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Date : 20160923


Dossier : IMM-5819-15

Référence : 2016 CF 1073

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 23 septembre 2016

En présence de monsieur le juge Southcott

ENTRE :

MUHAMMAD NAEEM

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   Aperçu

[1]               Le demandeur, Muhammed Naeem, est un citoyen du Pakistan ayant de longs antécédents en matière d’immigration au Canada, lesquels sont décrits en détail dans les présents motifs. Dernièrement, il a soumis une demande de résidence permanente au Canada et une demande de dispense ministérielle à l’égard d’une interdiction de territoire au Canada, droit dont il disposait en vertu de l’ancien paragraphe 34(2) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (L.C. 2001, ch. 27) (LIPR). Sa demande de dispense ministérielle a été rejetée et, après avoir déposé une demande de contrôle judiciaire de cette décision, il a demandé qu’aucune décision ne soit rendue concernant sa demande de résidence permanente tant que sa demande de contrôle judiciaire n’aura pas été tranchée.

[2]               Néanmoins, un agent de l’immigration a tranché et refusé la demande de résidence permanente de M. Naeem. Cette décision fait maintenant l’objet du présent contrôle judiciaire.

[3]               Comme il est expliqué de manière plus détaillée ci-après, cette demande est accueillie parce que l’agent n’a pas tenu compte du fait que M. Naeem avait demandé que sa demande de résidence permanente soit mise en suspens jusqu’à ce que la Cour fédérale ait rendu sa décision concernant sa demande de contrôle judiciaire du refus de lui accorder une dispense ministérielle.

II.                Contexte

[4]               En 1988, époque où M. Naeem était étudiant au National College, à Karachi, il a adhéré à la All Pakistan Mohajir Student Organization (APMSO). L’APMSO est l’aile étudiante du Mohajir Quami Movement (MQM-A). M. Naeem a été cosecrétaire de l’APMSO au collège de 1988 à 1990, puis il a fréquenté l’Université de Karachi de 1990 à 1993, où il était simple membre de l’APMSO et assistait aux réunions générales du MQM-A.

[5]               M. Naeem décrit une répression militaire visant le MQM-A en 1992; c’est à ce moment qu’il est entré en clandestinité. Entre ce moment et celui où il quitté le Pakistan, en 1999, il affirme qu’il n’a pas œuvré pour l’APMSO ou le MQM-A. En 1999, il est venu au Canada et il a présenté une demande d’asile qui a été acceptée en février 2001. Il a ensuite présenté une demande de résidence permanente. Ses demandes ont été refusées à plusieurs reprises parce qu’il était interdit de territoire en vertu de l’alinéa 34(1)f) de la LIPR à cause de son appartenance à l’APMSO et au MQM-A, et ces refus ont été contestés par voie de contrôle judiciaire. Ces refus ont été annulés à deux reprises par la Cour fédérale et, récemment, ont été confirmés dans une décision du juge O’Keefe dans Naeem c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 1069 [Naeem].

[6]               M. Naeem a également présenté des demandes de dispense ministérielle en vertu du paragraphe 34(2) de la LIPR qui était en vigueur à ce moment. Ces demandes ont été refusées, mais il a contesté leur refus avec succès par voie de contrôle judiciaire et l’affaire a été renvoyée pour réexamen.

[7]               Les dernières demandes de résidence permanente et de dispense ministérielle ont été refusées en novembre 2011. Il a alors présenté deux demandes de contrôle judiciaire en décembre 2011 :

A.                IMM-9385-11 : contestant le rejet de sa demande de résidence permanente;

B.                 IMM-9386-11 : contestant le refus de la dispense ministérielle.

[8]               Il a retiré sa demande portant le numéro IMM-9385-11 en mars 2012, à la suite d’une entente avec Citoyenneté et Immigration Canada (CIC) visant à reporter sa demande de résidence permanente jusqu’à l’issue de sa demande portant le numéro IMM-9386-11. Le 12 décembre 2013, la Cour fédérale a accueilli la demande portant le numéro IMM-9386-11, sur consentement et a ordonné que la demande de dispense ministérielle de M. Naeem soit réexaminée et étudiée à la lumière de l’ancien paragraphe 34(2) de la LIPR, en prenant en considération les directives de la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Agraira c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36.

[9]               À la suite de ce réexamen en octobre 2015, le ministre a refusé d’accorder une dispense et, le 30 octobre 2015, M. Naeem a déposé une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire de cette décision (IMM-4887-15). La Cour fédérale a donné son autorisation le 28 janvier 2016 et l’affaire a été entendue le 19 avril 2016; on attend la décision.

[10]           Entre-temps, M. Naeem a reçu une lettre d’un agent de l’immigration, datée du 5 novembre 2015, l’informant que sa demande de résidence permanente avait été transférée au bureau de Vancouver d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada (IRCC) (l’ancien CIC) pour réexamen et pour lui permettre de présenter de nouvelles observations.

[11]           Dans une lettre datée du 20 novembre 2015, M. Naeem a décrit l’historique de son cas à l’agent et il lui a demandé de reporter sa décision concernant sa demande de résidence permanente jusqu’à ce que la Cour fédérale ait statué sur sa demande d’autorisation et de contrôle judiciaire du refus de lui accorder une dispense ministérielle.

III.             La décision contestée

[12]           Dans une lettre datée du 15 décembre 2015, l’agent a conclu que M. Naeem était interdit de territoire au Canada en vertu de l’alinéa 34(1)f) de la LIPR et il a rejeté sa demande de résidence permanente. C’est cette décision qui fait l’objet de la présente demande d’autorisation et de contrôle judiciaire.

[13]           Au moment de rendre sa décision, l’agent s’est inspiré abondamment de la décision du juge O’Keefe dans Naeem, concluant que M. Naeem avait été membre du MQM-A, qu’il existait, à son avis, des motifs raisonnables de croire que cette organisation est, a été et sera impliquée dans des actes de terrorisme. Toutefois, les conclusions que l’agent a tirées dans son analyse ne sont pas particulièrement liées au présent contrôle judiciaire, car M. Naeem ne prétend pas que l’interdiction de territoire dont il est frappé n’est pas bien fondée. Au contraire, les questions présentées à la Cour par M. Naeem portent sur le fait que l’agent n’a pas tenu compte de sa demande de report de sa décision concernant la demande de résidence permanente de M. Naeem ou n’y a pas acquiescé.

IV.             Questions en litige et norme de contrôle

[14]           La seule question soulevée par M. Naeem est de déterminer si l’agent a manqué à son devoir d’équité en ne reportant pas sa décision concernant la demande de résidence permanente de M. Naeem jusqu’à ce que la Cour fédérale ait statué sur sa demande d’autorisation et de contrôle judiciaire du refus de lui accorder une dispense ministérielle.

[15]           Les parties sont d’avis, et je suis d’accord, que parce que cette question traite de l’équité procédurale, elle est susceptible de révision selon la norme de la décision correcte.

V.                Analyse

[16]           Le principal argument de M. Naeem repose sur le principe des attentes légitimes. Il soutient que, vu la manière dont le défendeur a traité ses demandes antérieures de résidence permanente et de dispense ministérielle, ainsi que l’entente qui avait été conclue avec CIC en mars 2012, il pouvait légitimement s’attendre au report de la décision concernant sa demande de résidence permanente tant que la décision concernant le dernier contrôle judiciaire de sa demande de dispense ministérielle n’aurait pas été rendue.

[17]           Je conclus que cet argument est mal fondé. La séquence des événements entourant les demandes antérieures de dispense ministérielle, de résidence permanente et de contrôle judiciaire n’illustre pas une pratique établie de retenir en suspens une décision visant une demande d’interruption temporaire du traitement d’une demande en attendant le résultat d’un contrôle judiciaire visant une décision défavorable concernant une autre demande. De plus, l’entente conclue avec CIC en mars 2012 n’indique pas que CIC ne reprendra le traitement de la demande de résidence permanente de M. Naeem que lorsque le réexamen de sa demande de dispense ministérielle sera terminé, mais également après le contrôle judiciaire d’un tel réexamen. Il ne fait aucun doute que cette entente ne renferme aucune affirmation claire, nette et explicite qu’il faudrait invoquer le principe des attentes légitimes (voir Canada (Procureur général) c. Mavi, 2011 CSC 30, au paragraphe 68).

[18]           Par ailleurs, ma décision d’accueillir cette demande de contrôle judiciaire est fondée sur une observation additionnelle de M. Naeem, à savoir qu’au moment de rejeter sa demande de résidence permanente, l’agent n’a pas tenu compte de sa demande écrite en vue de mettre ladite demande en suspens.

[19]           M. Naeem se réfère à la décision de notre Cour dans NK c. Canada (Citoyenneté et Immigration, 2015 CF 1040 [NK], laquelle, selon lui, implique une série de faits semblables à ceux des présentes. Dans cette instance, le juge Diner s’est penché sur une demande de contrôle judiciaire du rejet par un agent d’une demande de résidence permanente sans attendre l’issue d’une demande de dispense ministérielle. Entre autres motifs de contrôle, le demandeur soutient que l’agent a entravé l’exercice de son pouvoir discrétionnaire en s’appuyant sur une directive de politique interne de CIC pour trancher une demande de résidence permanente avant que la demande de dispense ministérielle ne l’ait été. Le juge Diner a rejeté la demande, maintenant que, conformément à la directive de politique pertinente, les agents ont le pouvoir de trancher les cas de résidence permanente s’ils le désirent et que l’agent a exercé correctement son pouvoir discrétionnaire.

[20]           M. Naeem compare la décision de l’agent dans NK à celle de la présente instance. Au paragraphe 33, le juge Diner a maintenu que l’agent avait de toute évidence tenu compte de tous les faits qui lui avaient été présentés lorsqu’il a décidé de ne pas retarder sa décision concernant la demande de résidence permanente jusqu’à l’issue finale de la demande de dispense ministérielle. Le juge Diner a mentionné que l’agent avait expliqué pourquoi il avait conclu que la conséquence du report de la décision concernant une demande de résidence permanente jusqu’à ce que soit rendue la décision concernant une demande de dispense ministérielle n’était ni déraisonnable ni préjudiciable. Inversement, M. Naeem soutient que la décision de l’agent dans la présente instance ne fait aucune mention de sa demande de report de la décision concernant sa demande de résidence permanente. Rien n’indique dans la décision que sa demande a été prise en considération ou, si elle l’a été, pourquoi elle a été refusée.

[21]           M. Naeem cite la directive de politique faisant l’objet de la décision dans NK; il mentionne qu’elle confère à l’agent le pouvoir de reporter une décision concernant une demande de résidence permanente et il soutient que l’agent était tenu, au minimum, de prendre en considération sa demande de report de la décision. Il affirme qu’en ne le faisant pas, l’agent l’a privé d’équité procédurale.

[22]           Le défendeur soutient que l’agent n’était nullement tenu de prendre une décision explicite concernant la demande de M. Naeem de garder sa demande de résidence permanente en suspens. Il reconnaît que le fait que l’agent ait pris une décision quant à la demande de résidence permanente constitue une décision implicite de ne pas acquiescer à la demande de M. Naeem. Il souligne aussi que la décision de l’agent mentionne le fait que l’avocat de M. Naeem avait déposé une lettre indiquant qu’il s’appuyait sur des observations déjà déposées à des fins d’examen dans la demande de son client. Le défendeur allègue que cela montre que l’agent était au courant de la demande de M. Naeem de reporter la décision concernant sa demande de résidence permanente, parce que cette demande figurait dans la même lettre.

[23]           J’estime que la position de M. Naeem concernant cette question est plus convaincante que celle de défendeur. Dans Eze c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 92 [Eze], le juge Near s’est penché sur un argument montrant qu’un demandeur s’était vu refuser l’équité procédurale parce qu’un juge de la citoyenneté avait omis d’acquiescer à une demande de prolongation du délai pour lui permettre de produire des documents concernant son passé criminel. Même si Eze impliquait un contexte administratif différent de celui de la présente instance, le défendeur dans ce cas avait soutenu que le fait que la demande n’avait pas été accueillie ne signifiait pas qu’elle n’avait pas été prise en considération. Toutefois, au paragraphe 18, le juge Near a soutenu que le demandeur était en droit de s’attendre à ce que cette demande soit examinée et que le fait de ne pas examiner la demande constituait un manquement par le juge à l’équité procédurale.

[24]           Dans sa décision, l’agent qui a refusé la demande de résidence permanente de M. Naeem ne fait aucune mention de sa demande de report de la décision. La référence de l’agent à la lettre de l’avocat de M. Naeem mentionne seulement l’intention de M. Naeem de s’appuyer sur ses observations précédentes pour faire valoir les mérites de sa demande et ne fait aucune mention de sa demande de report. L’agent n’indique aucun motif pour le rejet de la demande. Il est par conséquent impossible de conclure, en s’appuyant sur le dossier, que l’agent a pris la demande en considération au moment de sa décision ou de cerner les raisons pour lesquelles il a pu prendre une telle décision. La directive de politique citée dans NK, de même que la jurisprudence citée par le défendeur, confirment que l’agent n’était pas tenu d’attendre l’issue de la demande de dispense ministérielle pour rejeter la demande de résidence permanente (voir Azeem c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 402, aux paragraphes 15 à 17; NK, aux paragraphes 9 à 30). Cependant, il était loisible à l’agent de le faire ou de ne pas le faire et M. Naeem avait droit à une décision reflétant l’exercice de ce pouvoir. Le fait de ne pas prendre de décision constitue un déni d’équité procédurale, de sorte que la présente demande de contrôle judiciaire doit être accueillie.

[25]           Aucune des parties n’a proposé de question de portée générale aux fins de certification, et aucune question n’est mentionnée.


JUGEMENT

LA COUR accueille la présente demande de contrôle judiciaire, et l’affaire est renvoyée aux fins d’un nouvel examen par un autre agent. Aucune question n’est certifiée aux fins d’appel.

« Richard F. Southcott »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-5819-15

INTITULÉ :

MUHAMMAD NAEEM c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

TORONTO (Ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 6 septembre 2016

JUGEMENT ET MOTIFS :

Le juge Southcott

DATE DES MOTIFS :

Le 23 septembre 2016

COMPARUTIONS :

Naseem Mithoowani

Pour le demandeur

Ian Hicks

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Naseem Mithoowani

Avocat

Waldman & Associates

Toronto (Ontario)

Pour le demandeur

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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