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Date : 20160920


Dossier : IMM-1391-16

Référence : 2016 CF 1068

Ottawa (Ontario), le 20 septembre 2016

En présence de monsieur le juge Shore

ENTRE :

MOISES ABRAHAM SEGOVIA

partie demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L'IMMIGRATION

partie défenderesse

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   Au préalable

[1]               Il y a eu manquement à l’équité procédurale lors de l’audience de la Section de la protection des réfugiés [SPR], et ce, non pas parce que la commissaire a accepté le choix du demandeur de procéder sans être représenté par avocat, mais bien parce qu’il n’était pas en mesure d’entièrement saisir, sans interprète, les questions qui lui étaient posées à l’audience, ni d’y répondre pleinement. Comme l’enseigne la Cour suprême du Canada dans R. c Tran, [1994] 2 RCS 951 [Tran] :

Premièrement, il doit être clair que l'accusé avait effectivement besoin de l'assistance d'un interprète c.-à-d. qu'il ne comprenait pas ou ne parlait pas la langue du prétoire. Bien que ce soit évidemment à la partie qui prétend avoir subi une violation des droits que lui garantit l'art. 14, qu'il incombe, en dernière analyse, d'établir le niveau requis de besoin, il importe de comprendre qu'il n'est pas nécessaire d'avoir invoqué ou fait valoir le droit à l'assistance d'un interprète pour en jouir. Dans le cadre du contrôle qu'ils exercent sur leur propre procédure, les tribunaux ont la responsabilité indépendante d'assurer que ceux qui ne connaissent pas bien la langue du prétoire comprennent et soient compris. Aussi, à moins que la question de l'interprétation ne soit soulevée pour la première fois en appel ou qu'il y ait un doute quant à savoir si le droit est invoqué de mauvaise foi, il ne sera pas difficile normalement d'établir l'existence d'un «besoin». [La Cour souligne.]

II.                Nature de l’affaire

[2]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR], à l’encontre d’une décision, datée du 22 février 2016, rendue par la SPR de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié, refusant la demande d’asile du demandeur en vertu des articles 96 et 97(1) de la LIPR.

III.             Faits

[3]               Le demandeur, âgé de 40 ans, est citoyen de la République du Salvador.

[4]               Selon son récit, le demandeur a été la cible de menaces et de tentative d’extorsion du groupe criminalisé Maras-13 en juin 1996, sans que la police salvadorienne ne puisse intervenir pour assurer sa sécurité. Il aurait donc quitté le Salvador en septembre 1996, se rendant aux États-Unis, où il a vécu sous un statut de protection temporaire [SPT] qu’il a renouvelé tous les 12 ou 18 mois jusqu’en 2012.

[5]               En 2012, le renouvellement du SPT du demandeur a été rejeté en raison d’une condamnation pour conduite avec facultés affaiblies.

[6]               Le demandeur est entré au Canada le 30 novembre 2015 et y a présenté une demande d’asile le ou vers le 12 décembre 2015.

[7]               Le demandeur n’a pas retenu les services d’un avocat et s’est présenté seul à l’audience devant la SPR le 28 janvier 2016.

IV.             Décision

[8]               Le 22 février 2016, la SPR a refusé la demande d’asile du demandeur aux motifs qu’il ne se qualifie pas en tant que réfugié au sens de la Convention, ni comme personne à protéger.

[9]               Au plan procédural, la SPR a souligné que le demandeur a jugé de ne pas retenir les services d’un avocat, estimant qu’il était en mesure de présenter sa demande d’asile seul.

[10]           Durant le témoignage du demandeur à l’audience, la SPR a relevé une omission importante dans le récit du demandeur telle qu’exposée dans le formulaire de Fondement de la demande d’asile [FDA], ce qui a grandement miné sa crédibilité.

[11]           La SPR a conclu que la demande d’asile du demandeur découlait d’une crainte liée à la criminalité, et non pas aux motifs de la Convention prévus à l’article 96 de la LIPR, et que, de ce fait, elle relevait plutôt de l’alinéa 97(1)b) de la LIPR.

[12]           La SPR a conclu que le demandeur ne satisfaisait pas aux critères d’exception prévus au sous-alinéa 97(1)b)(ii) de la LIPR, en ce qu’il ne faisait pas face à un risque personnalisé face aux Maras-13 du Salvador, mais plutôt à un risque généralisé partagé par l’ensemble de la population salvadorienne.

V.                Observation des parties

[13]           Le demandeur conteste la décision de la SPR, soutenant que la commissaire a commis une erreur de droit en laissant le demandeur se représenter seul, puisqu’il n’a pu participer utilement à l’audience. Subsidiairement, le demandeur conteste les conclusions défavorables de la SPR quant à sa crédibilité, suite à l’omission d’un incident majeur survenu avec le groupe criminalisé.

[14]           Le défendeur soumet que la décision de la SPR en l’espèce est raisonnable, puisque l’évaluation de la crédibilité du demandeur relève de la discrétion de la SPR et la présomption de véracité des allégations du demandeur a été renversée par l’omission d’un incident majeur dans son récit. De plus, le défendeur soutient que la décision de la SPR est raisonnable considérant que le demandeur n’a pas démontré que son risque actuel et prospectif différait du risque général subi par l’ensemble des citoyens du Salvador. Enfin, le défendeur observe que la décision de la SPR de procéder après que le demandeur ait affirmé être en mesure de se représenter seul était correcte, puisque le droit n’est pas absolu.

VI.             Questions en litige

[15]           Il y a trois questions en litige :

1)      La décision de la SPR est-elle entachée d’un manquement à l’équité procédurale?

2)      La SPR a-t-elle erré en fait en rejetant la demande d’asile du demandeur au motif qu’il n’était pas crédible?

3)      La SPR a-t-elle erré en fait et en droit en concluant que le demandeur était exposé à un risque généralisé plutôt que personnalisé?

[16]           La première question doit être traitée selon la norme de la décision correcte, puisqu’elle traite de justice naturelle.

[17]           La deuxième question en est une de fait, soumise à la norme de la décision raisonnable. La Cour doit faire preuve de déférence devant l’appréciation de la crédibilité du demandeur par la SPR, tribunal spécialisé.

[18]           La troisième question, mixte de fait et de droit, est soumise à la norme de la décision raisonnable.

VII.          Analyse

[19]           Dans sa décision, la SPR note, avec raison, que le droit à l’avocat n’est pas absolu. Le demandeur a indiqué à la SPR avoir la capacité de se représenter seul et être prêt à procéder. À ce sujet, la Cour fait siens les propos du juge Simon Fothergill dans Singh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1055 au para 19 :

[19]      Je ne puis accepter l’argument de Mme Singh. La lettre de la SAI par laquelle cette dernière lui demandait de présenter des observations écrites quant à l’application du principe de la chose jugée mentionnait clairement que Mme Singh avait le droit d’être représentée par un avocat, à ses frais. […] Bien qu’elle ne fût pas tenue d’obtenir l’aide d’un avocat, Mme Singh doit accepter les conséquences de son omission (Wagg c Canada, 2003 CAF 303, [2004] 1 RCF 206, au paragraphe 25). Un tribunal administratif n’est pas obligé d’agir comme avocat d’une personne qui se représente elle-même (Thompson c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2015 CF 808, au paragraphe 15).

[20]           Néanmoins, à la lecture de son formulaire FDA, la Cour constate que le demandeur ne possède qu’une maîtrise rudimentaire de l’anglais à l’écrit. Au surplus, il apparaît sans l’ombre d’un doute, à la lecture des transcriptions de l’audience, que le demandeur n’a pas une compréhension orale suffisante de l’anglais ni l’aisance requise à l’expression orale pour qu’une audience puisse être tenue sans l’assistance, minimalement, d’un interprète.

[21]           Ainsi, la Cour note que la commissaire a dû répéter ses questions à plusieurs reprises afin de se faire comprendre par le demandeur. Malgré les efforts considérables déployés par la commissaire, la Cour constate les difficultés éprouvées par le demandeur pour répondre de façon intelligible aux questions posées.

[22]           Par conséquent, il y a eu manquement à l’équité procédurale lors de l’audience de la Section de la protection des réfugiés, et ce, non pas parce que la commissaire a accepté le choix du demandeur de procéder sans être représenté par avocat, mais bien parce qu’il n’était pas en mesure d’entièrement saisir, sans interprète, les questions qui lui étaient posées à l’audience, ni d’y répondre pleinement. Comme l’enseigne la Cour suprême du Canada dans Tran :

Premièrement, il doit être clair que l'accusé avait effectivement besoin de l'assistance d'un interprète c.-à-d. qu'il ne comprenait pas ou ne parlait pas la langue du prétoire. Bien que ce soit évidemment à la partie qui prétend avoir subi une violation des droits que lui garantit l'art. 14, qu'il incombe, en dernière analyse, d'établir le niveau requis de besoin, il importe de comprendre qu'il n'est pas nécessaire d'avoir invoqué ou fait valoir le droit à l'assistance d'un interprète pour en jouir. Dans le cadre du contrôle qu'ils exercent sur leur propre procédure, les tribunaux ont la responsabilité indépendante d'assurer que ceux qui ne connaissent pas bien la langue du prétoire comprennent et soient compris. Aussi, à moins que la question de l'interprétation ne soit soulevée pour la première fois en appel ou qu'il y ait un doute quant à savoir si le droit est invoqué de mauvaise foi, il ne sera pas difficile normalement d'établir l'existence d'un «besoin». [La Cour souligne.]

[23]           En l’occurrence, la décision correcte eut été de suspendre l’audience et d’assurer la présence d’un interprète afin que la SPR soit comprise par le demandeur et qu’il puisse plus aisément fournir des réponses aux questions posées.

VIII.       Conclusion

[24]           Pour ces motifs, la demande de contrôle judiciaire est accordée et la cause est retournée devant un panel de la SPR différemment constitué pour être entendue de nouveau.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire soit accordée et que la cause soit retournée devant un panel de la SPR différemment constitué pour être entendue de nouveau. Il n’y a aucune question d’importance à certifier.

« Michel M.J. Shore »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-1391-16

 

INTITULÉ :

MOISES ABRAHAM SEGOVIA c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 13 septembre 2016

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE SHORE

 

DATE DES MOTIFS :

LE 20 septembre 2016

 

COMPARUTIONS :

Gisela Barraza

 

Pour la partie demanderesse

 

Guillaume Bigaouette

 

Pour la partie défenderesse

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Me Gisela Barraza

Montréal (Québec)

 

Pour la partie demanderesse

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

Pour la partie défenderesse

 

 

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