur.
  2. La défenderesse Android Bros assure les utilisateurs qu’ils peuvent [traduction] « annuler leur abonnement au câble dès aujourd’hui » et continuer de regarder toutes leurs émissions de télévision gratuitement.

C.     La défenderesse WatchNSaveNow se déclare experte pour aider les utilisateurs à mettre un terme à leur dépendance au câble.

D.    La défenderesse My Electronics fait la publicité de ses boîtiers décodeurs préinstallés en les présentant comme donnant accès gratuitement et à volonté à des émissions de télévision et à des chaînes de télévision internationales.

  1. La défenderesse MtlFreeTv fait la publicité de ses boîtiers décodeurs préinstallés en les présentant comme donnant accès à [traduction] « tous les films réalisés à ce jour », à [traduction] « toutes les émissions de télévision existant à ce jour » et à des [traduction] « évènements et épreuves sportives en direct ». Elle exploite également une chaîne YouTube sur laquelle elle partage des tutoriels vidéo montrant aux utilisateurs comment utiliser ses boîtiers décodeurs et les applications qui y sont installées.

[25]           Pour les motifs qui précèdent, je conclus que les allégations d’incitation constituent une question sérieuse.

[26]           En ce qui concerne la question de l’autorisation, il est possible que de nombreux consommateurs ne réalisent pas que le contenu auquel ils accèdent viole le droit d’auteur. Les demanderesses ont établi une forte preuve prima facie selon laquelle les défendeurs, avec leurs produits et leur publicité, approuvent et encouragent l’accès à du contenu protégé par le droit d’auteur, par l’intermédiaire de sites de diffusion en continu ou de services privés IPTV.

[27]           Je conclus également que les demanderesses ont établi une forte preuve prima facie démontrant que les dispositifs électroniques vendus par les défendeurs sont utilisés pour avoir accès à du contenu pouvant contrevenir à l’alinéa 9(1)c) de la Loi sur la radiocommunication. Les sites de diffusion en continu qui rediffuse la programmation des demanderesses distributrices n’ont pas l’autorisation de communiquer ces œuvres au public. Un utilisateur qui a accès à ces œuvres peut également contrevenir à la Loi sur la radiocommunication.

B.                 Préjudice irréparable

[28]           La jurisprudence reconnaît que les allégations de violation de droit d’auteur nécessitent une considération particulière et que si un plagiat substantiel ou total est établi, les demanderesses devraient avoir gain de cause tant au stade interlocutoire qu’au procès (Somerville House Books Ltd v Tormont Publications Inc (1993), 50 CPR (3d) 390 (FCTD)).

[29]           Contrairement à ce que les demanderesses font valoir en invoquant Gianni Versace S.p.A. c. 1154970 Ontario Ltd, 2003 CF 1015, au paragraphe 28 [Versace], cette considération particulière ne les dispense pas du fardeau d’établir qu’elles subiraient un préjudice irréparable qui ne pourrait pas être réparé au moyen de dommages-intérêts. Dans Versace, le protonotaire Lafrenière fait siens les motifs du juge Nadon dans la décision Diamant toys Ltd. v. Jouets bo-jeux toys Inc., 2002 CFPI 384 [Diamant Toys]. La décision Diamant Toys a été par la suite interprétée par la Cour comme étant limitée aux cas où l’on conclut à une violation du droit d’auteur flagrante (Geophysical Service Inc, au paragraphe 34; décision Western Steel and Tube Ltd v. Erickson Manufacturing Ltd, 2009 FC 791, aux paragraphes 11 et 12).

[30]           Ceci étant dit, je suis d’accord avec le juge Annis lorsqu’il déclare, dans Geophysical Service Inc. qu’une forte preuve de l’un des trois volets du critère en matière d’injonction, comme c’est le cas en l’espèce, peut abaisser le seuil des deux autres critères :

[35]      Ajoutons que les trois volets du critère conditionnant la délivrance d’une injonction interlocutoire doivent être considérés, dans une certaine mesure, comme formant un tout et non pas comme des éléments distincts : Robert J. Sharpe, Injunctions and Specific Performance, volume à feuillets mobiles (Aurora : Canada Law Book, 2010 au paragraphe 2.600) cité dans Morguard Corporation c InnVest Properties Ottawa GP Ltd, 2012 ONSC 80 au paragraphe 12 :

[traduction]
Les termes « préjudice irréparable », « statu quo » et « prépondérance des inconvénients » n’ont pas un sens précis. Il convient de les considérer comme des principes d’orientation qui s’étoffent et se définissent en fonction des circonstances propres à chaque affaire. Il importe avant tout de ne pas les considérer comme des catégories distinctes et imperméables. Ces divers éléments sont en effet reliés entre eux et la force que peut avoir, dans un cas donné, un volet du critère doit permettre de compenser la faiblesse d’un autre volet.

[36]      Dans certains cas, le dossier d’un demandeur est suffisamment solide pour que l’on puisse fixer pour les deux autres volets un seuil si bas qu’ils perdent leur pertinence. D’après moi, c’est peut‑être l’approche qui, dans la décision Diamant Toys, précitée, sous‑tend l’affirmation selon laquelle il n’est pas nécessaire de démontrer le risque d’un préjudice irréparable lorsque le plagiat est flagrant.

[31]           Je conclus que les demanderesses ont établi qu’elles souffriraient d’un préjudice irréparable si cette injonction n’était pas accordée. Le marché des boîtiers décodeurs préinstallés croît rapidement et de façon constante, d’une façon qui ne peut être précisément quantifiée pour l’instant. La vente continue de ces boîtiers décodeurs préinstallés « auront pour effet de mettre entre les mains des consommateurs des appareils que les demanderesses, même si elles ont gain de cause à l’instruction, ne pourront pas trouver, ces dernières étant en outre incapables d’empêcher efficacement » l’accès au contenu protégé par le droit d’auteur (Titan Linkabit Corp c. S.E.E. See Electronic Engineering Inc., [1993] ACF no 208, 48 CPR (3d) 62 at 78-79 (CF 1re inst.)). Chaque utilisateur qui achète un boîtier décodeur préinstallé a des motifs l’incitant à annuler définitivement son abonnement à un service de distribution offert par les demanderesses distributrices. La perte de clients réels et potentiels constitue un préjudice irréparable établi dans la décision Telewizja Polsat S.A. c. Radiopol inc., 2005 CF 1179, au paragraphe 22.

[32]           Le marché des boîtiers décodeurs préinstallés continuera de croître si rien n’est fait pour le contrôler et il est peu probable que les défendeurs, ou que tout autre défendeur qui pourrait être désigné dans la présente demande, aient les ressources financières requises pour indemniser les demanderesses à la suite de leurs pertes, si celles-ci obtenaient gain de cause sur le fond. Je conclus donc qu’elles ont établi qu’elles subiront un préjudice irréparable.

C.                 Prépondérance des inconvénients

[33]            Concernant la question de la prépondérance des inconvénients, j’observe que les produits des défendeurs offrent plusieurs applications légales et transforment généralement un téléviseur standard en « téléviseur intelligent ». Toutefois, étant donné la forte preuve prima facie de la violation de droit d’auteur établie par les demanderesses, je conclus en l’espèce que la prépondérance des inconvénients milite en leur faveur et que les défendeurs ne souffriront pas indûment d’une restriction les obligeant à faire uniquement la publicité d’applications légales ne violant pas le droit d’auteur et à vendre uniquement des applications légales ne violant pas le droit d’auteur, et ce, jusqu’à ce que la Cour ait rendu une décision sur le fond.

[34]           Enfin, je prends note que toutes les demanderesses se sont engagées à respecter tout octroi de dommages-intérêts par la Cour découlant de l’exécution inadéquate des ordonnances demandées.

VIII.       Défendeurs supplémentaires

[35]           Les demanderesses demandent que l’injonction interlocutoire s’applique non seulement aux défendeurs connus, mais également à tout autre particulier ou toute autre entreprise qui fait la publicité de boîtiers décodeurs préinstallés, les met en vente ou les vend. Elles soutiennent qu’une ordonnance est nécessaire en raison de la croissance constante du nombre de particuliers et d’entreprises vendant ces boîtiers décodeurs préinstallés [assembleurs] et de leurs activités évoluant constamment.

[36]           Les demanderesses font valoir que l’arrêt de la Cour suprême du Canada MacMillan Bloedel Ltd c. Simpson, [1996] 2 RCS 1048 [MacMillan Bloedel] a établi qu’une personne qui n’est pas partie à l’action est tenue de respecter une injonction sous peine de condamnation pour outrage au tribunal. Cet arrêt concernait une injonction interdisant précisément à « toutes les personnes ayant connaissance de [l’] ordonnance » d’empêcher MacMillan Bloedel d’exercer ses activités d’exploitation de la forêt (MacMillan Bloedel, au paragraphe 5).

[37]           Toutefois, les circonstances en l’espèce sont bien différentes. On ne demande pas à la Cour de « restreindre toute action d’envergure du public qui viole des droits privés » ou une « obstruction en masse » d’une propriété (MacMillan Bloedel, aux paragraphes 33 et 11). Par conséquent, je suis d’avis qu’une injonction du même type que celle autorisée dans MacMillan Bloedel serait ici démesurée. L’injonction n’enjoindra donc qu’aux parties désignées comme défendeurs par les demanderesses. Tout nouveau codéfendeur aura quatorze (14) jours à partir du moment où il est désigné pour déposer une requête à la Cour contestant la délivrance de l’injonction interlocutoire telle qu’elle s’applique à lui.

IX.             Conclusion

[38]           Il s’agit d’une demande d’injonction concernant le phénomène émergeant des boîtiers décodeurs préinstallés « prêts-à-l’emploi » sur le marché canadien. Les consommateurs utilisent ces boîtiers de multiples façons, certaines étant parfaitement légales et d’autre déjouant le droit d’auteur. Ce n’est pas la première fois qu’une technologie violerait le droit d’auteur et ce ne serait pas la dernière fois. La Cour doit décider de ces questions lors d’un procès plutôt qu’au stade interlocutoire. Entre temps, je conclus que les demanderesses ont établi une forte preuve prima facie de la violation du droit d’auteur et qu’une injonction empêcherait un préjudice irréparable sans nuire indûment aux défendeurs.

[39]           Les demanderesses ayant satisfait aux trois volets du critère, j’accueille la requête en injonction interlocutoire de la demanderesse jusqu’à l’issue du litige. Les conclusions de l’injonction seront toutefois différentes de celles initialement demandées par les demanderesses, et ce, pour les motifs énumérés précédemment. Les dépens suivront l’issue de la cause.

ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE :

1.                  que la requête en injonction interlocutoire, valide jusqu’à ce qu’un jugement définitif sur le fond soit rendu par la Cour, soit accordée;

2.                  qu’il soit interdit aux défendeurs et à leurs mandataires, employés, associés et représentants, directement ou indirectement :

a.       de communiquer des œuvres au public par télécommunication dont les droits d’auteur appartiennent aux demanderesses [les programmes des demanderesses], y compris par l’intermédiaire de la configuration, de la publicité, de la mise en vente ou de la vente de boîtiers décodeurs adaptés pour donner aux utilisateurs un accès non autorisé aux programmes des demanderesses [boîtiers décodeurs préinstallés];

b.      de fabriquer, d’importer, de distribuer, de louer, de mettre en vente, de vendre, d’installer, de modifier, d’exploiter ou de posséder des boîtiers décodeurs préinstallés dont l’utilisation prévue est de recevoir les signaux d’abonnement des demanderesses après leur décodage autrement que selon ce qui est autorisé par les demanderesses;

c.       d’inciter ou d’autoriser quiconque à violer les droits des demanderesses de communiquer leurs émissions au public par télécommunication, y compris en configurant, en faisant la publicité, en mettant en vente ou en vendant des boîtiers décodeurs préinstallés;

d.      d’inciter ou d’autoriser quiconque à violer les droits des demanderesses à reproduire ses émissions ou ses signaux de communications grâce auxquels les émissions des demanderesses sont transmises, y compris en configurant, en faisant la publicité, en mettant en vente ou en vendant des boîtiers décodeurs préinstallés permettant aux utilisateurs de télécharger de façon permanente le contenu auquel ils ont accès;

e.       de faire la publicité d’abonnements de services privés de télévision sur protocole Internet [IPTV], de les mettre en vente ou de les vendre, tel que cela est défini dans les motifs de l’ordonnance et ordonnance, y compris en faisant la publicité des boîtiers décodeurs préinstallés permettant aux utilisateurs d’accéder à des services privés IPTV, en les mettant en vente ou les vendant;

f.       visant plus particulièrement la défenderesse 1326030 Ontario Inc. s/n iTVBox.net, de configurer, de faire la publicité de tout boîtier décodeur préinstallé ayant les caractéristiques énumérées aux paragraphes 2a) à 2e), y compris le boîtier décodeur préinstallé iTVBox Premium Edition, de le mettre en vente ou de le vendre;

g.      visant plus particulièrement la défenderesse 2368120 Ontario Inc. s/n My Electronics, de configurer, de faire la publicité de tout boîtier décodeur préinstallé ayant les caractéristiques énumérées aux paragraphes 2a) à 2e), y compris le BTV Box, le HiMedia Q3, le M8 Android Box, le MXIII Android Box, le Shava Box, le Jadoo4, le Himedia H8, le MXQ Amlogic S805 Quad-Core TV Box et le Zoomtak T8, de le mettre en vente ou de le vendre;

h.      visant plus particulièrement la défenderesse Android Bros Inc., de configurer, de faire la publicité de tout boîtier décodeur préinstallé ayant les caractéristiques énumérées aux paragraphes 2a) à 2e), y compris les boîtiers décodeurs préinstallés pour téléviseurs ABX6 et ABX7, de le mettre en vente ou de le vendre;

i.        visant plus particulièrement la défenderesse WatchNSaveNow Inc., de configurer, de faire la publicité de tout boîtier décodeur préinstallé ayant les caractéristiques énumérées aux paragraphes 2a) à 2e), y compris les boîtiers décodeur préinstallés AVOV TVOnline IPTV Set-top BoxV2, Zoomtak T8 Plus Quadcore Android Box, Zoomtak K5 Quadcore 4.4 Android Box et OTT M8S Quad Core 4K 4.4 Android Box, de le mettre en vente ou de le vendre;

j.        visant plus particulièrement le défendeur Vincent Wesley s/n MtlFreeTV.com, de configurer, de faire la publicité de tout boîtier décodeur préinstallé ayant les caractéristiques énumérées aux paragraphes 2a) à 2e), y compris les boîtiers décodeurs préinstallés MXQ, MXIII et Minix X8-H Plus, de le mettre en vente ou de le vendre.

3.                  Dans l’éventualité où les demanderesses désigneraient d’autres particuliers ou entreprises vendant des boîtiers décodeurs préinstallés ayant les caractéristiques énumérées aux paragraphes 2a) à 2e), la présente ordonnance pourra leur être signifiée.

4.                  Dans l’éventualité où les demanderesses signifieraient la présente ordonnance, en vertu du paragraphe 3, à d’autres particuliers ou entreprises, leurs actes de procédure pourront être modifiés par les demanderesses pour y inclure ces particuliers ou entreprises à titre de codéfendeurs dans les dix (10) jours suivant la signification.

5.                  Tout particulier ou toute entreprise ayant été désignés comme codéfendeurs, conformément au paragraphe 4 de la présente ordonnance, pourra présenter une requête à la Cour pour obtenir une modification de l’ordonnance qui leur est applicable dans un délai de quatorze (14) jours à compter de leur désignation à titre de codéfendeur.

6.                  Les dépens suivront l’issue de la cause.

« Danièle Tremblay-Lamer »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-759-16

 

INTITULÉ :

BELL CANADA, BELL EXPRESSVU LIMITED PARTNERSHIP, BELL MÉDIA INC., VIDÉOTRON S.E.N.C., GROUPE TVA INC., ROGERS COMMUNICATIONS CANADA INC., ROGERS MEDIA INC. c. 1326030 ONTARIO INC. S/N ITVBOX.NET, 2368120 ONTARIO INC. S/N MY ELECTRONICS, ANDROID BROS INC., WATCHNSAVENOW INC., VINCENT WESLEY S/N MTLFREETV.COM

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 25 MAI 2016

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE :

 

LA JUGE TREMBLAY-LAMER

 

DATE DES MOTIFS :

LE 1er JUIN 2016

 

COMPARUTIONS :

Francois Guay

Guillaume Lavoie Ste-Marie

 

Pour les demanderesses

 

Constantin Kyritsis

Brian L. Phaneuf

 

Pour le défendeur

VINCENT WESLEY S/N MTLFREETV.COM

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Smart & Biggar

Avocats

Montréal (Québec)

 

Pour les demanderesses

 

Wagman, Sherkin

Avocats

Toronto (Ontario)

Pour la défenderesse

1326030 ONTARIO INC. S/N ITVBOX.NET

 

 

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