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Date : 20160817


Dossier : IMM-567-16

Référence : 2016 CF 938

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 17 août 2016

En présence de monsieur le juge Manson

ENTRE :

LUIS CARLOS SANCHEZ JIMENEZ MARTHA LUCIA PAZ PAREDES

JUAN SEBASTIAN SANCHEZ PAZ ET MARIA JOSE SANCHEZ PAZ

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION ET LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

défendeurs

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   Introduction

[1]               Les demandeurs ont présenté, en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 [LIPR], une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire à l’encontre d’une décision défavorable datée du 9 décembre 2015 rendue par une agente chargée de l’examen des risques avant renvoi [ERAR] dans laquelle il est conclu que les demandeurs ne sont ni des réfugiés au sens de la Convention ni des personnes à protéger en vertu des articles 96 et 97(1) de la LIPR.

II.                Contexte

[2]               Les faits contextuels qui ont mené au rejet de la demande d’ERAR des demandeurs sont décrits dans la décision défavorable de notre Cour relativement au contrôle judiciaire de leur demande à la Section de la protection des réfugiés [SPR], datée du 5 décembre 2014, sous le dossier IMM-3854-13 :

-     Les demandeurs sont des citoyens de la Colombie.

-     En décembre 2006, M. Jimenez a commencé à exploiter Compusales and Supplies Inc., une entreprise qui importait en Colombie des ordinateurs en provenance des États-Unis.

-     En novembre 2008, il a commencé à recevoir des appels de menaces d’individus membres d’un groupe paramilitaire, lui demandant de rembourser une dette à leur égard contractée par son défunt partenaire commercial [la dette].

-     Le 27 novembre 2008, alors qu’il était debout près de son véhicule sur le bord de la route, M. Jimenez a été attaqué par des membres du clan Baez, un groupe paramilitaire conduisant des motocyclettes, qui ont également tenté de l’enlever.

-     En janvier 2009, sept membres du clan Baez lui ont demandé de blanchir de l’argent par le biais de son entreprise aux États-Unis, en guise de remboursement de la dette.

-     Le 2 février 2009, il s’est rendu aux États-Unis au cours d’un voyage d’affaires de six jours; il n’y a pas demandé l’asile et il est retourné en Colombie.

-     En février et mars 2009, il a transféré illégalement des fonds dans ses comptes bancaires américains, puis il a reçu des appels de harcèlement de la part d’individus demandant des paiements. Conformément à l’entente conclue en janvier 2009, il a acheté des ordinateurs aux États-Unis afin de remettre au clan Baez l’argent ainsi blanchi.

-     En mars et avril 2009, M. Jimenez a reçu plus de 150 appels téléphoniques et, en avril, on l’a averti que s’il ne versait pas l’argent, on le tuerait ou on enlèverait sa famille.

-     En réaction, M. Jimenez a fermé ses comptes bancaires américains.

-     En mai 2010, sous le couvert de l’anonymat, M. Jimenez a informé la police colombienne de sa situation; cependant, il a décidé de ne pas donner suite à la réunion proposée par l’agent de police, car il a jugé que la proposition en question n’était pas fiable.

-     Il a écrit au bureau du président ainsi qu’à la sous-section de l’analyse financière et de l’information pour exposer sa situation, mais il n’a reçu aucun soutien.

-     Le 14 juillet 2010, M. Jimenez a eu une rencontre avec son avocat, deux agents de la United States Drug Enforcement Administration (la DEA) en Colombie, Jimmy Alverio et Luis Perez, où il a été établi que les demandeurs se rendraient aux États-Unis et s’inscriraient à un programme de protection.

-     Le 21 juillet 2010, un agent de la DEA a informé M. Jimenez que la DEA avait entrepris une enquête concernant les activités des narcotrafiquants avec lesquels il avait involontairement été impliqué et qu’il était intéressé par ses renseignements; cependant, puisque l’enquête portait davantage sur le trafic de stupéfiants que sur le blanchiment d’argent, les demandeurs ne pouvaient pas se prévaloir du programme de protection aux États-Unis comme ils s’y étaient attendus.

-     Le 27 juillet 2010, les demandeurs ont fui la Colombie pour se réfugier aux États-Unis.

-     Le 12 août 2010, les demandeurs ont quitté les États-Unis pour se rendre au Canada où ils ont demandé l’admission et l’asile.

-     Les demandeurs fondent leur demande sur une menace à leur vie ou un risque de traitements ou de peines cruels et inusités du fait de leur appartenance à un groupe social donné ou de leurs opinions politiques.

-     Le 9 mai 2013, la SPR a rejeté leur demande [traduction] « en raison de problèmes de crédibilité du fait qu’ils n’avaient pas demandé de protection ailleurs et qu’ils se sont de nouveau réclamés de la protection ».

[3]               Afin de démontrer à l’agente d’ERAR la menace à laquelle ils étaient toujours exposés, ils ont fourni de nouveaux éléments de preuve. L’agente d’ERAR a confirmé qu’elle avait accepté tous les nouveaux éléments de preuve, sauf :

  1. une série de documents présentés à la SPR lors de l’audience tenue en mai 2013, parce que ces documents précèdent la décision de la SPR;
  2. la lettre de Mme Ana Margarita Duran De Leon, datée du 24 mars 2011, parce que celle-ci précède également la décision de la SPR.

[4]               Toutefois, il semble que l’agente d’ERAR n’a pas pris en considération ou analysé la lettre officielle du directeur régional intérimaire de la DEA pour la région andine, datée du 5 février 2015 (la lettre de la DEA).

[5]               L’agente d’ERAR a jugé que les nouveaux éléments de preuve qui avaient été acceptés ne dissipaient pas les préoccupations de la SPR concernant la crédibilité des demandeurs et que ceux-ci ne constituaient pas une preuve suffisante de la menace future à laquelle ils faisaient face.

[6]               En outre, l’agente d’ERAR a étudié les éléments de preuve documentaires et a conclu que les demandeurs avaient présenté des documents sur la situation dans le pays qui ne correspondaient pas à la menace à laquelle ils faisaient face. Les éléments de preuve documentaires concernant la Colombie et la situation dans ce pays ne permettaient pas de conclure que les demandeurs faisaient face à une menace à leur vie ou à un risque de traitements ou de peines cruels et inusités. Les demandeurs étaient exposés à un risque généralisé. En conséquence, l’agente d’ERAR a rejeté leur demande.

III.             Questions en litige

[7]               Les questions en litige sont les suivantes :

  1. Était-il raisonnable pour l’agente d’ERAR de rejeter certains éléments de preuve sous prétexte qu’ils n’étaient pas nouveaux?
  2. Était-il raisonnable pour l’agente d’ERAR de conclure que les demandeurs n’avaient pas établi le lien entre les documents sur le pays et leur situation personnelle?

IV.             Norme de contrôle

[8]               La norme de contrôle est celle de la décision raisonnable.

V.                Analyse

A.                Était-il raisonnable pour l’agente d’ERAR de rejeter certains éléments de preuve sous prétexte qu’ils n’étaient pas nouveaux?

[9]               Un élément de preuve n’est pas nouveau simplement du fait qu’il a été produit après l’audience de la Commission. Celui-ci doit se rapporter à [traduction] « de nouveaux risques, afférents à la situation nationale ou à la situation personnelle ». La date à laquelle les éléments de preuve ont été produits ne constitue pas un facteur déterminant (Raza c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CAF 385 [Raza]; Elezi c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 240 [Elezi]; Win c. Canada (Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 398 [Win]).

[10]           Il n’est pas obligatoire que les éléments de preuve fassent état de nouvelles menaces. Il peut s’agir de menaces que le demandeur a invoquées lors de son audience devant la Commission. Lorsque des éléments de preuve surviennent après la décision de la Commission, l’agent d’ERAR commet une erreur s’il invoque comme motif pour ne pas les avoir examinés le fait que la Commission a déjà examiné les motifs allégués auxquels se rapportent ces éléments de preuve (Elezi, précité; Win, précité; Oluwafunmilayo Adeshina c. Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2015 CF 15, au paragraphe 11; Djordevic c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 13, au paragraphe 17).

[11]           L’agent d’ERAR doit prendre acte de la décision de la Commission de rejeter la demande d’asile, lorsque les éléments de preuve qui lui sont présentés l’ont déjà été à la Commission, à moins que des nouveaux éléments de preuve survenus depuis le rejet n’aient pu amener la Commission à statuer autrement. L’alinéa 113a) de la LIPR pose plusieurs questions, notamment si les éléments de preuve offerts sont pertinents, si ces éléments de preuve sont nouveaux et s’ils sont importants (Raza, précité, au paragraphe 13).

[12]           Divers facteurs doivent être pris en considération pour conclure qu’un élément de preuve est un nouvel élément de preuve. Est-ce que les éléments de preuve offerts :

a)      confirment la situation actuelle dans le pays de renvoi ou qu’un événement s’est produit ou que des circonstances sont survenues après l’audience de la SPR?

b)      établit un fait qui n’était pas connu du demandeur d’asile au moment de l’audition de sa demande d’asile?

c)      réfute une conclusion de fait tirée par la SPR (y compris une conclusion touchant la crédibilité)?

[13]           Le défendeur est d’avis que les lettres de la procureure colombienne, Mme Ana Margarita Duran De Leon, et de l’agent de la DEA, M. Donahue, n’étaient pas nouvelles parce qu’elles auraient pu être disponibles avant l’audience de la SPR.

[14]           Cependant, la SPR a rejeté la demande des demandeurs uniquement pour des motifs interdépendants de crédibilité et d’un manque de crainte subjective. L’une des principales conclusions de la SPR en ce qui concerne la crédibilité était que les objets de correspondance de la DEA ne constituaient pas des éléments de preuve corroborants « officiels ». La SPR a en effet observé qu’une grande partie de ces éléments de preuve qui ont été présentés à la SPR prenaient la forme de courriels informels.

[15]           En guise de document important pour appuyer leur demande d’ERAR, les demandeurs ont obtenu et présenté une lettre de la DEA, laquelle semble corroborer leur scénario de la menace future en Colombie et leur besoin de protection.

[16]           L’agente d’ERAR a commis une erreur en portant son attention à l’existence potentielle d’une nouvelle menace, plutôt que de se concentrer sur les nouveaux éléments de preuve concernant la menace que les demandeurs avaient invoquée devant la SPR.

[17]           L’agente d’ERAR a refusé de prendre en considération la lettre de la DEA parce que, à son avis, elle ne correspondait pas à la définition d’un nouvel élément de preuve. Elle a déclaré que les menaces que les demandeurs avaient mentionnées dans leurs observations lors de leur ERAR étaient [traduction] « essentiellement les mêmes » que celles qui avaient été évaluées par la SPR. Elle a mentionné que la crédibilité des demandeurs avait été [traduction« totalement démolie » par la SPR et que les demandeurs avaient simplement réitéré leurs arguments et qu’ils n’avaient pas abordé cette question.

[18]           C’est tout simplement erroné. L’agente d’ERAR a interprété la Loi de façon erronée, laquelle permet aux demandeurs de faire valoir de nouveaux éléments de preuve dans une demande d’ERAR ayant pour objet de réfuter les conclusions de la SPR concernant leur crédibilité.

[19]           En outre, même si le défendeur soutient que les liens entre la lettre de la DEA et la menace spécifique que posent le clan Baez et son groupe paramilitaire pour les demandeurs sont insuffisants, j’estime que, même s’il n’y a pas de liens précis entre la lettre de DAE et le clan Baez, ainsi que la menace spécifique que représente le clan Baez pour les demandeurs, le dossier indique implicitement, sinon clairement, que de tels liens existent bel et bien.

[20]           Les demandeurs ont aussi présenté une lettre de la procureure en Colombie à laquelle ils avaient fait appel lorsqu’ils habitaient ce pays. Cette procureure, qui semblait corroborer la menace à laquelle sont exposés les demandeurs, a également présenté des observations sur les raisons pour lesquelles les renseignements dans cette lettre devraient être considérés comme de nouveaux éléments de preuve. L’agent d’ERAR n’a pas pris en compte ces éléments de preuve, parce qu’elle estimait qu’ils n’étaient pas nouveaux.

[21]           J’estime que l’agent d’ERAR a erré en concluant que les demandeurs n’avaient pas réfuté la conclusion défavorable de la SPR concernant leur crédibilité dans les nouveaux éléments de preuve constitués des deux lettres ci-dessus, lesquelles sont contestées. Les demandeurs ont expliqué pourquoi la lettre de la DEA et celle de la procureure contredisent les principales conclusions défavorables de la SPR concernant la crédibilité et pourquoi la lettre de la procureure n’était pas disponible auparavant.

B.                 Était-il raisonnable pour l’agente d’ERAR de conclure que les demandeurs n’avaient pas établi le lien entre les documents sur le pays et leur situation personnelle?

[22]           L’agente d’ERAR a jugé que les observations des demandeurs [traduction] « décrivent la situation générale en Colombie et qu’ils ne rattachent pas cet élément de preuve à la menace future à laquelle ils font face ».

[23]           Les demandeurs soutiennent qu’ils ont établi le lien entre la documentation sur le pays qu’ils ont présentée dans leur demande d’ERAR et leur situation personnelle. Ils soutiennent qu’il existe un risque continu et un manque de protection pour les personnes dans leur situation et qui présentent leur profil de risque.

[24]           Le dossier montre qu’il y a un lien direct entre la documentation sur le pays et la famille Sanchez Jimenez. En outre, comme j’estime que la lettre de M. Donahue de la DEA est acceptée en tant qu’élément de preuve, il est également apparent que les demandeurs ne bénéficieront sans doute pas de l’offre d’un refuge sûr que la Colombie accorde à certaines personnes menacées par les groupes paramilitaires. L’agente d’ERAR n’a pas tenu compte de cet argument ni des deux lettres. Le rejet de ces deux lettres, en tant que nouveaux éléments de preuve, était déraisonnable.

[25]           Je suis d’accord avec l’affirmation des demandeurs selon laquelle l’agente d’ERAR n’était pas raisonnable lorsqu’elle a conclu qu’ils n’étaient pas personnellement menacés.

 


JUGEMENT

LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT :

1.                  La demande est accueillie et l’affaire est renvoyée à un autre agent pour réexamen;

2.                  Aucune question n’est soumise pour être certifiée.

« Michael D. Manson »

Juge

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-567-16

INTITULÉ :

LUIS CARLOS SANCHEZ JIMINEZ ET AL. c. LE MINISTÈRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION ET AL.

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 9 août 2016

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE MANSON

DATE DES MOTIFS :

Le 17 août 2016

COMPARUTIONS :

Douglas Lehrer

Pour les demandeurs

Jocelyn Espejo-Clarke

Pour les défendeurs

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Douglas Lehrer

Avocat

Toronto (Ontario)

Pour les demandeurs

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

Pour les défendeurs

 

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