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Date : 20160920


Dossier : IMM-1429-16

Référence : 2016 CF 1065

Ottawa (Ontario), le 20 septembre 2016

En présence de monsieur le juge Shore

ENTRE :

HONG NHAN TRAN

partie demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L'IMMIGRATION

partie défenderesse

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   Nature de l’affaire

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR] à l’encontre d’une décision de la Section d’appel de l’immigration [SAI] de la Commission de l’immigration et du statut des réfugiés de rejeter l’appel de la demanderesse pour défaut de compétence, le 15 mars 2016.

II.                Faits

[2]               La demanderesse, âgée de 32 ans, est citoyenne du Vietnam. Elle est devenue résidente permanente du Canada le 8 mars 2003.

[3]               Le 24 mai 2011, la demanderesse a été déclarée coupable de complot (article 465(1)c) du Code criminel) et de trafic de drogue (article 5(1) de la Loi réglementant certaines drogues et autres substances). Le 14 septembre 2011, elle a été condamnée à une peine d’emprisonnement avec sursis d’une période de deux ans moins un jour.

[4]               Suite à une enquête devant la Section de l’immigration [SI], le 18 juin 2015, la demanderesse a été interdite de territoire au Canada pour grande criminalité en vertu de l’alinéa 36(1)a) de la LIPR et une mesure de renvoi a été émise contre elle.

[5]               Le 18 juin 2015, la demanderesse a soumis un avis d’appel à la SAI.

[6]               Le 22 décembre 2015, la SAI a demandé aux parties de soumettre leurs observations écrites quant à sa compétence, conformément aux paragraphes 64(1) et 64(2) de la LIPR relativement à l’appel en cas de grande criminalité, compte tenu de la condamnation de la demanderesse.

[7]               Le 11 janvier 2016, la demanderesse a soumis, par l’entremise de son procureur, ses observations écrites à la SAI.

[8]               Le 15 mars 2016, la SAI déclinait sa compétence et rejetait l’appel.

III.             Décision

[9]               Dans sa décision, la SAI considère que la demanderesse est privée de son droit d’appel puisqu’elle a été déclarée coupable de deux infractions visées à l’alinéa 36(1)a) de la LIPR et puisqu’elle est visée par les paragraphes 64(1) et 64(2) de la LIPR, ayant été condamnée à une peine d’au moins six mois d’emprisonnement.

[10]           La SAI assimile la peine d’emprisonnement de deux ans moins un jour avec sursis à une peine d’emprisonnement au sens de l’alinéa 36(1)a) de la LIPR, s’appuyant sur la décision de la Cour fédérale, Canada (Sécurité publique et Protection civile) c Tran, 2015 CAF 237 [Tran CAF] au para 88 (la Cour souligne qu’il n’existe aucun lien entre la cause de la demanderesse, Mme Hong Nhan Tran, et la décision citée) :

Une peine d’emprisonnement avec sursis imposée aux termes du régime défini aux articles 742 à 742.7 du Code criminel peut raisonnablement être interprétée comme étant un emprisonnement au sens de l’alinéa 36(1)a) de la LIPR.

[11]           Par conséquent, la SAI conclut qu’elle n’a pas la compétence requise pour entendre l’appel de la demanderesse et le rejette.

IV.             Dispositions pertinentes

[12]           Dans cette affaire, les dispositions 36(1)a), 64(1) et 64(2) de la LIPR trouvent application. Elles ont été étudiées par la Cour fédérale dans la décision Tran c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2014 CF 1040, puis dans Tran CAF, ci-dessus, par la Cour d’appel fédérale.

V.                Observations des parties

[13]           La demanderesse soumet que la décision de la SAI de considérer la peine d’emprisonnement dans la collectivité de deux ans moins un jour comme une peine d’emprisonnement d’au moins six mois aux termes de l’alinéa 36(1)a) de la LIPR est déraisonnable. Elle argue en effet que la Cour d’appel fédérale a, malgré sa conclusion, souhaité laisser une marge de manœuvre aux décideurs de la SI et de la SAI :

Évidemment, la retenue due à l’égard des décideurs administratifs vise en partie à leur accorder la souplesse dont ils ont besoin pour s’adapter aux nouveaux arguments et aux nouvelles circonstances. La SI et la SAI sont donc évidemment libres d’adopter une autre interprétation si elles croient que c’est ce qu’elles doivent faire en réponse aux conséquences contradictoires décrites ci-dessus.

(Tran CAF, ci-dessus, au para 87)

Ainsi, selon la demanderesse, il était déraisonnable de la part de la SAI de ne pas livrer sa propre analyse quant aux conséquences contradictoires que cette interprétation de l’alinéa 36(1)a) de la LIPR était susceptible d’entraîner. En effet, une peine d’incarcération d’un peu moins de six mois serait traitée moins sévèrement qu’une peine avec sursis d’un peu plus de six mois, par exemple.

[14]           Par ailleurs, la demanderesse soutient que la SAI a commis une erreur en refusant de suspendre l’étude de son dossier, considérant qu’une demande d’autorisation d’appel de la décision Tran CAF a été déposée à la Cour suprême le 29 décembre 2015 et acceptée le 14 avril 2016. La demanderesse avance que la décision de la SAI de ne pas attendre la décision de la Cour suprême est déraisonnable parce qu’elle ne tient pas compte des délais d’appel de trois ans devant la SAI et parce qu’elle ne fait pas preuve de courtoisie envers la Cour suprême.

[15]           Le défendeur soutient au contraire que la SAI devait respecter le principe de stare decisis et ainsi suivre les conclusions établies par la Cour d’appel fédérale dans Tran CAF, plutôt que de les réinterpréter. En outre, le défendeur fait observer que la SAI a la liberté et non l’obligation de tenter une interprétation différente de la Cour d’appel fédérale si de nouveaux arguments ou de nouvelles circonstances le permettaient, ce qui n’est pas le cas en l’espèce.

[16]           Enfin, le défendeur fait valoir qu’il n’est pas dans l’intérêt de la justice de suspendre pendant plus d’un an le dossier d’appel de la demanderesse, citant les décisions de cette Cour ayant établi que les tribunaux inférieurs doivent continuer à appliquer le droit tant qu’il n’a pas été modifié, et ce, malgré un appel en cours (Opina Velasquez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 273 au para 9 et Mata Mazima c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 698 au para 12).

VI.             Questions en litige

[17]           La Cour a identifié les questions suivantes dans la présente cause :

1)      La décision de la SAI de décliner sa compétence et de rejeter l’appel de la demanderesse était-elle suffisamment motivée?

2)      La SAI a-t-elle erré en fait et en droit en décidant de ne pas suspendre l’étude de la cause de la demanderesse dans l’attente de la décision de la Cour suprême dans le dossier Tran CAF?

[18]           La norme de contrôle applicable à la première question en litige est celle de la décision correcte. Elle met en cause un principe d’équité procédurale, soit l’obligation des décideurs administratifs de motiver leur décision (Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1999] 2 RCS 817).

[19]           Si la Cour répond par l’affirmative à la première question et qu’elle se penche sur la seconde question en litige, la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable (Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, [2008] 1 RCS 190, 2008 CSC 9).

VII.          Analyse

[20]           Il y a lieu d’accueillir la demande de contrôle judiciaire. La décision de la SAI est inéquitable en ce que la SAI a manqué à son devoir de motiver suffisamment sa décision, et plus particulièrement son interprétation de l’alinéa 36(1)a) de la LIPR.

A.                Motivation de la décision de la SAI

[21]           Dans Tran CAF, aux paragraphes 81 et 86, la Cour d’appel fédérale relève qu’une certaine interprétation de l’alinéa 36(1)a) de la LIPR serait susceptible d’entraîner des conséquences contradictoires, mais que l’historique législatif démontre que cet état de fait est connu et voulu du législateur :

[81]      En l’espèce, l’historique législatif m’est particulièrement utile au moment d’examiner ce que je considère être l’argument le plus sérieux contre l’interprétation retenue par le délégué du ministre : les conséquences contradictoires, voire l’absurdité découlant du fait de considérer que la LIPR traite plus sévèrement une peine de sept mois de prison avec sursis qu’une incarcération de cinq mois.

[…]

[86]      L’opinion selon laquelle le législateur considère toujours que les peines d’emprisonnement de plus de six mois purgées dans la collectivité sont suffisamment graves pour justifier la perte du droit d’interjeter appel d’une décision d’interdiction de territoire était certainement confirmée par l’historique législatif au moment où le paragraphe 64(2) a été modifié en 2013, prétendument pour l’harmoniser avec l’alinéa 36(1)a). Bien que l’on accorde généralement moins de poids à ces outils d’interprétation qu’à d’autres, je ne peux tout simplement pas conclure que l’interprétation du délégué du ministre, qui semble être appuyée par l’historique législatif, devrait être jugée déraisonnable parce qu’elle entraîne des conséquences contradictoires qui pourraient être considérées absurdes. Ces contradictions ont été clairement été décrites et examinées avant l’adoption du paragraphe 64(2), et aucun changement n’a été apporté afin de les exclure.

[22]           Néanmoins, comme mentionné précédemment, la Cour d’appel fédérale a souhaité maintenir la latitude des tribunaux dans l’application de cette disposition :

Évidemment, la retenue due à l’égard des décideurs administratifs vise en partie à leur accorder la souplesse dont ils ont besoin pour s’adapter aux nouveaux arguments et aux nouvelles circonstances. La SI et la SAI sont donc évidemment libres d’adopter une autre interprétation si elles croient que c’est ce qu’elles doivent faire en réponse aux conséquences contradictoires décrites ci-dessus.

(Tran CAF, ci-dessus, au para 87)

[23]           En l’espèce, bien que la SAI n’ait pas l’obligation d’interpréter différemment cette disposition, ses décideurs doivent tout de même motiver suffisamment leurs décisions.

[24]           En l’occurrence, dans Febles c Canada (Citoyenneté et Immigration), [2014] 3 RCS 431, 2014 CSC 68, la Cour suprême, sous la plume de la juge en chef McLachlin, nuance ainsi la détermination de la gravité d’un crime :

[62]      Dans les arrêts Chan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2000] 4 C.F. 390 (C.A.), et Jayasekara, la Cour d’appel fédérale s’est dite d’avis que le crime est généralement considéré comme grave lorsqu’une peine maximale d’au moins dix ans d’emprisonnement aurait pu être infligée si le crime avait été commis au Canada. C’est aussi mon avis. Toutefois, il ne faut pas voir dans cette généralisation une présomption rigide qu’il est impossible de réfuter. Lorsqu’une disposition du Code criminel du Canada, L.R.C. 1985, ch. C-46, prévoit un large éventail de peines, qui vont d’une peine relativement légère jusqu’à une peine d’au moins dix ans d’emprisonnement, on ne saurait exclure de façon présomptive un demandeur qui serait condamné au Canada à une peine parmi les plus légères. L’article 1Fb) vise à n’exclure que les personnes qui ont commis des crimes graves. Le HCR a indiqué qu’une présomption de crime grave pourrait découler de la preuve de la perpétration des infractions suivantes : l’homicide, le viol, l’attentat à la pudeur d’un enfant, les coups et blessures, le crime d’incendie, le trafic de drogues et le vol qualifié (Goodwin-Gill et McAdams, p. 179). Il s’agit là d’exemples valables de crimes suffisamment graves pour justifier de façon présomptive l’exclusion de la protection offerte aux réfugiés. Toutefois, je le rappelle, la présomption peut être réfutée dans un cas donné. Le fait qu’une peine maximale d’au moins dix ans d’emprisonnement aurait pu être infligée si le crime avait été perpétré au Canada s’avère un guide utile, et les crimes qui, au Canada, rendent leur auteur passible d’une peine maximale d’au moins dix ans seront en général suffisamment graves pour justifier l’exclusion, mais il ne faudrait pas appliquer la règle des dix ans machinalement, sans tenir compte du contexte ou de manière injuste. [La Cour souligne.]

[25]           Il aurait été essentiel que la SAI étudie le cas spécifique de la demanderesse et motive suffisamment sa décision afin de respecter l’équité procédurale.

B.                 Suspension de l’appel dans l’attente de la décision de la Cour suprême

[26]           Considérant la conclusion de la Cour quant à l’équité procédurale, la nécessité ou non de suspendre le dossier d’appel jusqu’à ce que la Cour suprême se prononce définitivement sur l’arrêt Tran CAF devient théorique.

[27]           Toutefois, il y a lieu de souligner qu’une décision contemporaine rendue par le juge Yves de Montigny, alors juge de la Cour fédérale, tend à la conclusion que la SAI aurait pu suspendre le dossier en appel, vu l’importance des questions soulevées et l’intérêt de la justice d’éviter que des décisions contradictoires soient rendues. En pareilles circonstances, la déférence envers la Cour suprême permet de suspendre une instance :

[11]      Entretemps (le 4 juillet 2013), la Cour suprême a accordé l’autorisation de pourvoi relativement à l’arrêt Febles c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CAF 324 [Febles CAF]. Le 12 novembre 2013, le demandeur a demandé la suspension de la présente instance, jusqu’à ce que la CSC rende sa décision dans l’affaire Febles. Le demandeur a également demandé l’autorisation de présenter d’autres observations après la publication de cet arrêt.

[12]      Le 26 novembre 2013, le juge en chef Crampton a fait droit à la demande. La CSC a rendu l’arrêt Febles le 30 octobre 2014. Le 13 janvier 2015, le juge Beaudry a ordonné que les parties soumettent des observations sur les effets de l’arrêt Febles. [La Cour souligne.]

(Jung c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 464)

[28]           Par conséquent, la Cour est d’avis que la décision de la SAI de ne pas suspendre l’appel de la demanderesse jusqu’à la décision de la Cour suprême dans Tran CAF mérite d’être étudiée par la SAI.

VIII.       Conclusion

[29]           La Cour conclut qu’il y a eu manquement au devoir d’équité procédurale, en l’absence de motifs suffisants étayant la décision de la SAI. La demande de contrôle judiciaire est accordée. La Cour renvoie le dossier à la SAI, devant un panel différent, pour que soit étudié de nouveau le dossier quant à la restriction du droit d’appel.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire soit accordée et que le dossier soit retourné à la SAI, devant un panel différent, pour que le dossier soit étudié de nouveau quant à la restriction du droit d’appel. Il n’y a aucune question d’importance à certifier.

« Michel M.J. Shore »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-1429-16

 

INTITULÉ :

HONG NHAN TRAN c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 14 septembre 2016

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE SHORE

 

DATE DES MOTIFS :

LE 20 septembre 2016

 

COMPARUTIONS :

Stéphane Handfield

 

Pour la partie demanderesse

 

Geneviève Bourbonnais

 

Pour la partie défenderesse

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Handfield & Associés, Avocats

Montréal (Québec)

 

Pour la partie demanderesse

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

Pour la partie défenderesse

 

 

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