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Date : 20160927


Dossier : IMM-332-16

Référence : 2016 CF 1087

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 27 septembre 2016

En présence de monsieur le juge Southcott

ENTRE :

KAREN ANN MARIE GUTHRIE

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   Aperçu

[1]               La demanderesse, Karen Ann Marie Guthrie, présente une demande de contrôle judiciaire d’un examen des risques avant renvoi (ERAR) effectué par un agent d’immigration supérieur au terme duquel il a conclu que Mme Guthrie ne risquait pas de faire l’objet de torture, de persécution, de menace de mort ou de peine ou de traitement cruel et inusité si elle devait être renvoyée en Jamaïque, son pays d’origine.

[2]               Comme il est expliqué ci-dessous, cette demande est accueillie, car j’estime que l’agent a erré en ce qui concerne la formulation et l’application du critère relatif à la disponibilité de la protection de l’État en Jamaïque.

II.                Contexte

[3]               Mme Guthrie, une citoyenne de la Jamaïque, allègue une crainte de persécution en Jamaïque de la part de son ex-époux. La Section de la protection des réfugiés (SPR) a rejeté sa demande de statut de réfugiée au Canada le 26 janvier 2011. Elle a soumis une demande d’ERAR en 2015 et, le 2 décembre 2015, elle a reçu la décision faisant l’objet du présent contrôle judiciaire. Dans sa décision, l’agent concluait que Mme Guthrie n’avait pas fourni de preuve suffisante pour le convaincre qu’elle ne bénéficierait pas de la protection de l’État en Jamaïque.

[4]               L’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC) a émis une ordonnance obligeant Mme Guthrie à quitter le Canada le 15 février 2016. À la suite d’une ordonnance de la Cour fédérale émise le 3 février 2016, elle a bénéficié d’un sursis jusqu’à ce que la présente demande d’autorisation et de contrôle judiciaire ait été tranchée.

III.             Questions en litige

[5]               M’appuyant sur les arguments invoqués par Mme Guthrie, je formulerais en ces termes les questions en litige que la Cour est appelée à trancher :

A.                L’agent a-t-il omis d’appliquer le critère de la décision correcte concernant la protection de l’État?

B.                 Est-ce que l’agent a tiré des conclusions déraisonnables relativement à la protection de l’État en Jamaïque?

IV.             Analyse

[6]               Mme Guthrie fait valoir qu’au moment de déterminer si l’agent a appliqué le critère approprié à la protection conférée par l’État, la Cour doit appliquer la norme de la décision correcte (voir Camargo c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1044 [Gonzalez Camargo]), quoique la norme de la décision raisonnable s’applique à l’examen par la Cour de la manière dont l’agent a appliqué le critère aux faits dans la présente instance. Le défendeur, le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, accepte la position concernant la norme de contrôle et je suis d’accord.

[7]               Mme Guthrie soutient que l’agent a erré en concluant que la protection de l’État était suffisante à partir d’une évaluation des efforts sérieux déployés par le gouvernement de la Jamaïque pour éliminer la violence conjugale, plutôt que sur une évaluation du caractère adéquat de la protection disponible. Le ministre ne conteste pas le fait que l’agent était tenu d’effectuer son évaluation en s’appuyant sur l’efficacité concrète de la protection, mais il soutient que c’est ce qu’a fait l’agent.

[8]               Je conviens avec Mme Guthrie que l’agent a, d’une part appliqué le mauvais critère et que, d’autre part, la conclusion de l’analyse de la protection conférée par l’État était déraisonnable. Comme le soutient Mme Guthrie, ces deux conclusions sont rattachées l’une à l’autre, car l’identification et l’application par l’agent du mauvais critère sont évidentes tant dans la formulation du critère dans sa décision que dans la manière dont il l’a appliqué.

[9]               Comme l’a déclaré le juge Gleeson dans Gonzalez Camargo, au paragraphe 26, le fait qu’un État déploie de sérieux efforts en vue d’offrir sa protection ne permet pas de trancher la question. Au contraire, le bon critère consiste à évaluer le caractère adéquat de la protection sur le terrain. Mme Guthrie soutient qu’à plusieurs endroits dans son analyse de la protection conférée par l’État l’agent fait référence aux « sérieux efforts » et aux « tentatives » du gouvernement de la Jamaïque en vue de protéger ses citoyens contre la violence conjugale et sexuelle :

A.                L’agent fait référence à la preuve documentaire concernant la violence conjugale et il conclut que le gouvernement de la Jamaïque déploie de sérieux efforts pour l’éliminer de son territoire.

B.                 Après avoir récapitulé la preuve documentaire, l’agent déclare qu’il est très clair, selon la documentation qu’il a examinée, que les autorités jamaïcaines déploient des efforts pour éliminer la violence, particulièrement la violence dont sont victimes les femmes dans ce pays.

C.                 Même s’il reconnaît que la violence à l’égard de femmes constitue un problème en Jamaïque, comme d’ailleurs partout dans le monde, l’agent conclut que, selon la preuve documentaire, c’est là un problème auquel le gouvernement de la Jamaïque tente de remédier.

[10]           Il va de soi que les efforts déployés par un gouvernement pour assurer la protection de l’État peuvent être pertinents pour la question du caractère adéquat de la protection sur le terrain. Par conséquent, le simple fait qu’un agent d’ERAR réfère aux efforts d’un gouvernement ne signifie pas nécessairement qu’il a appliqué le mauvais critère. Toutefois, dans la présente instance, l’examen des autres éléments de la décision de l’agent confirme la conclusion voulant qu’il n’a pas identifié ou appliqué le bon critère.

[11]           Le ministre cite un élément particulier de la preuve documentaire, tiré de publications intitulées United States Department of State 2014 Country Reports on Human Rights Practices et United Kingdom Home Office 2015, sur lequel l’agent a fondé sa décision. Le ministre mentionne que ces documents indiquent :

A.                La loi criminalise le viol conjugal après la séparation des conjoints;

B.                 Les lois interdisent la violence conjugale et offrent des recours aux victimes, notamment des ordonnances interdictives et autres peines non privatives de liberté.

C.                 Le non-respect d’une ordonnance interdictive entraîne une amende pouvant aller jusqu’à 10 000 dollars jamaïcains et six mois d’emprisonnement.

D.                En Jamaïque, les autorités donnent des cours de sensibilisation à la violence conjugale aux agents de police au centre-ville de Kingston.

E.                 Une unité de soutien est à la disposition des victimes dans 14 paroisses en Jamaïque. Les victimes de violence sexuelle peuvent y obtenir des conseils, du soutien émotionnel et d’autres services. Cette unité de soutien est située dans les locaux du ministère de la Sécurité nationale.

F.                  Le gouvernement a entrepris la révision de plusieurs lois dans le cadre de ses efforts pour intensifier « sa campagne en vue de protéger les femmes et les filles et d’éliminer la violence dont elles sont victimes ».

G.                Un comité parlementaire mixte à composition restreinte se penche sur la Sexual Offenses Act (loi sur les délits sexuels), la Offenses Against the Persons Act (loi sur les atteintes aux personnes), la Domestic Violence Act (loi sur la violence conjugale) et la Child Care Protection Act (loi sur la prise en charge et la protection des enfants).

H.                Le premier ministre a fait des déclarations publiques à l’effet que, dans sa lutte pour éliminer la violence faite aux femmes, le gouvernement continue à instaurer des mesures en vue de leur fournir davantage de sécurité et de protection.

I.                   Des campagnes ont été lancées pour éduquer les citoyens et pour les sensibiliser à la violence sexuelle et à la violence faite aux femmes.

[12]           Même si cette information confirme amplement la conclusion de l’agent à l’effet que les autorités jamaïcaines déploient de sérieux efforts pour éliminer la violence conjugale et sexuelle, il convient de noter qu’aucun élément ne traite de l’efficacité de ces efforts et que nul n’indique si ces efforts sont suffisamment efficaces pour constituer une protection adéquate. À mon avis, la nature de l’information citée par l’agent dans son analyse de la protection offerte par l’État appuie la conclusion qu’il a appliqué un critère axé sur les efforts de protection de l’État, plutôt que sur le caractère adéquat de la protection sur le terrain.

[13]           Le ministre s’appuie sur la décision de la Cour dans Mudrak c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 188 [Mudrak], aux paragraphes 56 et 57, voulant qu’il convient de considérer les lois et les autres mesures comme une preuve étayant la présomption de protection adéquate de l’État et qu’il serait incorrect d’imposer à un gouvernement l’obligation de démontrer l’efficacité concrète des mesures de protection adoptées récemment. Mme Guthrie conteste l’autorité de ce précédent. Elle mentionne que dans Mudrak, le juge a certifié, en vue d’un appel, la question de savoir si la SPR avait commis une erreur susceptible de révision lorsqu’elle a omis de déterminer s’il avait été prouvé que les mesures en place offraient une protection concrète adéquate. Mme Guthrie souligne que l’appel qui a fait suite a été rejeté par la Cour d’appel fédérale dans Mudrak v Canada (Minister of Citizenship and Immigration), 2016 FCA 178, parce que la question n’aurait pas dû être certifiée. Au paragraphe 31 dans Mudrak, la première question qui a été certifiée portait sur une inférence incorrecte voulant qu’un courant de la jurisprudence de la Cour fédérale se prête à la conclusion qu’il incombait à la SPR de démontrer l’efficacité concrète des mesures de protection.

[14]           À la lecture de la décision de la Cour d’appel fédérale, je conclus que cette décision n’altère pas le droit visant la question, laquelle exige, en ce qui concerne les efforts déployés pour assurer la protection de l’État, que l’on détermine si ces efforts se sont traduits par une protection de l’État adéquate concrète. J’admets l’argument du ministre, lequel repose sur le raisonnement dans Mudrak, selon lequel les modifications qui sont apportées aux lois renforcent la présomption que la protection de l’État doit être adéquate et que les preuves des répercussions de la mise à exécution des nouvelles initiatives peuvent ne pas être immédiatement apparentes. Cependant, à mon avis, ce fait ne constitue pas un motif pour s’écarter de l’obligation d’analyser la preuve concernant les conditions dans le pays, y compris la preuve des nouvelles initiatives et des répercussions que celles-ci peuvent avoir eues, pour déterminer si la protection de l’État s’est avérée adéquate sur le terrain.

[15]           Mme Guthrie cite l’information contenue dans la preuve documentaire pour appuyer sa position voulant que la Jamaïque n’est pas parvenue à assurer une protection de l’État adéquate sur le terrain contre la violence conjugale et sexuelle. Il n’est pas évident dans la décision de l’agent qu’il a analysé cette information, à l’exception de sa référence au fait que la violence à l’égard des femmes sévit toujours en Jamaïque. Même s’il est loisible à l’agent d’analyser la documentation sur la situation dans le pays pour appuyer son analyse de la protection de l’État, cette analyse doit reposer sur le bon critère. Le fait qu’il ait mis l’accent sur les efforts du gouvernement, plutôt que sur l’efficacité de la protection sur le terrain attribuable à ces efforts ou à d’autres mesures, constitue une erreur à la fois en ce qui concerne la sélection du mauvais critère et l’analyse qui en a résulté, laquelle est déraisonnable en raison de l’insistance déplacée.

[16]           Je conclus donc que l’agent d’ERAR a erré dans son analyse de la protection de l’État, ce qui justifie l’accueil de la présente demande de contrôle judiciaire, et l’affaire est renvoyée à un autre agent pour réexamen. Aucune des parties n’a proposé de question de portée générale aux fins de certification, et aucune question n’est mentionnée.


JUGEMENT

LA COUR accueille la demande de contrôle judiciaire, et l’affaire est renvoyée à un autre agent pour un réexamen. Aucune question n’est certifiée aux fins d’appel.

« Richard F. Southcott »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-332-16

INTITULÉ :

KAREN ANN MARIE GUTHRIE c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

TORONTO (Ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 8 septembre 2016

JUGEMENT ET MOTIFS :

Le juge Southcott

DATE DES MOTIFS :

Le 27 septembre 2016

COMPARUTIONS :

D. Clifford Luyt

Pour la demanderesse

Leanne Briscoe

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

D. Clifford Luyt

Avocat

Toronto (Ontario)

Pour la demanderesse

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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