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Date : 20160720


Dossier : T-957-15

Référence : 2016 CF 827

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 20 juillet 2016

En présence de monsieur le juge Manson

ENTRE :

LUIS ALONSO DIEZ MONTOYA, ÉGALEMENT CONNU SOUS LES NOMS DE LUIS ALONSO MONTOYA TOBAN, LUIS A. MONTOYA ET LUIS ALONSO MONTOYA TOBAN

demandeur

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   Introduction

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle de la décision du gouverneur en conseil du 7 mai 2015 révoquant la citoyenneté du demandeur conformément aux articles 10 et 18 de la Loi sur la citoyenneté, LRC 1985, ch. C-29, dans la version du 13 mai 2015 (Loi sur la citoyenneté).

[2]               Le 9 février 2016, le juge Hughes a autorisé le demandeur à présenter de nouveaux éléments de preuve dans les 20 jours suivant la date de l’ordonnance, notamment des affidavits contenant de nouveaux éléments de preuve relativement à l’ensemble du dossier d’immigration du demandeur ainsi que des renseignements relatifs aux impôts et à son invalidité. Le contrôle judiciaire prévu le 25 février 2016 a donc été reporté.

[3]               Le demandeur a sollicité un second report le 4 mai 2016 puisque le gouvernement ne lui avait pas encore transmis l’ensemble de son dossier d’immigration. Le défendeur s’est opposé à cette demande au motif que le demandeur avait déjà eu l’occasion de déposer des éléments de preuve supplémentaires et qu’il n’avait pas été en mesure de démontrer la pertinence de l’ensemble de son dossier d’immigration en l’espèce, d’autant plus que le décideur n’aurait pas eu ce dossier entre les mains.

[4]               Dans une ordonnance du 3 juin 2016, le juge Noël a fixé péremptoirement la date d’audience du présent contrôle judiciaire.

II.                Rappel des faits

[5]               Le demandeur, M. Luis Alonso Diez Montoya (également connu sous les noms Luis Alonso Montoya Toban, Luis A. Montoya et Luis Alonso Montoya Tobon), est né en Colombie le 22 novembre 1950 et est devenu un résident permanent canadien le 18 mai 1973. Il a déposé sa première demande pour obtenir la citoyenneté canadienne en août 1984, qui a été refusée en avril 1985 en raison de l’inobservation de l’exigence de la connaissance suffisante.

[6]               Le 23 janvier 1985, le demandeur a été arrêté en Floride, aux États-Unis, sous le nom de Luis Alonso Montoya et a été accusé par les autorités américaines d’importation et de possession de cocaïne en vue de trafic.

[7]               Le demandeur a été jugé et déclaré coupable de crimes liés aux drogues en juillet 1985, et a été emprisonné de septembre 1985 à février 1988. Il a ensuite été expulsé en Colombie.

[8]               Le 24 janvier 1989, le demandeur est revenu au Canada après avoir obtenu un permis de retour pour résident permanent. En mars 1989, il a déposé une seconde demande de citoyenneté sous le nom de Luis Alonso Montoya Tobon. Même s’il était indiqué sur la demande qu’il devait répondre avec honnêteté aux questions du formulaire et que le défaut de ce faire pouvait entraîner la révocation de la citoyenneté, le demandeur a déclaré ne pas s’être absenté du Canada au cours des quatre années précédant la date de sa demande et a indiqué une seule adresse de résidence au Canada pendant toutes ces années.

[9]               La demande a été approuvée et le demandeur est devenu citoyen canadien le 23 novembre 1989. Deux mois plus tard, le demandeur a fait une demande en vue d’obtenir un certificat de remplacement, affirmant qu’il avait légalement changé son nom à Luis Alonso Diez Montoya.

[10]           Le 23 avril 1992, le demandeur a été jugé pour de nouveaux crimes liés à la drogue et a été condamné à trois ans d’emprisonnement.

[11]           En juin 1999, la Gendarmerie royale du Canada (GRC) a effectué des comparaisons d’empreintes digitales qui ont permis de conclure que le demandeur était en fait la même personne que Luis Alonso Montoya, qui avait été emprisonné aux États-Unis au milieu des années 1980.

[12]           Le 18 mai 2000, conformément au paragraphe 18(1) de la Loi sur la citoyenneté, Citoyenneté et immigration Canada (CIC) a signifié au demandeur un avis d’intention de révoquer sa citoyenneté. Le demandeur a demandé le renvoi de l’affaire à la Cour fédérale.

[13]           Le ministre de la Citoyenneté et de l’immigration (le ministre) a intenté une action en juillet 2004. Par ordonnance sur consentement datée du 14 février 2007, la Cour fédérale a déclaré que le demandeur avait obtenu sa citoyenneté canadienne par fraude ou au moyen d’une fausse déclaration ou de la dissimulation intentionnelle de faits essentiels. Le demandeur a donné son consentement à jugement et a accepté que le ministre fasse rapport de l’affaire au gouverneur en conseil en recommandant la révocation de la citoyenneté canadienne (le rapport).

[14]           Le 11 février 2009, le ministre a tenté sans succès de signifier le rapport au demandeur.

[15]           Le 30 octobre 2014, le ministre est parvenu à lui signifier une lettre comprenant une copie du rapport. La lettre enjoignait au demandeur de fournir, dans un délai de 30 jours, tout renseignement qu’il souhaitait soumettre à l’examen du ministre et du gouverneur en conseil, renseignements qui seraient joints au rapport avant qu’il ne soit présenté au gouverneur en conseil. Le demandeur n’a fourni aucun renseignement.

[16]           Le rapport décrit les faits tels qu’ils l’ont été mentionnés ci-dessus. Il cite le paragraphe 10(1) et l’article 18 de la Loi sur la citoyenneté, telle que modifiée, comme fondement législatif à la recommandation et préconise, après avoir [traduction] « examiné de façon rigoureuse tous les faits de l’affaire de même que les exigences législatives sous-tendant la révocation de la citoyenneté », de révoquer la citoyenneté canadienne du demandeur. Cette révocation aurait pour résultat le retour au statut de résident permanent pour le demandeur, qui serait désormais visé par la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, ch. 27 [LIPR] (en vertu du paragraphe 46(2) de la LIPR).

[17]           Conformément au rapport du ministre, le gouverneur en conseil a rendu un décret (P.C. 2015-572) fixant au 7 mai 2015 la date à laquelle le demandeur a cessé d’être citoyen canadien. Le rapport du ministre fait partie des motifs du gouverneur en conseil et ils constituent ensemble la décision visée par le contrôle judiciaire [la décision] (Oberlander c. Canada (Procureur général), 2004 CAF 213, au paragraphe 36 [Oberlander (CAF)]).

[18]           Pendant toute la période précitée, le demandeur a occupé un emploi stable au Canada pendant environ 19 ans et a contribué au régime canadien de pensions pendant ce temps. Souffrant de plusieurs problèmes médicaux le rendant inapte à l’emploi, il reçoit actuellement des prestations canadiennes d’invalidité.

III.             Questions en litige

[19]           Les questions en litige sont les suivantes :

  1. Le délai encouru était-il déraisonnable et injustifié et, si tel est le cas, a‑t‑il causé directement au demandeur un préjudice important équivalent à un abus de procédures?
  2. La décision du gouverneur en conseil était-elle déraisonnable?

IV.             Norme de contrôle

[20]           Les questions relatives à l’équité procédurale sont susceptibles de contrôle selon la norme de la décision correcte.

[21]           Le gouverneur en conseil jouit d’un vaste pouvoir discrétionnaire à l’étape de la révocation de la citoyenneté, une décision qui nécessite l’établissement d’un équilibre délicat entre les politiques, les intérêts personnels et l’intérêt public, et sa décision est examinée selon la norme de la décision raisonnable (Oberlander (FAC), précité, au paragraphe 12).

V.                Analyse

A.                Le délai encouru était-il déraisonnable et injustifié et, si tel est le cas, a‑t‑il causé directement au demandeur un préjudice important équivalent à un abus de procédures?

[22]           Le demandeur fait valoir que le délai de 15 ans entre le moment où il a été avisé de l’intention du ministre de révoquer sa citoyenneté (le 18 mai 2000) et sa révocation par décret du gouverneur général en conseil (le 7 mai 2015) est déraisonnable, qu’il constitue un abus de procédure et une contravention au paragraphe 11(b) de la Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, Annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R.-U.), 1982, ch. 11 (la Charte), et du paragraphe 173(b) de la LIPR.

[23]           Toutefois, aucune de ces dispositions n’étant applicable en l’espèce, elles n’ont donc pu être violées. Le paragraphe 11(b) donne à « tout inculpé » le droit d’être jugé dans un délai raisonnable. Le paragraphe 173(b) de la LIPR prévoit pour sa part que la Section de l’immigration, et non le ministre ou le gouverneur en conseil, doit entendre l’affaire dans les meilleurs délais. Les seuls arguments valables portant sur l’équité procédurale sont donc ceux visant l’abus de procédure.

[24]           Le demandeur fait une analogie entre la présente espèce et la décision Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Parekh, 2010 CF 692 [Parekh], dans laquelle la juge Danièle Tremblay-Lamer a autorisé un sursis en raison d’un délai anormal ayant pour effet de causer un abus de procédure, et ce, malgré sa conclusion selon laquelle les défendeurs avaient obtenu leur citoyenneté au moyen de fausses déclarations, de fraude ou en dissimulant des faits essentiels.

[25]           Dans la décision Parekh, précitée, CIC a eu connaissance des condamnations et des fausses représentations des défendeurs en mai 2003. Le ministre leur a toutefois signifié les avis de révocation de citoyenneté seulement en janvier 2007.

[26]           De la même façon, le demandeur est d’avis que CIC disposait dès 2000 de tous les renseignements nécessaires à la révocation de sa citoyenneté. Il soutient qu’il n’y a aucune explication raisonnable justifiant le délai : les questions en litige ne sont pas complexes, les délais ne sont pas le résultat de la complexité de l’affaire, d’une action ou de l’inaction du demandeur, et aucun élément inhérent au processus administratif ne nécessite plusieurs années pour rendre une décision.

[27]           Citant l’arrêt Blencoe c. Colombie-Britannique (Human Rights Commission), 2000 CSC 44 [Blencoe], un arrêt de principe sur l’abus de procédure découlant des délais encourus dans un contexte de droit administratif, le demandeur fait valoir que le délai encouru en l’espèce constitue un abus de procédure, particulièrement compte tenu de l’importance de la décision. La citoyenneté canadienne constitue un intérêt fondamental qui est essentiel pour participer pleinement à la société canadienne (Parekh, au paragraphe 52, Benner c. Canada (Secrétaire d’État), [1997] 1 RCS 358). Le demandeur souffre de plus de problèmes médicaux graves et se retrouverait dans l’impossibilité de subvenir à ses besoins et de recevoir les traitements nécessaires s’il était expulsé en Colombie.

[28]           Le délai causé par l’État ne permet pas à lui seul de prononcer une suspension de l’instance en raison d’un abus de procédure.

[29]           Le délai doit être déraisonnable ou anormal; cette évaluation est contextuelle et dépend de la nature et de la complexité de l’affaire, des faits et des questions en litiges, de l’objectif de la procédure et de la contribution de la partie au délai (Blencoe précité, aux paragraphes 101, 120 à 122 et 160).

[30]           Il doit également y avoir la preuve d’un préjudice important découlant du délai inacceptable. Le demandeur n’a pas fait valoir que le délai avait compromis l’équité de l’audience, mais la Cour suprême l’a affirmé au paragraphe 115 de l’arrêt Blencoe :

L’abus de procédure ne s’entend pas que d’un acte qui donne lieu à une audience inéquitable et il peut englober d’autres cas que celui où le délai cause des difficultés sur le plan de la preuve. Il faut toutefois souligner que rares sont les longs délais qui satisfont à ce critère préliminaire. Ainsi, pour constituer un abus de procédure dans les cas où il n’y a aucune atteinte à l’équité de l’audience, le délai doit être manifestement inacceptable et avoir directement causé un préjudice important.

[Non souligné dans l’original.]

[31]           Pour conclure à un abus de procédures, la Cour doit être convaincue que le préjudice qui serait causé à l’intérêt du public dans l’équité du processus administratif, si les procédures suivaient leur cours, excéderait celui qui serait causé à l’intérêt du public dans l’application de la loi, s’il était mis fin à ces procédures. De tels cas sont toutefois « extrêmement rares », puisque les procédures doivent être « injustes au point qu’elles sont contraires à l’intérêt de la justice » (Blencoe, au paragraphe 120).

[32]           Il est par conséquent nécessaire d’examiner à la fois i) s’il y a eu un délai anormal, et ii) si le demandeur a subi un grave préjudice en raison de ce délai.

[33]           La chronologie des événements pertinents est la suivante :

  1. Juin 1999 : la GRC confirme que le demandeur est Luis Alonso Montoya.
  2. 18 mai 2000 : le ministre signifie au demandeur un avis d’intention de révoquer sa citoyenneté et le demandeur demande de renvoyer l’affaire à la Cour fédérale.
  3. Juillet 2004 : le ministre intente une action afin d’obtenir une déclaration selon laquelle le demandeur a obtenu sa citoyenneté canadienne par fraude ou au moyen d’une fausse déclaration ou de la dissimulation intentionnelle de faits essentiels.
  4. Février 2007 : la Cour fédérale rend l’ordonnance demandée, sur consentement.
  5. Février 2009 : le ministre tente, sans succès, de signifier le rapport au demandeur.
  6. 30 octobre 2014 : le ministre parvient à signifier une lettre et une copie du rapport au demandeur.
  7. 7 mai 2015 : le gouverneur en conseil rend un décret en conseil révoquant la citoyenneté du demandeur.

[34]           La Cour, dans le contexte de l’immigration et de la citoyenneté, a tenu compte de trois facteurs principaux découlant de l’arrêt Blencoe pour évaluer le caractère raisonnable du délai : 1) la durée du processus par rapport au temps généralement requis pour traiter une telle affaire; 2) les causes du délai; 3) les conséquences du délai (Parekh, aux paragraphes 30 à 55; Canada (Citoyenneté et immigration) c. Bilalov, 2013 CF 887, aux paragraphes 21 à 24 [Bilalov]; Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Omelebel, 2015 CF 305, aux paragraphes 28 et 29).

[35]           À l’égard de la durée du processus par rapport au temps requis pour traiter une telle affaire, je ne suis pas d’accord avec le demandeur quant au fait qu’un délai de 15 ans s’est écoulé, puisque plusieurs procédures intérimaires et événements scindent cette période.

[36]           Le premier délai a commencé le 18 mai 2000, lorsque le demandeur a reçu la signification des intentions du ministère et a demandé le renvoi de l’affaire à la Cour fédérale, et s’est terminé au mois de février 2004, lorsque le ministre a déposé une demande à la Cour. Bien que le ministre n’ait fourni aucune explication pour justifier ce délai de quatre ans, tout délai encouru pendant cette période aurait dû être soulevé à cette étape des procédures, comme ce fut le cas dans Parekh; Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Modaresi, 2016 CF 185; Monla c. Canada (Citoyenneté et immigration), 2016 CF 44, et Bilalov.

[37]           Toutefois, contrairement aux arguments du défendeur, la période pertinente pour évaluer le délai en l’espèce ne couvre pas uniquement la période entre la fin du délai octroyé au demandeur pour fournir ses observations à l’égard du rapport et la date à laquelle le demandeur a cessé d’être citoyen canadien (Khan v. Attorney General of Canada, T-1029-14). Tenir compte uniquement du délai pour cette période pourrait avoir pour effet de passer outre un délai inacceptable et préjudiciable entre le moment où la personne touchée par le délai a eu connaissance de l’intention du ministre de révoquer sa citoyenneté et le moment où sa citoyenneté a été révoquée.

[38]           Je suis d’avis que la période de délai subséquente à la première période mentionnée ci‑dessus doit commencer à courir après la décision du 14 février 2007, qui a conclu que le demandeur avait obtenu sa citoyenneté par fraude ou au moyen d’une fausse déclaration ou de la dissimulation intentionnelle de faits essentiels. À ce moment, les faits nécessaires au soutien de la révocation de la citoyenneté du demandeur avaient été admis. Sept ans et huit mois se sont écoulés entre cette décision et le 30 octobre 2014, date à laquelle le demandeur a reçu la signification d’une copie du rapport du ministre. Le rapport indique que le ministre a tenté sans succès de signifier le rapport au demandeur en février 2009, mais il n’explique pas pourquoi cinq ans supplémentaires ont été nécessaires avant de tenter de nouveau de signifier le rapport en 2014.

[39]           Il ne s’agit pas d’une affaire complexe ou qui nécessitait une enquête plus approfondie. Manifestement, il semble s’agir d’une affaire qui « n’a pas été traitée avec toute la diligence voulue », surtout compte tenu des intérêts en jeu (Parekh, au paragraphe 42, citant Canada c. Sadiq, [1991] 1 CF 757, au paragraphe 31).

[40]           Sur la deuxième question à examiner, la cause du délai, j’observe que le ministre n’a pas offert d’explication pour le délai encouru dans la préparation du rapport et sa signification au demandeur.

[41]           En l’absence de motifs qui pourraient justifier ce délai, je considère que le délai de sept ans et huit mois, ou même un délai de cinq ans (si ce délai est calculé de la date de la première tentative de signification à la date réelle de signification) est anormal. Il ne s’agissait pas d’une affaire complexe, les faits essentiels étaient admis, l’objectif des procédures comprenait la révocation d’un droit important et il n’y a aucune preuve démontrant que le demandeur a contribué à ces délais.

[42]           Le troisième facteur à examiner est la conséquence du délai. Ainsi, pour constituer un abus de procédure, la preuve doit établir que le délai a « directement causé un préjudice important » (Blencoe, au paragraphe 115).

[43]           Le demandeur a prouvé qu’il avait occupé un emploi stable au Canada pendant environ 19 ans et qu’il souffre de plusieurs problèmes médicaux le rendant inapte à l’emploi. Il soutient que le délai dans la révocation de sa citoyenneté l’a privé la possibilité d’obtenir une pension en Colombie, que son état médical le rend inapte au travail et qu’il ne pourrait recevoir de traitements adéquats là-bas. Le demandeur fait valoir qu’il s’est construit une vie au Canada, qu’il y a de la famille et des amis, ce qu’il n’a pas été capable de faire dans la même mesure en Colombie.

[44]           J’estime qu’il s’agit d’une preuve que le préjudice potentiel subi par le demandeur n’est pas directement causé par le délai et que soit il ne s’agit pas d’un « préjudice important », soit ce préjudice est important uniquement si, en définitive, il est expulsé. Compte tenu des motifs de la révocation de la citoyenneté du demandeur, il est possible qu’il soit confronté à une expulsion à l’avenir. Il n’appartient toutefois pas à la Cour de faire ici des hypothèses ou de rendre une décision sur le préjudice qui pourrait être subi.

[45]           À mon avis, le délai, bien qu’indubitablement anormal, n’a pas causé un préjudice réel au demandeur d’une telle ampleur qu’il heurte le sens de la justice et de la décence du public (Blencoe, aux paragraphes 33, 121 et 122). Les faits se distinguent de la décision Parekh, dans laquelle les parties touchées s’étaient vues refuser la délivrance d’un passeport et le droit de parrainer leur fille pendant plusieurs années en raison de l’inattention de l’administration. Il ne s’agit pas non plus d’un dossier où le droit à l’équité procédurale du demandeur dans le contexte d’une audience a été vicié par le délai (Beltran c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 516).

[46]           Les délais constituent un abus de procédure uniquement dans les cas les plus manifestes (Blencoe, au paragraphe 120) ce qui, à mon avis, n’est pas le cas en l’espèce.

B.                 La décision du gouverneur en conseil était-elle déraisonnable?

[47]           Le demandeur soutient que la décision est déraisonnable, car le gouverneur en conseil n’a pas tenu compte de ses motifs d’ordre humanitaires, comprenant notamment les difficultés auxquelles le demandeur serait confronté s’il était expulsé.

[48]           Les contrôles judiciaires doivent procéder en fonction de la preuve qui se trouvait entre les mains du décideur; le gouverneur en conseil ne peut être blâmé de ne pas avoir tenu compte d’éléments de preuve qu’il ne possédait pas. Une telle preuve aurait pu avoir une certaine pertinence pour la décision du gouverneur en conseil. Toutefois, le demandeur a eu l’occasion de fournir, dans les 30 jours qui ont suivi la réception de la lettre du 14 octobre 2015, les renseignements qu’il souhaitait présenter au ministre et au gouverneur en conseil pour qu’il en soit tenu compte, ce qu’il n’a pas fait. De plus, le demandeur a obtenu l’autorisation de déposer de nouveaux éléments de preuve dans le présent contrôle judiciaire, uniquement afin de soutenir ses allégations de préjudice et d’abus de procédure. Ces éléments ne peuvent donc être utilisés pour contester le caractère raisonnable de la décision du gouverneur en conseil.

[49]           Le demandeur soutient également que les fausses représentations qu’il a faites pour obtenir sa citoyenneté n’étaient pas intentionnelles et n’étaient pas, en fait, de fausses représentations. Non seulement il s’agit d’un argument qui n’est pas pertinent aux fins du contrôle judiciaire, mais ce déni contredit directement le procès-verbal de règlement suivant l’ordonnance de la Cour rendue sur consentement (T-1369-04) en février 2007, qui énonce que [traduction] « le défendeur [demandeur en l’espèce] reconnaît qu’il savait ne pas satisfaire à toutes les exigences pour la citoyenneté énumérées sur son formulaire de demande » et qu’il [traduction] « admet avoir faussement déclaré sur sa demande de citoyenneté canadienne (...) ne pas s’être absenté du Canada ». L’ordonnance sur consentement indique que le demandeur a obtenu sa citoyenneté par fraude ou au moyen d’une fausse déclaration ou de la dissimulation intentionnelle de faits essentiels. Cette décision est finale et le demandeur ne peut maintenant plaider que cela a été conclu à tort.

[50]           Le demandeur affirme également que son expulsion contreviendrait à l’article 7 de la Charte. Le présent contrôle judiciaire ne vise pas directement la question de l’expulsion et, en l’espèce, aucune preuve n’a été soulevée concernant des procédures d’expulsion ou son caractère inévitable. La révocation de la citoyenneté du demandeur le renvoie à son statut de résident permanent, conformément au paragraphe 46(2) de la LIPR, tel qu’il est indiqué dans le rapport du ministre. Bien que le demandeur puisse en fin de compte être expulsé du Canada, je suis d’accord avec le défendeur pour dire que le demandeur n’a pas été en mesure de démontrer en quoi, à ce stade, la révocation de sa citoyenneté porte atteinte à son droit à la vie, à la liberté ou à la sécurité de sa personne.

[51]           La demande est donc rejetée, puisque le demandeur n’a pas démontré que le délai anormal menant à la révocation de sa citoyenneté avait entraîné un abus de procédure ou que la décision du gouverneur en conseil était déraisonnable.


JUGEMENT

LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT :

1.                  La demande est rejetée.

« Michael D. Manson »

Juge

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-957-15

 

INTITULÉ :

LUIS ALONSO DIEZ MONTOYA, ÉGALEMENT CONNU SOUS LES NOMS DE LUIS ALONSO MONTOYA TOBAN, LUIS A. MONTOYA ET LUIS ALONSO MONTOYA TOBAN c le PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 6 juillet 2016

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE MANSON

 

DATE DES MOTIFS :

LE 20 JUILLET 2016

 

COMPARUTIONS :

M. S. Klotz

Pour le demandeur

Judy Michaely

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Jennifer Klotz Law Firm Professional Corporation

Toronto (Ontario)

Pour le demandeur

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Pour le défendeur

 

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