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Date : 20160719


Dossier : T-1712-15

Référence : 2016 CF 829

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 19 juillet 2016

En présence de monsieur le juge Manson

ENTRE :

GENDARME ROBERT MCBAIN

demandeur

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS 

I.                   Introduction

[1]               La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire à l’encontre de la décision du commissaire de la Gendarmerie royale du Canada [GRC] concluant que le demandeur avait jeté le discrédit sur la GRC en se conduisant d’une façon scandaleuse et ordonnant au demandeur de démissionner de son poste à la GRC dans un délai de 14 jours sous peine de congédiement.

II.                Contexte

[2]               Le demandeur, Robert McBain, était gendarme au détachement de la GRC de High Level, en Alberta, pendant toute la période pertinente.

[3]               Le 25 mars 2008, le représentant de l’officier compétent [ROC] de la Division K a convoqué une audience disciplinaire en bonne et due forme à l’encontre du demandeur, soutenant que ce dernier avait contrevenu à la partie III du Règlement de la Gendarmerie royale du Canada (1988), DORS/88-361 [le « code de déontologie »], abrogée depuis.

[4]               L’avis d’audience disciplinaire décrit deux allégations formulées contre le demandeur. Dans l’allégation no 1, il est indiqué que le 27 janvier 2007, le demandeur s’est conduit de façon scandaleuse en ayant des rapports sexuels consensuels avec une citoyenne [la « plaignante »] au cours d’une interaction professionnelle, dans l’exercice de ses fonctions et en uniforme, contrairement au paragraphe 39(1) du code de déontologie.

[5]               Les précisions indiquent que le demandeur patrouillait la collectivité des Premières Nations de Meander River, et qu’il a accepté d’aider la plaignante, en état d’ébriété, à retrouver ses clés. Après avoir forcé la porte verrouillée du domicile de la plaignante, le demandeur et la plaignante ont eu des rapports sexuels, à la suite desquels le demandeur a quitté les lieux.

[6]                Le paragraphe 5 de l’allégation n1 mentionne que le 23 mars 2007, un autre agent, le gendarme Watts, a traité la plainte d’une femme en état d’ébriété – la plaignante – qui a affirmé avoir été agressée sexuellement par un membre de la GRC. Une enquête a suivi, et après avoir été interrogé, le demandeur a nié auprès d’un officier supérieur en grade avoir eu des rapports sexuels avec la plaignante.

[7]               Le paragraphe 6 de l’allégation no 1 indique que le 28 janvier 2008, le demandeur a rempli une déclaration volontaire admettant avoir eu des rapports sexuels consensuels avec la plaignante au domicile de cette dernière.

[8]               L’allégation no 2 indique que le demandeur a sciemment et volontairement fait une déclaration fausse et trompeuse à un membre supérieur en grade, et que cette allégation comprend des précisions identiques à celles mentionnées aux paragraphes 5 et 6 de l’allégation n1.

A.                L’audience disciplinaire

[9]               Les allégations ont été présentées à un comité d’arbitr

[10]           age de la GRC [le « Comité »] nommé en vertu de la partie IV de la Loi sur la Gendarmerie royale du Canada, L.R.C. (1985), ch. R-10, modifiée [la Loi], et une audience disciplinaire a eu lieu les 14, 16 et 18 décembre 2009.

[11]           Lors de l’audience, le demandeur, par l’entremise de son représentant des membres [RM], a fait une admission qualifiée selon laquelle [TRADUCTION] « il s’était conduit d’une façon scandaleuse en ayant des rapports sexuels consensuels avec [la plaignante] le 27 janvier 2007 » alors qu’il était en service et en uniforme.

[12]           Après cette admission, le ROC a retiré l’allégation no 2, mais a indiqué qu’il assignerait des témoins sur la question du consentement. Aucun représentant n’a pas fait savoir au Comité si le retrait de l’allégation no 2 avait une incidence sur les paragraphes identiques (5 et 6) de l’allégation no 1.

[13]           Le RM ne s’est pas opposé à l’admission de la preuve sur la question du consentement, mais il a indiqué que le libellé de l’allégation no 1 pourrait ne pas appuyer son interrogatoire. Il a demandé au Comité de prendre connaissance de l’arrêt Canada) Procureur général c. Gill, 2007 CAF 305 [Gill], dans lequel il a été conclu que, sur le plan de l’équité procédurale, les conclusions d’inconduite devaient être limitées aux questions soulevées dans les allégations et précisions.

[14]           Le Comité a entendu la preuve sur la question du consentement, qui comprenait le témoignage des deux témoins assignés par le ROC, de la plaignante, du gendarme Watts, d’une amie de la plaignante et du demandeur.

[15]           Le Comité a rendu une décision orale à la fin de l’audience, et a fourni les motifs écrits en date du 12 janvier 2010, concluant que le demandeur avait eu des rapports sexuels avec une citoyenne alors qu’il était en service et en uniforme. Le Comité a rejeté la proposition conjointe sur la sanction soumise par les parties qui s’entendaient sur une réprimande, des consultations professionnelles et la confiscation de la solde pour une période de 10 jours, et a plutôt ordonné au demandeur de démissionner de son poste à la GRC dans un délai de 14 jours sous peine de congédiement (The Appropriate Officer of “K” Division and Constable McBain (2009), 5 AO (4th) 136).

B.                 L’appel

[16]           Le demandeur a interjeté appel de la décision sur le fond rendue par le Comité, alléguant que l’audience était inéquitable sur le plan procédural et au chapitre de la sanction imposée, et affirmant que le Comité avait commis une erreur par le rejet de la proposition conjointe sur la sanction soumise par les parties et dans son évaluation des facteurs aggravants.

[17]           Conformément à l’article 45.15 de la Loi, l’appel a été renvoyé au Comité externe d’examen de la GRC [le « CEE »]. Le CEE a rédigé un rapport de recommandation non contraignant [le « rapport du CEE »] en date du 26 février 2015, concluant que le Comité avait commis les erreurs suivantes en :

  1. négligeant de clarifier si les précisions 5 et 6 de l’allégation no 1 (double emploi avec l’allégation no 2) avaient été retirées;
  2. négligeant de préciser si l’agression sexuelle avait été alléguée et, par conséquent, si la question du consentement était pertinente;
  3. admettant des éléments de preuve non pertinents;
  4. se fondant principalement sur des éléments de preuve non admissibles pour tirer des conclusions sur la crédibilité, pour indiquer les facteurs atténuants et aggravants et pour déterminer la sanction.

[18]           Le CEE a conclu que le droit du demandeur à l’équité procédurale avait été gravement enfreint et que son droit à une audience équitable avait été compromis. Le CEE a également estimé que les motifs du Comité à l’égard de la sanction démontraient un manque de considération de la proposition conjointe et des circonstances dans lesquelles le Comité avait le droit de s’écarter de cette proposition. Le CEE a recommandé que le commissaire i) accueille l’appel sur le fond et ordonne la tenue d’une nouvelle audience, ou, à titre subsidiaire, ii) accueille l’appel sur la sanction et impose la sanction proposée au Comité dans la proposition conjointe.

C.                 La décision du commissaire

[19]           La décision du commissaire rendue le 11 septembre 2015 est visée par le contrôle judiciaire [la « décision »]. La décision est longue et comprend les résumés et les extraits des conclusions du Comité tirées de l’audience disciplinaire et du rapport du CEE.

[20]           Même si le commissaire a souligné qu’il n’était pas lié par les conclusions ou les recommandations du CEE (paragraphe 45.16(6) de la Loi), il a reconnu que le Comité avait porté atteinte au droit du demandeur à l’équité procédurale et à une audience équitable, ce qui invalidait la décision du Comité.

[21]           Le commissaire a jugé qu’une fois que le ROC avait retiré l’allégation no 2, toute référence à une déclaration trompeuse à un membre supérieur en grade dans l’allégation no 1 devenait non pertinente et n’aurait pas dû être prise en considération. Tout au long de la décision, le commissaire a estimé que le Comité n’avait pas compartimenté les éléments de preuve et avait commis une erreur en faisant référence à une déclaration trompeuse faite à un membre supérieur en grade.

[22]           En outre, la portée de l’allégation no 1 a trait aux rapports sexuels consensuels, et n’englobe pas l’agression sexuelle. Même s’il n’était pas fautif que le Comité entende la preuve avant de se prononcer sur son admissibilité, une fois que la preuve avait été jugée non pertinente et inadmissible, elle aurait dû être écartée.

[23]           Le commissaire a reconnu que les manquements à l’équité procédurale entraînent généralement un réexamen de la question par le Comité. Toutefois, en raison des exceptions limitées énoncées par la Cour suprême dans l’arrêt Mobil Oil Canada Ltd c. Office CanadaTerreNeuve des hydrocarbures extracôtiers, [1994] 1 RCS 202, aux paragraphes 51 à 54 [Mobil Oil] (appliqué plus récemment dans la décision Renaud c. Canada (Procureur général), 2013 CAF 266, au paragraphe 5), le commissaire a conclu qu’il ne renverrait pas l’affaire, car [TRADUCTION] « les circonstances conduiront inévitablement au même résultat quant au bien-fondé de l’allégation no 1 ». En outre, l’alinéa 45.16(2)c) de la Loi précise que le commissaire peut, lorsqu’il est saisi d’un appel, « accueillir l’appel et rendre la conclusion que, selon lui, l’autorité disciplinaire aurait dû rendre ».

[24]           Le commissaire a conclu que i) l’admission du demandeur portant sur la conduite scandaleuse qui lui est reprochée, ii) l’écoulement du temps, et iii) la prépondérance des éléments de preuve pertinents à soupeser appuyaient sa décision de ne pas renvoyer l’affaire devant un autre comité.

[25]           En appliquant le critère relatif à la conduite scandaleuse, le commissaire a estimé qu’une personne raisonnable connaissant toutes les circonstances pertinentes, y compris les réalités des services de police en général, et plus particulièrement de la GRC, serait d’avis que le fait d’avoir des rapports sexuels dans l’exercice de ses fonctions et en portant un uniforme est scandaleux et suffisamment lié à la situation d’emploi pour justifier la prise de mesures disciplinaires.

[26]           Quant à la question du rejet, par le Comité, de la proposition conjointe sur la sanction, le commissaire a reconnu la recommandation du CEE selon laquelle les seuls éléments de preuve admissibles visant à déterminer la sanction étaient l’admission du demandeur, l’évaluation des témoins assignés par le MR au cours de l’audience sur la sanction ainsi que la preuve documentaire produite à l’appui des prétentions du demandeur.

[27]           Le commissaire n’était toutefois pas convaincu qu’il était tenu de faire abstraction [TRADUCTION] « des parties même les plus pertinentes du témoignage de la plaignante et de son amie ». Il a cependant écarté l’ensemble du témoignage du demandeur, du gendarme Watts, de la plaignante et de son amie, mis à part les éléments de preuve suivants :

  1. Les événements ont eu lieu dans la collectivité des Premières Nations de Meander River.
  2. La plaignante ne trouvait pas les clés de son domicile; elle a donc demandé au conjoint de son amie d’ouvrir sa porte, mais son amie lui a dit de faire appel à quelqu’un d’autre.
  3. La plaignante a fait signe au demandeur et lui a demandé d’ouvrir la porte de son domicile, ce qu’il a fait.
  4. Les rapports sexuels ont eu lieu dans la chambre à coucher de la plaignante.

[28]           Plus tard dans la même journée, la plaignante est retournée au domicile de son amie et lui a dit qu’elle [TRADUCTION] « avait eu des relations sexuelles avec un policier ».

[29]           Le commissaire a reconnu que les sanctions sont fondées sur les faits et que les décisions sont discrétionnaires (Gill, précité, au paragraphe 14; Elhatton c. Canada (Procureur général), 2014 CF 67, au paragraphe 72). Il a alors appliqué le critère en trois volets pour déterminer la sanction appropriée :

a.       déterminer la gamme des sanctions appropriées, vu la gravité de la conduite;

b.      déterminer les facteurs atténuants ou aggravants;

c.       opter pour une sanction qui reflète le mieux la gravité de la conduite et le lien entre la mauvaise conduite et les exigences de la profession policière.

[30]           La gamme des sanctions applicables aux incidents de nature sexuelle dans l’exercice des fonctions va de la confiscation de la solde au congédiement.

[31]           Comme facteurs atténuants, le commissaire a reconnu que le demandeur avait admis l’allégation no 1, qu’il s’était excusé auprès du Comité, qu’il avait reçu le soutien des autres membres, notamment celui du commandant divisionnaire, qu’il avait constamment reçu des évaluations de performance élevées, qu’il avait agi de façon non conforme à son comportement habituel et qu’il avait de la difficulté à établir un équilibre entre la vie sociale et le travail, dû en partie à l’éloignement de sa collectivité. En ce qui concerne les facteurs aggravants, le demandeur a rencontré la plaignante à titre professionnel alors qu’elle demandait de l’aide et se trouvait dans une collectivité autochtone.

[32]           Les parties se sont fondées sur un certain nombre de décisions pour appuyer leur proposition conjointe sur la sanction que le commissaire a divisées en trois catégories : 1) rapports sexuels dans l’exercice des fonctions, dans un endroit privé et dans le cadre d’une relation continue; 2) rapports sexuels dans l’exercice des fonctions, dans un véhicule de police ou un établissement de la GRC; 3) rapports sexuels dans l’exercice des fonctions, découlant d’une interaction professionnelle avec un citoyen – soit la situation en l’espèce.

[33]           Le commissaire a examiné les faits de ces affaires et les sanctions imposées. Dans les affaires classées dans les première et deuxième catégories, le Comité a accepté la proposition conjointe, et les sanctions imposées ont entraîné la confiscation de la solde.

[34]           En ce qui concerne les deux affaires classées dans la troisième catégorie, le ROC avait demandé le congédiement et, dans les deux cas, le Comité a conclu que les facteurs atténuants ne suffisaient pas à réduire la gravité de la conduite, et a ordonné au membre de démissionner sous peine de congédiement (The Appropriate Officer Division and Constable “A” (1994), 16 AD (2d) 184; The Appropriate Officer Division and Constable “A” (1993), 11 AD (2d) 83).

[35]           Bien que chaque dossier doive être examiné par rapport aux faits qui lui sont propres, le commissaire a souligné que les circonstances entourant les rapports sexuels dans l’exercice des fonctions et découlant d’une interaction professionnelle avec un citoyen ont toujours été traitées comme les infractions les plus graves, car [TRADUCTION] « quelle que soit la situation, le public s’attend toujours à […] les policiers qui interviennent ne laissent pas tomber leur serment d’office et leurs responsabilités professionnelles pour des gratifications obtenues sous le coup de l’impulsivité ».

[36]           La décision prévoit que les principes appliqués par les tribunaux d’appel canadiens visant à établir si les juges de première instance peuvent validement rejeter des propositions conjointes sur la détermination de la sanction s’appliquent aisément à la proposition conjointe sur la sanction dans des procédures disciplinaires intentées contre des policiers. Tel qu’il a été résumé dans le rapport du CEE, le critère approprié justifiant de s’écarter d’une proposition conjointe sur la sanction est de savoir si :

  1. la sanction proposée est susceptible de déconsidérer l’administration de la justice;
  2. la sanction proposée est par ailleurs contraire à l’intérêt public;
  3. la sanction proposée ne convient pas et n’est pas raisonnable;
  4. il existe un bon motif pour rejeter la recommandation conjointe; le motif invoqué est énoncé de manière claire et convaincante; le motif ne constitue pas simplement une opinion selon laquelle la sanction proposée n’est pas suffisante; enfin, le motif est précédé d’une enquête approfondie sur les circonstances sous-jacentes à la proposition conjointe.

[37]           Le commissaire a reconnu qu’il ne n’agissait pas d’une situation où le demandeur acceptait de faire un aveu en échange d’une proposition conjointe plus clémente. Cependant, le rôle du commissaire est de pondérer « les intérêts du membre de la GRC visé par les mesures disciplinaires et ceux de la GRC et du public canadien en s’assurant que les gendarmes qui se sont conduits de façon scandaleuse sont punis d’une manière qui préserve la confiance du public envers la GRC » (Kinsey c. Canada (Procureur général), 2007 CF 543, au paragraphe 44 [Kinsey]). En outre, le fait de contribuer à rendre les collectivités autochtones plus sûres et plus saines est une priorité stratégique de longue date de la GRC.

[38]           Le commissaire a estimé que le demandeur devait s’acquitter de ses fonctions avec le plus grand professionnalisme. La preuve a révélé que le demandeur était perçu comme étant un exécutant exceptionnel doté d’un grand potentiel, et qu’il bénéficiait de l’appui du commandant divisionnaire. En définitive toutefois, le commissaire a conclu que les facteurs atténuants ne suffisaient pas à réduire la gravité des gestes admis par le demandeur, qui même s’ils avaient été posés de façon inhabituelle, ont montré un très grand manque de jugement et ont complètement miné les valeurs, les priorités et la mission de la GRC.

[39]           Dans les circonstances et en tenant compte des précédents en matière de rapports sexuels découlant d’interactions professionnelles, le commissaire a jugé que la proposition conjointe sur la sanction était absolument inadéquate et contraire à l’intérêt public. Par conséquent, il a ordonné au demandeur de démissionner dans un délai de 14 jours suivant la date de signification d’un exemplaire de la décision, à défaut de quoi il serait congédié.

III.             Questions en litige

[40]           Il s’agit de savoir si :

  1. les manquements admis à l’équité procédurale et au droit à une audience équitable ayant conduit à la décision initiale du Comité ont été redressés dans la décision subséquente rendue par le commissaire;
  2. la décision du commissaire sur le fond et la sanction étaient raisonnables.

IV.             Norme de contrôle

[41]           La première question portant sur l’équité procédurale doit être examinée selon la norme de la décision correcte. Consulter Schmidt c. Canada (Procureur général), 2011 CF 356, au paragraphe 14 [Schmidt]).

[42]           Le défendeur soutient qu’une certaine retenue s’impose néanmoins, compte tenu des déclarations du juge Stratas selon lesquelles la Cour doit examiner les questions d’équité procédurale en faisant preuve d’un « degré de retenue » en se montrant respectueuse des choix du décideur (Bergeron c. Canada (Procureur général), 2015 CAF 160, au paragraphe 69, citant Ré:Sonne c. Conseil du secteur de conditionnement physique du Canada et Goodlife Fitness Centres Inc., 2014 CAF 48, au paragraphe 42). Ces décisions se distinguent toutefois du cas en l’espèce, car la question en litige dont la Cour est saisie implique l’examen d’un éventuel manquement à l’équité procédurale et au droit à une audience équitable – et non une évaluation du choix de la procédure qu’a fait l’organisme administratif. J’estime qu’aucune retenue n’est justifiée pour des questions relatives à l’équité procédurale incluant le droit à une audience équitable (Canadian Tire Corporation, Limited v. Koolatron Corporation, 2016 FCA 2, au paragraphe 14).

[43]           Compte tenu de la conclusion que j’ai tirée sur la première question en litige relativement au manquement à l’équité procédurale, il n’est pas nécessaire de tenir compte de la norme de contrôle appliquée à la décision du commissaire sur le fonds et sur la sanction.

V.                Analyse

A.                Si les manquements admis à l’équité procédurale et au droit à une audience équitable ayant conduit à la décision initiale du Comité ont été redressés par la décision subséquente rendue par le commissaire

[44]           Le demandeur fait valoir que la décision du commissaire était inéquitable sur le plan de la procédure, vu que le commissaire n’a pas ordonné la tenue d’une nouvelle audience malgré le fait qu’il ait reconnu que le droit du demandeur à une audience équitable et à l’équité procédurale avait été gravement violé.

[45]           Le demandeur prétend qu’un manquement à l’équité procédurale invalide une décision dans les circonstances les plus exceptionnelles (Kinsey, précité; Cardinal c. Directeur de L’Établissement Kent, [1985] 2 RCS 643, au paragraphe 24 [Cardinal]). La Cour suprême a reconnu une exception limitée à l’exigence relative à la tenue d’une nouvelle audience découlant d’un manquement à l’équité procédurale – lorsque les résultats seraient inéluctables sur le plan juridique (Mobil Oil, précité, aux paragraphes 52 à 55). Le demandeur déclare que le fait que le commissaire s’attendait à ce que le résultat soit le même n’est pas suffisant.

[46]           Le défendeur soutient qu’il était raisonnable que le commissaire tranche l’affaire plutôt que de renvoyer le dossier au Comité pour qu’une nouvelle décision soit rendue.

[47]           Le défendeur affirme qu’il est incorrect pour le demandeur de s’appuyer sur l’arrêt Cardinal, précité, quant au postulat qu’en l’absence de circonstances exceptionnelles, la décision initiale est frappée de nullité. Les tribunaux d’appel peuvent remédier aux manquements à l’équité procédurale d’un tribunal inférieur dans des circonstances appropriées (Taiga Works Wilderness Equipment Ltd, Re, 2010 BCCA 97, au paragraphe 28 [Taiga Works]; Schmidt, précité, au paragraphe 16; McBride v. Canada (National Defence), 2012 FCA 181, au paragraphe 41 [McBride]). Le critère est celui de savoir si, en tenant compte de l’ensemble des circonstances, l’ensemble de la procédure – y compris la procédure initiale et l’examen en appel – était équitable.

[48]           Après avoir examiné la jurisprudence pertinente, je suis d’accord avec le défendeur que dans certaines circonstances, les tribunaux administratifs d’appel ont été reconnus comme ayant le pouvoir de remédier aux erreurs ou manquements de nature procédurale dans le cadre d’une décision d’une instance inférieure (Schmidt, au paragraphe 16; Taiga Works, précité, au paragraphe 17). Dans la décision Taiga Works, la Cour d’appel de la Colombie-Britannique a fait un examen exhaustif de la jurisprudence pertinente concernant le pouvoir d’un tribunal d’appel de remédier aux manquements à l’équité procédurale. Aux paragraphes 36 à 38, la Cour s’exprime ainsi :

[traduction] 
[36]      Le fait que la Cour suprême du Canada ait mentionné Harelkin et Cardinal en les approuvant tous les deux signifie qu’on ne peut estimer que Cardinal contredit le principe énoncé dans Harelkin (et King) selon lequel un tribunal d’appel peut remédier à un manquement aux règles de la justice naturelle ou à l’équité procédurale dans des circonstances appropriées.

[37]      J’estime que Cardinal permet d’affirmer qu’on ne saurait faire fi d’un manquement aux règles de la justice naturelle ou à l’équité procédurale au motif que la cour de révision ou le tribunal d’appel estime que l’issue aurait été la même s’il n’y avait pas eu de manquement. Comme le démontrent les arrêts postérieurs à Cardinal auxquels j’ai renvoyé, Harelkin et King permettent toujours d’affirmer que les tribunaux d’appel peuvent, dans des circonstances appropriées, remédier à des manquements à la justice naturelle ou à l’équité procédurale commis par un tribunal inférieur. La question qui se pose ensuite est celle de savoir comment déterminer s’il a été remédié convenablement à de tels manquements.

[38]      À l’instar du juge Huddart dans International Union of Engineers et du juge Berger de la Cour d’appel dans Stewart, je préfère l’approche préconisée par de Smith, Woolf et Jowell dans Judicial Review of Administrative Action. L’on devrait examiner les procédures devant le tribunal initial et devant le tribunal d’appel, puis décider si la procédure dans son ensemble satisfait aux exigences en matière d’équité. L’on devrait considérer toutes les circonstances, y compris les facteurs énumérés par de Smith, Woolf et Jowell.

[Non souligné dans l’original]

[49]           Les facteurs dont un tribunal devrait tenir compte pour décider si les propriétés curatives de l’appel ont garanti que l’ensemble de la procédure a atteint un niveau acceptable d’équité sont les suivants :

  1. la gravité de l’erreur commise en première instance;
  2. la probabilité que les effets préjudiciables découlant de l’erreur puissent également avoir perduré lors de la nouvelle audience;
  3. la gravité des conséquences pour l’intéressé;
  4. l’étendue des pouvoirs du tribunal d’appel;
  5. si la décision du tribunal d’appel est fondée uniquement sur les éléments dont disposait le décideur initial ou si elle fait suite à une nouvelle audience.

Taiga Works, au paragraphe 28, citant de Smith, Woolf et Jowell, dans Judicial Review of Administrative Action, 5e édition (London : Sweet & Maxwell, 1995), aux pages 489 et 490; Schmidt, au paragraphe 16.

[50]           Le défendeur soutient qu’une analyse de ces facteurs laisse entendre que l’ensemble du processus était équitable. Le commissaire s’est demandé si l’audience devant le Comité avait eu une incidence sur sa capacité à rendre une décision et a conclu par la négative. Il a mentionné expressément les erreurs commises par le Comité et a établi des paramètres clairs des faits non contestés dont il a tenu compte, en faisant abstraction de la preuve répréhensible.

[51]           Le défendeur affirme que le Comité n’a pas commis une erreur grave en admettant initialement les éléments de preuve sur la question du consentement, puisque cette preuve présentait également le contexte et les circonstances de la violation du code de déontologie. Même si l’examen de la preuve relative à l’allégation no 2 par le Comité était plus flagrant, le défendeur soutient qu’une telle preuve a été écartée. Le commissaire a pris soin de limiter son examen à la preuve relevant de l’allégation no 1, bien définie, et, par conséquent, il est peu probable que les effets préjudiciables de l’erreur aient perduré lors de la nouvelle audience.

[52]           De même, le défendeur souligne qu’il incombe au commissaire de maintenir les normes d’intégrité de la GRC, et qu’il est investi d’un vaste pouvoir conféré par la loi en vertu de l’alinéa 45.16(2)c) de la Loi pour tirer les conclusions que le Comité aurait dû tirer et pour annuler ou confirmer la sanction imposée par le Comité. Bien que la décision du commissaire ne soit pas une nouvelle décision, le défendeur prétend que la décision était fondée sur une preuve non contestée devant le Comité, contenue dans les précisions, et que le commissaire ne lui a accordé aucun poids dans la décision initiale.

[53]           Après avoir examiné les facteurs susmentionnés, je ne souscris pas à la thèse du défendeur selon laquelle l’ensemble de la procédure a atteint un niveau acceptable d’équité. Même si le commissaire était au courant des manquements à la procédure ayant examiné et cité le rapport du CEE et adapté sa décision en conséquence, en raison de la nature des manquements et du fait que ces derniers étaient répandus dans le dossier sur lequel était fondé la décision, j’estime que l’appel n’a pas remédié aux manquements survenus dans le cadre de la décision initiale.

[54]           En ce qui concerne le premier facteur, il ne fait aucun doute que le demandeur a été privé de son droit à l’équité procédurale dans le cadre de l’audience devant le comité d’arbitrage. Comme l’a indiqué le CEE et l’a convenu le commissaire, [TRADUCTION] « le droit du [demandeur] à l’équité procédurale a été gravement enfreint et son droit à une audience équitable, compromis » [non souligné dans l’original]. Il n’y a pas eu qu’une seule erreur, mais bien plusieurs erreurs de procédure au cours du processus d’audience. Ces manquements ont touché la rédaction inadéquate des allégations (délimitant la portée de toute l’audience) jusqu’à se fonder largement sur des éléments de preuve sans importance et non pertinents, et par conséquent, non admissibles qui ont porté préjudice au demandeur tout au long de la décision du Comité. Après un examen approfondi et compte tenu des principes juridiques applicables, le CEE a conclu à la gravité des erreurs.

[55]           Pour ce qui est du deuxième facteur, j’estime que la nature des manquements à la procédure au cours de l’audience devant le comité d’arbitrage donne à penser qu’il y est plus probable que l’effet préjudiciable de ces manquements ait perduré lors de l’appel.

[56]           Le rapport du CEE a conclu que [TRADUCTION] « le seul élément de preuve dont est saisi le Comité pour déterminer la sanction serait l’aveu limité du [demandeur], les dépositions des témoins assignés par le RM à l’étape de la sanction et la preuve documentaire produite par le RM au soutien des prétentions du [demandeur]». Bien que le commissaire ne soit pas lié par les conclusions du CEE, lorsqu’il s’écarte de ces conclusions, il est tenu de donner des motifs (paragraphe 45.16(6) de la Loi, abrogé).

[57]           Le commissaire a conclu qu’il était [TRADUCTION] « très clair » que le Comité s’était appuyé sur une preuve inadmissible, et qu’il n’avait pas compartimenté les éléments de preuve soumis. Pourtant, dans sa décision sur la sanction, le commissaire n’était [TRADUCTION] « pas convaincu de devoir faire abstraction des parties même les plus pertinentes du témoignage de la plaignante et de son amie » – s’écartant ainsi des conclusions tirées par le CEE. Des opinions différentes, sans plus, ne justifient pas l’examen par le commissaire du témoignage obtenu sur la question du consentement, qui n’était donc pas visé par la portée de l’allégation n1 et qui n’avait pas été présenté aux décideurs. Comme la Cour d’appel a conclu dans l’arrêt Gill, précité, la décision finale rendue au terme des procédures disciplinaires de la GRC ne peut pas être fondée sur des conclusions qui vont au-delà des limites de l’allégation.

[58]           Bien que le défendeur soutienne que cette preuve était non contestée et comprise dans les précisions, dans sa décision sur la sanction, le commissaire s’est fondé sur une preuve non pertinente quant à une question importante en litige, et dont il n’avait donc pas été saisi. Cela constitue une erreur de droit et un manquement à l’équité procédurale (Sopinka et al., The Law of Evidence in Canada, 4th ed, (Markham: LexisNexis, 2014), à la page 51). La procédure devant le Comité était entachée d’un certain nombre de manquements, et le dossier contient de nombreux éléments de preuve inadmissibles. En choisissant les éléments de preuve les plus pertinents, et en s’y fondant avant de rendre une décision sur la sanction, le commissaire a agi de manière inéquitable sur le plan de la procédure, ce que la Cour ne peut cautionner.

[59]           La nature même des manquements à la procédure et leur omniprésence apparente d’un bout à l’autre du dossier sur lequel le commissaire s’est appuyé pour rendre sa décision ne sont pas aisément réparés en l’absence d’une nouvelle audience, et donnent à penser que les effets préjudiciables des erreurs ci-dessous ont également influencé l’issue de l’appel.

[60]           En ce qui a trait au troisième facteur, il n’est pas contesté que la décision du Comité aura de graves conséquences sur le demandeur, à la fois sur les plans personnel et professionnel.

[61]           Quant au quatrième facteur, malgré la faculté du commissaire de ne pas tenir compte de la décision du Comité et de substituer sa propre décision en appel, l’alinéa 45.16(2)c) de la Loi ne peut être lu de façon à passer outre le droit fondamental du demandeur aux garanties d’équité procédurale. Cela est particulièrement vrai lorsque la décision est hautement juridictionnelle et d’une grande importance pour l’intéressé (Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817, aux paragraphes 23 à 27).

[62]           Selon le cinquième et dernier facteur, les mesures curatives prises n’ont pas assuré l’équité de l’ensemble de la procédure.

[63]           Un appel de novo est un processus au moyen duquel un tout nouveau dossier est créé qui ne tient absolument pas compte de la décision antérieure. Consulter Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Thanabalasingham, 2004 CAF 4, au paragraphe 6.

[64]           Malgré que le commissaire n’ait pas fait montre de déférence à l’égard de la décision du Comité, il ne s’agissait pas d’une décision de novo. En appel, le commissaire doit fonder son examen sur le dossier de l’audience tenue devant le comité d’arbitrage, le mémoire d’appel et les argumentations écrites qui lui ont été présentées (paragraphe 45.16(1)). Il doit aussi prendre en considération la recommandation du CEE même s’il n’est pas lié ni par les conclusions du comité d’arbitrage ni par la recommandation du CEE.

[65]           Le dossier contenait de nombreux éléments de preuve inadmissibles, sans lesquels le fondement factuel était trop restreint pour pouvoir trancher la question. Il ne s’agit pas ici d’une situation où le demandeur a tiré avantage de l’appel de novo qui aurait pu corriger les erreurs ci‑dessous.

[66]           Je remarque également que les décisions sur lesquelles le défendeur se fonde pour soutenir que l’ensemble de la procédure était équitable, malgré les vices de procédure ci-dessous, s’appliquent dans les examens de novo (Alghaithy v University of Ottawa, 2012 ONSC 142, aux paragraphes 38, 40 et 44; McBride, précité, au paragraphe 43; Schmidt, aux paragraphes 19 et 20; Khan v. Ottawa (University of), [1997] OJ no 2650 (QL), aux paragraphes 40 à 45). De façon générale, dans les affaires où l’appel n’est pas un appel de novo, les tribunaux ont conclu que l’examen en appel ne remédiait pas à au manquement à l’équité procédurale au premier niveau (Taiga Works; consulter également Beauregard c. Canada (Procureur général), 2015 CF 1383, au paragraphe 55.

[67]           Dans les circonstances actuelles, j’estime que l’ensemble de la procédure était contraire à l’équité procédurale. Les manquements à l’équité procédurale au cours de l’audience initiale n’étaient pas d’importance mineure et on ne peut pas dire avec certitude que ces manquements n’ont pas eu une incidence sur l’issue du cas en l’espèce. Je n’estime pas que le résultat est inévitable et je suis d’avis que « la faiblesse d’une cause ne devrait pas normalement amener les tribunaux à ignorer les manquements à l’équité ou à la justice naturelle » (Mobil Oil, au paragraphe 53).

[68]           Par conséquent, le commissaire a commis une erreur en tranchant l’appel malgré l’existence des manquements à l’équité procédurale. Nonobstant la longue période écoulée dans cette affaire, les principes fondamentaux d’équité procédurale doivent être respectés, surtout lorsque le résultat d’une décision prise a de graves répercussions sur la vie et la carrière du demandeur.

[69]           Un comité d’arbitrage différemment constitué rendra une nouvelle décision après la tenue d’une audience équitable, puis la question de la sanction sera tranchée de manière appropriée.

[70]           Compte tenu des conclusions que j’ai tirées sur l’équité procédurale, il n’y a pas lieu d’évaluer le caractère raisonnable de la décision du commissaire.

 


JUGEMENT

LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT :

1.                  La présente demande de contrôle judiciaire est accueillie.

2.                  La décision du commissaire est annulée et le dossier disciplinaire du demandeur sera renvoyé devant un comité d’arbitrage différemment constitué.

« Michael D. Manson »

Juge

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-1712-15

INTITULÉ :

GENDARME ROBERT MCBAIN c. LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

LIEU DE L’AUDIENCE :

Calgary (Alberta)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 12 juillet 2016

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE MANSON

DATE DES MOTIFS :

Le 19 juillet 2016

 

COMPARUTIONS :

D. Robb Beeman

POUR LE DEMANDEUR

Christine Ashcroft

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

McLennan Ross LLP

Avocats

Calgary (Alberta)

POUR LE DEMANDEUR

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Edmonton (Alberta)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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