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Date : 20160608


Dossier : T-1364-14

Référence : 2016 CF 580

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 8 juin 2016

En présence de madame la juge Mactavish

ENTRE :

BRISTOL-MYERS SQUIBB CANADA CO., BRISTOL‑MYERS SQUIBB HOLDINGS IRELAND ET NOVARTIS AG

demanderesses

et

TEVA CANADA LIMITÉE ET

LE MINISTRE DE LA SANTÉ

défendeurs

JUGEMENT PUBLIC ET MOTIFS

(Jugement et motifs confidentiels publiés le 27 mai 2016)


TABLE DES MATIÈRES

[blank] [en blanc]

Paragraphe

I.          Introduction…………………………………………………...………

1

II.         Contexte…………………………………………………………..……

9

III.       Le développement de l’antirétroviral atazanavir………………………

27

IV.       Le brevet 840……………………………………………………..……

51

A)        Le fardeau de la preuve et la norme de preuve………….……

54

B)        Le critère visant l’évidence…………………………………..…

58

C)        L’allégation de Teva relativement à l’évidence est-elle justifiée?

62

(i)         L’identité de la personne versée dans l’art ……..…

63

(ii)        Les connaissances générales courantes pertinentes

64

(iii)       Les pages 200 et 201 de la demande de brevet AU 479 étaient-elles accessibles au public dès le 22 avril 1996?

72

(iv)       La lettre de l’Office européen des brevets était-elle accessible au public dès le 22 avril 1996?……….……

95

(v)        Le concept inventif du brevet 840……………………

104

a)         Principes juridiques entourant la définition du concept inventif du brevet……………………

107

b)         Conclusions concernant le concept inventif du brevet 840……………………………………….

120

(vi)       Les différences entre l’état de la technique et le concept inventif du brevet 840 étaient-elles évidentes?…………

147

a)         Était-il évident de commencer par l’exemple 22B du brevet AU 479?………

149

b)        Le fait de commencer par la chaîne principale de l’azapeptide était-il évident?.............…

183

(vii)      Les modifications apportées à la chaîne principale de l’azapeptide étaient-elles plus ou moins évidentes?

189

(viii)      Conclusion concernant l’évidence……….…

214

D)        Antériorité……………………………………….……………

222

(i)         Principes juridiques entourant l’antériorité……………

225

(ii)        Le critère applicable à l’antériorité………..…………

229

(iii)       L’allégation de Teva relativement à l’antériorité est-elle justifiée?…………………....………………….........…

238

(iv)       Conclusion concernant l’antériorité………….………

264

E)         Conclusion concernant le brevet 840…………….……………

265

V.        Le brevet 736…………………………………………………………

266

A)        Revendications concernant l’interprétation…………

266

(i)         Principes juridiques régissant l’interprétation d’un brevet et de ses revendications……………………

282

(ii)        La position des demanderesses relativement à l’interprétation………………………….

285

(iii)       La position de Teva relativement à l’interprétation

306

(iv)       Analyse de l’interprétation………………..……

339

(v)       Conclusion relativement à l’interprétation adéquate du brevet 736………………………………………….

374

B)        L’allégation de Teva relativement à l’évidence est-elle justifiée?

375

(i)        Le développement du sel de bisulfate d’atazanavir de Type I………………………………..……………..…

389

(ii)        L’identité de la personne versée dans l’art ……………

403

(iii)       Les connaissances générales courantes pertinentes……

405

(iv)       Le concept inventif du brevet 736……..………………

413

a)         Biodisponibilité………………………………

418

b)         Cristallinité……………………………………

427

c)         Stabilité…………………………………………

431

d)         Comportement de transformation in situ………

435

e)         Conclusions concernant le concept inventif du brevet 736…………………………….………

446

(v)        Les différences entre l’état de la technique et le concept inventif du brevet 736 étaient-elles évidentes?…………

448

a)         Dans quelle mesure un inventeur doit-il pouvoir prédire les propriétés avantageuses d’un composé pour que l’invention du composé soit évidente?

449

b)         L’application de ces principes en l’espèce……

481

(vi)       Conclusion concernant l’évidence……………………

509

C)        Conclusion concernant le brevet 736…………………………

511

VI.       Dépens………………………………………...………………………

512

 


I.                   Introduction

[1]               Depuis que ses effets sur la population humaine ont été reconnus il y a près de 40 ans, le virus de l’immunodéficience humaine s’est révélé un fléau aux proportions inimaginables. Le virus, ainsi que le syndrome d’immunodéficience acquise qu’il cause, a fait plus de 34 millions de victimes, et près de 40 millions de personnes en sont porteuses.

[2]               S’il n’est pas traité, le VIH provoque la détérioration du système immunitaire du patient, ce qui cause l’apparition d’infections opportunistes qui sont associées au sida caractérisé, une condition qui, pendant de nombreuses années, entraînait presque invariablement la mort.

[3]               La communauté scientifique a longtemps cherché des traitements qui, à défaut de guérir le VIH/sida, permettraient de gérer le virus. La découverte des inhibiteurs de protéase au cours des années 1990 a marqué un tournant dans le traitement des patients porteurs du VIH/sida.

[4]               L’inhibiteur de protéase appelé « atazanavir » fait partie de cette classe de médicaments de « deuxième génération ». Les demanderesses affirment que l’atazanavir est l’un des plus importants médicaments contre le VIH jamais développés et qu’il a été le traitement privilégié du VIH à base d’inhibiteurs de protéase pendant près d’une décennie.

[5]               Les demanderesses ont inscrit deux brevets portant sur l’atazanavir (les brevets en cause dans la présente instance) au Registre tenu par Santé Canada en vertu de l’article 4 du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité), (DORS/93-133, modifié), (Règlement sur les MB(AC)). Les brevets canadiens portant le numéro 2 250 840 (brevet 840) appartiennent à Novartis AG, tandis que les brevets portant le numéro 2 317 736 (brevet 736) appartiennent à Bristol-Myers Squibb. L’atazanavir est vendu au Canada par Bristol-Myers Squibb Canada Co. sous la marque « REYATAZ ®  », conformément à un avis de conformité délivré par le ministre de la Santé.

[6]               Le brevet 840 concerne l’invention de l’atazanavir et expirera le 14 avril 2017. Le brevet 736 concerne l’invention du bisulfate d’atazanavir. Ce brevet expire le 22 décembre 2018.

[7]               Teva Canada Limitée souhaite vendre l’atazanavir au Canada et elle cherche à obtenir un avis de conformité du ministre de la Santé qui lui permettrait de le faire. Le 22 avril 2014, Teva a signifié un avis d’allégation à Bristol-Myers Squibb Canada Co. alléguant, entre autres choses, que le brevet 840 tout comme le brevet 736 sont invalides pour plusieurs raisons, notamment l’antériorité, l’évidence et l’absence d’utilité. La contrefaçon de brevet n’est pas alléguée en l’espèce.

[8]               Dans la présente instance, les demanderesses cherchent à interdire au ministre de délivrer un avis de conformité à Teva avant l’expiration du brevet 840 et du brevet 736. J’ai conclu que les allégations d’invalidité avancées par Teva relativement au brevet 840 ne sont pas justifiées. Par conséquent, la demande visant à obtenir, en vertu de l’article 6 du Règlement sur les MB(AC), une ordonnance interdisant au défendeur, le ministre de la Santé, de délivrer un avis de conformité à Teva relativement à son produit atazanavir jusqu’à l’expiration du brevet 840 est accueillie. Je conclus néanmoins que l’allégation de Teva concernant l’évidence est justifiée en ce qui concerne le brevet 736. La demande visant à obtenir une ordonnance d’interdiction relativement au brevet 736 est donc rejetée.

II.                Contexte

[9]               Au début des années 1980, les médecins ont observé que les membres de certaines populations de patients (notamment les homosexuels, les hémophiles et les utilisateurs de drogues injectables) souffraient d’infections inhabituelles et que leur système immunitaire était gravement affaibli. Vu la similitude des symptômes des patients, on a émis l’hypothèse selon laquelle la cause sous-jacente de ces symptômes était un agent transmissible.

[10]           Peu après, le rétrovirus VIH a été découvert. Il existe deux souches du VIH : le VIH de type 1 et le VIH de type 2. Le VIH de type 1, la souche la plus répandue des deux, est prédominant au sein de la population nord-américaine. Le VIH de type 2 est concentré en Afrique.

[11]           Il a été établi que le VIH s’attaque à certaines cellules du système immunitaire, ce qui engendre une incapacité de combattre les infections. S’il n’est pas traité, le virus finit par compromettre le système immunitaire au point où le patient contracte le SIDA, une maladie qui entraîne sa mort. La mort est habituellement attribuée à une infection opportuniste, c’est-à-dire une infection secondaire qui s’aggrave en raison de l’affaiblissement du système immunitaire du corps.

[12]           Les recherches menées au milieu des années 1980 ont permis de cerner le mécanisme de réplication du virus, tandis qu’une grande partie des recherches subséquentes ont porté sur le développement de médicaments capables d’entraver le processus de réplication du virus et, par le fait même, de prévenir les nouvelles infections.

[13]           La première classe de médicaments anti-VIH a vu le jour en 1987. Ces médicaments étaient connus sous le nom d’inhibiteurs nucléotidiques de la transcriptase inverse (ou INTI). Les INTI, qui empêchent la transcriptase inverse virale de transformer un ARN viral en ADN, étaient initialement administrés en tant que monothérapie utilisant un seul INTI.

[14]           Même si les INTI présentent une activité initiale puissante contre le VIH en culture cellulaire, ils avaient peu d’incidence sur les taux de survie des patients lorsqu’ils étaient administrés en tant que monothérapie, étant donné que les patients ne se conformaient pas rigoureusement au régime posologique et qu’ils développaient une résistance au médicament. Le processus de réplication du VIH est très rapide; en effet, des milliards de copies du virus sont produites en une seule journée. Ce processus de réplication rapide entraîne des mutations dans le génome viral, ce qui peut mener à la pharmacorésistance. La pharmacorésistance posait un problème de taille au développement de médicaments contre le VIH.

[15]           Au milieu des années 1990, la Federal Drug Administration, aux États-Unis, avait homologué cinq INTI différents pour le traitement de l’infection au VIH. Cependant, chacun de ces médicaments causait des effets secondaires désagréables, et aucun ne parvenait à procurer des bénéfices à long terme lorsque prescrit comme traitement indépendant. En effet, dès 1992, il était apparent que le traitement du VIH uniquement au moyen d’INTI n’était pas efficace et qu’il fallait développer d’autres formes de traitement.

[16]           En 1995, une nouvelle classe de médicaments, appelés « inhibiteurs de protéase », a été mise en marché. Les premiers de ces inhibiteurs de protéase à faire leur apparition sur le marché ont été le saquinavir, le ritonavir et l’indinavir.

[17]           Contrairement aux INTI, les inhibiteurs de protéase s’attaquent à la protéase du VIH, une protéine qui joue un rôle essentiel dans le processus de réplication virale. Les protéases sont des enzymes qui décomposent d’autres protéines par l’hydrolyse du chaînon amide (peptide) qui lie ensemble les acides aminés. Comme la protéase du VIH est nécessaire au processus de réplication du VIH, elle constituait une cible pour le développement de médicaments anti-VIH.

[18]           La protéase du VIH est constituée de plusieurs poches dans lesquelles se lient les chaînes latérales de ses substrats de peptide. En se liant sur le site actif de la protéase, les inhibiteurs de protéase empêchent la protéase de se lier aux chaînes d’acides aminés, interférant ainsi avec le processus de réplication virale.

[19]           Selon un système de nomenclature bien connu, les chaînes latérales peptidiques qui se lient à une protéase sont désignées...P3-P2-P1*P1’-P2’-P3’... et l’astérisque (*) réfère à l’emplacement de la liaison scissile. La liaison scissile est la liaison amide qui est clivée ou hydrolysée par la protéase du VIH.

[20]           La liaison d’un composé à une enzyme est souvent comparée au fonctionnement d’une clé et d’une serrure, le site actif de la protéine étant la serrure dans laquelle le substrat spécifique (la clé) s’insère et se lie. Au moment de la liaison, chacune des chaînes latérales « P » s’insère dans une pochette complémentaire « S » de la protéase. Le processus de liaison est décrit ci‑dessous :

[21]           L’inhibiteur de protéase a donc été conçu pour créer une molécule qui, en raison de sa similitude avec la protéine à laquelle la protéase se fixerait naturellement, est capable de se lier à l’enzyme protéase, ce qui l’empêche d’agir sur sa cible habituelle. En imitant les substrats peptidiques, les inhibiteurs de protéase se lient au VIH, ce qui empêche l’hydrolyse et arrête l’infection au VIH. On appelle « peptidomimétiques » les inhibiteurs qui imitent les substrats peptidiques, mais qui ont été modifiés de manière à empêcher leur clivage.

[22]           Les inhibiteurs de protéase sont considérés comme les antirétroviraux les plus puissants qui ont été développés jusqu’à maintenant et ils ont eu une incidence importante sur les taux de survie des patients. Toutefois, les inhibiteurs de protéase de première génération, dont le saquinavir, le ritonavir et l’indinavir, posaient certains problèmes. Notamment, les médicaments devaient être pris en grandes quantités parce qu’une infime partie atteignait le système sanguin du patient, un phénomène appelé « faible biodisponibilité ». Il fallait également prendre les médicaments plusieurs fois par jour, selon un horaire précis, de sorte qu’il était difficile pour les patients de se conformer rigoureusement au régime posologique. De plus, le non-respect du régime posologique par le patient avait pour effet de permettre la mutation du génome protéasique du VIH, de sorte qu’il développait une résistance au médicament souvent après seulement quelques mois d’utilisation.

[23]           C’est donc dire qu’à la fin des années 1980 et au début des années 1990, la communauté scientifique souhaitait ardemment développer de meilleurs inhibiteurs de protéase de « deuxième génération » et que de nombreux établissements universitaires et plus d’une douzaine de compagnies de recherche pharmaceutique travaillaient à résoudre le problème. Ciba-Geigy Ltd. (qui est devenue par la suite Novartis) était du nombre. Ce sont les travaux de recherche de Ciba‑Geigy qui ont mené à la découverte de l’atazanavir ou du REYATAZ®.

[24]           Depuis sa mise en marché en 2003, le REYATAZ® est devenu l’un des traitements recommandés pour combattre le VIH. Selon le témoignage du Dr Jay Dobkin, un spécialiste des maladies infectieuses comptant plusieurs dizaines d’années d’expérience clinique en traitement de patients atteints du VIH, la mise en marché du REYATAZ® venait combler un besoin jusqu’alors insatisfait en permettant un traitement efficace du VIH tout en offrant une barrière élevée à la résistance. Le REYATAZ® favorisait le respect par les patients de leur régime posologique, car il pouvait être administré une fois par jour en raison de sa biodisponibilité intrinsèque. De l’avis du Dr Dobkin, le REYATAZ® présentait une meilleure toxicité, et les profils des effets secondaires offraient également un avantage important par rapport aux inhibiteurs de protéase de première génération.

[25]           S’appuyant sur ses nombreuses années d’expérience clinique, le Dr Dobkin a déclaré que le respect rigoureux d’un régime posologique, composé entre autres de REYATAZ®, permettait d’éliminer indéfiniment le processus de réplication virale et, de ce fait, d’améliorer considérablement l’espérance de vie des personnes atteintes du VIH. Il estime que le REYATAZ® est plus efficace que les inhibiteurs de protéase de première génération et qu’il reste l’un des meilleurs inhibiteurs de protéase de deuxième génération. Les demanderesses ont également invoqué le témoignage de M. Tom Brogan, un économiste jouissant d’une grande expérience dans l’industrie pharmaceutique, au cours duquel il a attesté le succès commercial du REYATAZ®.

[26]           En effet, le Dr Richard Ogden, l’un des propres experts de Teva, a reconnu que le développement de l’atazanavir avait nécessité un [traduction] « effort considérable » qui avait permis de [traduction] « combler un besoin insatisfait ».

III.             Le développement de l’atazanavir

[27]           Le témoignage du Dr Alexander Fässler a porté sur le développement de l’atazanavir. Le Dr Fässler est un chercheur scientifique à Ciba-Geigy et l’un des inventeurs cités dans le brevet 840.

[28]           En 1989, le Dr Fässler a participé à un projet de Ciba-Geigy qui se consacrait à de nouveaux traitements potentiels pour le VIH. Ce projet a mené au développement de l’atazanavir environ six ans plus tard.

[29]           Son équipe a employé une stratégie axée sur la chimie thérapeutique qui consistait à analyser la structure et l’activité de composés potentiels. Ce projet comportait la synthèse itérative et la mise à l’essai de nombreux composés. L’équipe s’est ensuite employée à comprendre comment les caractéristiques structurales des composés qu’elle avait étudiés influaient sur les propriétés des composés, puis elle a utilisé ces conclusions pour tenter de concevoir des composés améliorés.

[30]           La première phase du projet a porté sur l’identification des inhibiteurs qui se liaient bien avec la protéase du VIH. Entre 1989 et 1993, l’équipe de Ciba-Geigy s’est consacrée au développement de composés qui présentaient une bonne activité enzymatique et qui étaient sélectifs par rapport à l’enzyme protéasique. En 1993, l’équipe avait identifié deux classes d’inhibiteurs de protéase qui semblaient prometteuses; chaque classe utilisait une chaîne principale différente dont les divers composés pouvaient être créés en substituant des chaînes latérales. Une classe utilisait une chaîne principale Phe-C-Phe, tandis que l’autre reposait sur une chaîne principale de l’azapeptide. C’est à partir de cette dernière que l’atazanavir a finalement été créé.

[31]           La deuxième phase du processus de recherche a été consacrée à la recherche d’un inhibiteur de protéase ayant les propriétés pharmacologiques favorables, notamment une activité cellulaire de haut niveau et une bonne biodisponibilité. L’activité cellulaire est une mesure de l’efficacité du composé à bloquer le processus de réplication du VIH dans les cellules vivantes infectées au VIH. En raison des complexités des processus cellulaires, il avait été impossible, jusqu’en 1996, de prédire si un composé qui se fixait solidement sur la protéase du VIH – c’est‑à-dire un composé qui affichait une bonne activité enzymatique – pouvait également présenter un haut niveau d’activité cellulaire.

[32]           La biodisponibilité orale est une mesure de la quantité d’un médicament dans le sang (ou la concentration dans le sang) à la suite de l’administration par voie orale. Avant la découverte de l’atazanavir, il s’était avéré difficile de trouver un inhibiteur de protéase qui offrait une bonne biodisponibilité orale, c’est-à-dire un inhibiteur qui pouvait atteindre des niveaux dans le sang supérieurs à la concentration requise pour empêcher le processus de réplication du VIH dans les cellules vivantes. En fait, comme il est mentionné précédemment, l’un des problèmes associés aux inhibiteurs de protéase de première génération, notamment le saquinavir, le ritonavir et l’indinavir, résidait dans leur piètre biodisponibilité, ce qui limitait leur efficacité comme traitement de l’infection au VIH.

[33]           Les demanderesses allèguent qu’il s’est avéré extrêmement difficile de trouver un inhibiteur de protéase doté des propriétés pharmacologiques favorables, en raison de l’impact imprévisible des changements structurels sur des propriétés, telles que l’activité cellulaire et la biodisponibilité. Toutefois, comme la classe d’inhibiteurs utilisant une chaîne principale Phe‑C‑Phe et celle utilisant une chaîne principale d’azapeptides s’annonçaient toutes deux prometteuses, Ciba-Geigy a étudié les deux en parallèle dans le but de trouver un composé présentant des propriétés pharmacologiques favorables.

[34]           Selon le Dr Fässler, les premières recherches visant le groupe des azapeptides ont permis d’obtenir des composés présentant une bonne activité cellulaire, mais une piètre biodisponibilité. En conséquence, en 1992 et 1993, Ciba-Geigy s’est concentrée principalement sur la série de composés Phe-C-Phe, tout en suivant de près un candidat tête de série et ses variantes. Toutefois, en 1995, les résultats des essais cliniques sur les composés Phe-C-Phe se sont révélés décevants, et les travaux les concernant ont été abandonnés.

[35]           Même si la série de composés Phe-C-Phe était le centre d’attention à ce moment, certains travaux ont été réalisés sur une classe de composés inédits et totalement différents qui utilisaient une chaîne principale différente. S’appuyant sur l’expérience de Ciba-Geigy relativement à la série de composés Phe-C-Phe, l’équipe du Dr Fässler a émis l’hypothèse selon laquelle une chaîne principale constituée d’une base azotée pourrait offrir une plus grande flexibilité que les composés ayant une chaîne principale Phe-C-Phe.

[36]           Les azapeptides, souvent appelés « hydroxyethyl hydrazines » ou « hydrazides », sont des peptidomimétiques dont la chaîne principale contient un lien azote-azote (-N-N-). La chaîne principale de l’azapeptide est illustrée ci-dessous, tout comme les six emplacements de la molécule indiquée sous P3-P2-P1 et P1’-P2’-P3’ :

[37]           Toutefois, sans fabriquer ou mettre à l’essai les composés constitués d’une chaîne principale de l’azapeptide, l’équipe de Ciba-Geigy était incapable de prédire quelle serait l’incidence sur l’activité cellulaire et la biodisponibilité d’un changement aussi fondamental de la structure. L’équipe ne pouvait pas non plus prédire l’incidence d’une substitution quelconque sur l’activité cellulaire et la biodisponibilité du composé.

[38]           En 1993, la découverte des azapeptides et les résultats de certaines des premières expériences de Ciba-Geigy portant sur l’azapeptide ont fait l’objet d’un article signé par le Dr Fässler et al., intitulé Novel Pseudosymmetric Inhibitors of HIV-1 Protease (1993) 13(12) Bioorg. Med. Chem. Lett. 2837 [Fässler 1993].

[39]           Il est mentionné dans cet article que l’équipe de Ciba-Geigy est parvenue à améliorer l’activité enzymatique en remplaçant un substituant phényle à la position P1’ par un groupe cyclohexyle et en procédant à une substitution symétrique avec deux résidus d’acétyle-valine dans les zones marquées « acide aminé » dans le diagramme ci-dessus. Il en est résulté un nouveau composé tête de série appelé « CGP 53820 ».

[40]           En plus d’être sélectif, le CGP 53820 affichait une bonne affinité de liaison, et les résultats des tests enzymatiques étaient bons. Cependant, comme il ne présentait pas les propriétés pharmacologiques appropriées, il ne constituait pas un médicament candidat viable. L’activité cellulaire du composé était modérée et l’expérimentation in vivo a fait ressortir son faible niveau de biodisponibilité. L’équipe de Ciba-Geigy en a donc conclu qu’un niveau d’activité enzymatique ne se traduisait pas forcément par des niveaux élevés d’activité cellulaire et de biodisponibilité. En outre, il était difficile de concevoir un azapeptide ayant une bonne biodisponibilité, et il était impossible de prédire quelle serait l’incidence des changements structuraux sur les propriétés pharmacologiques des composés.

[41]           En 1994, l’équipe de Ciba-Geigy a commencé à travailler sur des analogues du CGP 53820 dans le but de déterminer quels changements structuraux, le cas échéant, permettraient de rehausser les niveaux d’activité cellulaire et de biodisponibilité.

[42]           L’un des analogues du CGP 53820, le composé CGP 61783, s’annonçait particulièrement prometteur. Il se situe au cœur de l’argument de Teva concernant l’évidence, comme il avait été divulgué dans une demande de brevet déposée en Australie en 1993, même si l’étendue de cette divulgation est contestée. Le CGP 61783 s’avérait prometteur dans la mesure où il présentait une excellente affinité de liaison et un niveau d’activité cellulaire élevé, tout en affichant un faible niveau de biodisponibilité.

[43]           L’équipe du Dr Fässler a alors modifié le CGP 61783 pour créer des promédicaments (ou précurseurs de substances actives), c’est-à-dire des composés qui sont transformés dans le corps en drogues pharmacologiquement actives. Toutefois, comme le niveau de biodisponibilité des promédicaments issus du CGP 61783 qui ont été fabriqués et soumis à des essais n’était que légèrement supérieur, l’équipe a décidé d’abandonner les recherches sur ce composé.

[44]           Parallèlement à sa stratégie relative aux promédicaments, l’équipe de Ciba-Geigy a également soumis à des essais les modifications structurales apportées au CGP 61783 dans le but d’en accroître le niveau de biodisponibilité sans pour autant nuire à l’activité cellulaire. Même si l’équipe du Dr Fässler est parvenue à créer, grâce cette stratégie, des composés affichant un niveau d’activité cellulaire adéquat, le niveau de biodisponibilité des composés synthétisés demeurait trop faible.

[45]           Toutefois, en 1995, le Dr Fässler et son équipe ont réussi à accroître considérablement le niveau de biodisponibilité au moyen d’un dérivé du CGP 61783 appelé « CGP 70726 ». Celui-ci offrait la meilleure combinaison d’activité cellulaire et de biodisponibilité que l’on avait constatée dans cette série de composés. En conséquence, le CGP 70726 a été retenu pour une étude plus approfondie.

[46]           Au cours de la période menant au début de 1995, Ciba-Geigy avait consacré des millions de dollars à son projet de développement d’un inhibiteur de protéase et y avait affecté 20 chimistes, biologistes et techniciens à plein temps. À ce moment, le Dr Fässler et son équipe avaient synthétisé et soumis à des essais un grand nombre de composés et avaient effectué de multiples essais de biodisponibilité sur des souris.

[47]           En dépit des succès que le CGP 70726 avait procurés à l’équipe, la direction de Ciba‑Geigy, au début de 1995, a décidé d’interrompre son projet d’inhibiteur de protéase parce qu’aucun des composés qui avaient été synthétisés jusqu’à ce point ne présentait les propriétés pharmacologiques susceptibles d’offrir un avantage concurrentiel par rapport aux inhibiteurs de protéase qui existaient alors. Ciba-Geigy avait accordé au Dr Fässler et à son équipe un dernier six mois pour trouver un candidat approprié, sans quoi l’entreprise mettrait définitivement un terme au projet.

[48]           L’équipe s’est donc concentrée sur le développement de composés analogues du CGP 70726, en consacrant plus d’un million de dollars à la création et à la mise à l’essai d’une centaine de dérivés du CGP 70726 dans un dernier effort qui a mené à la découverte de l’atazanavir. Le dérivé du CGP 70726 ayant affiché le meilleur profil était le CGP 73547, maintenant connu sous le nom atazanavir.

[49]           L’équipe du Dr Fässler a été surprise par le degré auquel les propriétés pharmacologiques de l’atazanavir dépassaient celles du saquinavir, ainsi que celles d’autres analogues du CGP 70726 qu’elle avait évalués. Le niveau d’activité cellulaire de l’atazanavir était trois fois supérieur à celui du saquinavir, tandis que son niveau de biodisponibilité était 60 fois supérieur à celui du saquinavir. De plus, la concentration d’atazanavir dans le plasma sanguin était nettement plus élevée que dans chacun des autres analogues du CGP 70726 étudiés par l’équipe, et son niveau d’activité cellulaire était également très bon. Les taux de concentration dans le plasma sanguin avaient également grimpé de 30 à 90 minutes après l’administration, ce qui indiquait que la durée de la demi-vie de l’atazanavir dans le corps était plus longue que celle d’autres composés.

[50]           Compte tenu de ces résultats, on a recommandé le développement clinique de l’atazanavir au printemps 1996. En 2003, à la suite de la conclusion des études cliniques, la vente de l’atazanavir, sous la marque REYATAZ®, a été approuvée aux États-Unis et au Canada.

IV.              Le brevet 840

[51]           L’atazanavir a été divulgué dans le brevet 840. La demande de brevet a été déposée le 14 avril 1997 et la date de priorité revendiquée est le 22 avril 1996, ce qui, selon les parties, est la date pertinente à l’égard des analyses de l’évidence et de l’antériorité.

[52]           Le brevet 840 divulgue les dérivés de l’azapeptide pour l’inhibition des protéases aspartiques rétrovirales, y compris celles du VIH. L’exemple 46 présente la synthèse et la caractérisation de l’atazanavir ayant la structure chimique ci-après : 

[53]           Le brevet 840 compte 36 revendications. Les seules revendications que les demanderesses font valoir portent les numéros 20 et 25. Je ne crois pas que les parties soient en désaccord sur l’interprétation appropriée des revendications. La revendication 20 porte sur l’atazanavir ou sur un de ses sels. La revendication 25 porte sur une composition pharmaceutique constituée d’atazanavir ou d’un de ses sels pharmaceutiquement acceptables pour le traitement d’une maladie qui répond à la protéase rétrovirale.

A)                Le fardeau de la preuve et la norme de preuve

[54]           Avant d’examiner les questions de validité soulevées par Teva, il faut tout d’abord établir le fardeau de la preuve et la norme de la preuve en l’espèce en vertu du paragraphe 6(1) du Règlement sur les MB(AC). Je ne crois pas que les parties soient en désaccord sur ces points.

[55]           S’agissant de la validité du brevet 840, le brevet sera présumé valide en l’absence de preuve du contraire. Si un fabricant de produits génériques ne produit pas d’éléments de preuve à l’égard du motif d’invalidité, la présomption n’est pas renversée.

[56]           Toutefois, si le fabricant de produits génériques présente une preuve qui, si elle est acceptée, permet d’établir l’invalidité du brevet, mettant ainsi les allégations d’invalidité « en jeu », il incombe alors au demandeur d’établir, selon la prépondérance des probabilités, qu’aucune des allégations d’invalidité n’est justifiée : voir la Loi sur les brevets, L.R.C. 1985, ch. P-4, paragraphe 43(2); Pharmascience Inc. v. Canada (Health), 2014 FCA 133, aux paragraphes 32 à 34.

[57]           Même si l’avis d’allégation de Teva relativement au brevet 840 contient de nombreuses allégations d’invalidité, seulement deux ont été présentées à l’audience de la présente instance : l’évidence et l’antériorité. Ma tâche consiste à déterminer si les allégations de Teva sont justifiées. D’abord, je vais discuter de la question de l’évidence.

B)                 Le critère visant l’évidence

[58]           Je crois comprendre que les parties ont convenu que le critère visant l’évidence est celui qui est mentionné par la Cour suprême du Canada dans Apotex Inc. c. Sanofi-Synthelabo Canada Inc., 2008 CSC 61 [Plavix no 1], au paragraphe 67. Dans cette instance, la Cour a adopté la démarche en quatre étapes ci-après pour déterminer si l’invention revendiquée est évidente :

1)         a)         Identifier la « personne versée dans l’art »;

b)         Déterminer ses connaissances générales courantes pertinentes;

2)         Définir l’idée originale de la revendication en cause, au besoin par voie d’interprétation;

3)         Recenser les différences, s’il en est, entre ce qui ferait partie de « l’état de la technique » et l’idée originale qui sous‑tend la revendication ou son interprétation;

4)         Abstraction faite de toute connaissance de l’invention revendiquée, ces différences constituent‑elles des étapes évidentes pour la personne versée dans l’art ou dénotent‑elles quelque inventivité?

[59]           Dans le contexte de la quatrième étape, la Cour a admis qu’il peut être pertinent d’envisager un critère de « l’essai allant de soi ». Quant au moment où un tel critère est pertinent, le juge Rothstein a déclaré ce qui suit :

Dans les domaines d’activité où les progrès sont souvent le fruit de l’expérimentation, le recours à la notion d’« essai allant de soi » pourrait être indiqué. Dans ces domaines, de nombreuses variables interdépendantes peuvent se prêter à l’expérimentation. Par exemple, certaines inventions du secteur pharmaceutique pourraient justifier son application étant donné l’existence possible de nombreuses compositions chimiques semblables pouvant donner lieu à des réponses biologiques différentes et être porteuses de progrès thérapeutiques notables.

[Plavix no 1, au paragraphe 68]

[60]           Si la Cour tranche que l’application du critère de l’« essai allant de soi » est justifiée, l’arrêt Plavix no 1 indique que, selon les éléments de preuve présentés dans chaque instance, les éléments énumérés ci-dessous, qui ne sont pas exhaustifs, doivent être pris en compte à la quatrième étape de l’analyse de l’évidence :

1.         Est-il plus ou moins évident que l’essai sera fructueux? Existe-t-il un nombre déterminé de solutions prévisibles connues des personnes versées dans l’art?

2.         Quels efforts – leur nature et leur ampleur – sont requis pour réaliser l’invention? Les essais sont-ils courants ou l’expérimentation est-elle longue et ardue de telle sorte que les essais ne peuvent être qualifiés de courants?

3.         L’art antérieur fournit-elle [sic] un motif de rechercher la solution au problème qui sous-tend le brevet?

[Plavix no 1, au paragraphe 69]

[61]           En ce qui concerne le degré d’effort requis pour réaliser l’invention, la Cour suprême a déclaré que, par exemple, le fait pour l’inventeur et les membres de son équipe de parvenir à l’invention « rapidement, facilement, directement et à relativement peu de frais, compte tenu de l’art antérieur et des connaissances générales courantes », pourrait étayer une conclusion d’évidence, sauf lorsque leurs efforts et leurs connaissances se sont révélés plus grands que ceux attribués à la personne versée dans l’art : Plavix no 1, aux paragraphes 70 et 71.

C)                L’allégation de Teva relativement à l’évidence est-elle justifiée?

[62]           Avant de me pencher sur les témoignages contradictoires concernant cette question, j’aimerais tout d’abord mentionner que, même si les demanderesses s’élèvent contre l’attitude adoptée par certains experts de Teva relativement à leurs tâches, les deux parties conviennent que tous les experts qui ont témoigné en l’espèce ont la compétence nécessaire pour émettre les opinions qu’ils ont formulées.

(i)                  L’identité de la personne versée dans l’art

[63]           Aux fins de l’analyse de l’évidence, les parties reconnaissent aussi que la personne versée dans l’art ou « PVA » est une personne fictive ou une équipe multidisciplinaire affectée au développement de médicaments et constituée de chimistes spécialisés en chimie médicinale ou organique, de biologistes moléculaires, de pharmacologues, de biochimistes ayant quelques années d’expérience pratique en protéase aspartique, y compris en protéase du VIH.

(ii)                Les connaissances générales courantes pertinentes

[64]           Utilisée en droit des brevets, l’expression « connaissances générales courantes  » désigne les « connaissances que possède généralement une personne versée dans l’art en cause au moment considéré »: Plavix no 1, au paragraphe 37. Contrairement à l’expression « art intérieur », qui renvoie à tous les renseignements précédemment divulgués dans le domaine, aussi obscurs soient-ils, l’information n’en vient à faire partie des connaissances générales courantes que si la PVA la connaît et la considère comme [traduction] « un bon fondement pour continuer » : Mylan Pharmaceuticals ULC v. Eli Lilly Canada Inc., 2016 FCA 119, au paragraphe 24, qui cite le jugement General Tire & Rubber Co. v. Firestone Tyre & Rubber Co., [1971] F.S.R. 417, (1972) R.P.C. 457, au paragraphe 483 (C.A.).

[65]           J’aborderai plus en détail l’état des connaissances générales courantes tel qu’il existait en avril 1996 lorsque je me pencherai sur les allégations de Teva concernant l’évidence. Cependant, je crois comprendre qu’il n’y a pas de désaccord entre les parties sur le fait que l’information décrite ci-dessous fait partie des connaissances générales courantes au moment considéré.

[66]           En avril 1996, de nombreux groupes de recherche se consacraient à la recherche de traitements novateurs pour le VIH/sida. Les inhibiteurs de protéase connus à cette époque présentaient certains inconvénients pour ce qui est de leurs propriétés pharmaceutiques, lesquels s’avéraient problématiques lorsque les inhibiteurs étaient utilisés pour traiter le VIH. Le faible niveau de biodisponibilité de tous les inhibiteurs de protéase connus obligeait les patients à prendre de fortes doses de médicaments plusieurs fois par jour.

[67]           La fréquence élevée des doses contribuait au non-respect de la posologie par les patients, à une réponse incomplète au médicament ainsi qu’à la résistance du virus, un problème majeur associé aux inhibiteurs de protéase de première génération. En raison du manque de sélectivité de leurs médicaments, les patients éprouvaient aussi des effets secondaires.

[68]           Il existait un grand nombre de composés qui pouvaient servir de points de départ pour le développement d’un inhibiteur de protéase amélioré, dont les azapeptides. Même si les parties divergent lorsqu’il s’agit d’établir si un composé décrit dans un exemple de brevet australien aurait pu constituer un point de départ logique pour la recherche d’un meilleur inhibiteur de protéase, la PVA aurait su que les azapeptides se situaient à l’extrémité facile de l’échelle de difficulté de synthèse.

[69]           En outre, la PVA aurait su que le développement de composés offrant à la fois une puissance antivirale et des propriétés pharmacocinétiques adéquates s’était avéré difficile et que la recherche d’un inhibiteur de protéase offrant une bonne biodisponibilité constituait un défi de taille. Elle aurait également su qu’il n’était pas possible de prédire les propriétés des nouveaux composés, y compris leur biodisponibilité, et qu’il n’existait pas nécessairement de corrélation entre l’activité enzymique et l’activité cellulaire.

[70]           Même s’il n’y a pas de désaccord important entre les parties relativement à l’état des connaissances générales courantes au moment considéré, la disponibilité de l’art antérieur en date du 22 avril 1996, elle, fait l’objet d’un véritable litige.

[71]           En ce qui concerne l’état de la technique, Teva s’appuie sur une demande de brevet australien comme point de départ pour son analyse de l’évidence. Cela nous amène au premier point de litige entre les parties, c’est-à-dire la question de savoir si la partie du brevet australien sur laquelle s’appuie Teva faisait déjà partie de l’art antérieur en date du 22 avril 1996?

(iii)               Les pages 200 et 201 de la demande de brevet AU 479 étaient-elles accessibles au public dès le 22 avril 1996?

[72]           L’objet que définit la revendication dans une demande de brevet ne doit pas être évident pour la personne versée dans l’art en ce qui concerne l’information qui était accessible au public à la date de la revendication ou un an avant la date de dépôt au Canada qui, en l’espèce, correspond au 22 avril 1996 : Loi sur les brevets, paragraphe 28.3.       

[73]           L’avis d’allégation de Teva renvoie au brevet AU 9352479 (AU 479), un brevet australien déposé initialement auprès de l’Australian Patent Office par le Dr Fässler et son équipe le 17 décembre 1993. La demande de brevet a été mise à la disposition du public le 7 juillet 1994 et, selon le document présenté par Teva, la date de publication de la demande de brevet dûment acceptée était le 3 octobre 1996.

[74]           Le brevet AU 479, intitulé « Antiretroviral Hydrazine Derivatives » [dérivés de l’hydrazine antirétrovirale], divulgue des azapeptides pouvant convenir comme inhibiteurs de la protéase du VIH en raison de ses [traduction] « propriétés pharmacologiques avantageuses ». Le brevet décrit un gène qui comprend des milliards de composés et qui couvre deux classes de composés qu’il identifie comme des composés de la formule I et de la formule II. Le brevet précise que les [traduction] « composés de la formule II conviennent en tant qu’inhibiteurs de protéase aspartique rétrovirale, tout particulièrement comme inhibiteurs de la protéase du VIH de type 1 ou de type 2, et qu’ils conviennent au traitement des maladies rétrovirales, dont le sida ou ses précurseurs ».

[75]           Il est mentionné dans le brevet AU 479 que les [traduction] « composés les plus privilégiés » sont les composés mentionnés dans les exemples et leurs sels. La demande de brevet renvoie à 51 exemples différents, dont certains contiennent de nombreux composés différents, d’où les quelque 240 composés répertoriés dans les exemples.

[76]           L’exemple 22B est l’un des sept composés mentionnés dans l’exemple 22. Il s’agit du composé que Ciba-Geigy avait appelé « CGP 61783 ».

[77]           L’exemple 22B présente la structure suivante :

[78]           Teva affirme que l’exemple 22B décrit un puissant inhibiteur de protéase du VIH de type 1 présentant une excellente activité antivirale et une bonne biodisponibilité. Le DRichard Ogden, chimiste médical de Teva, soutient que, pour quiconque essayait de créer un meilleur inhibiteur de protéase, l’exemple 22B aurait constitué un bon point de départ. Selon lui, cela s’explique par le fait que le composé décrit dans l’exemple 22B faisait l’objet d’une revendication particulière dans la demande de brevet AU 479, à partir de laquelle la PVA aurait conclu qu’il s’agissait d’un composé important.

[79]           Les demanderesses prétendent que l’argument de Teva repose sur une prémisse erronée. Tout en acceptant que le composé décrit dans l’exemple 22B du brevet AU 479 ait été divulgué au moment du dépôt de la demande de brevet, en décembre 1993, les demanderesses affirment que le composé dans l’exemple 22B ne faisait pas l’objet d’une revendication spécifique dans le brevet AU 479 au moment du dépôt initial de la demande de brevet.

[80]           Pour étayer cet argument, les demanderesses mentionnent que les 199 premières pages du brevet indiquent en marge de chaque page le 17 décembre 1993 comme date de dépôt. Toutefois, aux pages 200 et 201 (lesquelles incluent la page sur laquelle l’exemple 22B est revendiqué spécifiquement en tant que revendication 38), la date figurant dans la marge est le 12 août 1996, soit après la date pertinente pour l’analyse de l’évidence. On trouve aussi au bas de chacune de ces pages un petit timbre qui n’apparaît pas sur les autres pages du brevet.

[81]           Les demanderesses mentionnent également que, même si la date de dépôt de la demande de brevet initiale était le 17 décembre 1993, selon le brevet AU 479 même, la version définitive de la demande dûment acceptée n’a été publiée que le 3 octobre 1996.

[82]           Selon les demanderesses, il est évident que, même si l’exemple 22B était disponible au moment du dépôt de la demande de brevet AU 479, la revendication concernant le composé cité dans l’exemple 22B a été ajoutée après le dépôt de la demande de brevet initiale, par l’entremise d’une demande amendée. Par conséquent, la PVA n’aurait eu accès à cette revendication qu’en avril 1996 et elle n’aurait pas relevé le fait que l’exemple constituait un bon point de départ.

[83]           Au moment du contre-interrogatoire de M. Odgen, l’avocat de Teva a refusé de lui permettre d’identifier la version originale de 1993 de la demande de brevet AU 479 ou de répondre aux questions concernant ce document, et cela ne fait pas partie du dossier en l’espèce. Toutefois, en contre-interrogatoire, M. Ogden a déclaré qu’il était plus que probable que les pages 200 et 201 ont été ajoutées à la demande de brevet AU 479 le ou après le 12 août 1996. Cependant, comme le souligne Teva, M. Ogden n’est pas un expert en droit des brevets en Australie.

[84]           Il ne fait aucun doute que l’exemple 22B a été inclus parmi les nombreux exemples qui ont été divulgués dans le brevet AU 479, lorsque la demande de brevet a été déposée en 1993. Il incombe toutefois à Teva de prouver que la page 200 du brevet AU 479, laquelle revendique spécifiquement que le composé décrit comme étant l’exemple 22B, était à la disposition du public avant le 22 avril 1996, si elle veut démontrer l’art antérieur dans la revendication : Pfizer Canada Inc. c. Apotex inc., 2007 CF 971, au paragraphe 110, [2007] A.C.F. no 1271 [Apotex Viagra CF], conf. par 2009 CAF 8. Selon les éléments de preuve dont je dispose, je ne peux conclure que Teva s’est acquittée de son fardeau en fournissant des éléments de preuve admissibles selon lesquels la demande de brevet AU 479 dans la forme qui m’est présentée était à la disposition de la PVA au moment considéré. À première vue, le document fourni par Teva suggère le contraire.

[85]           Le seul élément de preuve sur lequel Teva s’appuie pour renforcer son affirmation selon laquelle les pages 200 et 201 de la demande de brevet AU 479 étaient à la disposition du public avant le 22 avril 1996 est une déclaration faite par M. Nicholas Hodge. M. Hodge est l’expert des demanderesses en matière de chimie organique et médicinale et en matière de processus de développement de médicaments.

[86]           Lors du contre-interrogatoire de M. Hodge, l’avocat de Teva lui a présenté une version du brevet AU 479 datée d’octobre 1996 et lui a demandé de confirmer que l’état de la technique en avril 1996 incluait le brevet AU 479 de Ciba-Geigy, ce qu’il a fait. Il s’agit, selon Teva, d’une déclaration sous serment de la part de M. Hodge qui reconnaît sans équivoque que la version d’octobre 1996 du brevet AU 479 faisait partie de l’état de la technique au moment considéré. Je ne suis pas persuadée que, lorsqu’elle est interprétée dans son contexte, la déclaration de M. Hodge a l’importance que lui attribue Teva.

[87]           L’avocat de Teva a montré le brevet AU 479 à M. Hodge et lui a demandé de confirmer, en s’appuyant sur la version d’octobre 1996 de ce document, que l’état de la technique en avril 1996 incluait la version d’octobre 1996 du brevet 479. Personne n’a porté à l’attention de M. Hodge le fait que la date figurant sur le document était postérieure à avril 1996 et l’avocat ne lui a pas indiqué la date figurant à la page 200 du brevet se situait en août 1996.

[88]           De plus, à l’instar de M. Ogden, M. Hodge ne connaît pas bien le droit des brevets en Australie et il n’était pas en mesure de parler de la nature ou de l’étendue de l’information dont disposait à tout moment l’Australian Patent Office. Il faut donc en tenir compte pour ce qui est de l’exposé de M. Hodge, et j’ai conclu que, vu les circonstances, il ne faudrait pas y accorder d’importance.

[89]           Teva soutient également qu’il est injuste que les demanderesses présentent cet argument, car celui-ci a tout d’abord été soulevé au cours du contre-interrogatoire de M. Ogden, ce qui prive Teva de l’occasion d’y répondre en présentant des éléments de preuve. Au-delà de la simple affirmation selon laquelle elle aurait pu faire appel à un avocat australien pour l’aider, Teva n’a révélé aucun élément de preuve utile qu’elle aurait pu apporter pour défendre sa position et, par conséquent, je ne suis pas persuadée que Teva a subi un préjudice à cet égard.

[90]           Par ailleurs, je n’abonde pas dans le sens des demanderesses qu’il convienne de tirer une conclusion négative du refus de Teva de permettre à M. Ogden d’identifier en contre‑interrogatoire la version originale de la demande de brevet AU 479 ou de répondre aux questions concernant la version du document de 1993. L’argument de Teva relativement à l’importance de l’exemple 22B qui est revendiquée spécifiquement dans le brevet AU 479 est énoncé à la page 10 de son avis d’allégation, et les demanderesses auraient pu inclure la demande de brevet AU 479 comme élément de preuve par l’intermédiaire du Dr Fässler. Teva a choisi de ne pas le faire et, à ce chapitre, il serait également possible de tirer une conclusion négative à l’encontre des demanderesses.

[91]           Cela étant dit, je suis disposée à tirer une conclusion négative du fait que Teva a choisi de fournir une version du brevet AU 479 dont la date est antérieure à la date qui est importante aux fins de l’analyse de l’évidence, plutôt que la version dont disposait l’Australian Patent Office en avril 1996.

[92]           Tout en reconnaissant que je n’ai pas entendu le témoignage d’un expert de l’Australian Patent Office, je conclus que l’inférence logique qu’il convient de tirer des dates qui apparaissent sur les pages de la demande de brevet et sur lesquelles Teva s’appuie est celle qui a été tirée par le propre témoin de Teva, M. Ogden. En d’autres termes, les pages 200 et 201 du brevet AU 479 ont été ajoutées à la demande de brevet environ trois ans après son dépôt initial auprès de l’Australian Patent Office, et avant que la demande de brevet soit publiée dans sa version définitive. Nous ne disposons d’aucun élément de preuve concernant la version de la demande de brevet qui était entre les mains de l’Australian Patent Office à la date considérée.

[93]           Même si je conclus que le composé décrit dans l’exemple 22B du brevet AU 479 était inclus dans la section sur la divulgation de la demande de brevet au moment de son dépôt en 1993, je n’ai pas été persuadée, selon la prépondérance des probabilités, que la version du brevet AU 479 qui incluait une revendication spécifique relativement au composé de l’exemple 22B faisait partie de l’art antérieur le 22 avril 1996.

[94]           Je reviendrai sur cette question plus loin dans les motifs; cependant, pour le moment, il suffit de dire que ma conclusion selon laquelle il n’a pas été établi que le composé de l’exemple 22B était revendiqué spécifiquement dans le brevet AU 479 à la date considérée porte sérieusement atteinte à la valeur probante du témoignage de M. Ogden relativement à la question de l’évidence.

(iv)              La lettre de l’Office européen des brevets était-elle accessible au public le 22 avril 1996?

[95]           Dans son affidavit, M. Ogden a déclaré que la PVA aurait également su, ayant passé en revue l’historique du dossier de l’équivalent européen du brevet AU 479, que le composé de l’exemple 22B était un inhibiteur de protéase du VIH très actif.

[96]           S’appuyant sur ce fait, Teva soutient que, même si je devais conclure que le brevet AU 479 ne revendiquait pas spécifiquement le composé décrit comme étant l’exemple 22B à la date considérée, la PVA aurait néanmoins été au courant du fait que le composé de l’exemple 22B était un inhibiteur de protéase de VIH très actif et, par conséquent, elle aurait cherché à le modifier pour en améliorer les qualités.

[97]           À l’appui de cette affirmation, Teva mentionne une lettre de Ciba-Geigy adressée à l’Office européen des brevets en date du 5 mars 1995. Selon Teva, cette lettre indique que le composé de l’exemple 22B du brevet AU 479 affiche une DE90 (la dose qui est efficace à 90 %) de 10 nM (0,01 μM). La PVA aurait compris que ce composé était un inhibiteur de protéase du VIH très actif.

[98]           Teva affirme que ce document était à la disposition du public et que, par conséquent, il devrait faire partie de l’art antérieur. À l’appui de cette affirmation, Teva mentionne que, lorsque les demanderesses ont donné suite au premier affidavit de M. Ogden, elles n’ont pas indiqué que la lettre du 3 mai 1995 ne pouvait pas être citée aux fins de l’évidence. Cependant, cette affirmation comporte trois problèmes qui portent tous un coup fatal à la position prise par Teva.

[99]           Le premier problème est que, peu importe le critère appliqué pour déterminer quels documents doivent faire partie de l’art antérieur (des recherches raisonnablement diligentes plutôt qu’une simple divulgation), rien ne prouve que la lettre de Ciba-Geigy du 5 mars 1995 était en fait à la disposition du public au moment considéré.

[100]       Même si l’affidavit d’un auxiliaire juridique du bureau de l’avocat de Teva affirme que la lettre était disponible sur Internet en 2015, le seul élément de preuve relatif à la disponibilité de la lettre en avril 1996 réside dans la réponse de M. Ogden à une question posée en contre‑interrogatoire. M. Ogden a déclaré qu’il ignorait si la lettre était ou non à la disposition du public en 1996. Il n’y a donc aucun élément de preuve pour appuyer la revendication de Teva selon laquelle la lettre était bel et bien à la disposition du public en avril 1996, et Teva ne s’est pas acquittée du fardeau qui lui incombait à cet égard : Apotex Viagra CF, précité, au paragraphe 110.

[101]       Le deuxième problème réside dans le fait que la lettre est rédigée en allemand et que l’on ne m’a pas fourni une version anglaise de ce document. Teva se fonde sur la traduction de la phrase « beispiel 22B » fournie par M. Ogden, qui affirme que la phrase signifie « Exemple 22B ». J’hésite à accepter la traduction de M. Ogden, puisqu’il a admis que, même s’il a dû apprendre l’allemand pour être admissible au programme de doctorat, il n’est plus vraiment capable de le parler ou de le lire. J’hésite aussi à prendre quelques mots d’une lettre de neuf pages à simple interligne et à les lire hors de leur contexte. De plus, il n’est pas évident que la référence à l’exemple 22B mentionnée par M. Ogden est en fait une référence au composé de l’exemple 22B dans le brevet AU 479.

[102]       Enfin, le troisième problème tient du fait que Teva n’a pas déclaré, dans son avis d’allégation, que la lettre faisait partie de l’art antérieur et, par conséquent, elle ne peut pas s’appuyer sur celle-ci. En vertu du Règlement sur les MB(AC), une partie doit établir dans un avis d’allégation « le droit et les faits sur lesquels elle fonde » et « le faire d’une manière suffisamment complète pour permettre au titulaire du brevet d’évaluer ses recours en réponse à l’allégation », et « non pas être révélés pièce à pièce au moment où on en sent le besoin ». Cela signifie qu’un fabricant de produits génériques doit le mentionner dans son avis d’allégation chaque fois qu’il cite un art antérieur sur lequel il s’appuie : Ab Hassle c. Canada (Ministre de la santé et du bien-être social), [2000] A.C.F. no 855, aux paragraphes 21 à 23, 7 C.P.R. (4th) 272.

[103]       Il ne s’agit pas ici d’une situation où un demandeur soulève une nouvelle question après que le fabricant de produits génériques a déposé son avis d’allégation. En pareil cas, l’équité exige que la seconde partie puisse se défendre : voir, par exemple, Merck Frosst Canada Inc. c. Canada (Ministre de la Santé), [2000] ACF no 785 (CF 1re inst.), conf. [2001] ACF no 915 (CAF); Fournier Pharma Inc. c. Canada (Santé), [2004] ACF no 2149, conf. 2005 CAF 326. En l’espèce, l’importance du composé de l’exemple 22B comme point de départ logique d’une recherche plus poussée a été clairement soulevée par Teva dans son avis d’allégation et constituait une base factuelle de son argument sur l’évidence. Le paragraphe 231 de l’affidavit de M. Hodge (lequel indique que la PVA n’aurait pas eu de motifs de choisir le composé décrit dans l’exemple 22B du brevet AU 479) n’avait pas pour effet d’inciter Teva à présenter un nouvel art antérieur.

(v)                Le concept inventif du brevet 840

[104]       L’argument des parties en ce qui concerne l’évidence du brevet 840 porte essentiellement sur la classification appropriée du concept inventif [ou « idée originale »] du brevet. Teva prétend que le composé d’atazanavir constituait le concept inventif du brevet 840, tandis que les demanderesses soutiennent, en s’appuyant sur une interprétation axée sur l’objet de la divulgation du brevet, que le concept inventif du brevet 840 inclut comme il se doit les propriétés avantageuses de l’atazanavir.

[105]       En d’autres termes, la Cour doit décider si elle doit trancher le concept inventif au cœur des revendications 20 et 25 du brevet 840 sans faire référence à la divulgation du brevet ou encore à la lumière de celle-ci.

[106]       Avant de me pencher sur les arguments contradictoires relativement à cette question, il convient de commencer par examiner les principes juridiques régissant l’identification du concept inventif dans un brevet.

(a)                Principes juridiques entourant la définition du concept inventif du brevet

[107]       Dans l’arrêt Plavix no 1, la Cour suprême a décrit les quatre étapes du critère visant l’évidence, dont la deuxième consiste à « [d]éfinir l’idée originale de la revendication en cause, au besoin par voie d’interprétation » : au paragraphe 67; Zero Spill Systems (Int’l) Inc. c. Heide, 2015 CAF 115, au paragraphe 87.

[108]       Même s’il s’agit de questions connexes, le concept inventif dans un brevet peut différer de l’interprétation qui en est donnée dans les revendications de ce brevet : Bell Helicopter Textron Canada Limitée c. Eurocopter, société par actions simplifiée, 2013 CAF 219, aux paragraphes 122 à 124. Ainsi, dans l’arrêt Plavix no 1, la Cour suprême a interprété les revendications du brevet en cause comme visant « l’isomère dextrogyre du racémate, ses sels pharmaceutiquement acceptables et leurs procédés d’obtention » : paragraphe 76. En revanche, le concept inventif du brevet a été décrit comme « un antiplaquettaire à l’effet thérapeutique supérieur et à la toxicité moindre comparativement aux autres composés couverts par le brevet 875, et les méthodes permettant de l’obtenir » : paragraphe 78.

[109]       La Cour suprême a également confirmé que, s’il n’est pas facile de saisir le concept inventif à partir des seules revendications du brevet (comme cela peut être le cas pour une simple formule chimique), on doit pouvoir se fonder sur le mémoire descriptif pour définir le concept inventif qui sous‑tend les revendications : Plavix no 1, précité, au paragraphe 77; voir également Eurocopter, précité, aux paragraphes 121 à 123; Apotex Inc. c. Allergan Inc., 2015 CAF 137, au paragraphe 7.

[110]       Teva affirme qu’en l’espèce, la PVA interpréterait le concept inventif de la revendication 20 du brevet 840 et de toutes les revendications qui en découlent (y compris la revendication 25) comme [traduction] « se rapport[ant] à des composés utiles pour l’inhibition de la protéase rétrovirale, y compris celle du VIH et, en conséquence, elle est utile pour le traitement du VIH ». Teva affirme également que [traduction] « cela est suffisant et il n’y a pas lieu d’approfondir davantage la divulgation pour définir le concept inventif ».

[111]       À l’appui de cette affirmation, Teva constate que la Cour suprême n’a pas déclaré dans Plavix no 1 qu’il convenait de recourir à la divulgation dans absolument tous les cas, et elle signale que les revendications dans le brevet en cause dans l’arrêt Plavix no 1 ne font qu’énumérer les composés chimiques et ne mentionnent nullement les utilisations ou l’efficacité thérapeutique. Teva mentionne que le brevet en cause dans l’arrêt Plavix no 1 ne visait donc qu’un simple composé chimique et soutient que ce n’est pas le cas en l’espèce.

[112]       Teva cite la décision de la Cour d’appel fédérale dans Apotex Inc. c. Laboratoires Servier, 2009 CAF 222, [2009] A.C.F. no 821, à l’appui de la thèse voulant que l’on établisse l’évidence en se référant aux revendications énoncées dans le brevet, [traduction] « et non à une vague paraphrase fondée sur sa divulgation dans le brevet » : au paragraphe 69, citant la décision de la Chambre des lords dans Angiotech Pharmaceuticals Inc. v. Conor Medsystems Inc., [2008] UKHL 49.

[113]       Toutefois, la Cour d’appel fédérale a également mentionné dans Laboratoires Servier qu’une interprétation axée sur l’objet peut obliger une cour à se pencher sur l’ensemble du brevet (y compris les revendications et la divulgation) au moment de déterminer la nature de l’invention. La Cour d’appel fédérale constate également qu’il n’est pas nécessaire que le concept inventif du brevet se distingue facilement des revendications, et ce, même dans les circonstances où l’interprétation des revendications n’est pas en cause : au paragraphe 58.

[114]       Teva cite également les décisions de trois juges de notre Cour qui ont refusé de prendre en considération la divulgation des brevets au moment de définir le concept inventif : AstraZeneca Canada Inc. c. Apotex inc., 2014 CF 638, au paragraphe 267 (Apotex esomeprazole), conf. par 2015 CAF 158; Abbvie Corporation c. Janssen inc., 2014 CF 55, au paragraphe 123 (Abbvie), infirmé pour d’autres motifs, 2014 CAF 242; et Alcon Canada inc. c. Apotex inc., 2014 CF 699 (Alcon travoprost). Toutefois, ces décisions s’avèrent peu utiles, car chacune doit être examinée à la lumière du libellé particulier des brevets en cause.

[115]       Par exemple, dans la décision Apotex esomeprazole, les revendications en cause étaient « [un] composé des revendications 1 à 6 ayant une pureté optique d’au moins 98 % » et « [un] composé des revendications 1 à 6 ayant une pureté optique d’au moins 99,8 % ». Le juge Rennie a refusé de se reporter aux propriétés de l’esomeprazole décrites dans la divulgation du concept inventif du brevet, estimant que cela n’était pas nécessaire puisque les revendications mêmes contenaient déjà un concept inventif viable. Pour en venir à cette conclusion, il a rejeté l’affirmation voulant que les composés en cause soient des « revendications visant uniquement des composés », mentionnant que les revendications 7 et 8 du brevet ne concernent pas « uniquement un composé », mais indiquent également le degré précis de pureté optique des composés : paragraphes 272 et 273.

[116]       De même, les revendications en cause dans Abbvie n’étaient pas « uniquement un composé », mais elles faisaient aussi état d’un anticorps humain qui se fixe sur un site spécifique et qui a au moins un certain degré d’adhésivité et de puissance pour traiter le psoriasis : paragraphe 125.

[117]       Dans la décision Alcon travoprost, la juge Kane a déterminé que la nature du concept inventif dépendait du libellé du brevet dans son ensemble, des revendications en cause, du libellé de ces revendications, ainsi que des éléments de preuve présentés par les experts, lesquels s’entendent dans cette instance : paragraphe 167.

[118]       Teva soutient également que, lorsqu’un litige oppose les parties, comme en l’espèce, toute tentative de définir le concept inventif du brevet 840 [traduction] « constitue une distraction ». Citant un autre cas au Royaume-Uni, Teva affirme que la manière la plus raisonnable de procéder [traduction] « est d’en faire fi et de travailler sur les éléments de la revendication », car [traduction] « au bout du compte, l’importance réside dans la différence entre l’objet de la revendication et l’art antérieur » : Pozzoli SPA v. BDMO SA, [2007] EWCA Civ. 588, au paragraphe 118.

[119]       Je reconnais qu’il y a un débat dans la jurisprudence quant à savoir si le concept inventif constitue un élément obligatoire ou facultatif du critère visant l’évidence : Sealy-Harrington, The Inventive Concept in Patent Law: Not so Obvious, 27 I.P.J. 385. Même s’il subsiste un doute à ce sujet, je suis d’accord avec Sealy-Harrington que l’avis prédominant semble être que, dans l’arrêt Plavix no 1, la Cour suprême voulait que la définition du concept inventif d’un brevet constitue un élément obligatoire de l’examen relatif à l’évidence. En conséquence, je ne suis tout simplement pas prête à « en faire fi ».

(b)               Conclusions concernant le concept inventif du brevet 840

[120]       Le « concept inventif » démontre l’« inventivité » de la revendication. Il constitue le barème sur lequel on s’appuie pour décider s’il faut franchir une étape inventive pour combler l’écart entre le concept inventif énoncé dans la revendication et l’état de la technique.

[121]       Selon les demanderesses, le concept inventif présenté dans le brevet 840 se rapporte à un composé qui offre un niveau élevé d’activité inhibitrice du processus de réplication virale dans les cellules, une activité antivirale contre de nombreuses souches virales, notamment celles qui sont connues pour résister aux inhibiteurs de protéase existants, ainsi que des propriétés pharmacologiques particulièrement avantageuses.

[122]       En revanche, Teva affirme que, comme l’a relativement bien compris la PVA, le concept inventif dans la revendication 20 et dans toutes les revendications, y compris la revendication 25, se rapporte à des composés utiles pour l’inhibition d’un virus dépendant d’une protéase rétrovirale, y compris celle du VIH; par conséquent, ces composés sont utiles pour le traitement des sidéens. S’appuyant sur le témoignage de M. Ogden, Teva ajoute que le concept inventif devrait se limiter à l’inhibition de l’enzyme protéasique et qu’aucune considération ne devrait être accordée à l’un ou l’autre des aspects de l’invention qui est décrite dans le brevet.

[123]       Les demanderesses soutiennent que, dans le cas d’une simple formule chimique, comme celle qui est revendiquée en l’espèce, il convient d’examiner la divulgation du brevet pour confirmer que la nature de l’invention correspond à la revendication. Teva affirme que la revendication 20 ne vise pas « uniquement un composé » ou n’est pas qu’une revendication « éclair », mais qu’elle constitue plutôt une revendication concernant l’atazanavir et ses sels, de sorte qu’il n’est pas nécessaire de divulguer le brevet 840. Teva énumère donc toutes les « propriétés étonnamment avantageuses » qui sont décrites dans le brevet.

[124]       Les demanderesses conviennent que la revendication 20 est une revendication relative à l’atazanavir ou à ses sels, mais elles mentionnent que c’est exactement le même type de revendication que celle qui est en cause dans l’arrêt Plavix no 1. Dans cette instance, la Cour suprême a conclu qu’une revendication visant le clopidogrel (le composé en cause dans cette affaire) et ses sels pharmaceutiquement acceptables constituait une revendication visant une simple formule chimique. Par conséquent, la Cour a également jugé qu’il était approprié de prendre en considération les avantages pharmacologiques (par exemple, un effet thérapeutique plus intense et une toxicité inférieure) qui sont décrits dans la divulgation du brevet aux fins de l’interprétation du concept inventif énoncé dans le brevet.

[125]       En outre, dans l’arrêt Apotex Inc. c. Allergan Inc., 2012 CAF 308, confirmé par 2012 CF 767 (Allergan), la Cour d’appel fédérale a confirmé qu’il était approprié de procéder à la divulgation dans le cas d’un brevet relatif à une simple formulation.

[126]       Je suis d’accord avec les demanderesses que, en l’espèce, le concept inventif du brevet 840 ne se distingue pas facilement des revendications proprement dites, même si l’on prend en considération les autres revendications contenues dans le brevet. Par conséquent, il faut interpréter les revendications de manière téléologique. Je suis en outre convaincue qu’une lecture de manière téléologique du brevet mène à la conclusion que les propriétés avantageuses de l’atazanavir font réellement partie de l’invention revendiquée.

[127]       Au moment d’examiner la divulgation en l’espèce, je commencerais par noter que les inventeurs précisent que le but de leur invention est de [traduction] « produire un nouveau type de composé offrant un niveau particulièrement élevé d’activité inhibitrice du processus de réplication du virus dans les cellules, un niveau élevé d’activité antivirale contre de nombreuses souches de virus, notamment celles qui résistent aux composés connus, dont le saquinavir, le ritonavir et l’indinavir, ainsi que des propriétés pharmacologiques particulièrement avantageuses, par exemple de bonnes propriétés pharmacocinétiques, dont un niveau de biodisponibilité élevé et une concentration sanguine élevée et/ou un excellent index de sélectivité ».

[128]       Teva affirme qu’il ne faut pas prendre ce paragraphe en considération, car il reflète [traduction] « uniquement les aspirations ». Toutefois, je me réfère à ce paragraphe uniquement dans le but de fournir le contexte entourant l’information contenue dans la divulgation du brevet.

[129]       Aux pages 7 et 8 du brevet 840, les inventeurs déclarent qu’ils ont atteint leur but, c’est‑à-dire la découverte d’une nouvelle classe de composés ayant [TRADUCTION] « étonnamment, des propriétés pharmacologiques particulièrement avantageuses et importantes… ». L’atazanavir – le composé de la revendication 20 et de l’exemple 46 – est cité pour ses propriétés particulièrement avantageuses.

[130]       M. Hodge a déclaré que la PVA aurait compris que la divulgation de ces avantages spéciaux visait à distinguer l’atazanavir des inhibiteurs de protéase antérieurs et à indiquer clairement que le concept inventif mentionné dans la revendication 20 comporte quatre aspects, à savoir une activité cellulaire supérieure à celle du saquinavir, un profil de résistance avantageux, une biodisponibilité par voie orale et une concentration sanguine élevées, ainsi qu’un index de sélectivité élevé.

[131]       Aux pages 9 à 12 du brevet 840, le brevet décrit la mesure de l’activité cellulaire lors des tests de cellules en fonction de la DE90 et décrit également les résultats des essais de biodisponibilité pour mesurer les niveaux d’atazanavir dans le sang de souris et de chiens. À la page 12, le brevet mentionne [traduction] « [e]n particulier, la combinaison du niveau de biodisponibilité élevé (niveaux de concentration plasmatique), ce qui est surprenant en soi, et de l’excellente DE90, laquelle était inattendue, lors des expériences sur les cellules augmente la valeur des composés de la présente invention de façon imprévue. L’activité contre les inhibiteurs de protéase aspartique rétrovirale auxquels une résistance a déjà été acquise est également toujours possible, ce qui constitue un autre avantage important des composés, selon l’invention. » La divulgation précise également que l’activité cellulaire de l’atazanavir [traduction] « est, d’un point de vue pratique, meilleure que celle du saquinavir ».

[132]        À la page 13 du brevet, la divulgation indique que [traduction] « les composés de la formule I affichent un index de sélectivité élevé par rapport à la protéase aspartique rétrovirale du VIH » et, sur la même page, l’atazanavir est mis en surbrillance en raison de ses propriétés pharmacologiques particulièrement avantageuses et importantes en ce qui concerne son activité cellulaire et son profil de résistance. L’activité de l’atazanavir contre une variante du VIH ayant une résistance connue à un inhibiteur de protéase tel que le lasinavir est jugée [traduction] « comparable à celle du saquinavir et meilleure que celle de l’indinavir ou du ritonavir ». L’activité de l’atazanavir contre une variante du VIH ayant une résistance connue à un inhibiteur de protéase différent appelé « amprénavir » est décrite comme étant [traduction] « plus puissante que celle du saquinavir, de l’indinavir et du ritonavir ».

[133]       En conséquence, M. Hodge conclut que le concept inventif mentionné dans la revendication 20, interprété à la lumière de l’ensemble du brevet, est un inhibiteur de protéase (atazanavir) particulièrement utile pour l’inhibition des infections au VIH qui présente les propriétés avantageuses ci-après :

                    un niveau élevé d’activité cellulaire qui est supérieur à celui du saquinavir (et, par extension, à ceux de l’indinavir et du ritonavir);

                    une biodisponibilité par voie orale et des concentrations plasmatiques/sanguines élevées;

                    un profil de résistance avantageux;

                    un index de sélectivité élevé par rapport à la protéase du VIH.

[134]       En revanche, selon M. Ogden, le concept inventif mentionné dans la revendication 20 du brevet 840 est [traduction] « le composé atazanavir et un inhibiteur de protéase » et que le concept inventif mentionné dans la revendication 25 prévoit que [traduction] « l’atazanavir puisse être employé pour traiter une maladie sensible à une protéase rétrovirale ».

[135]       Teva soutient que M. Ogden n’a pas été ébranlé en contre-interrogatoire relativement à sa définition du concept inventif et conteste chacun des avantages affirmés qui sont attribués à l’atazanavir en fonction de la qualité des données divulguées dans le brevet.

[136]       En ce qui concerne les attaques de M. Ogden relativement aux données divulguées dans le brevet, je pense que le brevet 840 renferme des données qui appuient chacun des avantages allégués de l’atazanavir. Toutefois, la difficulté plus fondamentale en ce qui concerne la position de Teva est que la qualité des données divulguées dans un brevet porte sur la question de l’utilité, plutôt que sur l’examen relatif à l’évidence : Eli Lilly Canada inc. c. Novopharm Limited, 2010 CAF 197, aux paragraphes 59 à 64, [2010] A.C.F. no 951).

[137]       Dans cette instance, Teva n’a présenté aucune allégation d’invalidité fondée sur l’inutilité.

[138]       En outre, je comprends que Teva accepte que, même si l’invalidité alléguée était fondée sur l’inutilité, il n’est nullement nécessaire que l’utilité soit démontrée dans la divulgation d’un brevet, pourvu que cette utilité puisse être établie en cour si elle est contestée : Novopharm Ltd. c. Pfizer Canada Inc., 2010 CAF 242, au paragraphe 82. Voir également le paragraphe 27(3) de la Loi sur les brevets.

[139]       Comme il en sera question un peu plus loin, j’ai d’autres raisons de préférer le témoignage de M. Hodge lorsqu’il contredit celui de M. Ogden en l’espèce; cependant, en ce qui a trait à la présente question, je crains que l’affidavit de M. Ogden ne parvienne pas à démontrer sa compréhension des principes juridiques qui devraient régir la définition du concept inventif d’un brevet. En contre-interrogatoire, M. Ogden a déclaré que l’avocat de Teva lui avait dit qu’il existe un concept dans le droit canadien en matière de brevets appelé « le concept inventif » et qu’on lui avait donné des explications générales sur ce qui constitue un concept inventif. Cependant, il ne parvenait pas à se souvenir de ce qu’on lui avait dit.

[140]       Lorsqu’on lui a demandé en contre-interrogatoire [traduction] : « si on lui avait parlé [du concept inventif] ou si c’était plutôt les questions qu’on lui avait posées relativement à cette affaire qui l’avaient amené à conclure à l’existence d’un tel concept », M. Ogden a répondu que l’affidavit de M. Hodge faisait état du concept inventif, « mais qu’[il] n’était pas certain de ce que cela signifiait sur le plan juridique ».

[141]       Lorsqu’on lui a fait remarquer qu’aucun passage de son affidavit ne faisait état des instructions qu’on lui avait données relativement à la manière de définir le concept inventif d’un brevet, M. Ogden a répondu [traduction] :« Je crois comprendre que le concept inventif doit être étayé au moyen de... disons, des données, faute d’un meilleur terme. C’est l’essence même d’un brevet : des éléments de preuve sont nécessaires pour démontrer l’existence de données qui appuient le concept inventif. » Comme il est mentionné précédemment, cela démontre la mauvaise compréhension du droit canadien en matière de brevets.

[142]       Inversement, M. Hodge avait reçu des passages de l’arrêt Plavix no 1 expliquant l’approche à adopter pour définir le concept inventif d’un brevet et cette approche s’apparente davantage à celle prescrite dans la jurisprudence.

[143]       En contre-interrogatoire, M. Ogden a également reconnu que la PVA aurait sans doute consulté la divulgation du brevet pour comprendre pourquoi l’atazanavir est un composé important.

[144]       Même s’il n’était pas toujours d’avis que l’information était suffisante, M. Ogden a également admis que la divulgation du brevet 840 contenait des données sur l’activité antivirale de l’atazanavir, sur sa biodisponibilité et sur son pouvoir d’inhibition enzymique.

[145]       En conséquence, je privilégie le témoignage de M. Hodge et j’accepte la position des demanderesses voulant que le concept inventif couvre non seulement l’inhibiteur de protéase, mais également les propriétés avantageuses de l’atazanavir.

[146]       Je conclus par conséquent que le concept inventif du brevet 840 est un inhibiteur de protéase particulier (atazanavir) qui est utile pour l’inhibition des infections au VIH et qui comporte les quatre propriétés avantageuses suivantes :

                    un niveau élevé d’activité cellulaire qui est supérieur à celui du saquinavir (et, par extension, à ceux de l’indinavir et du ritonavir);

                    une biodisponibilité par voie orale et des concentrations plasmatiques/sanguines élevées;

                    un profil de résistance avantageux;

                    un index de sélectivité élevé par rapport à la protéase du VIH.

(vi)              Les différences entre l’état de la technique et le concept inventif du brevet 840 étaient-elles évidentes?

[147]       À l’étape suivante de l’examen relatif à l’évidence, la Cour doit recenser les différences, le cas échéant, entre ce qui ferait partie de « l’état de la technique » et le concept inventif du brevet.

[148]       La Cour doit ensuite décider si, abstraction faite de toute connaissance de l’invention alléguée telle qu’elle est revendiquée, ces différences constituaient des étapes qui auraient été évidentes pour une PVA ou si elles exigeaient un certain degré d’inventivité.

(a)                Était-il évident de commencer par l’exemple 22B du brevet AU 479?

[149]       Teva affirme que, vu l’art antérieur, le composé décrit comme étant l’exemple 22B dans le brevet AU 479 aurait été le point de départ évident pour des scientifiques à la recherche d’un meilleur inhibiteur de protéase.

[150]       Teva ajoute ensuite que la différence entre le composé de l’exemple 22B et l’atazanavir se résume essentiellement aux trois modifications structurelles ci-après :

[151]       Teva est d’avis que les différences structurelles entre le composé de l’exemple 22B et l’atazanavir sont le genre de modifications mineures qu’une PVA aurait apportées à la lumière de l’art antérieur. Teva déclare également qu’il y a un nombre limité d’emplacements dans les azapeptides, en général, et dans le composé de l’exemple 22B, en particulier, où il est possible d’apporter des modifications, et qu’en outre, il y a seulement quelques modifications que la PVA aurait pu raisonnablement tenter.

[152]       L’argument de Teva concernant l’évidence porte essentiellement sur la prémisse selon laquelle le composé décrit comme étant l’exemple 22B dans le brevet AU 479 aurait été le point de départ évident pour des scientifiques à la recherche d’un meilleur inhibiteur de protéase.

[153]       On se rappellera que M. Ogden a déclaré avoir choisi le composé de l’exemple 22B comme point de départ parce qu’il estimait que ce composé était revendiqué spécifiquement dans le brevet. C’est pourquoi il affirme qu’une PVA aurait compris que le composé de l’exemple 22B était [traduction] « important ».

[154]       Cependant, comme je l’ai conclu précédemment, il n’a pas été établi que le composé décrit dans l’exemple 22B du brevet AU 479 avait été revendiqué spécifiquement dans le brevet AU 479 le 22 avril 1996. L’opinion de M. Ogden est donc fondée sur une prémisse non confirmée par les éléments de preuve présentés.

[155]       Teva soutient ensuite que, à titre subsidiaire, même si le composé décrit dans l’exemple 22B n’est pas revendiqué spécifiquement dans le brevet AU 479, la PVA aurait commencé par ce composé parce que le brevet AU 479 renferme des exemples (notamment l’exemple 22B) dans lesquels ce composé est [traduction] « le plus privilégié de tous » les composés. Teva s’appuie aussi sur la lettre de Ciba-Geigy adressée à l’Office européen des brevets laquelle, selon lui, mentionne que le composé de l’exemple 22B est un inhibiteur de protéase actif très puissant.

[156]       Tout comme les demanderesses, je pense que cet autre argument (qui, j’aimerais le mentionner, n’a pas été soulevé dans l’avis d’allégation de Teva) doit également être rejeté.

[157]       En ce qui concerne l’importance accordée par Teva à la lettre de Ciba-Geigy datée du 5 mars 1995 et adressée à l’Office européen de brevets, j’ai déjà conclu que cette lettre n’était pas disponible au public le 22 avril 1996.

[158]       Il faut donc se demander, en s’appuyant sur ce qui constituait l’art antérieur en date du 22 avril 1996, ainsi que sur les connaissances générales courantes à ce moment, s’il était évident pour la PVA qu’elle devait commencer par le composé décrit dans l’exemple 22B du brevet AU 479 dans sa tentative de développer un meilleur inhibiteur de protéase.

[159]       M. Ogden affirme que cela aurait constitué un « essai allant de soi », alors que M. Hodge soutient que ce ne n’est pas le cas. À ce sujet, je préfère le témoignage de M. Hodge à celui de M. Ogden pour plusieurs raisons.

[160]       Comme il est mentionné précédemment, M. Ogden se concentre sur l’exemple 22B du brevet AU 479 parce qu’il estime que l’exemple est revendiqué spécifiquement dans le brevet, sous la revendication 38. Il a lui-même admis en contre-interrogatoire que la PVA ne se serait pas concentrée sur l’un ou l’autre des composés décrits dans le brevet AU 479 qui ne faisait pas spécifiquement partie d’une revendication dans le brevet. Comme il n’a pas été établi que le composé décrit dans l’exemple 22B faisait l’objet d’une revendication spécifique dans le brevet AU 479 en date du 22 avril 1996, il s’ensuit du propre témoignage de M. Ogden que la PVA n’aurait eu aucune raison de conclure que ce composé constituait un point de départ approprié pour tenter d’obtenir un meilleur inhibiteur de protéase.

[161]       En outre, même si M. Ogden avait compris, à juste titre, que le composé de l’exemple 22B avait été revendiqué spécifiquement dans le brevet AU 479, il n’a pas expliqué de manière satisfaisante pourquoi la PVA se serait concentrée sur le composé de l’exemple 22B, plutôt que sur n’importe quel autre des quelque 50 composés qui étaient revendiqués spécifiquement dans le brevet. Fait révélateur, aucun de ces autres composés n’aurait pu mener à l’atazanavir.

[162]       Si le composé de l’exemple 22B n’était pas revendiqué spécifiquement dans le brevet AU 479 au moment considéré, la PVA aurait-elle eu une autre raison de recourir tout d’abord à ce composé pour tenter d’obtenir un meilleur inhibiteur de protéase.

[163]       Le composé de l’exemple 22B était l’un des milliards de composés qui étaient décrits dans le brevet AU 479. En outre, il s’agissait d’un seul exemple parmi plus d’une centaine d’exemples cités dans le brevet. Ces exemples se rapportent à environ 240 composés différents, et tous ont été identifiés par les inventeurs comme étant les composés « les plus privilégiés ». M. Ogden n’explique pas pourquoi la PVA se concentrerait sur le composé de l’exemple 22B plutôt que sur l’un des centaines d’autres composés qui avaient également été considérés comme étant les composés « les plus privilégiés » mentionnés dans le brevet AU 479. Toutefois, là encore, le fait que le composé de l’exemple 22B est le seul composé divulgué dans les exemples du brevet AU 479 qui peut mener à l’atazanavir est révélateur.

[164]       Lors de son contre-interrogatoire, M. Ogden a reconnu qu’il connaissait la structure de l’atazanavir, tout comme celle du composé décrit dans l’exemple 22B du brevet AU 479, lorsqu’il a entrepris son travail. De plus, il était au courant de l’allégation de Teva selon laquelle la PVA choisirait le composé de l’exemple 22B pour tenter d’obtenir un meilleur inhibiteur de protéase et qu’elle n’aurait que seulement trois modifications à apporter à sa structure pour obtenir l’atazanavir.

[165]       Je conclus, à la lumière des éléments de preuve présentés, que l’inférence logique qu’il convient de tirer de toute l’attention accordée par M. Ogden au composé de l’exemple 22B est qu’il avait lui-même commencé par l’atazanavir, car il connaissait la solution énoncée dans le brevet 840, et qu’il avait travaillé à rebours pour identifier le composé du brevet AU 479 dont la structure se rapprochait le plus de celle de l’atazanavir. Nous sommes en présence d’un cas classique d’analyse rétrospective axée sur les résultats.

[166]       Inversement, M. Hodge a constaté qu’en 1996, des centaines de chaînes principales différentes auraient pu être utilisées pour la recherche d’un inhibiteur de protéase, dont la chaîne principale de l’azapeptide. Il a ajouté que, même si la chaîne principale de l’azapeptide était le point de départ, le brevet AU 479 ne contenait aucune donnée renvoyant aux divers exemples du brevet et, surtout, aucune donnée sur l’activité n’était spécifique au composé de l’exemple 22B. Sans disposer d’information sur les propriétés du composé de l’exemple 22B, la PVA n’aurait eu aucune raison de choisir ce composé plutôt que l’un des autres azapeptides décrits dans le brevet AU 479.

[167]       L’opinion de M. Hodge, contrairement à celle de M. Ogden, est étayée par le libellé du brevet AU 479 et par l’art antérieur, et elle est conforme à la ligne de conduite des inventeurs.

[168]       En ce qui concerne la conduite de l’équipe de Ciba-Geigy, la Cour suprême mentionne dans l’arrêt Plavix no 1 qu’au moment de décider si le critère de l’« essai allant de soi » s’appliquait à l’invention, il fallait examiner ce qui avait réellement été fait pour en arriver à l’invention en question.

[169]       En fait, dans l’arrêt Plavix no 1, la Cour suprême a trouvé très convaincant l’argument selon lequel Sanofi avait consacré des années à la résolution du racémate en cause dans cette affaire. La Cour a également tenu compte du fait que Sanofi avait initialement soumis un composé différent à des essais cliniques. La Cour s’est également demandé pourquoi, si l’essai à l’origine de l’invention allait tellement de soi, une compagnie novatrice s’était initialement retrouvée dans une impasse et avait pris tellement de temps à trouver la solution.

[170]       Dans cette instance, la ligne de conduite des inventeurs confirme l’opinion de M. Hodge selon laquelle le composé de l’exemple 22B ne constituait pas un point de départ évident pour le projet d’inhibiteur de protéase de Ciba-Geigy.

[171]       On se souviendra que le Dr Fässler a reconnu que les premières recherches de Ciba-Geigy ciblaient le groupe des azapeptides et que lui-même avait reconnu dans un article publié en 1993 que les inhibiteurs d’azapeptides étaient [traduction] « de puissants inhibiteurs de protéase du VIH de type 1 ayant un niveau élevé d’activité antivirale et une bonne spécificité » : Fässler 1993.

[172]       Étant l’un des inventeurs cités dans le brevet AU 479, le Dr Fässler aurait eu une connaissance réelle, et non seulement une connaissance par interprétation, du composé décrit dans l’exemple 22B du brevet australien. Cependant, son équipe n’a pas initialement concentré ses recherches sur le composé de l’exemple 22B. En fait, selon le témoignage du Dr Fässler, les recherches menées par Ciba-Geigy sur les composés d’azapeptides ont permis d’obtenir des composés ayant un bon niveau d’activité cellulaire, mais un faible niveau de biodisponibilité, et ce, parce qu’en 1992 et 1993, Ciba-Geigy a essentiellement axé ses recherches sur les composés de la série Phe-C-Phe.

[173]       Ce n’est qu’en 1995, alors que les résultats des essais cliniques des composés Phe-C-Phe se sont avérés décevants, que les recherches sur cette classe de composés ont été abandonnées, car elle menait à une impasse, et l’équipe du Dr Fässler s’est à nouveau concentrée sur les composés d’azapeptides en général. Cette ligne de conduite est clairement incompatible avec l’utilisation de composés constituée d’une chaîne principale de l’azapeptide, en général, et avec l’utilisation de composés de l’exemple 22B, en particulier, ce qui aurait été le point de départ évident pour quiconque tentait de développer un meilleur inhibiteur de protéase.

[174]       En fait, c’est uniquement en s’appuyant sur l’expérience de Ciba-Geigy relativement aux composés de la série Phe-C-Phe que l’équipe du Dr Fässler a émis l’hypothèse selon laquelle une chaîne principale constituée d’une base azotée pourrait offrir une plus grande flexibilité que les composés constitués d’une chaîne principale Phe-C-Phe. Toutefois, sans fabriquer ou mettre à l’essai de tels composés, l’équipe de Ciba-Geigy ne pouvait prédire quelle serait l’incidence sur l’activité cellulaire et la biodisponibilité d’un changement aussi fondamental de la structure.

[175]       Ce n’est qu’à la suite de la fabrication et de la mise à l’essai de composés d’azapeptides que l’un d’eux – le CGP 53820 – s’est avéré prometteur. En plus d’être sélectif, ce composé affichait une bonne affinité de liaison, et les résultats des tests enzymatiques étaient bons. Cependant, comme il ne présentait pas les propriétés pharmacologiques appropriées, il ne constituait pas un médicament candidat approprié.

[176]       L’équipe de Ciba-Geigy a alors commencé à travailler sur des analogues du CGP 53820 dans le but de déterminer quels changements structuraux, le cas échéant, permettraient de rehausser les niveaux d’activité cellulaire et de biodisponibilité. L’un des analogues du CGP 53820, le composé CGP 61783, s’annonçait particulièrement prometteur. Il s’agissait du composé de l’exemple 22B décrit dans le brevet AU 479. Le CGP 61783 s’avérait prometteur dans la mesure où il présentait une excellente affinité de liaison et un niveau élevé d’activité cellulaire, tout en affichant un faible niveau de biodisponibilité.

[177]       Il a fallu attendre jusqu’en 1995 pour que le Dr Fässler et son équipe parviennent à en améliorer considérablement le niveau de biodisponibilité au moyen d’un dérivé du CGP 61783, appelé « CGP 70726 », un composé qui n’avait pas été divulgué dans l’art antérieur. Le CGP 70726 offrait la meilleure combinaison d’activité cellulaire et de biodisponibilité jamais observée dans cette série de composés. En conséquence, le CGP 70726 a été retenu pour une étude plus approfondie.

[178]       L’équipe du Dr Fässler a néanmoins consacré un autre six mois à la fabrication et à la mise à l’essai de plus d’une centaine de dérivés différents du CGP 70726 avant de finalement découvrir l’atazanavir.

[179]       Cette ligne de conduite est clairement incompatible avec l’allégation de Teva selon laquelle le composé de l’exemple 22B du brevet AU 479 était le point de départ évident. Pour citer le juge Hugessen dans l’arrêt Beloit Canada Ltd. v. Valmet OY (1986), 8 C.P.R. (3d) 289 (FCA), s’il était si évident de commencer par le composé de l’exemple 22B, alors pourquoi l’équipe du Dr Fässler ne l’a-t-elle pas fait?

[180]       Bien sûr, la réponse est que cette manière de procéder n’était pas du tout évidente. En effet, aucun des éléments de preuve qui m’ont été présentés ne m’incite à croire que les nombreux concurrents de Ciba-Geigy (ou les chercheurs en milieu universitaire qui se consacraient également à la recherche d’inhibiteurs de protéase améliorés) axaient leurs travaux de recherche sur le composé de l’exemple 22B. Ce constat porte vraiment à croire que le composé de l’exemple 22B ne constituait pas un essai allant de soi évident, sinon d’autres l’auraient choisi : Alcon Canada Inc. c. Cobalt Pharmaceuticals Company, 2014 CF 462, au paragraphe 123, confirmé par 2015 CAF 192.

[181]       D’ailleurs, le juge Hugessen déclare dans l’arrêt Beloit qu’une fois qu’elles ont été créées, toutes les inventions paraissent évidentes, tout particulièrement aux yeux d’un expert du domaine. Qui plus est, comme l’expert a été engagé aux fins de règlement d’un litige, « l’infaillibilité de sa sagesse rétrospective est encore plus suspecte ». Le juge Hugessen mentionne également [traduction] « [qu’i]l est si facile de dire, une fois que la solution préconisée par le brevet est connue : “J’aurais pu faire cela”; avant d’accorder un poids quelconque à cette affirmation, il faut obtenir une réponse satisfaisante à la question : “Pourquoi ne l’avez-vous pas fait?” » : précité, au paragraphe 295.

[182]       Pour en terminer avec ce point, je préfère le témoignage de M. Hodge à celui de M. Ogden et je conclus qu’il n’aurait pas été évident de commencer par le composé de l’exemple 22B du brevet AU 479 pour tenter de créer un inhibiteur de protéase affichant un meilleur niveau de biodisponibilité que ceux déjà commercialisés, ainsi que des niveaux améliorés d’activité cellulaire et de biodisponibilité et un profil de résistance avantageux.

(b)               Le fait de commencer par la chaîne principale de l’azapeptide était-il évident?

[183]       Teva soutient également que, même si la PVA n’avait pas eu de motifs de commencer ses recherches à partir du composé de l’exemple 22B afin de créer un meilleur inhibiteur de protéase, il aurait néanmoins été logique pour elle de recourir à une chaîne principale à base d’azapeptide. Teva est d’avis que les différences entre les composés d’azapeptide divulgués dans l’art antérieur et l’atazanavir étaient le genre de « modifications mineures » qu’une PVA aurait apportées à la lumière de l’art antérieur.

[184]       Teva ajoute qu’il aurait été évident de tenter de modifier les composés d’azapeptide pour en améliorer les propriétés. On se rappellera toutefois que Teva estime que le concept inventif du brevet 840 n’inclut pas les propriétés avantageuses de ces composés. Cependant, j’ai déjà conclu que le concept inventif du brevet 840 inclut effectivement les quatre propriétés pharmacologiques avantageuses.

[185]       Les demanderesses affirment qu’il n’était pas évident d’entreprendre des recherches à partir de la chaîne principale d’azapeptide et que, quoi qu’il en soit, les substitutions qui ont été effectuées pour obtenir l’atazanavir n’étaient pas mineures. Elles ajoutent qu’il était impossible de prédire les répercussions qu’une substitution pourrait avoir sur les propriétés d’un composé. En conséquence, elles concluent que l’invention de l’atazanavir n’était pas plus ou moins évidente.

[186]       Je reconnais que de nombreuses chaînes principales de protéase différentes étaient divulguées dans l’art antérieur, y compris celles du saquinavir, du ritonavir et de l’indinavir. Même s’il existait, au moment considéré, d’autres points de départ à partir desquels entamer des recherches en vue de trouver un inhibiteur de protéase, je suis prête à conclure que certains éléments de l’art antérieur auraient pu amener la PVA à examiner les composés constitués d’une chaîne principale d’azapeptide comme une possibilité, mais ces composés n’étaient certainement pas les seuls points de départ logiques pour obtenir un meilleur inhibiteur de protéase.

[187]       Dès avril 1996, la PVA aurait su que des composés d’azapeptide faisaient l’objet de recherches et que certains d’entre eux semblaient prometteurs. Il est également connu que les azapeptides étaient de puissants inhibiteurs de protéase du VIH de type 1 qui affichaient un niveau élevé d’activité antivirale et une bonne spécificité. Une grande partie de l’information provenait des documents de recherche et des demandes de brevet de Ciba-Geigy, y compris l’article publié en 1993 par le Dr Fässler et le brevet AU 479. Même M. Hodge a reconnu que la chaîne principale de l’azapeptide aurait pu constituer l’un des nombreux points de départ logiques pour quiconque cherchait à obtenir un inhibiteur de protéase amélioré.

[188]       Il est vrai, qu’à l’époque, d’autres chaînes principales faisaient l’objet de recherches, mais le fait qu’il existait d’autres points de départ possibles pour la recherche d’un inhibiteur de protéase ne signifie pas que la voie qui a en fait été empruntée n’était pas évidente : Shire biochem inc. c. Canada (Santé)., 2008 CF 538, au paragraphe 80, [2008] A.C.F. no 690 (Shire biochem); Janssen Inc. c. Teva Canada Limited, 2015 CF 184, au paragraphe 113, [2015] A.C.F. no 161.

(vii)             Les modifications apportées à la chaîne principale de l’azapeptide étaient-elles plus ou moins évidentes?

[189]       Teva prétend qu’il y a une limite au nombre d’emplacements dans les composés d’azapeptides qui peuvent faire l’objet de modifications en vue d’en optimiser les propriétés, notamment leur biodisponibilité ou leur solubilité ainsi que leur niveau d’activité. Teva ajoute que, en ayant recours à des méthodes courantes, une PVA ne pouvait tenter que quelques modifications au cours du processus d’optimisation, si bien que les efforts déployés par l’équipe du Dr Fässler afin de parvenir à l’atazanavir constituaient un essai allant de soi.

[190]       Comme il est mentionné ci-dessus, j’ai jugé qu’il convient d’accorder peu de poids au témoignage de M. Ogden (lequel porte en grande partie sur les modifications qui auraient été apportées au composé de l’exemple 22B du brevet AU 479).

[191]       Toutefois, Teva s’appuie également sur le témoignage de Donna Romero pour étayer cet argument. Mme Romero est une experte en chimie organique synthétique et en chimie thérapeutique. Elle possède également une vaste expérience dans la conception de médicaments, notamment les relations structure-activité des inhibiteurs de la transcriptase inverse du VIH et des inhibiteurs de protéase.

[192]       Contrairement à M. Ogden, Mme Romero ignorait l’objet du mandat dont elle devait s’acquitter. On lui avait remis certaines des pièces de l’art antérieur (le brevet AU 479 n’y était pas inclus) et on lui avait demandé ce qu’aurait probablement fait une PVA, en 1996, pour améliorer ce qui était décrit dans l’art antérieur. Mme Romero ignorait le nom du médicament en cause dans cette instance, sauf le fait qu’il s’agissait d’un inhibiteur de protéase, et on ne lui avait pas non plus indiqué le nom des parties. On lui avait également demandé de ne pas effectuer des recherches indépendantes qui pourraient lui permettre d’identifier le médicament en cause.

[193]       Il semble que les demanderesses y ont consenti, parce que le témoignage de Mme Romero n’était pas déformé par le recul. Je partage ce point de vue. Cela étant dit, on a remis à Mme Romero un nombre limité d’extraits de l’art antérieur qui avaient été « choisis soigneusement » par Teva, et il faut en tenir compte dans le cas de son témoignage.

[194]       Selon Mme Romero, la PVA aurait su, en 1996, que les azapeptides étaient de puissants inhibiteurs de protéase du VIH de type 1 qui offraient un niveau élevé d’activité antivirale et une bonne spécificité. J’en conclus qu’elle soutient que la PVA aurait eu des raisons de recourir à la chaîne principale de l’azapeptide pour tenter d’obtenir un meilleur inhibiteur de protéase, ce qui étaye ma conclusion concernant cette question. Cela étant dit, je m’interroge sur le fait que l’on n’a pas fourni à Mme Romero un certain nombre de documents et de brevets concernant les inhibiteurs de protéase à base de chaînes principales non azapeptides, ce qui mine quelque peu son témoignage selon lequel une personne versée dans l’art aurait eu des raisons d’entreprendre ses recherches à partir de la chaîne principale d’azapeptide.

[195]       Le témoignage de Mme Romero mine davantage la fiabilité de l’allégation de M. Ogden selon laquelle des modifications mineures auraient permis à la PVA de découvrir l’atazanavir à partir du composé de l’exemple 22B. Non seulement Mme Romero n’a pas obtenu le brevet AU 479 de l’avocat de Teva, mais encore, elle a envisagé et proposé des modifications à des emplacements sur la chaîne principale d’azapeptide autres que celles qui avaient été suggérées par M. Ogden, lesquelles n’auraient jamais mené à la découverte de l’atazanavir.

[196]       Mme Romero et M. Hodge s’entendent sur le fait que la chaîne principale de l’azapeptide aurait pu faire l’objet de plus de mille substitutions afin d’obtenir un inhibiteur de protéase amélioré. Toutefois, selon Mme Romero, la PVA n’aurait pas tenté d’effectuer à l’aveuglette toutes les modifications possibles. Tout comme le Dr Fässler et son équipe, la PVA aurait établi ses priorités, se concentrant sur certaines sortes de substitutions à certains emplacements, tout en en délaissant d’autres. La PVA aurait procédé de manière itérative, en fabriquant des composés, en les mettant à l’essai, puis en évaluant les résultats avant d’entreprendre d’autres substitutions.

[197]       Toujours selon Mme Romero, à l’instar des auteurs de l’invention faisant l’objet du brevet 840, la PVA n’aurait pas exploré les substitutions à la position P1, puisqu’il était connu qu’un substituant de benzyle à cette position était conservé dans de nombreux inhibiteurs. La PVA n’aurait pas non plus exploré à fond les substitutions aux positions P3/P3’, étant donné que ces positions étaient connues pour être proches de la surface de la protéine et que les modifications à ces positions avaient peu d’effet in vitro, à condition que les substituants à ces positions ne soient pas trop volumineux et qu’ils ne contiennent pas un groupe carbonyle. Dans son témoignage, M. Ogden n’a rien dit concernant les raisons pour lesquelles la PVA effectuerait des substitutions aux positions P3/P3’ du composé de l’exemple 22B. Aucune des substitutions effectuées à ces positions ne mènerait à l’atazanavir.

[198]       Par ailleurs, selon Mme Romero, le fait que le faible niveau de biodisponibilité des inhibiteurs de protéase antérieurs constituait un problème grave était bien connu. Les compagnies pharmaceutiques qui souhaitent améliorer la biodisponibilité orale des inhibiteurs de protéase remplacent souvent les groupes phényles hydrophobes par davantage de groupes polaires hydrophiles tels que le pyridyle. Il était courant de remplacer un groupe phényle par un groupe pyridyle, parce que les groupes ont plus ou moins les mêmes dimensions et permettraient avantageusement de former des sels qui ont pour effet d’augmenter l’indice de solubilité et de contribuer ainsi à améliorer la biodisponibilité; par conséquent, un tel changement à la position P1 aurait été évident.

[199]       Cela dit, Mme Romero a admis, en contre-interrogatoire, qu’il existait au moins 35 substituants différents qu’une PVA aurait raisonnablement pu essayer à la position P1. Pour sa part, M. Hodge a déclaré que la PVA aurait pu envisager un grand nombre de substitutions à la position P1 et qu’il aurait été impossible de prédire quelles répercussions ces modifications auraient pu avoir sur les propriétés des composés nouvellement créés. Cette opinion évoque les travaux accomplis par l’équipe du Dr Fässler qui a essayé diverses modifications à la position P1’ au cours des étapes finales du projet dans le but d’améliorer la biodisponibilité des composés qu’elle fabriquait.

[200]       M. Ogden s’appuie sur une référence à l’art antérieur (Thompson et al., Synthesis and Antiviral Activity of a Series of HIV-1 Protease Inhibitors with Functionality Tethered to the PI or PI’ Phenyl Substituents: X-ray Crystal Structure Assisted Design (1992) 35 J. Med. Chem. 1685) comme source pour étayer son allégation qu’il aurait été évident d’effectuer une substitution du pyridyle à la position P1 du composé de l’exemple 22B. Cependant, les auteurs de cet article n’ont pas tenté les diverses substitutions à la position P1 de la structure qu’ils avaient soumise à un examen, ils n’ont publié aucune donnée sur la biodisponibilité et ils n’ont pas mentionné, et encore moins tenté, la substitution qui, selon M. Ogden, aurait été évidente.

[201]       En outre, comme Thompson et al. utilisaient une chaîne principale différente, les substitutions proposées dans cet article n’avaient pas pour objet d’améliorer la biodisponibilité, mais bien le niveau d’activité. De plus, rien ne porte à croire qu’un azapeptide quelconque divulgué dans l’art antérieur ne contenait une substitution de pyridyle, et les exemples donnés dans le brevet AU 479 ne décrivent aucun groupe fonctionnel pyridyle-phényle.

[202]       C’est au cours de la discussion sur la substitution du pyridyle que M. Ogden a admis, en contre-interrogatoire, qu’une PVA devrait être « clairvoyante » pour prédire les répercussions d’un changement structurel sur la biodisponibilité. Cependant, comme l’a mentionné la Cour d’appel fédérale, « une invention n’est pas rendue évidente par le fait que l’état de la technique aurait éveillé la personne versée dans l’art à la possibilité que quelque chose valait d’être tenté » : Apotex Viagra CAF, au paragraphe 29. La seule possibilité d’obtenir quelque chose ne suffit pas : Plavix no 1¸ précité, au paragraphe 66 [non souligné dans l’original].

[203]       Je souscris à l’opinion des demanderesses voulant que l’effet imprévisible des substitutions sur la biodisponibilité ainsi que le manque de connaissances sur le comportement d’un pyridyle à la position P1 signifient que la substitution d’un pyridyle proposée par Teva dans le composé de l’exemple 22B n’était pas plus ou moins évidente, et ce, même si l’on devait accepter l’hypothèse selon laquelle la PVA aurait tout d’abord tenté de créer un meilleur inhibiteur de protéase en utilisant le composé de l’exemple 22B – une proposition que j’ai déjà rejetée.

[204]       En outre, puisque l’atazanavir est un composé pseudo-symétrique, l’allégation de Teva concernant l’évidence ne peut tenir que si la PVA effectue des substitutions symétriques (c’est‑à‑dire qu’elle substitue le même groupe aux positions P2/P2’). Selon Teva, les inhibiteurs de protéase sont souvent conçus de manière à être symétriques ou pseudo-symétriques afin de pouvoir tirer parti de la symétrie du site actif de la protéase du VIH, et parce qu’il est plus facile de synthétiser des composés symétriques.

[205]       Toutefois, dans son témoignage, M. Hodge a déclaré que les positions P2 et P2’ pouvaient être modifiées de façon asymétrique et que l’art antérieur ne contenait rien qui rendait les modifications symétriques évidentes. Cela correspond aux mesures prises par l’équipe du Dr Fässler qui ne s’était pas limitée aux substitutions symétriques aux positions P2/P2’. De plus, Mme Romero a elle-même convenu qu’il aurait été raisonnable pour la PVA de se pencher sur les azapeptides asymétriques, un choix qui n’aurait pas mené à la découverte de l’atazanavir.

[206]       De plus, il n’aurait pas été plus ou moins évident de substituer les groupes L-tert-leucine (ou t-butyle) aux positions P2/P2’ pour découvrir l’atazanavir. Selon M. Hodge, l’art antérieur (cité dans l’avis d’allégation de Teva) montrerait à la PVA que, plutôt que d’être une substitution évidente, une substitution de t-butyle à cette position pourrait être dommageable pour l’activité enzymatique et cellulaire.

[207]       En fait, la PVA aurait pu tenter un certain nombre de substitutions aux positions P2/P2’ sans pouvoir en prédire les répercussions. Mme Romero a elle-même reconnu qu’à cette seule position, la PVA aurait pu envisager au moins sept substituants différents.

[208]       Citant Bommarius et al., Synthesis and Use of Enantiomerically Pure tert-Leucine (1995) 6(12) Tetrahedron Asymmetry 2851, M. Ogden a déclaré que la PVA aurait compris, en consultant l’art antérieur, que la protéase du VIH pouvait accueillir diverses petites chaînes latérales aliphatiques aux positions P2/P2’ et que la substitution d’un groupe tert-leucine faisait régulièrement partie d’une stratégie de modification de peptides en vue d’en améliorer le comportement pharmacologique.

[209]       M. Ogden a également tenté de justifier son choix d’une substitution de t-butyle aux positions P2/P2’ en déclarant que cela [traduction] « pourrait » provoquer une activité contre une [traduction] « souche mutante clé, l’I84V ». Cependant, il a par la suite admis que cela était simplement une [traduction] « hypothèse » et qu’il ignorait totalement si cela aurait ou fonctionné non.

[210]       Compte tenu du nombre de choix de substitutions possibles aux positions P2/P2’ et du fait que la PVA n’aurait pas pu prédire les répercussions de ces substitutions, il n’était pas plus ou moins évident que la substitution symétrique du t-butyle aux positions P2/P2’ mènerait à des composés présentant l’une des propriétés avantageuses de l’atazanavir.

[211]       Toutefois, l’aspect le plus important du témoignage de Mme Romero n’est pas tant ce qu’elle a dit, mais plutôt ce qu’elle n’a pas dit. En effet, elle n’a pas indiqué quels composés devraient être choisis ou quelles substitutions devraient être effectuées pour améliorer l’inhibiteur de protéase, ni la priorité que la PVA accorderait à chacun. Plus important encore, elle n’a jamais déclaré que la PVA effectuerait les substitutions nécessaires pour parvenir à l’atazanavir.

[212]       En outre, même si Mme Romero affirme que la PVA aurait pu recourir à un nombre déterminé de modifications pour créer un meilleur inhibiteur de protéase, rien n’indique dans son témoignage que la PVA aurait pu prédire qu’une substitution donnée à un point particulier aurait produit un composé ayant une propriété avantageuse spécifique.

[213]       En effet, je crois comprendre que les parties experts s’entendent sur le fait que la PVA n’aurait pas été en mesure de prédire les répercussions des substitutions sur les propriétés de composés nouvellement créés. Même M. Ogden a reconnu que la PVA devrait être [traduction] « clairvoyante » pour prédire les répercussions d’un changement structurel sur la biodisponibilité d’un composé.

(viii)           Conclusion concernant l’évidence

[214]       Teva soutient que le critère visant l’évidence ne s’étend pas à la certitude ou à la garantie des résultats, qu’il est acceptable de procéder par essais successifs et qu’il peut être évident de suivre une piste d’interrogation même si elle ne présente aucune chance de succès. Selon Teva, il suffit qu’il existe des [traduction] « chances raisonnables de succès ».

[215]       À l’appui de cette affirmation, Teva cite les jugements rendus dans Amgen Canada Inc. c. Apotex Inc., 2015 CF 1261, au paragraphe 102, Eli Lilly Canada Inc. c. Mylan Pharmaceuticals ULC, 2015 CF 178, au paragraphe 150, confirmée par d’autres motifs dans 2015 CAF 286; Apotex Viagra CAF, au paragraphe 44; AstraZeneca Canada Inc. c. Teva Canada Limitée, 2013 CF 246, aux paragraphes 36, 37 et 40.

[216]       Je traiterai cette question plus en détail au moment d’aborder le brevet 736. Pour le moment, je mentionnerais seulement que l’affirmation de Teva ne correspond pas à un jugement rendu récemment par la Cour d’appel fédérale dans Eli Lilly c. Mylan, précité. Dans cette instance, la Cour a conclu qu’il s’agissait d’une erreur de droit d’appliquer le critère des « chances raisonnables de succès ». Selon la Cour d’appel fédérale, le critère approprié est énoncé par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Plavix no 1, lorsque la Cour a soutenu que « [p]our conclure qu’une invention résulte d’un “essai allant de soi”, le tribunal doit être convaincu selon la prépondérance des probabilités qu’il allait plus ou moins de soi de tenter d’arriver à l’invention. La seule possibilité d’obtenir quelque chose ne suffit pas » : au paragraphe 66.

[217]       En l’espèce, j’ai conclu que le concept inventif du brevet 840 incluait les propriétés avantageuses ci-après de l’atazanavir :

                    un niveau élevé d’activité cellulaire qui est supérieur à celui du saquinavir (et, par extension, à ceux de l’indinavir et du ritonavir);

                    une biodisponibilité par voie orale et des concentrations plasmatiques/sanguines élevées;

                    un profil de résistance avantageux;

                    un index de sélectivité élevé par rapport à la protéase du VIH.

[218]       L’art antérieur et les connaissances générales que la PVA aurait dû avoir le 22 avril 1996 n’avaient aucune incidence sur le caractère plus ou moins évident de l’invention revendiquée dans le brevet 840. Il n’était pas plus ou moins évident que les substitutions apportées à la chaîne principale de l’azapeptide en vue d’obtenir l’atazanavir devaient fonctionner et encore moins produire la combinaison spécifique des propriétés avantageuses de l’atazanavir.

[219]       Comme l’a mentionné Mme Romero, la chaîne principale de l’azapeptide aurait pu faire l’objet de nombreuses substitutions et, même si leur nombre était déterminé, il était impossible de prédire les répercussions que ces substitutions auraient sur les propriétés des composés qui ont été créés.

[220]       En outre, il ressort clairement des témoignages de M. Hodge, de Mme Romero et du Dr Fässler que l’étendue, la nature et l’intensité des efforts requis pour parvenir à l’invention étaient loin de se limiter aux essais courants et que cette invention a nécessité une expérimentation longue et ardue.

[221]       Il a fallu des années à l’équipe du Dr Fässler pour créer le CGP 70726 en 1995. Il a fallu à l’équipe de 20 scientifiques de Ciba-Geigy un autre six mois et plus d’un million de dollars pour synthétiser et mettre à l’essai plus de 100 dérivés du CGP 70726 avant de créer le CGP 73547, maintenant appelé « atazanavir ». Cela ne correspond pas à la notion que les substitutions qui ont été effectuées pour obtenir l’atazanavir allaient de soi et je pense que ce n’était pas le cas. Par conséquent, l’allégation de Teva relativement à l’évidence n’est pas justifiée.

D)                Antériorité

[222]       La deuxième allégation de Teva relativement au brevet 840 est que l’invention de l’atazanavir était antériosée parce que le produit fait partie d’un genre de composés décrits (mais non revendiqués) dans le brevet américain no 5 461 067 (le « brevet US 067 ») appartenant à Abbott Laboratories. Ce brevet divulgue des azapeptides de la formule A devant être utilisés pour l’inhibition des protéases rétrovirales et, en particulier, pour l’inhibition de la protéase du VIH.

[223]       La formule A présente la structure ci-après :

[224]       Avant de me pencher sur l’allégation de Teva, je vais passer en revue les principes juridiques entourant la question de l’antériorité.

(i)                  Principes juridiques entourant l’antériorité

[225]       Comme l’a mentionné la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Plavix no 1, les concepts de l’antériorité et de l’évidence sont interreliés. Toutefois, même si les deux nécessitent un examen de l’art antérieur, celui-ci doit être traité différemment selon qu’il s’agit de l’antériorité ou de l’évidence.

[226]       Lorsque l’allégation porte sur l’évidence (ou sur l’absence d’invention), la Cour peut prendre en considération un certain nombre de divulgations antérieures qui auraient été connues ou trouvées par une personne versée dans l’art pour décider si une activité inventive avait été réalisée : Eli Lilly Canada Inc. c. Novopharm Ltd., 2009 CF 301, au paragraphe 58.

[227]       Inversement, au moment d’examiner une allégation portant sur l’antériorité (ou sur l’absence de nouveauté), la Cour doit décider si l’invention revendiquée a déjà été divulguée au public dans une même divulgation afin de pouvoir la mettre en pratique : voir Eli Lilly, précité, au paragraphe 58.

[228]       Il est donc difficile de satisfaire au critère applicable en matière d’antériorité : Free World Trust c. Électro Santé Inc., 2000 CSC 66, [2000] 2 R.C.S. 1024, au paragraphe 26.

(ii)                Le critère applicable à l’antériorité

[229]       S’agissant du critère de l’antériorité, la Cour suprême a examiné le droit sur ce point aux paragraphes 23 à 37 de l’arrêt Plavix no 1. Elle a conclu que deux exigences distinctes doivent être remplies pour qu’il y ait antériorité : à savoir la divulgation antérieure et le caractère réalisable.

[230]       Pour qu’il y a ait « divulgation antérieure », le brevet antérieur « doit divulguer ce qui, une fois réalisé, contreferait nécessairement le brevet » : Plavix no 1, au paragraphe 25.

[231]       La PVA qui lit la divulgation « est censée tenter de comprendre ce que l’auteur de la description [dans le brevet antérieur] a voulu dire ». À cette étape, les essais successifs ne sont pas permis. La personne versée dans l’art se contente de lire le brevet antérieur pour en comprendre la teneur » : Plavix no 1, au paragraphe 25, citant Synthon B.V. v. SmithKline Beecham plc, [2006] 1 All E.R. 685, [2005] UKHL 59.

[232]       Lorsque l’antériorité laisse un choix à la PVA, la jurisprudence a établi que « [s]i une antériorité donne à la personne versée dans l’art un choix, et que le résultat ne relève de la revendication du brevet que si elle emprunte une voie plutôt qu’une autre, il y a absence de nouveauté » : Takeda Canada Inc. c. Canada (Santé), 2015 CF 751, au paragraphe 36, [2015] A.C.F. no 1033, citant Synthon BV v. Teva Pharmaceutical Industries Limited, [2015] EWHC 1395 (Pat), [2015] All ER (D) 200, au paragraphe 89. Voir aussi Allergan  (CF), au paragraphe 126.

[233]       En outre, le droit prescrit clairement que si les avantages particuliers qui découlent d’un brevet de sélection (par rapport à un brevet de genre) ne sont pas divulgués dans le brevet de genre, alors il n’y a pas de divulgation aux fins de l’analyse de l’antériorité : Plavix no 1, au paragraphe 32.

[234]       Par « caractère réalisable », on entend que la personne versée dans l’art ait pu réaliser l’invention sans trop de difficultés. On suppose que la personne versée dans l’art est disposée à procéder par essais successifs pour arriver à l’invention : Plavix no 1, aux paragraphes 26 et 27.

[235]       S’agissant du nombre d’essais successifs qui sera permis avant d’établir le caractère non réalisable de l’invention déjà divulguée, la Cour a conclu dans l’arrêt Plavix no 1 que si une étape inventive était nécessaire pour parvenir à réaliser l’invention du deuxième brevet, la publication antérieure ne rend assurément pas l’invention réalisable. Même lorsque aucune étape inventive n’est nécessaire, la personne versée dans l’art doit tout de même être capable d’exécuter ou de réaliser l’invention sans trop de difficultés : au paragraphe 33.

[236]       Plus loin au paragraphe 37 de l’arrêt Plavix no 1, la Cour a donné une liste non exhaustive de facteurs susceptibles d’être pris en considération dans l’examen de la question du caractère réalisable de l’invention. Elle a noté, entre autres éléments, que « [l]es essais courants sont toutefois admis et il n’en résulte pas de difficultés excessives. L’expérimentation ou les essais successifs ne doivent cependant pas se prolonger, et ce, même dans un domaine technique où ils sont monnaie courante. Aucune limite n’est fixée quant à la durée des efforts consacrés; toutefois, les essais successifs prolongés ou ardus ne sont pas tenus pour courants. »

[237]       Pour être antériorisé, l’objet de la revendication ne doit pas avoir été divulgué au public plus d’un an avant la date de dépôt de la revendication. Les parties reconnaissent que, conformément à l’alinéa 28.2(1)a) de la Loi sur les brevets, le 22 avril 1996 est la date sur laquelle il faut se fonder pour décider si l’invention revendiquée dans le brevet 840 peut être antériorisée.

(iii)               L’allégation de Teva relativement à l’antériorité est-elle justifiée?

[238]       Comme il est mentionné ci-dessus, en ce qui concerne une allégation portant sur l’antériorité, la Cour doit décider si l’invention revendiquée a déjà été divulguée au public dans une même divulgation afin de pouvoir la mettre en pratique. Teva affirme que l’atazanavir avait été antériorisé en vertu du brevet US 067. Comme je l’expliquerai, je ne suis pas d’accord.

[239]       Les parties divergent d’opinions quant à savoir si l’atazanavir fait partie du même genre de composés que ceux qui sont décrits dans le brevet US 067. Pour éliminer cette divergence, il faut déterminer si un groupe spécifique au genre de molécule cité dans le brevet US 067 comme étant un « arylalkyle » inclut le groupe trouvé à la même position sur l’atazanavir. Si l’« arylalkyle » inclut ce groupe, alors le brevet US 067 divulgue la molécule de l’atazanavir. S’il ne l’inclut pas, l’atazanavir n’est pas divulgué dans le brevet américain.

[240]       Teva soutient que le brevet US 067 divulgue l’atazanavir et allègue que, selon le témoignage de M. Ogden, la PVA aurait compris que le terme « arylalkyle », tel qu’il s’applique à R2 de la formule A ci-dessus, inclut le 4-(pyridin-2-yl)phénylméthyle. Inversement, M. Hodge déclare que l’interprétation du terme « arylalkyle » dans le brevet US 067 devrait se limiter [traduction] « au benzyle, au 4-hydroxyphényle, au naphthylméthyle et à d’autres substances semblables ».

[241]       Pour les raisons mentionnées ci-dessus, j’ai déjà conclu qu’il convient généralement de préférer le témoignage de M. Hodge à celui de M. Ogden. Je partage l’opinion des demanderesses selon laquelle l’interprétation que fait Teva du terme « arylalkyle », tel qu’il est employé dans le brevet US 067, dans le but d’inclure l’atazanavir dans la portée du brevet est [traduction] « à tout le moins tordue ».

[242]       Même si je n’avais aucune raison de préférer le témoignage de M. Hodge à celui de M. Ogden, nous serions quand même aux prises avec un débat entre deux experts quant à l’interprétation à donner au terme « arylalkyle ». Même l’avocat de Teva a dû admettre que la définition du terme « arylalkyle » dans le brevet US 067 est [traduction] « une définition très floue » et non [TRADUCTION] « une définition très précise et bien étayée ».

[243]       Comme l’a souligné le juge Barnes dans Gilead Sciences, Inc. c. Canada (ministre de la Santé), 2013 CF 1270 (Gilead), au paragraphe 30, « [e]n cas de doute au sujet de ce que le document de l’art antérieur englobe, ce document ne peut pas être pris en considération pour satisfaire à la définition de l’antériorité ».

[244]       En conséquence, je ne suis pas persuadée que l’atazanavir fait partie du même genre de composés que ceux qui sont décrits dans le brevet US 067. Par conséquent, il n’antériorise pas l’invention du brevet 840.

[245]       Même si cette conclusion est suffisante pour mettre un terme à cette affaire, je conclus également que même si la portée du brevet de genre US 067 englobait l’atazanavir, le brevet n’indique pas que l’on aboutirait inévitablement à l’atazanavir.

[246]       J’ai déjà conclu que le concept inventif du brevet 840 inclut les propriétés avantageuses de l’atazanavir. Le brevet US 067 ne divulgue pas ces propriétés avantageuses. On n’y trouve aucune divulgation sur le niveau élevé d’activité cellulaire, de sélectivité, de biodisponibilité ou encore sur le profil de résistance des composés décrits dans le brevet US 067. En fait, la puissance déclarée des meilleurs composés dans le brevet US 067 est pire que celle de l’atazanavir.

[247]       Je ne partage pas non plus l’avis de Teva voulant que la décision Amgen Canada Inc. c. Mylan Pharmaceuticals ULC., 2015 CF 1244, contribue à démontrer que l’atazanavir a été divulgué dans le brevet US 067.

[248]       Selon Teva, les paragraphes 81, 82 et 87, de la décision Amgen, confirment la proposition voulant qu’un genre antérieur englobant une espèce revendiquée ultérieurement serve de divulgation aux fins de l’antériorité. Cependant, un examen de la décision Amgen révèle que non seulement les faits dans cette affaire diffèrent des faits en l’espèce, mais qu’en effet, la décision n’affirme pas le principe plus large invoqué par Teva. Même si un genre antérieur englobant une espèce revendiquée ultérieurement peut, dans certains cas, constituer une divulgation aux fins de l’antériorité, ce n’est pas toujours le cas.

[249]       Dans la décision Amgen, le demandeur a admis que le composé en question avait été divulgué dans un brevet antérieur. Le demandeur a aussi admis que la PVA aurait compris que le composé était un membre du genre divulgué dans ce brevet antérieur : voir le paragraphe 81. Ni l’un ni l’autre de ces arguments n’est vrai en l’espèce.

[250]       En outre, le témoignage non contredit dans la décision Amgen alléguait qu’aucune activité inventive n’était requise pour passer du brevet de genre antérieur au composé en cause dans cette instance : voir le paragraphe 82. Là encore, tel n’est pas le cas en l’espèce.

[251]       De plus, le paragraphe 87 de la décision Amgen n’aide pas Teva, car celui-ci ne fait qu’énoncer la conclusion du juge Phelan selon laquelle le brevet en cause dans cette affaire était antériorisé par l’art antérieur.

[252]       Je conclus, par conséquent, que le brevet US 067 ne « divulgue » pas l’atazanavir, car ce terme est employé en lien avec l’antériorité.

[253]        En ce qui concerne le caractère réalisable, la jurisprudence a établi que, pour qu’il y ait un caractère réalisable, « [l]es instructions contenues dans la publication antérieure doivent être d’une clarté telle qu’une personne au fait de l’art qui en prend connaissance et s’y conforme arrivera infailliblement à l’invention revendiquée » : Eurocopter, précité, au paragraphe 109, citant Beloit, précité. Or, ce n’est pas le cas en l’espèce.

[254]       Si une activité inventive est requise pour passer de la publication antérieure à l’invention, alors il n’y a pas de caractère réalisable. J’ai déjà conclu que des activités inventives étaient requises pour découvrir l’atazanavir et sa collection de propriétés avantageuses. M’appuyant sur le témoignage de M. Hodge (lequel n’a pas été directement contredit par M. Ogden sur ce point), je conclus également qu’il aurait fallu faire preuve d’ingéniosité inventive pour passer du brevet de genre US 067 à l’atazanavir.

[255]       Même si aucune activité inventive n’était requise pour passer du brevet de genre US 067 à l’atazanavir, la loi exige en outre que la PVA puisse réaliser l’invention sans trop de difficultés.

[256]       Nulle part dans le brevet US 067 l’atazanavir n’est-il revendiqué, décrit de manière structurelle, nommé, synthétisé ou soumis à des essais. En outre, la PVA doit effectuer un certain nombre de choix pour chaque substituant pour passer des composés décrits dans le brevet US 067 à l’atazanavir, et ce brevet ne renferme aucune directive indiquant à la PVA les choix qu’elle devrait faire.

[257]       Teva affirme que le schéma synthétique employé pour fabriquer l’atazanavir qui a été divulgué dans le brevet US 067 était bien connu. M. Ogden affirme que Ciba-Geigy et Abbott avaient divulgué une méthode simple pour fabriquer des azaptptides qui contenaient un isostère d’hydrazine à motif hydroxyéthylènique, citant à titre d’exemple un article publié en 1993 par le Dr Fässler quoique, pour être juste, le Dr Fässler cite le brevet US 067, entre autres, dans une note de bas de page. Toutefois, comme il est mentionné ci-dessus, à l’examen d’une allégation portant sur l’antériorité, la Cour doit décider si l’invention revendiquée a déjà été divulguée au public dans une même divulgation afin de pouvoir la mettre en pratique.

[258]       Plus important encore, comme il est mentionné ci-dessus, il est reconnu que le brevet US 067 est un brevet de genre qui divulgue des milliards de composés. Même M. Ogden lui-même a admis qu’il faudrait plus d’un siècle à une PVA pour fabriquer tous les composés décrits dans ce brevet et que, selon lui, [traduction] « il serait futile » de tenter de le faire. Quoi qu’on en dise, un tel exercice dépasse l’expérimentation par essais successifs et constituerait un fardeau excessif.

[259]       En outre, le brevet US 067 ne contient aucune directive pour parvenir à l’atazanavir. La revendication d’un composé chimique particulier ne peut avoir été anticipée par une antériorité citée qui porte seulement sur une vaste classe de genre de composés à laquelle appartient le composé en cause, parce que cette antériorité ne donne pas de directives menant infailliblement au composé particulier : Pfizer Canada inc. c. Canada (Santé), 2008 CAF 108, au paragraphe 83, [2008] A.C.F. no 496.

[260]       Enfin, Teva soutient que, parce que le brevet US 067 inclut l’atazanavir, le brevet 840 doit divulguer un avantage inattendu, substantiel et particulier pour être un brevet de sélection valide. Teva affirme que, comme le brevet 840 ne fait aucune référence à une comparaison directe des composés qui y sont revendiqués (notamment l’atazanavir) avec les composés revendiqués dans le brevet US 067, rien ne vient étayer la sélection de l’atazanavir dans le brevet de genre US 067.

[261]       J’ai cependant rejeté l’affirmation de Teva selon laquelle il faut interpréter le concept inventif du brevet 840 sans tenir compte des propriétés avantageuses de l’atazanavir. Le brevet US 067 ne fait aucune mention de la biodisponibilité ou du profil de résistance des composés qui y sont décrits, tandis que j’ai conclu que la biodisponibilité et le profil de résistance de l’atazanavir constituaient des avantages inattendus, substantiels et particuliers. En outre, le niveau d’activité cellulaire de l’atazanavir est nettement supérieur à celui du plus puissant composé décrit dans le brevet US 067.

[262]       Comme l’a mentionné la Cour d’appel fédérale dans Sanofi-Aventis c. Apotex Inc., 2013 CAF 186, confirmé par 2011 CF 1486 (Plavix no 2), un brevet de sélection décrit un composé qui présente un avantage inattendu par rapport à ceux du brevet de genre antérieur. La Cour a également conclu qu’« [i]l n’est pas nécessaire que cet avantage inattendu soit une amélioration de chaque aspect de l’invention décrite dans le brevet de genre, quoique tel puisse être le cas. Il suffit qu’il s’agisse d’une amélioration nouvelle et utile à l’égard de certains aspects de cette invention : au paragraphe 70.

[263]       Comme le brevet 840 ne divulgue pas d’avantages inattendus, substantiels et particuliers de l’atazanavir – avantages qui ne sont pas divulgués dans le brevet US 067 – il s’ensuit que l’argument de Teva relativement au brevet de sélection doit être rejeté.

(iv)              Conclusion concernant l’antériorité

[264]       J’ai conclu que l’atazanavir est un nouveau composé qui n’est pas couvert par le brevet US 067. L’atazanavir présente également des propriétés étonnamment avantageuses qui n’avaient pas été divulguées ou réalisées par le brevet US 067. L’allégation de Teva relativement à l’antériorité n’est donc pas justifiée.

E)                 Conclusion concernant le brevet 840

[265]       Pour ces raisons, j’ai conclu que les allégations de Teva relativement à l’invalidité du brevet 840 n’ont pas été justifiées. Par conséquent, la demande d’ordonnance en vertu de l’article 6 du Règlement sur les MB(AC) empêchant le défendeur, le ministre de la Santé, de délivrer un avis de conformité à Teva relativement à ses capsules de sulfate d’atazanavir correspondant à 150, 200 et 300 mg jusqu’à l’expiration du brevet 840 ne sera pas accueillie.

V.                 Le brevet 736

A)                Interprétation des revendications

[266]       Le brevet 840 divulgue la base libre de l’atazanavir. Toutefois, même si un travail considérable a été accompli pour assurer la disponibilité de la base libre dans la circulation sanguine, celle-ci n’était toujours pas suffisamment biodisponible par voie orale sous forme solide. En fait, les auteurs de l’invention faisant l’objet du brevet 840 ont dû dissoudre la base libre de l’atazanavir dans une formulation liquide avant de l’utiliser dans des essais sur des animaux.

[267]       En conséquence, l’atazanavir n’était pas encore un produit viable prêt à faire son entrée sur le marché et il restait encore du travail à faire pour créer une forme solide d’atazanavir convenant à une forme posologique pharmaceutique orale.

[268]       À un moment donné, Ciba-Geigy a fusionné avec une autre entité et est devenue Novartis AG. Au début de 1997, Bristol-Myers Squibb (BMS) a acquis les droits sur l’atazanavir de Novartis AG. Les scientifiques d’une équipe de BMS affectée au développement ont entrepris des recherches dans le but de découvrir une forme d’atazanavir dont les propriétés convenaient à une forme posologique pharmaceutique orale, y compris une biodisponibilité orale améliorée.

[269]       Le sel de bisulfate d’atazanavir est la forme appropriée d’atazanavir qui a finalement été créée. Le brevet 736 porte sur ce sel. La demande de brevet a été déposée le 22 décembre 1998 et la date de priorité revendiquée est le 20 janvier 1998, ce qui en fait la date pertinente à l’égard de l’analyse de l’évidence. Le brevet 736 expirera le 22 décembre 2018.

[270]       Les parties admettent que l’interprétation qu’il convient de donner aux revendications du brevet 736 est au cœur du litige. Teva allègue également que l’invention revendiquée dans le brevet 736 était évidente.

[271]       Il existe au moins deux formes de bisulfate d’atazanavir qui sont connues sous les expressions sel de bisulfate de Type-I et sel de bisulfate de Type-II. Le brevet 736 mentionne que les propriétés des cristaux de Type-I diffèrent de celles des cristaux du Type-II : le bisulfate d’atazanavir de Type-I est un solide cristallin anhydre ou désolvaté non hygroscopique, tandis que le Type-II revêt une forme cristalline qui est à la fois hydratée et hygroscopique.

[272]       La différence entre les sels cristallins hydratés et les sels cristallins anhydres est importante pour l’argument des parties relativement à ce point. Un sel cristallin est un hydrate lorsque des molécules d’eau sont régulièrement incorporées dans la structure réticulée du cristal, tandis qu’un composé est anhydre ou désolvaté lorsque aucune molécule d’eau ou molécule solvante n’est incorporée régulièrement dans la structure réticulée du cristal. Toutefois, le fait qu’un cristal est décrit comme « anhydre » ne signifie pas que l’eau de surface dans ou sur le sel cristallin n’est pas absorbée ou adsorbée.

[273]       Le brevet 736 comporte les deux revendications suivantes :

                    Le sel de bisulfate ayant la formule

                    Une forme posologique pharmaceutique composée du sel de bisulfate de la revendication 1 et d’un vecteur pharmaceutiquement acceptable.

[274]       Les parties reconnaissent que le bisulfate d’atazanavir de Type I figure dans les deux revendications du brevet 736. La question qui oppose les parties en ce qui concerne l’interprétation du brevet 736 est de savoir si le brevet revendique les deux formes de sel de bisulfate ou seulement le sel de Type I.

[275]       Les demanderesses soutiennent que les revendications du brevet 736 visent uniquement le sel de Type I. À leur avis, il faudrait interpréter la revendication 1 du brevet comme visant le [traduction] « sel de bisulfate d’atazanavir de Type I », alors que la revendication 2 vise la [traduction] « forme posologique pharmaceutique composée du sel de bisulfate d’atazanavir de Type I ».

[276]       Inversement, Teva affirme qu’il faut conclure que les revendications du brevet 736 couvrent à la fois les sels de bisulfate de Type I et de Type II. Teva soutient également que, puisque le sel de bisulfate de Type II ne peut pas être utilisé dans la forme posologique orale, il s’ensuit que la portée des revendications du brevet 736 est trop vaste et que, par conséquent, le brevet est invalide.

[277]       Le brevet 736 renferme une description, suivie de quatre exemples et de deux revendications. Les trois premiers exemples dans le brevet montrent les méthodes de préparation des sels de bisulfate. Comme le principal argument de Teva relativement à l’interprétation porte sur le contenu de chacun des trois premiers exemples, il faut récapituler ce que chacun décrit.

[278]       Le premier exemple du brevet 736 décrit une méthode pour former un sel de bisulfate en utilisant de l’éthanol, méthode qui permet de produire des cristaux de bisulfate de Type I. Le deuxième exemple présente une méthode pour former un sel de bisulfate en utilisant de l’acétone, méthode qui permet également de produire des cristaux de bisulfate de Type I. Les cristaux formés selon les méthodes décrites dans les exemples 1 et 2 sont anhydres.

[279]       Le troisième exemple constitue la pierre angulaire de l’argument de Teva relativement à l’interprétation. Cet exemple présente une méthode pour former un sel de bisulfate en utilisant de l’isopropanol, méthode qui permet de produire des cristaux de bisulfates de Type II. Comme il est mentionné ci-dessus, contrairement aux cristaux formés selon l’une des méthodes décrites aux exemples 1 et 2, les cristaux de Type II sont hydratés.

[280]       Le quatrième exemple présenté dans le brevet 736 traite de la préparation de capsules à partir de sels de bisulfate. Cet exemple n’indique pas si les sels sont de Type I ou de Type II.

[281]       Je reviendrai sur le libellé du brevet 736 au moment de traiter les arguments des parties concernant l’interprétation. Toutefois, auparavant, j’aimerais définir les principes juridiques se rapportant à l’interprétation des revendications.

(i)                  Principes juridiques régissant l’interprétation d’un brevet et de ses revendications

[282]       Dans l’arrêt Free World Trust, précité, le juge Binnie décrit les revendications d’un brevet comme étant des « clôtures » et il indique qu’il incombe au tribunal de départager l’essentiel et le non‑essentiel, et ce faisant, de définir le monopole : au paragraphe 15.

[283]       Dans la décision Pfizer Canada inc. c. Pharmascience inc., 2013 CF 120, [2013] ACF no 111, le juge Hughes a bien résumé les principes pertinents qui régissent l’interprétation des revendications. Au paragraphe 64 de ses motifs, le juge a déclaré ce qui suit :

          il faut d’abord interpréter la revendication avant d’envisager les questions de validité et de contrefaçon;

          sur le plan du droit, seule la Cour peut se charger de l’interprétation;

          la Cour doit interpréter la revendication du point de vue de la personne versée dans l’art à qui le brevet est destiné;

          la Cour peut se faire aider par des experts pour élucider le sens de phrases ou de mots particuliers, ou s’informer de l’état de la technique à la date à laquelle la revendication a été publiée;

          la Cour doit lire la revendication dans le contexte général du brevet, ce qui inclut la description et les autres revendications;

          la Cour doit éviter de faire siennes les prétentions trop avantageuses de la description;

          la Cour ne doit pas limiter la revendication aux exemples spécifiques cités dans le brevet;

          la Cour doit s’efforcer d’interpréter la revendication d’une manière qui donne corps à l’intention de l’inventeur;

          la Cour doit s’efforcer d’appuyer une invention méritoire.

[284]       Après avoir passé en revue les principes qui régissent l’interprétation des revendications, je vais maintenant me pencher sur les arguments des parties relativement à la manière d’interpréter les revendications du brevet 736.

(ii)                La position des demanderesses relativement à l’interprétation

[285]       Les demanderesses soutiennent que, pour plusieurs raisons, la PVA interpréterait les revendications du brevet 736 comme visant uniquement les cristaux de bisulfate d’atazanavir de Type I et non les cristaux de Type II. En fait, l’avis d’allégation de Teva indique expressément que [traduction] « la prétendue invention semble viser les propriétés des sels de bisulfate d’atazanavir de Type I », une déclaration à laquelle souscrit l’expert des demanderesses, M. Jerry Atwood.

[286]       M. Atwood, spécialiste en chimie physique, en génie de la matière cristalline, en radiocristallographie, en chimie inorganique et en chimie des polymères, a fait des consultations considérables auprès de l’industrie pharmaceutique. Le témoin expert de Teva en ce qui concerne l’interprétation des revendications est M. Eugene Fiese. Il est titulaire d’un doctorat en chimie pharmaceutique et consultant auprès de l’industrie pharmaceutique; il possède une vaste expérience dans les domaines de la préformulation et de la pharmacie ainsi que dans le développement de formes posologiques.

[287]       Comme il est mentionné précédemment dans ces motifs, les deux parties reconnaissent que les experts appelés à témoigner par leurs adversaires ont les compétences requises pour émettre les opinions qu’ils ont exprimées, quoique les demanderesses contestent la façon dont M. Fiese en est venu à son opinion.

[288]       Je crois comprendre que les demanderesses font avant tout valoir que la revendication 1 décrit explicitement la formule de structure pour le sel de bisulfate d’atazanavir qui est revendiqué et que cette formule de structure limite la portée des revendications. Les demanderesses affirment que, conformément à la convention de nomenclature établie par l’Union internationale de chimie pure et appliquée (IUCPA), la formule de structure qui est décrite dans la revendication 1 correspond à la structure des cristaux de bisulfate anhydre d’atazanavir de Type I et non pas à celle des cristaux hydratés de Type II. En conséquence, les demanderesses soutiennent que la revendication 1 a été rédigée de manière à exclure toute forme de sel cristallin à laquelle on incorpore régulièrement de l’eau dans la structure réticulée, notamment le sel de bisulfate d’atazanavir de Type II.

[289]       Les demanderesses affirment que cet argument tranche la question de l’interprétation. Cela étant dit, elles présentent plusieurs autres arguments pour faire valoir que les revendications du brevet 736 visent uniquement les cristaux de bisulfate d’atazanavir de Type I.

[290]       Le premier de ces arguments porte sur l’affirmation des demanderesses voulant que trois des propriétés avantageuses du sel de bisulfate revendiqué dans le brevet 736 soient uniques aux cristaux de Type I et qu’elles ne s’appliquent pas aux cristaux de Type II, car les propriétés en question s’apparentent davantage à celles des cristaux anhydres qu’à celles des cristaux hydratés.

[291]       Les demanderesses mentionnent d’abord qu’il est déclaré explicitement que le sel de l’invention affiche une excellente stabilité physique à l’état solide. Les cristaux hydratés sont relativement instables, et leur tendance à attirer l’eau peut causer des problèmes de stabilité. En fait, en contre-interrogatoire, M. Fiese a reconnu que le sel de bisulfate hydraté est instable en entreposage, tandis que le sel anhydre est très stable. De l’avis des demanderesses, il est évident que seuls les cristaux de bisulfate d’atazanavir de Type I bénéficient de l’avantage de la stabilité et que les cristaux hydratés de Type II n’en bénéficient pas.

[292]       Les demanderesses mentionnent également que le but des inventeurs était de décrire un sel pouvant être utilisé comme forme posologique pharmaceutique. Les sels de bisulfate d’atazanavir de Type II sont hygroscopiques. L’« hygroscopicité » réfère à la tendance d’un cristal à attirer l’humidité dans l’environnement. Le fait que les cristaux de Type II sont instables en raison de leur hydratation et de leur hygroscopicité signifie qu’ils ne conviendraient pas de les utiliser dans la formulation pharmaceutique d’une forme posologique orale.

[293]       Les demanderesses mentionnent également que, même si Teva a par la suite tenté de revenir sur sa position, elle a admis dans son avis d’allégation que les seuls essais de stabilité qui étaient décrits dans le brevet 736 avaient été effectués au moyen de cristaux de Type I. Les demanderesses font valoir que, comme l’a observé le juge Hughes dans la décision Merck & Co., c. Pharmascience Inc., 2010 CF 510, « [...] l’avis d’allégation ressemble à un acte de procédure. Une fois que la seconde personne a adopté une position au sujet des faits et du droit, elle ne peut s’en écarter. C’est d’autant plus vrai que l’avis d’allégation ne peut être modifié après le début de l’instance judiciaire », au paragraphe 96.

[294]       Les demanderesses affirment que les cristaux de Type I ont une seconde propriété avantageuse que ne possèdent pas les cristaux de Type II, c’est-à-dire que les cristaux de Type I affichent un comportement unique relativement à la solubilité ou à la dissolution, car ils se transforment, in situ, en sel de sulfate de solubilité intermédiaire. Selon les demanderesses, cette transformation procure les avantages de la formulation. Inversement, d’autres types de sels se convertissent en gel inutile ou en base libre relativement insoluble (et par conséquent relativement inutile).

[295]       Elles avancent des arguments semblables en ce qui concerne la solubilité et la biodisponibilité orale des cristaux de Type I. En conséquence, elles disent que l’invention divulguée dans le brevet vise uniquement les cristaux de Type I. En outre, le fait de considérer que les revendications du brevet 736 traitent uniquement de sels de Type II non approprié irait à l’encontre de cette divulgation et constituerait une interprétation sans fondement.

[296]       Le prochain argument des demanderesses porte sur la description spécifique dans le brevet 736 de ce que Teva appelle [traduction] « les propriétés caractérisantes du sel de bisulfate préféré », et elles se demandent si ces propriétés caractérisantes sont celles du sel de bisulfate d’atazanavir de Type I et non du sel de Type II. L’analyse élémentaire du sel de bisulfate préféré est celle des sels cristallins de Type I, et le point de fusion de la forme désirée des cristaux est celui du sel de Type I, le sel de bisulfate d’atazanavir de Type II ayant un point de fusion différent.

[297]       Le troisième argument des demanderesses est de nature juridique et est fondé sur le jugement rendu par la Cour suprême du Canada, dans l’arrêt Burton Parsons Chemicals, Inc. c. Hewlett-Packard (Canada) Ltd., [1976] 1 R.C.S. 555. Dans cet arrêt, la Cour suprême soutient que les tribunaux n’interpréteront pas et ne devraient pas interpréter les revendications des brevets dans le but de couvrir les réalisations qui, comme le sait la PVA, ne peuvent pas fonctionner.

[298]       Aux pages 564 et 565 de l’arrêt Burton Parsons, la Cour suprême a expliqué que, même si l’interprétation relève de la Cour, cette interprétation doit être faite à la lumière des connaissances qu’aurait possédées la PVA. Lorsque la PVA sait que l’utilisation d’un composé donné ne serait pas utile, compte tenu du but visé, le brevet ne devrait pas être interprété de manière à englober une telle utilisation.

[299]       En l’espèce, les demanderesses affirment que les auteurs de l’invention faisant l’objet du brevet 736 cherchaient à développer une forme posologique stable d’atazanavir et que la revendication 2 du brevet porte sur une forme posologique pharmaceutique du sel de bisulfate d’atazanavir faisant l’objet de la revendication 1. Selon les demanderesses, le brevet 736 enseigne à une personne versée dans l’art que les sels cristallins de bisulfate d’atazanavir de Type II ne conviennent pas à une forme posologique pharmaceutique, car ils sont à la fois instables et hygroscopiques. Par conséquent, les demanderesses soutiennent que, compte tenu de cet enseignement, il ne faudrait pas en conclure que les revendications couvrent les cristaux de Type II qui sont inappropriés.

[300]       Les demanderesses soulignent que M. Fiese n’a jamais déclaré expressément que les sels cristallins de Type II pouvaient convenir à une forme posologique pharmaceutique et que Teva a elle-même admis dans son avis d’allégation que les cristaux de Type II ne convenaient pas à une forme posologique pharmaceutique. Après avoir mentionné que les cristaux de Type II sont une forme de cristaux hydratés et hygroscopiques, l’avis d’allégation de Teva indique, qu’en raison des propriétés du sel de bisulfate d’atazanavir de Type II, la PVA [traduction] « n’aurait pas conclu que les cristaux de Type II convenaient à l’utilisation dans une formulation pharmaceutique ».

[301]       Les demanderesses font parvenir que Teva a depuis tenté de revenir sur sa position. Cependant, comme il est mentionné précédemment, quand une seconde partie a pris position en droit ou en fait dans son avis d’allégation, elle ne peut pas revenir sur sa position : Merck & Co., précité, au paragraphe 96.

[302]       Enfin, les demanderesses pensent qu’il faut rejeter l’interprétation de Teva car, si celle-ci devait être accueillie, les revendications du brevet 736 engloberaient toutes les formes de bisulfate d’atazanavir, y compris les formes amorphes, ainsi que les solides, les liquides, les gels ou les gaz. Cela ne correspond pas à une interprétation téléologique, étant donné que la toute première phrase du brevet affirme que l’invention est [traduction] « un nouveau sel cristallin » de bisulfate d’atazanavir [non souligné dans l’original].

[303]       Les demanderesses soutiennent que le brevet 736 est clair : les cristaux de bisulfate d’atazanavir de Type I constituent le seul sel de bisulfate revendiqué dans le brevet. Afin d’interpréter les revendications du brevet comme englobant les cristaux de Type II, il faudrait que la PVA rédige à nouveau le brevet – ce que la loi interdit.

[304]       Les demanderesses mentionnent que l’interprétation qu’elles proposent des revendications du brevet 736 correspond également au témoignage de Ronald J. Sawchuk. M. Sawchuk est titulaire d’un doctorat en chimie et expert des demanderesses dans le domaine de la pharmacocinétique.

[305]       Son témoignage porte principalement sur la question de la présumée évidence de l’invention qui est revendiquée dans le brevet 736. Cependant, en contre-interrogatoire, on lui a demandé son opinion sur la signification du brevet 736. Il a déclaré sans équivoque, qu’à son avis, seule une personne ayant des compétences moyennes, interprétant l’ensemble du brevet, comprendrait que la revendication 1 du brevet portait sur les cristaux de bisulfate d’atazanavir de Type I. Les demanderesses prétendent qu’il faudrait accorder beaucoup de poids à l’opinion de M. Sawchuk, car il n’a jamais parlé de son opinion avec leur avocat relativement à la bonne interprétation à donner aux revendications du brevet 736.

(iii)               La position de Teva relativement à l’interprétation

[306]       Teva fait valoir que les revendications du brevet 736 ne se limitent pas aux sels cristallins de bisulfate d’atazanavir de Type I, qu’elles englobent les sels de bisulfate d’atazanavir de Type I et de Type II. L’opinion de M. Fiese confirme cet argument.

[307]       Puisque les cristaux de bisulfate d’atazanavir de Type II ne donnent pas les résultats escomptés, Teva déclare qu’il s’ensuit que la portée des revendications du brevet est trop vaste et que, par conséquent, le brevet 736 est invalide.

[308]       Selon Teva, pour accepter l’interprétation des demanderesses, la Cour devrait interpréter les deux revendications du brevet 736 comme excluant le produit de l’exemple 3, et ce, même s’il est décrit expressément dans le brevet comme étant l’un des modes de réalisation de l’invention. La Cour devrait aussi rédiger à nouveau le mémoire descriptif en y ajoutant les mots « de Type I » après [TRADUCTION] « bisulfate d’atazanavir de la formule II » (la formule I étant l’atazanavir même). Enfin, la Cour devrait conclure que le passage [traduction] « de la formule II » ne signifie pas la même chose dans la divulgation du brevet 736 que dans les revendications du brevet.

[309]       Teva entame son argument sur l’interprétation en mentionnant que le titre du brevet 736 est « Sel de bisulfate de l’inhibiteur de la protéase du VIH » et ne fait nullement mention d’une forme spécifique de sels cristallins. Le titre du brevet ne mentionne pas non plus les sels cristallins de Type I ou de Type II ou que les sels mentionnés dans les revendications du brevet sont des hydrates ou des anhydres. Le sommaire indique que l’invention fournit [traduction] « le sel de bisulfate du composé 1 [la base libre de l’atazanavir] [...] ayant la formule de structure II », sans mentionner, encore une fois, les sels cristallins de bisulfate d’atazanavir de Type I ou de Type II.

[310]       Teva mentionne que la description détaillée de l’invention indique que [traduction] « [l]e sel de bisulfate peut être préparé en créant une solution de base libre du composé 1 avec de l’acide sulfurique dans des solvants tels que l’acétonitrile, l’isopropanol, l’éthanol ou l’acétone, puis en isolant le sel bisulfate ainsi produit  » [non souligné dans l’original]. Teva soutient que cela est important, car l’isopropanol est le solvant qui est utilisé pour fabriquer les cristaux de Type II, tandis qu’au moins deux des autres solvants énumérés servent à fabriquer des sels cristallins de Type 1.

[311]       Le brevet indique également [traduction] qu’« [e]n raison du niveau élevé de biodisponibilité, jumelé à une bonne cristallinité et à une bonne stabilité, le sel de bisulfate est très utile pour la préparation d’une forme posologique orale du composé 1 » et que « [l]es exemples illustrent la préparation de formes posologiques orales représentatives ». On se souviendra que l’exemple 3 porte sur la fabrication de sel de bisulfate d’atazanavir de Type II.

[312]       Les réalisations spécifiques de l’invention sont au cœur de l’argument de Teva concernant l’interprétation. Selon le brevet, les exemples 1, 2 et 3 du brevet 736 produisent tous des sels de bisulfate « de la formule II ». Toutefois, les méthodes décrites dans les exemples 1 et 2 produisent des sels cristallins de bisulfate d’atazanavir de Type I, tandis que le processus de l’exemple 3 permet d’obtenir du sel de Type II.

[313]       Le produit de l’exemple 1 est décrit comme étant [traduction] « le bisulfate cristallin désiré ». Les demanderesses affirment que cela indique que le sel de Type I constitue la forme désirée. Toutefois, Teva précise que le produit de l’exemple 2, lequel donne aussi des cristaux de Type I, n’est pas accompagné d’une telle description. Selon Teva, cette absence limite l’importance du fait que les cristaux de Type II produits à l’exemple 3 ne sont pas décrits dans le brevet comme étant « le bisulfate cristallin désiré ».

[314]       Teva ajoute que la seule référence aux sels cristallins de Type I et de Type II dans le brevet 736 se trouve à la fin de l’exemple 3, où il est mentionné que la diffraction de rayons X sur poudres révèle que les sels cristallins obtenus au moyen de l’isopropanol sont différents de ceux obtenus au moyen des autres solvants mentionnés dans le brevet. Les sels cristallins obtenus au moyen de l’isopropanol sont appelés « cristaux de Type II », tandis que les cristaux obtenus au moyen d’autres solvants sont appelés « cristaux de Type I ».

[315]       Les sels de Type I sont décrits dans le brevet 736 comme étant une matière cristalline anhydre ou désolvatée, tandis que les sels de Type II sont une forme de sel cristallin hydraté et hygroscopique. Immédiatement après cette déclaration, l’exemple 4 du mémoire descriptif – lequel explique la préparation des formulations de capsules de sels de bisulfate – précise que ces formulations contiennent [traduction] « le sel de bisulfate de la formule II », sans faire la distinction entre les cristaux de bisulfate d’atazanavir de Type I et ceux du Type II.

[316]       Teva soutient que le passage « le sel de bisulfate de la formule II », tel qu’il figure dans le brevet 736, s’apparente à un terme défini et que ce passage est utilisé dans le mémoire descriptif du brevet pour référer aux sels de bisulfate d’atazanavir de Type I et de Type II. Si le breveté a mis dans le mémoire descriptif un élément qui prévient clairement le lecteur que, pour les besoins du mémoire descriptif, il emploie un mot particulier ou une expression particulière en leur donnant le sens indiqué, le lecteur sait alors que lorsqu’il arrivera aux revendications, il devra donner au mot ou à l’expression le sens indiqué : Lundbeck Canada Inc. c. Ratiopharm Inc., 2009 CF 1102, [2009] A.C.F. no 1466, au paragraphe 46, citant Minerals Separation North American Corp. v. Noranda Mines Ltd., [1952] J.C.J. no 2, 69 RPC 81, 15 C.P.R. 133, au paragraphe 17. Dans la décision Minerals Separation, le Conseil privé a toutefois ajouté qu’il s’agissait là d’une méthode de rédaction maladroite à éviter.

[317]       La revendication 1 du brevet 736 indique que la formule du sel de bisulfate d’atazanavir est la formule II. Ce libellé est identique à celui utilisé dans la divulgation du brevet, où il est employé pour référer à la fois aux sels cristallins de bisulfate d’atazanavir de Type I et de Type II. À la lecture des réalisations d’une invention, la PVA comprendrait que de telles réalisations feraient partie de l’invention qui a été réalisée et revendiquée. Comme la revendication 1 du brevet revendique que la formule des sels de bisulfate est la formule II, il s’ensuit, selon Teva, que la revendication 1 englobe à la fois les cristaux de bisulfate d’atazanavir de Type I et de Type II.

[318]       Selon Teva, le fait que la revendication 1 du brevet renferme une formule de structure ne change pas le sens de la phrase, même si ce qui est décrit dans la formule de structure est la structure des sels cristallins de bisulfate d’atazanavir de Type I et non ceux de Type II

[319]       En conséquence, il s’ensuit, selon Teva, que les cristaux de bisulfate d’atazanavir de Type I comme ceux de Type II sont revendiqués dans le brevet 736.

[320]       Teva ajoute que, pour conclure d’un point de vue juridique que la revendication 1 se limite aux cristaux de bisulfate de Type I, il faudrait que la Cour réécrive le mémoire descriptif du brevet et élimine l’expression « bisulfate d’atazanavir de la formule II » du texte accompagnant l’exemple 3. Selon Teva, l’interprétation de M. Atwood des revendications du brevet 736 ne concorde pas avec les réalisations spécifiques de l’invention et il a sans doute dû faire fi de l’expression « de la formule II » dans l’exemple 3 pour que son interprétation des revendications ait du sens. En outre, Teva affirme que M. Atwood a admis que la revendication 1 pourrait inclure les cristaux de bisulfate anhydre de Type II.

[321]       En contre-interrogatoire, M. Atwood a reconnu que l’invention revendiquée dans le brevet décrit le sel de bisulfate d’atazanavir comme étant « de la formule II ». Il a également admis que le brevet indique que « le sel de bisulfate » peut être fabriqué au moyen de l’une des méthodes décrites dans le brevet et, qu’à la lecture du brevet 736, la PVA comprendrait que les réalisations spécifiques du brevet sont des exemples de la manière de pratiquer l’invention.

[322]       M. Atwood reconnaît également que l’exemple 4 du brevet (lequel porte sur la forme posologique orale) renvoie à deux formulations différentes, que les deux utilisent « le sel de bisulfate de la formule II » et qu’il s’agit de l’objet de la revendication 1. Initialement, il a suggéré que ces formulations avaient probablement été réalisées au moyen de cristaux de Type I; cependant, lorsqu’on a porté à son attention que cela contredisait l’exemple 4, il a dû admettre que [traduction] « le brevet ne faisait pas mention de l’origine du sel de bisulfate ». Il a donc convenu que lorsque le brevet fait mention du sel de bisulfate de la formule II ou du bisulfate de la formule II, [traduction] « il s’agit de l’objet de la revendication 1 ».

[323]       Ainsi, Teva estime que, puisque la revendication 2 a trait à une forme posologique constituée du sel bisulfate de la revendication 1 et que cette revendication vise « le sel de bisulfate de la formule II », les revendications englobent les sels cristallins de bisulfate d’atazanavir de Type I et de Type II, car les deux sont des « sels de bisulfate de la formule II ».

[324]       Lors du contre-interrogatoire, on a attiré l’attention de M. Atwood sur la partie de l’exemple 3 du brevet 736 où il est mentionné que le sel bisulfate obtenu au moyen de la méthode qui utilise l’isopropanol (un sel de Type II) est un « sel cristallin de bisulfate de la formule II ». M. Atwood est alors devenu confus, car il confondait l’expression « sel de bisulfate de la formule II » avec les cristaux de Type I.

[325]       Teva lui a ensuite mentionné que, comme les cristaux de Type II étaient également décrits comme étant du « sel de bisulfate de la formule II », il serait logique de conclure que cela signifiait que les cristaux de Type II faisaient également partie de la revendication 1 du brevet. M. Atwood a répondu de la façon suivante [traduction] : « Je pense que, pour ce qui est du sel cristallin de bisulfate de la formule II, ce serait une interprétation. » Il a ensuite affirmé que cela ne pouvait pas être exact, étant donné que le point de fusion du produit à l’exemple 3 correspondait à celui du dihydrate et que son diagramme de diffraction des rayons X (XRPD) différait de celui des cristaux de Type I.

[326]       Puis, il a déclaré qu’il ne comprenait pas un certain aspect de l’exemple 3. Même s’il ne croyait pas que les rédacteurs du brevet avaient commis une erreur, M. Atwood a déclaré que, pour que l’exemple soit logique, il aurait fallu lire « de la formule II » à l’exemple 3. Il a expliqué que cela aurait [traduction] « clarifié l’exemple parce qu’il ressort clairement du reste de l’exemple qu’il ne s’agit pas du sel de bisulfate de la formule II ». En d’autres termes, il ne s’agissait pas de sels de bisulfate d’atazanavir de Type I.

[327]       Bref, M. Atwood ne pouvait pas concilier le libellé de l’exemple 3 avec sa propre interprétation des revendications du brevet. Selon Teva, l’interprétation de M. Fiese des revendications du brevet 736 devrait prévaloir, c’est-à-dire que les revendications visent à la fois les cristaux de bisulfate d’atazanavir de Type I et de Type II.

[328]       Teva soutient d’une part que l’interprétation des revendications doit reposer sur le libellé du brevet et non sur ce que le titulaire du brevet pense que le libellé devrait indiquer et, d’autre part, que M. Atwood tente d’interpréter les revendications de manière à ce qu’elles correspondent à la position des demanderesses. Teva prétend que, même si un brevet doit être lu par un esprit désireux de comprendre, et non pas par un esprit désireux de ne pas comprendre, une revendication contenue dans un brevet « ne doi[t] pas être traitée [traduction] “comme un nez de cire que l’on peut tourner ou tordre dans toutes les directions, par simple renvoi au mémoire descriptif, afin qu’elle vise une chose supplémentaire ou différente de ce que ses mots expriment” » : Janssen-Ortho Inc. c. Canada (Santé), 2010 CF 42, au paragraphe 98, [2010] A.C.F. no 333 (Janssen méthylphénidate), citant White v. Dunbar, 119 U.S. 47 (1886), aux paragraphes 51 et 52.

[329]       Selon M. Fiese, si l’invention au cœur du brevet 736 ne portait que sur la forme de sel de Type I, la personne versée dans l’art s’attendrait à trouver une référence quelconque aux sels de Type I dans les premières pages du brevet ou, au minimum, une indication quelconque que l’invention revêtait une forme cristalline spécifique. En l’espèce, les inventeurs étaient parfaitement conscients du fait qu’il existait différents types de cristaux de bisulfate d’atazanavir; pourtant, l’expression « cristaux de Type I » n’apparaît qu’une seule fois dans tout le brevet – soit à la dernière page de la divulgation – et ce, uniquement dans le contexte des exemples. En outre, la personne versée dans l’art s’attendrait à ce que l’expression « cristaux de Type I » soit mentionnée dans les revendications du brevet, s’il s’agissait bien de l’objet de la revendication, mais on ne trouve cette expression nulle part dans les revendications.

[330]       Teva affirme qu’un expert peut indiquer dans son témoignage ce à quoi la PVA s’attendrait dans les revendications d’un brevet si les inventeurs envisageaient de limiter leurs revendications à un polymorphe spécifique, car une personne versée dans l’art saurait comment les revendications des brevets sont rédigées : Teva Canada Ltée c. Pfizer Canada Inc., 2012 CSC 60, [2012] C.S.J. no 60, au paragraphe 80. En effet, même M. Atwood a reconnu que les revendications d’un brevet contiennent habituellement une désignation polymorphe.

[331]       Même s’il n’existe aucun doute sur ce que les rédacteurs du brevet 736 tentaient de réaliser dans ce cas, Teva est d’avis que, lorsqu’ils ont choisi la terminologie qu’ils allaient employer pour rédiger les revendications et pour étayer les exemples (qu’ils décrivent comme étant des réalisations spécifiques de l’invention), ils ont transgressé la Loi sur les brevets. Selon Teva, lorsque les inventeurs ont revendiqué un type de sel de bisulfate d’atazanavir qui ne fonctionne pas, la portée de leurs revendications est désormais plus vaste que ce qu’ils souhaitaient et qu’en fait, elle est plus vaste que l’invention.

[332]       Teva estime que si les inventeurs se sont mal exprimés, ils se sont [traduction] « infliger eux-mêmes un mal » : Free World Trust, précité, au paragraphe 51. Car, au bout du compte, il incombe à l’inventeur de veiller à ce que le libellé des revendications décrive les éléments essentiels de l’invention à l’égard de laquelle il veut détenir un monopole : Janssen (méthylphénidate), précité, au paragraphe 101.

[333]       M. Atwood convient également qu’aucun passage du brevet 736 n’indique clairement que la forme hydratée des sels cristallins de bisulfate d’atazanavir est exclue et que les cristaux de Type II n’ont fait l’objet d’aucun des essais mentionnés dans le brevet. Teva ne partage pas cet avis et soutient qu’à vrai dire, les cristaux de Type II ont fait l’objet d’essais de stabilité et d’essais XRPD.

[334]       M. Atwood affirme que lorsque l’expression « le sel de bisulfate » apparaît dans le brevet 736, la PVA en comprendrait qu’elle réfère aux cristaux de Type I. Teva rétorque en disant qu’il aurait été facile pour les rédacteurs du brevet 736 de clarifier les revendications simplement en ajoutant « Type I » à la revendication 1 ou en précisant que la revendication visait des cristaux « anhydres ». En outre, ils auraient pu produire des revendications distinctes selon qu’il s’agissait du sel cristallin de bisulfate d’atazanavir de Type I ou de Type II; pourtant, ils ont choisi de ne pas le faire. Teva affirme, qu’au contraire, ils ont décidé d’inclure un passage dans les revendications qui n’a pas d’utilité et que M. Atwood a dû recourir à une interprétation tordue des revendications, ajoutant des mots là où il n’y en avait pas et en éliminant d’autres, dans le but d’assurer la logique de son interprétation.

[335]       Teva soutient que son « argument auxiliaire » concernant l’interprétation est le suivant : lorsqu’un inventeur affirme que son invention comporte certaines réalisations décrites dans le brevet, on conclut intuitivement qu’« il doit bien s’agir de l’invention ». Une interprétation d’une revendication qui exclut une réalisation préférée est rarement exacte, et une telle interprétation devra être étayée par des éléments de preuve extrêmement convaincants : Epos Technologies Ltd. v. Pegasus Technologies Ltd., CAFC 2013-1330, Dyson Technology Limited v. Samsung Gwangju Electronics Co. Limited, [2009] EWHC 55 (Pat), au paragraphe 92.

[336]       Même si Teva n’a pas cité de précédents canadiens en lien direct avec ce point, elle affirme que l’interprétation de revendications qui ne correspondent pas aux exemples accompagnant le brevet ni aux réalisations préférées ou spécifiques n’est tout simplement pas logique. En outre, les demanderesses n’ont pas cité une seule instance, dans quelque compétence que ce soit, où un exemple décrit comme une réalisation spécifique de l’invention qui aurait produit le même composé visé par les revendications ne figurait pas dans les revendications comme telles.

[337]       En conclusion, Teva affirme que, s’il est interprété correctement, le brevet 736 couvre toutes les formes de sel de bisulfate d’atazanavir et non seulement le sel cristallin de Type I. Le sel de bisulfate d’atazanavir de Type II est une réalisation spécifique de l’invention du brevet 736 et s’inscrit dans le libellé de la revendication 1. Si les inventeurs se sont mal exprimés en ne limitant pas les revendications du brevet au sel cristallin de bisulfate d’atazanavir de Type I, alors ils se sont infligé eux-mêmes un mal.

[338]       Même si sa position concernant ce point n’a pas toujours été cohérente, Teva déclare dans son avis d’allégation que les cristaux de bisulfate d’atazanavir de Type II ne fonctionneront pas en tant que formulation pharmaceutique. En conséquence, si la Cour devait accepter son interprétation du brevet 736, le brevet serait invalide, car la portée des revendications qui s’y rapportent est plus large que l’invention et, par conséquent, la demande d’interdiction des demanderesses doit être rejetée.

(iv)              Analyse de l’interprétation

[339]       Comme il est mentionné précédemment, il existe deux formes de sels de bisulfate d’atazanavir, lesquels sont connus sous les appellations sel de bisulfate de Type I et sel de bisulfate de Type II. La question qui divise les parties en ce qui concerne la bonne interprétation du brevet 736 consiste à savoir si le brevet revendique uniquement le sel de bisulfate de Type I ou s’il revendique également d’autres formes de sel de bisulfate d’atazanavir, en particulier le sel de bisulfate de Type II.

[340]       Même si les deux parties ont fait valoir des arguments convaincants pour appuyer leur position respective quant à la manière dont les revendications du brevet devraient être correctement interprétées, j’ai conclu qu’il y a lieu de privilégier l’interprétation que font les demanderesses des revendications du brevet. Ayant personnellement interprété les revendications du brevet 736, j’ai conclu que la revendication 1 vise le sel de bisulfate d’atazanavir de Type I, tandis que la revendication 2 traite de la forme posologique pharmaceutique contenant le sel de bisulfate d’atazanavir de Type I, avec un vecteur de qualité pharmaceutique.

[341]       Pour en arriver à cette conclusion, il est important de tenir compte de certains principes juridiques généraux qui régissent l’interprétation des brevets. Même si j’ai déjà abordé, dans ces motifs, certains des principes qui régissent l’interprétation des brevets, quelques-uns méritent un examen plus approfondi, car ils portent sur la bonne interprétation du brevet 736.

[342]       Je commencerai par mentionner que, en l’absence de preuve du contraire, les brevets sont présumés être valides : Loi sur les brevets, article 43. En outre, la jurisprudence nous apprend que les tribunaux doivent non seulement s’efforcer d’interpréter les revendications d’un brevet d’une manière qui donne effet aux intentions de l’inventeur, mais aussi veiller à appuyer une invention véritablement méritoire.

[343]       Comme l’a mentionné la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Free World Trust, précité, au paragraphe 51, « [l]es mots choisis par l’inventeur seront interprétés selon le sens que l’inventeur est présumé avoir voulu leur donner et d’une manière qui est favorable à l’accomplissement de l’objet, exprès ou tacite, des revendications ».

[344]       Il ne faut évidemment pas interpréter un brevet « en fonction du mécanisme que l’on prétend contrefait lorsqu’il est question de contrefaçon ni en fonction de l’antériorité lorsqu’il est question de validité, afin d’en éviter les effets » : Whirlpool Corp. c. Camco Inc., 2000 CSC 67, au paragraphe 49 (Whirlpool).

[345]       Ce sont les revendications – et non la divulgation – qui « sont au cœur du brevet », et ce sont elles qui doivent être interprétées : Teva Canada Limited c. Novartis AG, 2013 CF 141 au paragraphe 76, [2013] A.C.F. no 182. Même si le mémoire descriptif présente en détail l’invention, la portée du monopole est définie par les revendications. En effet, dans l’arrêt Free World Trust, précité, au paragraphe 40, la Cour suprême a affirmé « [l]a primauté de la teneur des revendications ».

[346]       Comme l’a également déclaré la Cour suprême dans l’arrêt Whirlpool, au paragraphe 45 : « [l]’interprétation téléologique repose donc sur l’identification par la cour, avec l’aide du lecteur versé dans l’art, des mots ou expressions particuliers qui sont utilisés dans les revendications pour décrire ce qui, selon l’inventeur, constituait les éléments “essentiels” de son invention » [non souligné dans l’original].

[347]       Cela étant dit, la Cour peut se pencher sur la divulgation pour faciliter l’exercice : Eli Lilly Canada Inc. c. Apotex Inc, 2008 CF 142, au paragraphe 25, 63 CPR (4th) 406, confirmé par 2009 CAF 97, 78 C.P.R. (4th) 388; Eli Lilly Canada Inc. c. Novopharm Limitée, 2007 CF 596, au paragraphe 103, 58 C.P.R. (4th) 214. En d’autres termes, la Cour doit interpréter les revendications à la lumière de l’énoncé contenu dans le mémoire descriptif, avec l’aide des experts pour comprendre les termes techniques si la lecture du mémoire ne lui permet pas d’en dégager le sens, ainsi qu’à la lumière de la science et de l’état de la technique à la date à laquelle la revendication a été publiée, comme les comprendrait une personne versée dans l’art : Shire Biochem, précité, au paragraphe 22; Whirlpool, précité, au paragraphe 45.

[348]       Certes, on peut consulter le mémoire descriptif lorsque les revendications d’un brevet ne sont pas claires, mais il y a tout de même une limite claire à l’utilisation appropriée que l’on peut faire de ce document. On ne saurait cependant s’appuyer sur le mémoire descriptif pour interpréter le texte des revendications de façon plus restrictive ou plus extensive : l’arrêt Plavix no 1, au paragraphe 77.

[349]       En outre, la Cour d’appel fédérale a récemment conclu dans l’arrêt ABB Technology AG c. Hyundai Heavy Industries Co., Ltd., 2015 CAF 181, au paragraphe 45, « [l]orsque le libellé du brevet peut avoir plusieurs significations plausibles, il faut l’interpréter de “façon raisonnable” […], de façon à accorder à l’inventeur l’exclusivité de ce qu’il a inventé de bonne foi [référence omise] ». Ce principe ne signifie pas que, dans tous les cas, elle doive retenir « une interprétation discutable ayant pour effet de maintenir le brevet ».

[350]       Certes, les tribunaux peuvent se faire aider par des experts, mais l’interprétation de revendications est une question de droit et il incombe ultimement aux tribunaux, et non aux experts, d’interpréter les revendications : Whirlpool, précité, au paragraphe 61.

[351]       En l’espèce, la revendication 1 du brevet 736 mentionne clairement la formule de structure du sel de bisulfate d’atazanavir qui est revendiqué, la décrivant en ces termes :

[352]       Je ne pense pas que les experts soient en désaccord sur le fait que la PVA comprendrait que la référence explicite dans le brevet 736, selon laquelle les sels de Type I sont « anhydres ou désolvatés », signifie qu’aucune molécule d’eau ou molécule solvante n’est incorporée régulièrement dans la structure réticulée des sels cristallins de Type I. Au contraire, la personne versée dans l’art aurait compris que le fait que les sels de Type II sont décrits comme étant « une forme de cristaux hydratés et hygroscopiques » signifie que des molécules d’eau sont régulièrement incorporées dans la structure réticulée de ce type de cristaux.

[353]       M. Atwood affirme que l’eau qui est régulièrement incorporée dans la structure réticulée des sels cristallins hydratés doit être indiquée dans la formule de structure de ces sels pour que la description soit exacte.

[354]       Inversement, M. Fiese a déclaré dans son affidavit que, même si l’on conclut que l’inclusion de •0,2H2O dans une formule de structure indique la présence d’un hydrate, le contraire n’est pas vrai. En d’autres termes, selon le témoignage initial de M. Fiese, l’absence d’eau dans une formule de structure d’un sel cristallin ne signifie pas nécessairement que le sel est un anhydre.

[355]       Toutefois, en contre-interrogatoire, M. Fiese a déclaré que la personne versée dans l’art n’inclurait jamais •H20 dans la formule de structure d’un composé qui n’incorporerait pas d’eau dans la structure cristalline du sel. Il a également précisé que, lorsque de l’eau est régulièrement incorporée dans la structure réticulée des sels cristallins, cette eau devait être incluse en tant que •H2O dans la formule de structure du cristal, afin que la description du sel cristallin soit exacte.

[356]       M. Atwood a précisé que la PVA saurait que la seule formule de structure convenant aux sels de bisulfate d’atazanavir de Type II serait [formule d’atazanavir] •H2SO4•2H2O, le premier « 2 » dans •2H2O indiquant que deux molécules d’eau sont incorporées dans la structure cristalline des cristaux de Type II. Je ne crois pas que M. Fiese diverge d’opinion avec M. Atwood sur ce point.

[357]       Les experts conviennent en outre que la structure du sel de bisulfate d’atazanavir qui est décrite dans la revendication 1 du brevet 736 ne contient pas « •H2O ».

[358]       Selon M. Atwood, la PVA comprendrait que l’absence de « •H2O » dans la formule de structure du sel de bisulfate qui est décrit dans la revendication 1 du brevet 736 signifie que cette revendication a été rédigée de manière à exclure toute forme de sel cristallin dont la structure cristalline ferait régulièrement l’objet d’une incorporation d’eau, comme c’est le cas pour les sels de bisulfate d’atazanavir de Type II. M. Atwood affirme donc que la PVA comprendrait que la revendication 1 du brevet 736 vise uniquement les sels de Type I, tandis que la revendication 2 du brevet couvre seulement les formes posologiques pharmaceutiques composées de sels de bisulfate d’atazanavir de Type I et non celles composées de sels de Type II.

[359]       Teva et M. Atwood s’entendent sur le fait que, conformément à la convention de nomenclature établie par l’IUCPA, la formule de structure qui figure dans la revendication 1 du brevet 736 décrit uniquement des sels cristallins anhydres de bisulfate d’atazanavir. Cependant, selon Teva, le fait que la formule de structure de la revendication 1 n’inclut pas d’eau liée (c’est‑à-dire de l’eau qui est régulièrement incorporée dans la structure du cristal hydraté) ne signifie pas forcément que la formule exclut les formes hydratées des cristaux de bisulfate d’atazanavir, notamment le sel de Type II.

[360]       Teva soutient qu’il en est ainsi parce que les rédacteurs du brevet 736 n’ont pas respecté la convention de nomenclature ailleurs dans le brevet et que, par conséquent, il ne faut pas supposer que la formule de structure dans la revendication 1 a été rédigée correctement.

[361]       D’après Teva et M. Fiese, l’analyse élémentaire contenue dans l’exemple 2 montre comment les rédacteurs du brevet 736 n’ont pas respecté rigoureusement les conventions de nomenclature. Selon Teva, les experts reconnaissent que la mention •0,2H2O dans l’analyse élémentaire dans l’exemple 2 montre que le produit de la méthode décrite dans cet exemple est un hydrate, et ce, même si les deux parties conviennent que ces sels cristallins fabriqués au moyen d’acétone sont en fait des sels anhydres de Type I.

[362]       Teva soutient qu’il s’agit d’un « avertissement » et précise que la convention de nomenclature sur laquelle les demanderesses s’appuient pour étayer leur interprétation de la revendication 1 du brevet 736 n’est pas rigoureusement respectée dans l’ensemble du brevet. Voilà une bonne raison, d’après Teva, de ne pas s’appuyer sur la convention de l’IUCPA afin d’interpréter la revendication 1 du brevet comme excluant les sels cristallins de Type II, et ce, même s’ils sont spécifiquement décrits dans l’exemple 3 du brevet comme étant une réalisation « du sel de bisulfate de la formule II ».

[363]       Je n’accepte pas cet argument, car il équivaut à mélanger des pommes et des oranges. Teva confond la convention de nomenclature régissant la manière dont l’eau est décrite dans les formules chimiques avec celle régissant la manière dont l’eau liée et l’eau non liée sont décrites dans les formules de structure, dans une tentative de démontrer le manque d’uniformité dans l’application de la convention de l’IUCPA.

[364]       Comme il est mentionné précédemment, le fait qu’une forme de sel comme les cristaux de bisulfate d’atazanavir de Type I est décrite comme « anhydre » ne signifie pas que l’eau de surface dans ou sur le sel cristallin n’est pas absorbée ou adsorbée. Toutefois, la présence de ce type d’eau est traitée différemment dans la description de la formule du sel en question, selon que la description est comprise dans une formule chimique ou dans une formule de structure.

[365]       Les parties conviennent que la présence d’eau « liée » doit être mentionnée dans la formule de structure d’un cristal hydraté si celui-ci doit être décrit avec exactitude. Il est donc reconnu que la formule de structure d’un cristal hydraté, par exemple les cristaux de bisulfate de Type II, inclurait « •H2O » à la droite de « •H2SO4 » au coin droit du diagramme de la revendication 1. La formule de structure du cristal revendiqué dans la revendication 1 du brevet 736 ne contient aucune indication de la présence d’eau.

[366]       Parallèlement, il ne faudrait pas inclure l’eau non liée ou non structurée dans la formule de structure de cristaux tels que les sels de Type I, parce cette eau ne fait pas partie de la structure réticulée de ces cristaux. Cependant, cette eau non structurée serait consignée dans la formule chimique des cristaux anhydres, de manière à refléter l’analyse élémentaire des cristaux.

[367]       La formule pour les cristaux de Type I décrits dans l’exemple 2 du brevet 736 est une formule chimique, et non une formule de structure; c’est pourquoi la formule inclut •0,2H2O dans l’analyse élémentaire. Cela ne signifie pas que les cristaux dans l’exemple 2 sont hydratés, ni que les rédacteurs du brevet 736 n’ont pas appliqué rigoureusement la convention de nomenclature de l’IUCPA.

[368]       Teva soutient également que M. Atwood a admis en contre-interrogatoire que les exemples donnés dans le brevet 736 n’étaient pas tous conformes à la convention de l’IUCPA. Cependant, à l’examen du témoignage complet de M. Atwood sur ce point, il ressort clairement qu’il comprend que la référence à l’eau dans l’exemple 2 vise l’eau non liée et qu’elle doit être traitée comme telle dans la description de la formule des cristaux de Type I fabriqués au moyen de la méthode décrite dans l’exemple 2.

[369]       Les experts s’entendent pour dire que l’eau non liée, comme celle qui est mentionnée dans l’exemple 2, ne devrait pas être incluse dans la formule de structure qui figure dans la revendication 1 du brevet 736. En conséquence, Teva n’a pas réussi à me convaincre que les rédacteurs du brevet 736 n’ont pas respecté rigoureusement la convention de nomenclature de l’IUCPA dans le mémoire descriptif du brevet. Teva n’a pas réussi non plus à me convaincre que la formule de structure contenue dans la revendication 1 devrait par conséquent être rejetée ou interprétée de manière à couvrir les cristaux de bisulfate d’atazanavir de Type II, alors que les sels hydratés de cette nature ne sont de toute évidence pas inclus.

[370]       Teva soutient également que, même si M. Atwood a initialement déclaré que la revendication 1 du brevet 736 englobait uniquement les cristaux de Type I, il a par la suite « changé d’idée » et il a admis que la revendication 1 engloberait également les formes déshydratées de sels cristallins de bisulfate de Type II. Toutefois, j’accorde peu d’importance à cette réponse, car il est loin d’être évident que les formes déshydratées du sel de bisulfate de Type II seraient en fait des sels cristallins de Type II, parce que ces sels sont caractérisés par le fait qu’ils sont hydratés. En fait, M. Atwood a déclaré dans son témoignage qu’il n’avait jamais vu des formes déshydratées ou anhydres de sels de bisulfate de Type II.

[371]       Je note également que le brevet 736 énonce clairement que l’invention porte sur [traduction] « une nouvelle forme de sels cristallins de bisulfate » d’atazanavir [non souligné dans l’original]. En contre-interrogatoire, M. Fiese a admis que, selon l’interprétation qu’il a proposée, les revendications du brevet couvriraient les formes non cristallines du bisulfate d’atazanavir, notamment les solides, les liquides et les gaz. Comme le brevet ne divulgue pas que ces formes constituent l’invention, il s’ensuit que les revendications ne devraient pas être interprétées de la manière proposée par M. Fiese et par Teva.

[372]       Enfin, en ce qui concerne l’« argument auxiliaire » de Teva, comme il est mentionné précédemment, Teva n’a pas cité d’experts canadiens pour appuyer son affirmation voulant qu’il soit peu probable qu’une interprétation d’une revendication qui exclut une réalisation préférée soit correcte. Même si je reconnais qu’il n’est pas clair pourquoi les rédacteurs du brevet 736 auraient inclus une réalisation qui ne convenait pas à l’objet visé par l’invention, au bout du compte, je n’ai pas été persuadée qu’en plus des autres arguments de Teva concernant l’exemple 3, la présence de l’exemple 3 dans le mémoire descriptif du brevet 736 est suffisante pour l’emporter sur le texte même de la revendication 1.

[373]       Compte tenu de ma conclusion voulant que la formule de structure dans la revendication 1 du brevet 736 englobe uniquement les sels de bisulfate d’atazanavir de Type I, il n’y a pas lieu de répondre aux arguments des demanderesses concernant une autre interprétation.

(v)                Conclusion relativement à l’interprétation adéquate du brevet 736

[374]       Pour ces motifs, j’ai conclu que les revendications du brevet 736 doivent être interprétées de la manière suivante :

1.                  La revendication 1 vise le sel de bisulfate d’atazanavir de Type I;

2.                  La revendication 2 vise une forme posologique pharmaceutique contenant du sel de bisulfate d’atazanavir de Type I et un vecteur de qualité pharmaceutique.

B)                 L’allégation de Teva relativement à l’évidence est-elle justifiée?

[375]       La dernière question concerne l’allégation de Teva selon laquelle le brevet 736 est invalide parce que l’invention qui y est revendiquée était évidente à la lumière du brevet 840.

[376]       Teva affirme que, dès 1998, la PVA aurait su que, en scrutant la structure de l’atazanavir, que celui-ci n’était pas très hydrosoluble – ce qu’elle aurait pu établir au moyen de techniques bien connues. Selon Teva, une personne versée dans l’art aurait également su que le fait de convertir l’atazanavir en sel aurait constitué un moyen d’en améliorer la biodisponibilité.

[377]       Teva soutient également que la PVA saurait, à partir du brevet 840, qu’il était possible de fabriquer des sels d’atazanavir et qu’il serait plus ou moins évident de réaliser un écran salin en utilisant une variété d’acides, notamment l’acide sulfurique. Cela l’aurait inévitablement amenée à fabriquer des sels de bisulfate d’atazanavir et à les soumettre à des essais.

[378]       Un sel est un composé ionique qui se forme lorsqu’une base (par exemple l’atazanavir) est combinée à un acide. Un sel peut posséder des propriétés différentes de celles de son composé d’origine, notamment la solubilité, la vitesse de dissolution, la stabilité et l’hygroscopicité.

[379]       Un « écran salin » est un procédé employé par les scientifiques lorsqu’ils tentent de fabriquer différents sels d’un composé en utilisant divers acides et solvants. Une fois les sels formés, ils sont analysés pour déterminer si leurs propriétés justifient d’autres travaux de développement. Les parties conviennent que les « écrans salins » étaient une technique standard employée par les compagnies pharmaceutiques en 1998 – une technique qui n’exigeait pas d’ingéniosité inventive. En fait, le brevet 840 montre que les sels d’atazanavir peuvent être fabriqués d’une manière connue comme telle, dont un exemple consisterait à traiter l’atazanavir au moyen d’un acide approprié, notamment l’acide sulfurique.

[380]       Teva affirme aussi qu’il n’était pas nécessaire que la PVA puisse prédire chacune des propriétés avantageuses des cristaux de bisulfate d’atazanavir de Type I pour que l’invention soit évidente. Selon Teva, il suffit que la PVA ait une des chances raisonnables de succès pour que l’on puisse considérer qu’il était évident de tenter de fabriquer du sel d’atazanavir en utilisant de l’acide sulfurique.

[381]       Les demanderesses conviennent que le brevet 840 divulgue la molécule d’atazanavir et le fait que les sels d’atazanavir peuvent être fabriqués à partir de différents acides, notamment l’acide sulfurique. Toutefois, elles mentionnent que le brevet 840 ne divulgue pas si la réaction à l’acide sulfurique permettra de créer un bisulfate ou un sel de sulfate. Le brevet 840 n’indique pas non plus quelles conditions de solvant devraient être utilisées, si n’importe quel sel ainsi créé est un solide cristallin et, le cas échéant, quelle sera sa forme cristalline. Surtout, les demanderesses affirment que le brevet 840 ne divulgue pas les propriétés du sel d’atazanavir, et encore moins le sel de bisulfate d’atazanavir de Type I.

[382]       Je crois comprendre que les parties s’entendent sur le fait que la création de formes de sel au moyen d’acides était une technique bien connue pour améliorer la solubilité de composés tels que l’atazanavir. Les demanderesses s’entendent avec Teva en ce qui concerne la mesure dans laquelle la PVA doit être capable de prédire les résultats d’un écran salin pour que le sel ainsi fabriqué soit évident.

[383]       Les demanderesses ne partagent pas l’avis de Teva selon lequel l’amélioration de la solubilité d’un composé en améliorera inévitablement la biodisponibilité. Même si elles reconnaissent que la PVA aurait su qu’il était en fait possible qu’un sel d’atazanavir soit plus soluble que la base libre et qu’il soit également plus biodisponible par voie orale, les demanderesses soutiennent que la seule possibilité de découvrir l’invention ne suffit pas. Selon les demanderesses, le manque de connaissance a priori sur les diverses propriétés avantageuses du bisulfate d’atazanavir de Type I, notamment sa meilleure biodisponibilité, est fatal pour l’allégation de Teva relativement à l’évidence.

[384]       Les demanderesses soutiennent en outre que la PVA n’aurait eu aucun moyen de prédire que le sel de bisulfate d’atazanavir de Type I revêtirait la forme d’un solide cristallin ou qu’il afficherait une stabilité physique supérieure paradoxale à l’état solide, compte tenu de la meilleure solubilité des sels. Les demanderesses soutiennent aussi que nul n’aurait pu anticiper que le sel de bisulfate d’atazanavir de Type I se transformerait in vitro d’un bisulfate à un sel de sulfate – ce que l’on pourrait exploiter avantageusement dans des formulations ayant une libération accrue ou prolongée in vivo, y compris une posologie à prise quotidienne unique.

[385]       Teva affirme que la suggestion des demanderesses, selon laquelle le critère servant à décider si un « essai allait de soi » exige que les propriétés du sel ainsi produit soient prévisibles a priori, ne correspond pas à l’approche complète adoptée par la Cour suprême relativement à l’évidence dans l’arrêt Plavix no 1. Selon Teva, les demanderesses tentent de remplacer une approche souple plus globale à l’égard de l’évidence qui a été établie dans l’arrêt Plavix no 1 par un critère de démarcation nette rigide en vertu duquel un sel ne pourrait jamais être évident si la PVA avait été incapable d’en prédire toutes les propriétés, et ce, peu importe à quel point le procédé par lequel on a obtenu le sel est devenu mécanique.

[386]       D’après Teva, il suffit que la PVA ait une attente raisonnable de succès pour que l’on considère que « l’essai allait de soi » et que les demanderesses « coupent les cheveux en quatre » en ce qui concerne le critère de « l’essai allant plus ou moins de soi » qui a été adopté récemment par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Plavix no 2, et le critère de « l’attente raisonnable de succès ».

[387]       Inversement, les demanderesses affirment qu’il devait être plus ou moins évident que le recours à un écran salin permette de créer un sel présentant une gamme particulière d’avantages communs aux cristaux de bisulfate d’atazanavir de Type I – à savoir la cristallinité, la biodisponibilité par voie orale, la stabilité à l’état solide et un comportement de transformation in situ. Selon les demanderesses, ces quatre propriétés étaient imprévisibles, elles ne pouvaient être anticipées et elles n’étaient pas évidentes.

[388]       Toutefois, avant de me pencher sur ces arguments, je vais examiner le travail accompli par l’équipe de BMS pour en arriver à l’invention revendiquée dans le brevet 736.

(i)                  Le développement du sel de bisulfate d’atazanavir de Type I

[389]       Le brevet 840 décrit une formulation liquide de l’atazanavir et non une forme posologique orale. Pour contourner les problèmes liés au manque de solubilité de l’atazanavir, les inventeurs du brevet 840 avaient dissous la base libre de l’atazanavir dans un solvant, créant ainsi une forme liquide. Pour que l’atazanavir atteigne le système sanguin des animaux de laboratoire, ils leur ont ensuite administré la formulation liquide directement dans l’estomac au moyen d’une pompe à gavage. Selon les demanderesses, c’est à ce moment que la compagnie BMS « s’est emparée du bâton » dans la course au développement d’un médicament contre le sida sous forme d’un solide cristallin et stable, capable de fonctionner « dans le monde réel ».

[390]       Le témoignage sur les travaux accomplis par BMS pour en venir à l’invention revendiquée dans le brevet 736 a été fourni par Mark Lindrud. M. Lindrud, chercheur scientifique principal à BMS, faisait partie de l’équipe de développement de médicaments de BMS qui avait été affecté au dossier de l’atazanavir. M. Lindrud est l’un des inventeurs cités dans l’invention revendiquée dans le brevet 736.

[391]       BMS savait que la base libre de l’atazanavir était relativement insoluble et que son niveau de biodisponibilité était faible. Selon M. Lindrud, les scientifiques à Novartis avaient eu recours à diverses stratégies de formulation pour améliorer la biodisponibilité de l’atazanavir, dont l’ajout de solutions d’acide citrique ainsi que des suspensions aqueuses ou à base d’huile.

[392]       Ils avaient également soumis à des expérimentations des formes de sel d’atazanavir, mais ils n’avaient pas réussi à obtenir des formes cristallines à partir de certains sels, constatant que de nombreux échantillons formaient des hydrates indésirables et que certains étaient trop corrosifs pour être utilisés dans le procédé de fabrication. Les demanderesses allèguent que la présumée omission de trouver une forme appropriée de sel atteste la conclusion de non-évidence. Toutefois, même si l’affidavit de M. Lindrud décrit les problèmes qu’a éprouvés Novartis lors de ses tentatives en vue de créer une forme cristalline de sel d’atazanavir, il n’avait pas une connaissance de première main du travail accompli par Novartis et, en conséquence, il ne pouvait pas savoir combien de temps et d’efforts avaient été consacrés à cet aspect de la recherche menée par Novartis.

[393]       Toutefois, même s’il n’avait pas une connaissance de première main du travail accompli par Novartis, il a été en mesure de confirmer que les scientifiques de BMS avaient compris d’entrée de jeu que l’insolubilité de la base libre de l’atazanavir constituait l’un des plus gros obstacles qu’ils devaient surmonter pour parvenir à créer une formulation pharmaceutique de l’atazanavir.

[394]       L’équipe de M. Lindrud savait que la fabrication de sels d’un composé pouvait améliorer la solubilité du composé en question et, par conséquent, en accroître la biodisponibilité par voie orale. Après avoir examiné et rejeté d’autres stratégies possibles, l’équipe de BMS a décidé d’explorer plus à fond la stratégie relative au sel dans le but d’identifier un candidat à perfectionner.

[395]       L’équipe de BMS avait pour objectif de trouver un sel cristallin d’atazanavir ayant un niveau de solubilité élevé, des propriétés thermiques acceptables, un faible niveau d’hygroscopicité, une bonne stabilité et un niveau acceptable de biodisponibilité par voie orale. Selon M. Lindrud, avant de fabriquer des sels et de les mettre à l’essai, son équipe ignorait lequel d’entre eux, le cas échéant, afficherait certaines, sinon la totalité, des propriétés recherchées.

[396]       Toujours selon M. Lindrud, son équipe aurait pu utiliser de nombreux acides pour tenter de fabriquer des sels d’atazanavir, et ses premières tentatives en vue de fabriquer des sels ont échoué, car l’équipe n’est pas parvenue à obtenir une forme cristalline de sel. Les demanderesses affirment que cela met en évidence le fait qu’il est impossible de prédire, avant d’avoir procédé à des essais expérimentaux, si un sel cristallin solide se formera. Cependant, nous ignorons sur quels sels ont porté les essais ou quel était leur nombre, tout comme nous ignorons quelles difficultés sont associées à chacun des sels formés. Nous ignorons également combien de temps et d’efforts ont été consacrés à la fabrication et à la mise à l’essai de ces sels.

[397]       Nous savons toutefois que l’équipe de BMS est parvenue à fabriquer des sels d’atazanavir au moyen d’acides différents dès le premier jour du projet.

[398]       L’un de ces acides, l’acide sulfurique, a permis de fabriquer le sel de bisulfate d’atazanavir. Selon M. Lindrud, son équipe n’aurait pas pu prédire si les sels formés au moyen d’acide sulfurique produiraient du sulfate ou des sels de bisulfate, ni quelles seraient les propriétés de ces sels.

[399]       En contre-interrogatoire, il a reconnu qu’il avait fallu à son équipe environ six semaines pour établir si ces sels de bisulfate d’atazanavir étaient de Type I ou de Type II, selon leur solubilité, leurs points de fusion, leur hygroscopicité et leur stabilité à l’état solide. C’est à ce moment que l’équipe a décidé de perfectionner le sel de bisulfate d’atazanavir de Type I. Une note de service interne de BMS indique que ce processus de sélection a été accompli en neuf semaines environ.

[400]       Cependant, il restait du travail à faire sur le sel de Type I pour en confirmer la biodisponibilité et la stabilité à long terme. Selon M. Lindrud, il a fallu 13 mois pour achever la phase finale du projet, y compris la réalisation d’études sur les chiens qui étaient requises pour confirmer la biodisponibilité du sel de Type I.

[401]       Cependant, Teva mentionne que BMS avait établi que le sel de bisulfate d’atazanavir de Type I était la forme finale qui devait être perfectionnée avant que l’on puisse entreprendre l’étude de biodisponibilité sur des chiens. Teva soutient également que, même si les études sur les chiens ont montré que le bisulfate affichait une biodisponibilité absolue de 20 pour cent, cela confirme simplement ce à quoi M. Lindrud et son équipe s’attendaient.

[402]       Contrairement à la situation dont était saisie la Cour suprême dans l’arrêt Plavix no 1, Teva affirme que, en l’espèce, la ligne de conduite des inventeurs n’avait rien de long ou d’ardu.

(ii)                L’identité de la personne versée dans l’art

[403]       Au moment de décider si l’invention revendiquée dans le brevet 736 était évidente, je dois tout d’abord identifier la personne versée dans l’art : Plavix no 1 précité.

[404]       Je ne crois pas qu’il existe un véritable désaccord entre les parties en ce qui concerne les caractéristiques de la personne versée dans l’art à qui le brevet 736 est adressé. En l’espèce, la PVA est une personne ou un groupe de personnes qui intervient dans la préformulation, y compris dans la sélection de sels, et qui comprennent la biodisponibilité et la pharmacocinétique. Certains membres de l’équipe qui forment la PVA multidisciplinaire auraient fait des études de premier ou de deuxième cycle en chimie physique, organique ou analytique, selon le degré d’expérience de la personne dans l’industrie pharmaceutique.

(iii)               Les connaissances générales courantes pertinentes

[405]       Je crois comprendre que les parties acceptent généralement le 20 janvier 1998 comme date de l’état de la technique et que la divulgation antérieure la plus pertinente est le brevet 840.

[406]       Le 20 janvier 1998, la PVA aurait compris que les écrans salins étaient bien connus et qu’ils constituaient une procédure de préformulation utilisée régulièrement par l’industrie pharmaceutique pour repérer les sels qui offrent une combinaison appropriée de propriétés convenant à la voie d’administration prévue.

[407]       En outre, les écrans salins étaient couramment utilisés dans les cas où la PVA tentait d’améliorer la solubilité d’un composé relativement insoluble tel que l’atazanavir, car il était bien connu que les sels ont tendance à être plus solubles qu’une base libre. On savait également que la biodisponibilité d’un composé est tributaire d’une bonne solubilité.

[408]       La PVA aurait également conclu du brevet 840 qu’il est possible de fabriquer des sels d’atazanavir au moyen d’acides inorganiques convenables, par exemple des acides hydrohaliques (notamment l’acide chlorhydrique), de l’acide phosphorique ou de l’acide sulfurique. En fait, dans le brevet 840, il est mentionné spécifiquement que l’acide sulfurique est un acide convenable. Il faut de l’acide sulfurique pour fabriquer les sels de bisulfate d’atazanavir de Type I.

[409]       Il était également bien connu que de l’acide sulfurique peut servir à former du sulfate et des sels de bisulfate, même si la réaction de l’atazanavir avec l’acide sulfurique pouvait produire un sel de sulfate ou un sel de bisulfate, selon les solvants utilisés et selon que les conditions de réaction étaient inconnues et imprévisibles.

[410]       Normalement, un écran salin standard permettrait de dépister un polymorphisme. Divers solvants seraient utilisés pour établir si les sels ainsi formés pouvaient exister sous plusieurs formes, et les propriétés des différentes formes de sel seraient évaluées au cours de processus de filtrage standard.

[411]       Il était aussi généralement connu que les différentes formes de sel peuvent présenter des propriétés très différentes – certaines utiles et d’autres inutiles. Les experts admettent que ces propriétés (notamment la cristallinité, la solubilité, la biodisponibilité et la stabilité) sont imprévisibles tant que le sel en question n’a pas été fabriqué et mis à l’essai, de telle sorte que la PVA n’aurait pas su à l’avance quels sels il convenait de choisir.

[412]       Enfin, le fait que la PVA se serait attendue à ce qu’un écran salin permette, selon toute vraisemblance, de repérer au moins un sel qui aurait amélioré les propriétés pharmaceutiques, par rapport à la base libre, n’est pas vraiment contesté.

(iv)              Le concept inventif du brevet 736

[413]       À la deuxième étape de l’examen de l’évidence, la Cour doit définir le concept inventif de la revendication en cause ou, si cela ne peut être fait facilement, l’interpréter.

[414]       Le problème réside dans le fait que les inventeurs de l’invention revendiquée dans le brevet 736 souhaitaient résoudre le problème du manque de solubilité et de biodisponibilité par voie orale de l’atazanavir. Ces lacunes limitaient l’utilité du composé en tant que traitement pharmacologique du VIH par voie orale.

[415]       Comme il est mentionné dans la section précédente de ces motifs, les demanderesses ont admis que l’utilisation d’écrans salins était courante dans un cas comme celui-ci où une personne versée dans l’art tentait d’améliorer la solubilité d’un composé, et les experts conviennent qu’il existait au moins une bonne possibilité que la formation d’un sel à partir d’un composé en améliore la solubilité. En conséquence, les demanderesses n’affirment pas que la solubilité du sel de bisulfate d’atazanavir de Type I fait partie de leur concept inventif.

[416]       Selon les demanderesses, le concept inventif du brevet 736 comporte quatre aspects : cristallinité, biodisponibilité du solide par voie orale, stabilité, et ce qu’elles appellent le comportement de transformation in situ des sels de bisulfate d’atazanavir de Type I revendiqués dans le brevet. Selon elles, ces propriétés étaient imprévisibles, elles ne pouvaient être anticipées et elles n’étaient pas évidentes.

[417]       Contrairement à ce qu’elle avait fait dans son avis d’allégation visant le brevet 840, Teva n’a présenté aucune allégation concernant le concept inventif du brevet 736. Toutefois, M. Fiese soutient que le concept inventif du brevet n’est rien d’autre qu’un sel pharmaceutique, soit le bisulfate d’atazanavir, et une formulation pharmaceutique du bisulfate d’atazanavir.

(a)                Biodisponibilité

[418]       Teva affirme qu’aucun passage du brevet 736 n’indique que les sels de bisulfate d’atazanavir de Type I ont amélioré la biodisponibilité de l’atazanavir, comparativement à sa base libre, et qu’on n’y trouve aucune donnée comparative sur d’autres sels, de sorte que les affirmations comparatives dans le brevet ne peuvent pas être justifiées. Teva déclare aussi qu’il n’y a aucune mention du comportement de transformation in situ du bisulfate d’atazanavir de Type I dans le brevet et que, par conséquent, il ne peut faire partie du concept inventif du brevet.

[419]       Dans son mémoire des faits et du droit, Teva soutient que la confirmation de la supériorité de la biodisponibilité de la forme de sels de Type I, par rapport à la base libre insoluble, n’a rien de surprenant. Cependant, cet argument soulève la question de savoir si c’était l’invention revendiquée dans le brevet, et non le concept inventif du brevet, qui était évidente.

[420]       La revendication 1 du brevet 736 vise un simple composé chimique, tandis que la revendication 2 est simplement une forme posologique pharmaceutique constituée de sel de bisulfate d’atazanavir de Type I. Ni l’une ni l’autre de ces revendications ne traitent des propriétés du sel de bisulfate de Type I. Cela étant dit, comme il est mentionné précédemment, la Cour suprême a conclu dans l’arrêt Plavix no 1 que les propriétés avantageuses d’un composé peuvent faire partie du concept inventif d’un brevet, et ce, même lorsque ces propriétés ne sont pas mentionnées dans les revendications du brevet.

[421]       La Cour suprême a en outre confirmé que, lorsque le concept inventif des revendications d’un brevet ne se distingue pas facilement des revendications proprement dites (par exemple, dans le cas d’une simple formule chimique), on doit pouvoir se fonder sur le mémoire descriptif pour définir le concept inventif qui sous‑tend les revendications : Plavix no 1, au paragraphe 77.

[422]       En l’espèce, le mémoire descriptif du brevet 736 mentionne que les inventeurs visaient à développer un sel d’atazanavir ayant une biodisponibilité orale adéquate et que leurs recherches ont mené à la découverte du sel de bisulfate d’atazanavir de Type I. Le brevet indique que ces sels sont un solide anhydre ou désolvaté non hygroscopique offrant une bonne cristallinité, une biodisponibilité orale améliorée et une bonne stabilité; ces caractéristiques contribuent à son utilité pour la préparation de formes posologiques pharmaceutiques.

[423]       En ce qui concerne la biodisponibilité, M. Fiese déclare que les données contenues dans le brevet 736 sont insuffisantes pour confirmer que la présumée biodisponibilité améliorée des sels de bisulfate d’atazanavir de Type I fait partie du concept inventif du brevet. Cependant, cela soulève la question de l’utilité, et la jurisprudence montre, qu’à cette étape de l’analyse, il convient d’interpréter le concept inventif d’un brevet sans prendre en considération les questions de validité : Allergan (CAF), ci-dessus aux paragraphes 64 et 65, [2012] A.C.F. no 1467, Whirlpool, précité, au paragraphe 49. Aux fins de l’interprétation du concept inventif du brevet, je conviens avec les demanderesses que l’insuffisance dans la divulgation du brevet 736 ne constitue pas un motif légal pour ne pas tenir compte des déclarations des inventeurs concernant la raison d’être de l’invention.

[424]       Le brevet 736 mentionne également que la base libre de l’atazanavir [traduction] « affiche une faible biodisponibilité chez les animaux » que les inventeurs tentaient d’améliorer. Le brevet indique que [traduction] « la présente invention a présenté [...] des comportements supérieurs inattendus en matière de solubilité et de dissolution aqueuses, comparativement à d’autres sels, ainsi qu’une amélioration marquée de la biodisponibilité orale chez les animaux, comparativement à la base libre ».

[425]       On y trouve aussi un complément d’information concernant la comparaison in vivo de la biodisponibilité du sel de bisulfate d’atazanavir de Type I lors d’expérimentations sur les chiens, par rapport à celle de la base libre de l’atazanavir. La biodisponibilité orale absolue de 20 pour cent du sel de bisulfate d’atazanavir de Type I lors d’expérimentations sur les chiens constitue une nette amélioration par rapport à la biodisponibilité orale absolue « minimale » de la base libre.

[426]       Donc, le brevet 736 promet d’offrir un composé qui présente une [traduction] « biodisponibilité nettement améliorée comparativement à la base libre de l’atazanavir » et je conclus donc que le concept inventif du brevet 736 inclut des sels de bisulfate d’atazanavir de Type I dont la biodisponibilité orale est améliorée, comparativement à celle de la base libre de l’atazanavir.

(b)               Cristallinité

[427]       Le brevet 736 divulgue également que l’invention qui y est revendiquée est le [traduction] « nouveau sel cristallin de bisulfate d’[atazanavir] ». On y précise également qu’en raison de ses propriétés, notamment sa cristallinité, le sel de bisulfate est [traduction] « très utile pour la préparation de formes posologiques orales d’[atazanavir] ». M. Atwood et M. Fiese reconnaissent également que les solides cristallins sont la forme solide de sels la plus désirable et que, même si les sels se formeront presque toujours si les acides convenables sont utilisés, les sels obtenus par précipitation n’auront pas tous une forme solide. Certains se présenteront sous forme d’huiles ou de gels ou sous d’autres formes qui ne conviennent pas à l’utilisation dans une formulation pharmaceutique.

[428]       Le brevet divulgue également que l’atazanavir peut produire un sel cristallin de bisulfate qui n’est pas hygroscopique ou solvaté ou hydraté. Je crois comprendre que M. Atwood et M. Fiese s’entendent sur le fait que les sels hydratés peuvent être physiquement moins stables que les sels anhydres.

[429]       Teva affirme qu’il n’existe aucune preuve que les cristaux de bisulfate d’atazanavir de Type I sont en fait anhydres, tout en ajoutant que les inventeurs n’ont effectué que des essais préliminaires et que le brevet indique seulement que le sel de bisulfate d’atazanavir de Type I [traduction] « semble être anhydre ». Teva attire également l’attention sur la formule chimique des cristaux de Type I dans l’exemple 2 du brevet 736, laquelle inclut de l’eau.

[430]       Là encore, Teva confond une formule chimique avec une formule de structure. L’eau mentionnée dans la formule chimique de l’exemple 2 n’est pas de l’eau structurelle, et le fait que l’eau soit incluse dans une formule chimique ne signifie pas que le composé en question est un hydrate. De plus, j’ai conclu que le brevet revendique le sel de bisulfate d’atazanavir de Type I anhydre et que ce sel est en fait anhydre. Compte tenu des avantages de ces propriétés, la forme solide cristalline anhydre des sels de bisulfate d’atazanavir de Type I fait bel et bien partie du concept inventif du brevet 736.

(c)                Stabilité

[431]       Le brevet 736 indique également que la stabilité physique satisfaisante à l’état solide constitue une autre propriété désirable des formes de sels pharmaceutiques et que le sel de bisulfate revendiqué dans le brevet [traduction] « a présenté une excellente stabilité physique à l’état solide pendant les neuf mois qu’il a été entreposé à 40 °C et à 75 % d’humidité relative ». En fait, M. Atwood et M. Fiese admettent que, selon les données présentées dans le brevet, les sels de bisulfate d’atazanavir de Type I sont très stables. Je conclus donc que la stabilité physique à l’état solide des sels fait partie du concept inventif du brevet 736.

[432]       M. Atwood et M. Fiese conviennent également qu’en règle générale, la solubilité et la stabilité évoluent en direction opposée, c’est-à-dire que la hausse de la stabilité physique d’un composé entraînera une diminution de sa solubilité. En l’espèce, le brevet 736 indique que, même si les cristaux de bisulfate d’atazanavir de Type I ne sont pas les sels les plus solubles qui aient été mis à l’essai, ils sont paradoxalement très stables. Même si M. Fiese soutient que le brevet 736 ne contient pas suffisamment de données pour prouver que le sel de bisulfate d’atazanavir de Type I est plus stable que l’atazanavir, je reconnais qu’il serait paradoxal si le sel de bisulfate d’atazanavir de Type I affichait à la fois une bonne biodisponibilité et une bonne stabilité.

[433]       La question n’est pas de savoir si la base libre de l’atazanavir est stable ou non. Les inventeurs soutiennent qu’ils sont parvenus à créer une forme beaucoup plus soluble d’atazanavir qui offre également une stabilité physique satisfaisante. Je crois comprendre également que les experts admettent que la stabilité est une caractéristique avantageuse dans les formulations pharmaceutiques et je conviens que la stabilité des sels de bisulfate d’atazanavir de Type I fait partie du concept inventif du brevet 736.

[434]       Il reste la question de ce que les demanderesses appellent le comportement de transformation in situ des sels de bisulfate d’atazanavir de Type I.

(d)               Comportement de transformation in situ

[435]       Selon les demanderesses, le brevet 736 divulgue que le sel de bisulfate d’atazanavir de Type I se transforme in situ en sel de sulfate de solubilité intermédiaire. Les demanderesses affirment que cela offre des avantages pour la formulation et qu’il convient de l’inclure dans le concept inventif du brevet.

[436]       M. Atwood affirme qu’avec un composé acide, on pourrait s’attendre à ce que tout solide non dissous prenne la forme d’une base libre. Même si cela pourrait constituer une attente, le brevet 736 indique que, dans les faits, le solide non dissous du sel bisulfate est transformé en sel cristallin de sulfate, tandis que d’autres types de sels se transforment soit en gels instables ne convenant pas à la fabrication d’une forme posologique orale, soit en base libre relativement insoluble. Ce résultat, selon M. Atwood, ne pouvait être prédit, et il contribue à la stabilité supérieure et à la biodisponibilité améliorée des cristaux de Type I. De plus, cela peut s’avérer avantageux au moment de la conception et de la fabrication de formes posologiques, y compris les formes à libération plus prolongée.

[437]       Selon M. Sawchuk, l’expert des demanderesses en pharmacocinétique, le fait que le sel de bisulfate constitue un réservoir de sel d’atazanavir dont la dissolution est relativement lente aurait pour effet de prolonger la phase d’absorption du médicament et, du même coup, d’offrir un profil avantageux de libération prolongée dans le corps ainsi qu’une présence plus longue de l’atazanavir dans le système sanguin. Selon M. Sawchuk, cela pourrait procurer des avantages pour la conception de formulations orales de l’atazanavir, dont on ignorait l’existence avant les expérimentations divulguées dans le brevet 736.

[438]       Teva souligne que le brevet 736 ne mentionne pas que la transformation in vitro du bisulfate en sel de sulfate pourrait être exploitée avantageusement dans les formulations ayant une libération accrue ou prolongée, y compris une posologie à prise quotidienne unique. Même s’il ne conteste pas le comportement observé des sels de bisulfate, M. Fiese affirme qu’il n’y a pas suffisamment de données pour conclure que la plupart des sels, à l’exception du sel de bisulfate, se transformeront en base libre.

[439]        Il n’est pas clair non plus si le comportement observé lors des expérimentations in vitro était inhabituel ou inattendu. M. Fiese pense que, même si ce comportement ne présente qu’un intérêt théorique, il n’a que peu de rapport avec la biodisponibilité réelle de l’atazanavir ou du sel de bisulfate in vivo. M. Fiese ajoute que la personne versée dans l’art ne se serait pas attendue à ce que la transformation in vitro en un autre sel d’une solubilité intermédiaire procure un avantage in vivo ni à ce que le comportement de transformation du sel de bisulfate n’ait une application pratique dans une formule posologique devant être administrée à des humains ou à des animaux. Il poursuit en disant que la possibilité que cette propriété soit utile pour la conception de formes posologiques ne serait jamais venue à l’esprit de la personne versée dans l’art.

[440]       Qui plus est, il soutient qu’aucune mention de cette application potentielle n’est faite dans le brevet 736 et qu’il s’agit uniquement d’une spéculation de la part de M. Atwood et M. Sawchuk. En effet, M. Sawchuk a admis en contre-interrogatoire qu’il savait que la transformation in vivo pouvait se produire, mais qu’il ignorait si elle allait se produire.

[441]       M. Fiese affirme aussi que ce comportement de transformation dénote un manque de stabilité physique du sel de bisulfate d’atazanavir et porte atteinte à la revendication des demanderesses selon laquelle la stabilité des cristaux de bisulfate d’atazanavir de Type I devrait faire partie du concept inventif du brevet 736.

[442]       Concernant ce dernier point, M. Fiese a dû admettre en contre-interrogatoire que l’immersion dans l’eau ne constitue pas une contrainte d’entreposage standard. Le comportement de transformation in situ des sels de bisulfate d’atazanavir de Type I n’est pas, par conséquent, une preuve d’instabilité, pour autant que l’instabilité soit définie dans le brevet. Selon cette définition, les sels de bisulfate d’atazanavir de Type I sont stables, car ils conservent leur forme cristalline lorsqu’ils sont soumis à des contraintes d’entreposage standard. En outre, comme il est mentionné précédemment, M. Fiese a lui-même admis que les sels de bisulfate d’atazanavir de Type I étaient très stables. Par conséquent, je rejette son allégation voulant que le comportement de transformation in situ de ces sels soit la preuve de leur instabilité.

[443]       Je suis toutefois d’accord avec lui sur le fait que le concept inventif du brevet 736 devrait être interprété de manière à exclure l’avantage allégué dans les formulations orales de l’atazanavir découlant du présumé comportement de transformation in situ des sels de bisulfate d’atazanavir de Type I qui a été observé in vitro.

[444]       Comme l’a mentionné M. Fiese, le brevet 736 n’indique pas que la conversion in vitro du bisulfate en sel de sulfate peut être avantageuse dans les formulations à utiliser in vivo qui ont une libération accrue ou prolongée. Pour ce qui est de la compréhension de la PVA à la lecture de l’information contenue dans le brevet 736, M. Sawchuk s’est contenté de dire qu’il était possible que la conversion du bisulfate en sel de sulfate se produise in vivo.

[445]       À mon avis, la simple possibilité qu’un événement se réalise et qu’il puisse éventuellement présenter des avantages en ce qui concerne la conception de formulations orales d’atazanavir est insuffisante pour inclure la transformation in vitro du bisulfate en sel de sulfate dans le concept inventif du brevet 736. Je suis d’accord avec Teva que si cette théorie du « réservoir » était si évidente pour la personne versée dans l’art, comme l’allèguent les demanderesses, il est remarquable que les inventeurs cités dans le brevet n’en aient aucunement tenu compte. En outre, son importance pour ce qui est de la formulation orale des sels de bisulfate d’atazanavir de Type I constituait, à la limite, une spéculation de la part des experts des demanderesses.

(e)                Conclusions concernant le concept inventif du brevet 736

[446]       Je conclus par conséquent que le concept inventif du brevet 736 inclut la biodisponibilité orale améliorée des sels de bisulfate d’atazanavir de Type I chez les animaux comparativement à la base libre de l’atazanavir. Le concept inventif porte également sur la forme cristalline solide anhydre du sel et sa stabilité physique à l’état solide.

[447]       À l’étape suivante de l’examen de l’évidence, la Cour doit recenser les différences, le cas échéant, entre ce qui ferait partie de « l’état de la technique » et le concept inventif du brevet. La Cour doit ensuite décider si, abstraction faite de toute connaissance de l’invention alléguée telle qu’elle est revendiquée, ces différences constituaient des étapes qui auraient été évidentes pour une PVA ou si elles exigeaient un certain degré d’inventivité.

(v)                Les différences entre l’état de la technique et le concept inventif du brevet 736 étaient-elles évidentes?

[448]       Teva n’a pas donné suite à son allégation selon laquelle l’invention revendiquée dans le brevet 736 était anticipée, et il ne faut pas en conclure, selon moi, que l’une ou l’autre des propriétés avantageuses que j’ai indiquées comme faisant partie du concept inventif du brevet ont été divulguées dans l’art antérieur. Les parties ne s’entendent pas sur deux questions, à savoir s’il était évident de tenter de fabriquer des sels d’atazanavir dans le but d’en améliorer la solubilité et la biodisponibilité, et dans quelle mesure les inventeurs du brevet 736 devaient-ils pouvoir prédire les propriétés avantageuses du sel de bisulfate d’atazanavir de Type I, notamment sa cristallinité et sa stabilité. Je vais commencer par traiter cette dernière question.

(a)                Dans quelle mesure un inventeur doit-il pouvoir prédire les propriétés avantageuses d’un composé pour que l’invention du composé soit évidente?

[449]       Le paragraphe 28.3 de la Loi sur les brevets prescrit que, pour être jugé brevetable, l’objet de la revendication d’une demande de brevet « ne doit pas être évident pour une personne versée dans l’art ou la science dont relève l’objet ».

[450]       Comme il est mentionné précédemment, Teva affirme que la loi n’exige pas que la PVA puisse prédire chacune des propriétés avantageuses du sel de bisulfate d’atazanavir de Type I pour que l’invention du sel soit évidente. Selon Teva, il suffit que la PVA ait des chances raisonnables de succès pour considérer qu’il « allait de soi » de tenter de fabriquer du sel d’atazanavir au moyen d’acide sulfurique.

[451]       Inversement, les demanderesses soutiennent que la loi exige davantage que la simple possibilité de découvrir une invention pour que l’invention en question soit évidente. Selon les demanderesses, il devait aller plus ou moins de soi qu’en recourant à un écran salin, on pouvait créer un sel offrant la gamme particulière d’avantages communs au sel de bisulfate d’atazanavir de Type I. Les demanderesses allèguent également que les propriétés avantageuses du sel de Type I étaient imprévisibles et n’auraient pu être anticipées et que le manque de connaissances préalables des inventeurs sur les différentes propriétés avantageuses du sel de bisulfate d’atazanavir de Type I porte un coup fatal à l’allégation de Teva concernant l’évidence.

[452]       Afin de pouvoir déterminer quelle approche est correcte, il faut tout d’abord passer en revue la jurisprudence récente concernant cette question.

[453]       Le point de départ de cette discussion se trouve dans la description donnée par la Cour d’appel fédérale du critère visant l’évidence dans l’arrêt Beloit, précité, où elle a déclaré qu’en déterminant si une invention était évidente, la Cour ne devrait pas demander « ce que des inventeurs compétents ont ou auraient fait pour solutionner le problème », car « [u]n inventeur est par définition inventif ». Au contraire, la « pierre de touche classique » de l’évidence de l’invention est « le technicien versé dans son art mais qui ne possède aucune étincelle d’esprit inventif ou d’imagination; un parangon de déduction et de dextérité complètement dépourvu d’intuition; un triomphe de l’hémisphère gauche sur le droit ». Il s’agit de se demander si, « compte tenu de l’état de la technique et des connaissances générales courantes qui existaient au moment où l’invention aurait été faite, cette créature mythique […] serait directement et facilement arrivée à la solution que préconise le brevet ». Selon la Cour d’appel fédérale, il s’agit là d’un critère difficile à satisfaire.

[454]       Dans l’arrêt Plavix no 1, la Cour suprême était saisie d’un brevet de sélection. On précise que les composés sélectionnés ne doivent pas avoir été réalisés auparavant, sinon le brevet de sélection « ne satisfait pas à l’exigence de nouveauté ». Cependant, le composé sélectionné qui est nouveau et qui « possède une propriété particulière imprévue » remplit l’exigence de l’étape inventive » et, à ce titre, un brevet de sélection ne diffère pas en soi de tout autre brevet : au paragraphe 9, citant In re I. G. Farbenindustrie A. G.’s Patents (1930), 47 R.P.C. 289 (chap. D.).

[455]       La Cour s’est alors penchée sur le critère visant l’évidence, particulièrement sur son lien avec le concept selon lequel « l’essai allait de soi ». Ayant noté que les États-Unis et le Royaume-Uni reconnaissent que le concept selon lequel « l’essai allait de soi » peut se rapporter à l’examen de l’évidence, la Cour a déclaré dans l’arrêt Beloit  que la description de l’évidence ne devait pas s’appliquer « indépendamment du contexte » à toute catégorie de revendication. Que « l’essai allait de soi » ou non n’était que l’un des divers facteurs devant être pris en considération en ce qui concerne le contexte et la nature de l’invention.

[456]       Comme il est mentionné précédemment, la Cour a déclaré que dans les domaines d’activité « où les progrès sont souvent le fruit de l’expérimentation », par exemple l’industrie pharmaceutique, le recours à la notion d’« essai allant de soi » pourrait être indiqué, ajoutant que « de nombreuses compositions chimiques semblables [pouvant] donner lieu à des réponses biologiques différentes et être porteuses de progrès thérapeutiques notables ». La Cour suprême a jugé que, pour conclure qu’une invention résulte d’un « essai allant de soi », le tribunal doit être convaincu selon la prépondérance des probabilités qu’il était « très clair » ou qu’il était « plus ou moins évident » que l’essai serait fructueux. La seule possibilité d’obtenir quelque chose ne suffit pas : Plavix no 1¸ précité, aux paragraphes 65 et 68.

[457]       Lorsque la Cour établit que le critère de l’« essai allant de soi » ne s’applique pas, une liste non exhaustive de plusieurs facteurs pertinents, selon les éléments de preuve présentés en l’instance, doit être prise en considération. En plus de décider s’il était plus ou moins évident que l’essai serait fructueux, la Cour doit aussi établir s’il existait un nombre déterminé de solutions prévisibles connues de la PVA. La Cour doit aussi se pencher sur ce qui s’est réellement produit par rapport à la réalisation de l’invention, y compris l’étendue, la nature et l’intensité des efforts requis, et elle doit décider si l’invention n’a exigé que de simples expériences courantes ou s’il a fallu entreprendre des expériences longues et ardues. Enfin, la Cour doit déterminer si l’art antérieur fournit un motif de rechercher la solution au problème qui sous‑tend le brevet.

[458]       La Cour d’appel fédérale a par la suite confirmé que, pour décider si le critère visant « l’essai allant de soi » s’applique, il faut se demander s’il est plus ou moins évident que la personne versée dans l’art avait de bonnes raisons de chercher des solutions prévisibles ou des solutions offrant des chances raisonnables de succès : Eli Lilly Canada Inc. c. Mylan Pharmaceuticals ULC, 2015 CAF 286, au paragraphe 4.

[459]       Teva accorde beaucoup d’importance à la décision Ratiopharm Inc. c. Pfizer Limited, 2009 CF 711, confirmé par 2010 CAF 204, où le juge Hughes a conclu qu’un sel était évident, en dépit du fait que les propriétés d’un sel dépendent de la structure de sa forme solide, laquelle ne peut être prévue. En l’instance, la conclusion voulant que l’essai aille de soi découle de la conclusion de fait selon laquelle la PVA aurait eu des raisons de mettre à l’essai des sels sulfoniques, de façon générale, et qu’elle aurait eu toutes les raisons de mettre à l’essai un sel particulier, car il avait déjà été démontré que ce sel particulier offrait des avantages sur le plan de la stabilité par rapport à d’autres sels.

[460]       Cette conclusion nous amène à l’arrêt Plavix no 2, le jugement au cœur des arguments des demanderesses. Dans l’arrêt Plavix no 2, la Cour d’appel fédérale a conclu qu’en raison du manque de connaissances sur les propriétés d’un composé, il n’était pas évident de tenter d’obtenir ce composé. En l’instance, les demanderesses soutiennent que la PVA n’aurait pas pu prédire les propriétés du sel de bisulfate d’atazanavir et que l’invention du sel de bisulfate d’atazanavir de Type I ne constituait donc pas un essai allant de soi.

[461]       Cependant, il est important de mettre en contexte les commentaires formulés par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Plavix no 2. L’arrêt Plavix no 1 était une procédure intentée en vertu du Règlement sur les MB(AC). À la suite de l’accueil de l’appel de l’innovateur par la Cour suprême, Apotex a intenté une action en invalidation en Cour fédérale, à la suite de laquelle Sanofi a intenté une action en contrefaçon. Les deux actions ont par la suite été consolidées.

[462]       L’action en invalidation intentée par Apotex a été accueillie au procès pour le motif qu’il a été établi que l’invention revendiquée dans le brevet visé par l’action était évidente. La Cour d’appel fédérale a accueilli l’appel, concluant que le juge du procès avait commis une erreur en tranchant que le brevet était invalide en raison de l’évidence. Même si les méthodes employées pour résoudre un racémate, lesquelles avaient été divulguées dans le brevet de genre, étaient généralement connues, les propriétés des énantiomères du racémate en question étaient inconnues. En conséquence, la Cour a conclu que les expériences courantes ne permettaient pas de combler l’écart entre les connaissances générales courantes et le concept inventif du brevet.

[463]       Comme l’a observé la Cour d’appel dans l’arrêt Plavix no 2, le facteur clé dans l’analyse du critère visant « l’essai allant de soi » de la Cour suprême dans l’arrêt Plavix no 1 était le manque de connaissance sur les propriétés des énantiomères des composés faisant l’objet du brevet de genre, notamment le racémate à partir duquel on obtenait le composé en cause. Même si les méthodes permettant de résoudre les racémates étaient bien connues, en l’absence d’une connaissance approfondie des propriétés des énantiomères, il n’était pas évident de résoudre le racémate de manière à obtenir l’énantiomère qui possède les propriétés avantageuses voulues.

[464]       Le juge du procès a donc conclu qu’il était impossible de prédire les propriétés des énantiomères isolés. Selon la Cour d’appel fédérale, c’était ce manque de connaissance qui avait incité la Cour suprême à conclure qu’il n’était pas plus ou moins évident que l’essai allait de soi. En raison de ce manque de connaissance, la PVA n’aurait pas pensé à isoler le racémate en cause et à analyser ses énantiomères de manière à tirer profit de ses propriétés, alors que leur existence et leur nature n’étaient pas connues : Plavix no 2, au paragraphe 79.

[465]       Selon la Cour d’appel fédéral, il s’ensuivait que, même si la résolution du racémate faisait partie des connaissances générales courantes, cela ne changeait rien, car c’est en raison des propriétés inconnues des énantiomères que l’invention n’était pas « évidente » : au paragraphe 80.

[466]       Comme c’était le cas dans l’arrêt Plavix no 2, les demanderesses en l’espèce affirment que l’incapacité de prédire les propriétés des sels de bisulfate d’atazanavir dans ce cas porte un coup fatal à l’analyse du critère visant « l’essai allant de soi ».

[467]       Cependant, il existe une distinction factuelle importante entre la présente instance et les jugements Plavix, notamment l’arrêt Plavix no 2. Les jugements Plavix portaient sur un brevet de sélection, où le brevet de genre avait divulgué plus de 250 000 composés possibles inhibiteurs de l’agrégation des plaquettes dans le sang. Le brevet de genre décrit 21 exemples spécifiques de composés couverts par le brevet, dont l’un est un racémate appelé « PCR 4099 ».

[468]       Même si rien dans le brevet de genre ne distingue le PCR 4099 des autres composés qui y sont divulgués ou analysés en ce qui concerne leur effet thérapeutique ou leur toxicité, il ressort que l’un des isomères du PCR 4099 aurait un effet thérapeutique supérieur et une toxicité inférieure à ceux d’autres composés faisant l’objet du brevet de genre; c’est cette découverte qui était revendiquée comme invention dans le brevet contesté dans les arrêts Plavix.

[469]       Dans les arrêts Plavix, il était important de décider si l’art antérieur motivait la PVA à résoudre les composés cités dans le brevet de genre, particulièrement le PCR 4099, en isolant leurs isomères optiques.

[470]       Dans l’arrêt Plavix no 2, le juge du procès a conclu qu’en fait, au moment considéré, le PCR 4099 était généralement connu, mais que ses propriétés ne l’étaient pas. Le juge a également conclu que les méthodes de résolution étaient bien connues et qu’il y avait des raisons d’isoler les énantiomères du PCR 4099. Il ajoute qu’il existait une méthode bien connue et bien établie permettant d’obtenir des sels des composés au moyen d’une telle isolation, y compris les isomères du PCR 4099. En conséquence, il a conclu qu’il était évident de tenter l’invention faisant l’objet du brevet en cause.

[471]       En appel, la Cour d’appel fédérale a mentionné dans l’arrêt Plavix no 2 que rien ne distinguait le PCR 4099 des autres composés qui étaient divulgués ou analysés dans le brevet de genre pour ce qui est de leur effet thérapeutique ou leur toxicité. En fait, le brevet de genre ne faisait pas de distinction entre l’efficacité et la toxicité d’aucun des composés qui y étaient mentionnés. En outre, la PVA n’aurait pas été au courant de l’avantage relatif de l’un des isomères du PCR 4099 par rapport à l’autre.

[472]       C’est dans ce contexte que la Cour suprême avait déjà déclaré que le facteur clé dans son analyse du critère visant « l’essai allant de soi » était le manque de connaissance de la PVA à l’égard des propriétés des énantiomères des composés du brevet de genre, dont le racémate à l’origine de l’invention. La Cour suprême a également soutenu que, sans cette connaissance, il n’était pas évident de tenter de résoudre le racémate (ou tout autre composé du genre) dans le but d’obtenir un énantiomère ayant des propriétés avantageuses. La Cour d’appel fédérale en est arrivée à la même conclusion dans l’arrêt Plavix no 2.

[473]       Le fait que le juge du procès avait conclu que le brevet de genre ne visait pas, directement ou indirectement, le PCR 4099 est crucial pour l’analyse dans Plavix no 2. En conséquence, le fait que la PVA n’aurait pas pu prédire les propriétés des énantiomères du PCR 4099 signifie qu’elle n’avait pas de raison de se concentrer sur ce racémate particulier, par rapport à d’autres qui sont divulgués dans le brevet, ni de tenter de le résoudre.

[474]       Bref, même si les méthodes employées pour résoudre les racémates étaient bien connues, le fait que l’existence et la nature des propriétés avantageuses du PCR 4099 n’étaient pas connues signifie que la PVA n’aurait pas su que le PCR 4099 méritait que l’on s’y attarde. En fait, la personne versée dans l’art n’aurait tout simplement pas songé à isoler le PCR 4099 et à analyser ses énantiomères dans le but de tirer profit de ses propriétés.

[475]       C’était là une conclusion factuelle fondée sur les éléments de preuve présentés en l’espèce. Je m’explique mal la conclusion de la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Plavix no 2 selon laquelle, compte tenu des faits dans cette affaire, il n’était pas évident d’essayer d’isoler le racémate du PCR 4099 pour confirmer la proposition générale voulant que, lorsqu’une personne versée dans l’art ne peut pas prédire les propriétés d’un composé avant de le fabriquer, il ne soit pas évident de tenter de l’obtenir.

[476]       La décision de la Cour dans le jugement Gilead, précité, est le dernier cas sur lequel s’appuie Teva. Dans cette affaire, le juge Barnes était saisi d’un brevet visant un sel destiné à un traitement différent du VIH et il a alors noté que « [c]’est la mesure dans laquelle le succès peut être prédit » qui est la pierre angulaire de l’examen du critère de l’essai allant de soi, et non pas nécessairement la question de savoir si les moyens ou les méthodes employés pour parvenir au résultat étaient bien connus et qu’« [u]ne contestation aux motifs d’évidence n’aura aucune chance de succès si l’art antérieur établit seulement qu’un essai pourrait être fructueux » : aux paragraphes 33 et 35.

[477]       Dans la décision Gilead, l’innovateur soutenait que la PVA disposait de nombreux choix pour créer un sel approprié au composé mère, et « qu’il n’existait pas de voie toute tracée » qui menait à l’acide à partir duquel le sel en question était fabriqué. Le juge Barnes a conclu que le fait qu’il puisse y avoir diverses approches ou de multiples voies à emprunter pour parvenir au résultat voulu ne signifiait pas que l’invention n’était pas évidente : au paragraphe 82, citant Hoffman-La Roche Limited c. Apotex Inc., 2013 CF 718, aux paragraphes 316 à 341, [2013] A.C.F. no 844.

[478]       Même si la personne versée dans l’art n’était peut‑être pas en mesure de prédire avec une grande certitude que l’acide fumarique pourrait être utilisé pour produire une formulation acceptable de sel du composé en cause, le juge Barnes a néanmoins conclu « qu’en procédant à une sélection courante parmi une poignée d’acides formateurs de sels, elle se serait tout de même attendue à trouver un ou plusieurs composés acceptables » : au paragraphe 82.

[479]       Malgré son affirmation que le choix de l’acide fumarique était illogique et que l’utilité de cet acide comme formateur de sel était imprévisible, l’entreprise n’a présenté aucun élément de preuve concernant l’historique de l’invention ayant mené au brevet. Le juge Barnes a trouvé que l’absence d’une telle preuve l’amenait à conclure que le développement du sel « était un exercice courant et non pas le produit final d’un processus de découverte onéreux ou inventif » et qu’en outre, il n’était « ni surprenant ni inventif » : aux paragraphes 83 et 84. En l’espèce, nous disposons d’éléments de preuve concernant la ligne de conduite des inventeurs, dont l’importance sera abordée plus loin dans les présents motifs.

[480]       Les principes suivants sont tirés des affaires susmentionnées :

1.                  La possibilité que « l’essai allait de soi » soit l’un des divers facteurs qui doivent être pris en considération à la quatrième étape de l’examen de l’évidence.

2.                  Pour que la notion de l’« essai allant de soi » s’applique, la Cour doit être convaincue, selon la prépondérance des probabilités, qu’il était « très clair » ou qu’il était « plus ou moins évident » que l’essai serait fructueux.

3.                  La seule possibilité d’obtenir quelque chose ne suffit pas.

4.                  La Cour doit aussi décider s’il existait un nombre déterminé de solutions prévisibles connues de la PVA.

5.                  Le degré de pertinence de l’historique de l’invention et si celle-ci a exigé des essais courants ou des expériences longues et ardues.

6.                  Le tribunal doit aussi décider si l’art antérieur fournit un motif de rechercher la solution au problème qui sous‑tend le brevet.

(b)               L’application de ces principes en l’espèce

[481]       Comme l’a souligné la Cour suprême dans l’arrêt Plavix no 1, le secteur pharmaceutique est sans conteste extrêmement concurrentiel : au paragraphe 90. En outre, en 1998, il était impératif de trouver un traitement efficace du VIH/sida, maladie qui, à cette période, était mortelle. En fait, comme il est mentionné précédemment, de nombreux établissements d’enseignement et plus d’une dizaine de compagnies de recherche pharmaceutique travaillaient à résoudre le problème.        

[482]       En l’espèce, l’atazanavir se distinguait expressément dans le brevet 840, ce qui n’était pas le cas pour 250 000 composés et plus divulgués dans le brevet de genre des affaires Plavix.

[483]       Les inventeurs du sel de bisulfate d’atazanavir de Type I revendiqué dans le brevet 736 faisaient face à une situation où la base libre de l’atazanavir avait une bonne activité antivirale, mais était relativement insoluble et présenterait une piètre biodisponibilité sous forme solide. La PVA était donc motivée à trouver une forme d’atazanavir qui présenterait une meilleure solubilité et une meilleure biodisponibilité que la base libre.

[484]       L’équipe de M. Lindrud a développé un sel d’atazanavir qui était plus soluble que la base libre d’atazanavir tout en étant paradoxalement stable. Le sel de bisulfate d’atazanavir de Type I offrait aussi une meilleure biodisponibilité que la base libre et avait une forme cristalline anhydre et non hygroscopique. Toutes ces propriétés étaient avantageuses pour la préparation de formulations orales d’atazanavir et aucune n’avait été relevée dans l’art antérieur. La question est de savoir si les améliorations étaient évidentes.

[485]       Je crois comprendre que les parties s’entendent sur le fait que la création de formes de sel au moyen d’acides dans un écran salin était une technique bien connue pour améliorer la solubilité de composés tels que l’atazanavir. Teva mentionne que la PVA aurait également conclu du brevet 840 qu’il était possible de fabriquer des sels d’atazanavir. En effet, comme il est mentionné précédemment, les demanderesses n’ont pas revendiqué que l’amélioration de la solubilité du sel de bisulfate d’atazanavir de Type I par rapport à la base libre faisait partie du concept inventif du brevet 736.

[486]       Elles divergent d’opinion toutefois lorsqu’il s’agit de conclure que l’amélioration de la solubilité d’un composé tel que l’atazanavir en améliorerait automatiquement la biodisponibilité. M. Fiese affirme qu’il en serait ainsi, tandis que M. Atwood et M. Sawchuk prétendent que, même si la solubilité est requise pour qu’un composé soit biodisponible, il ne s’ensuit pas forcément que la biodisponibilité d’un composé sera toujours améliorée si la solubilité du composé en question est améliorée. Même en acceptant que la PVA aurait su qu’il était en fait possible que l’amélioration de la solubilité de l’atazanavir se traduise par l’amélioration de sa biodisponibilité, les experts des demanderesses affirment qu’il est loin d’être évident que tel serait le cas.

[487]       M. Sawchuk est l’expert des demanderesses en pharmacocinétique, un domaine qui étudie comment les médicaments sont absorbés, distribués, métabolisés et éliminés par le corps (c’est-à-dire les prétendus facteurs « ADME »). Même si M. Sawchuk a admis en contre‑interrogatoire que l’amélioration de la solubilité d’un médicament peu soluble en améliorera [traduction] « généralement » ou [traduction] « souvent » la biodisponibilité, il a néanmoins déclaré que la solubilité d’un médicament n’est pas nécessairement un indicateur de sa biodisponibilité. Il a expliqué que cela dépend de l’interaction entre les divers facteurs ADME et que des facteurs autres que la solubilité peuvent toucher et, dans certains cas, régir la biodisponibilité observée. En conséquence, M. Sawchuk soutient que la PVA aurait su que les différences dans la solubilité ne se traduiraient pas forcément par des différences dans la biodisponibilité par voie orale.

[488]       M. Sawchuk a ajouté qu’il aurait été impossible de connaître la biodisponibilité du sel de bisulfate d’atazanavir avant de l’avoir soumis aux essais appropriés, notamment aux expériences sur les chiens que les inventeurs ont réalisées en l’espèce. En outre, les résultats de telles études sont souvent de bons indicateurs, du moins d’un point de vue qualitatif, du comportement pharmacocinétique chez les humains.

[489]       En contre-interrogatoire, M. Atwood a admis que la PVA aurait su, en s’appuyant sur la structure de l’atazanavir, qui celui-ci était lipophile et que l’amélioration de sa solubilité en améliorerait l’absorption. Toutefois, il a convenu avec M. Sawchuk que, même si la PVA se serait attendue à ce que les sels d’atazanavir aient une plus grande solubilité aqueuse que la base libre, la solubilité n’est que l’un des divers facteurs qui contribuent à la biodisponibilité d’un composé. Selon M. Atwood, le lien entre les deux n’a été établi dans ce cas qu’à la suite des expériences sur les chiens menées par l’équipe de M. Lindrud.

[490]       L’art antérieur n’offre aucune information sur les facteurs qui influent sur l’absorption, la distribution, le métabolisme et l’élimination de l’atazanavir, et M. Atwood affirme qu’il n’aurait alors pas été évident pour la PVA que l’augmentation de la solubilité de l’atazanavir se traduirait par une amélioration de sa biodisponibilité orale.

[491]       Il soutient, qu’au mieux, la PVA aurait espéré qu’il y ait un lien entre l’augmentation de la solubilité et l’amélioration de la biodisponibilité orale et qu’il n’y ait pas d’autres obstacles à l’augmentation de la biodisponibilité parmi les autres facteurs ADME.

[492]       Dans son affidavit, M. Fiese a déclaré que, vu la structure de l’atazanavir, la PVA aurait eu toutes les raisons de s’attendre à ce que les sels de l’atazanavir soient plus solubles que la base libre et qu’ils aient, par conséquent, une meilleure biodisponibilité.

[493]       Même si M. Fiese a initialement déclaré en contre-interrogatoire qu’il serait intuitivement évident que la biodisponibilité d’un sel soit toujours supérieure à celle de la base libre du même composé, il a par la suite reconnu que cette déclaration s’apparentait à une exagération et qu’il était plus exact de dire que la fabrication d’un sel offrirait la possibilité d’améliorer la biodisponibilité d’un composé.

[494]       Je préfère le témoignage de M. Sawchuk (et de M. Atwood, dans la mesure où il concorde avec celui de M. Sawchuk) à celui de M. Fiese. La relation entre la solubilité et la biodisponibilité comporte un aspect pharmacocinétique, et M. Sawchuk est le seul témoin spécialisé dans ce domaine. En fait, M. Fiese a admis qu’il s’en remettait à M. Sawchuk sur les questions de pharmacocinétique.

[495]       Même si j’ai convenu que les différences dans la solubilité ne sont pas toujours synonymes de différences dans la biodisponibilité orale, M. Sawchuk a déclaré que les augmentations de la solubilité d’un médicament peu soluble vont « généralement » ou « souvent » de pair avec une amélioration de la biodisponibilité du médicament. La PVA aurait également déduit du brevet 840 que, si la base libre de l’atazanavir était dissoute dans une solution, il était possible de résoudre le problème de la biodisponibilité et d’obtenir un inhibiteur de protéase actif et puissant. En outre, je ne crois pas que les parties réfutent le fait que la fabrication de sels d’un composé produirait vraisemblablement un sel plus soluble que la base libre.

[496]       Même s’il n’y avait aucune garantie que l’amélioration de la solubilité de la base libre d’atazanavir en améliorerait la biodisponibilité, il ne s’agit pas du critère à appliquer. M. Sawchuk est d’avis que l’amélioration de la solubilité d’un médicament peu soluble en améliore habituellement la biodisponibilité. En conséquence, le fait que cela puisse se produire en l’espèce n’était pas qu’une simple possibilité. En fait, selon la prépondérance des probabilités, je conclus qu’il aurait été plus ou moins évident pour la PVA que l’amélioration de la solubilité de l’atazanavir entraîne l’amélioration de sa biodisponibilité. En outre, les parties conviennent que la fabrication de sels d’atazanavir dans le but de tenter d’en améliorer la solubilité n’avait rien d’inventif.

[497]       Dans l’arrêt Plavix no 2, la Cour d’appel fédérale a conclu que, vu le manque d’information concernant les propriétés des énantiomères du racémate PCR 4099, la PVA n’aurait pas été motivée à choisir le racémate et à tenter de le résoudre. Inversement, en réponse à la biodisponibilité limitée de la base libre de l’atazanavir en l’espèce, la personne versée dans l’art aurait toutes les raisons de tenter de fabriquer des sels d’atazanavir dans le but d’en améliorer la solubilité et la biodisponibilité. Cela était donc évident.

[498]       L’ayant fait, la PVA aurait ensuite déterminé, au moyen d’études standard menées sur des animaux, que la relation générale entre la solubilité et la biodisponibilité établie par M. Sawchuk s’avérait dans ce cas.

[499]       En contre-interrogatoire, M. Fiese a déclaré que l’acide sulfurique est le deuxième acide le plus utilisé pour former du sel et, en conséquence, il est presque certain que cet acide aurait été inclus dans un écran salin standard utilisant l’atazanavir. Je pense également que la PVA aurait en fait utilisé de l’acide sulfurique dans un écran salin standard, parce que certains sulfates et bisulfates sont inclus comme sels potentiels dans la « liste Berge » des sels pharmaceutiques approuvés : Berge et al., Pharmaceutical Salts (1977) 66 J. Pharm. Sci. 1].

[500]       Normalement, un écran salin standard recristalliniserait les sels dans divers solvants. Les experts des demanderesses ne se sont pas opposés lorsque M. Fiese a déclaré qu’il aurait certainement utilisé l’acétone comme solvant dans un écran salin, l’acétone étant utilisée pour produire les sels de bisulfate d’atazanavir de Type I.

[501]       Au moment de réaliser un écran salin d’atazanavir, la PVA aurait ainsi obtenu directement et sans difficulté les sels de bisulfate d’atazanavir. Les techniques standard pour cerner les propriétés de ces sels auraient alors divulgué l’existence des sels de bisulfate d’atazanavir de Type I et ceux de Type II, ainsi que les propriétés de chaque forme, notamment la cristallinité anhydre et non hygroscopique et la stabilité à l’état solide du sel de bisulfate de Type I. En dépit du fait que la PVA n’aurait pas su à l’avance ce que seraient les propriétés de chacun des sels de bisulfate, je ne comprends pas pourquoi les demanderesses suggèrent que les techniques employées pour cerner les caractéristiques du sel de bisulfate d’atazanavir de Type I n’étaient nullement inventives.

[502]       Le fait que la PVA est parvenue directement et sans difficulté au sel de bisulfate d’atazanavir de Type I est confirmé par ce qui s’est réellement produit en l’espèce. On se rappellera que M. Lindrud a déclaré dans son témoignage que, plutôt que de perdre du temps et de l’argent dans un dédale truffé d’impasses, l’équipe de BMS est parvenue à fabriquer des sels d’atazanavir (ainsi que du sel de bisulfate d’atazanavir de Type I) le tout premier jour de son projet de développement de médicaments. Employant des techniques courantes, il a fallu à l’équipe environ six semaines pour établir si ces sels de bisulfate d’atazanavir étaient de Type I ou de Type II, selon leur solubilité, leur cristanillité, leurs points de fusion, leur hygroscopicité et leur stabilité à court terme à l’état solide. Je ne considère pas que ce processus ait été long ou ardu.

[503]       En fait, l’équipe de M. Lindrud est parvenue à obtenir le sel de bisulfate d’atazanavir de Type I « rapidement, facilement, directement et à relativement peu de frais, compte tenu de l’art intérieur et des connaissances générales courantes » : Plavix no 1, au paragraphe 71. En outre, rien ne suggère que l’équipe travaillait à un niveau supérieur à celui attendu d’une personne versée dans l’art. Tout cela appuie une conclusion d’évidence.

[504]       Après avoir décidé de perfectionner le sel de bisulfate d’atazanavir de Type I, l’équipe de M. Lindrud a poursuivi ses recherches sur sa biodisponibilité et sur sa stabilité à plus long terme. Je crois comprendre que les recherches sur la stabilité consistent essentiellement à maintenir les sels de bisulfate d’atazanavir de Type I dans des conditions de stress et à évaluer leur stabilité à long terme. Il n’y avait rien d’inventif là et, même si cela a pris du temps, ce n’était pas ardu. De même, les études menées sur les chiens ont pris du temps, mais elles étaient courantes, sans être ardues.

[505]       Par conséquent, dans la mesure où le concept inventif du brevet 736 inclut la biodisponibilité améliorée des sels de bisulfate d’atazanavir de Type I chez les animaux comparativement à la base libre de l’atazanavir, je conclus que le concept était évident.

[506]       En ce qui concerne la forme cristalline solide anhydre et non hygroscopique du sel de bisulfate de Type I, les experts conviennent que ces deux propriétés sont avantageuses lorsqu’il s’agit de produire des formulations pharmacologiques. Ils admettent aussi qu’il était impossible de prédire ces propriétés tant que les sels n’avaient pas été fabriqués et soumis à des essais.

[507]       Cela étant dit, le fait que les sels de bisulfate d’atazanavir de Type I étaient des cristaux de forme solide, stables, non hygroscopiques et anhydres a été constaté facilement au moyen des techniques courantes, et ce, sans effort indu. La découverte de ces caractéristiques inhérentes du sel de bisulfate d’atazanavir de Type I n’a rien ajouté d’inventif aux travaux accomplis par M. Lindrud et son équipe à BMS : Janssen Inc. c. Teva Canada Limited, 2015 CF 184, [2015] A.C.F. no 161, au paragraphe 100.

[508]       Par conséquent, je conclus que la détermination que les sels de bisulfate d’atazanavir de Type I étaient des cristaux de forme solide, stables, non hygroscopiques et anhydres a été une découverte inattendue qui a été faite sans travail prolongé ou ardu, et qu’elle ne constituait pas une invention.

(vi)              Conclusion concernant l’évidence

[509]       J’en suis arrivée à la conclusion que la biodisponibilité améliorée du sel de bisulfate d’atazanavir de Type II était évidente. Dans la mesure où le concept inventif du brevet 736 englobait le fait que les sels de bisulfate d’atazanavir de Type I sont des cristaux de forme solide, stables, non hygroscopiques et anhydres, la découverte des propriétés inhérentes à ces sels ne s’apparente pas à une invention.

[510]       Je conclus par conséquent que l’invention du sel de bisulfate d’atazanavir revendiqué dans le brevet 736 était évidente.

C)                Conclusion concernant le brevet 736

[511]       Pour les motifs énoncés, j’ai conclu que les allégations de Teva relativement à l’invalidité du brevet 736 étaient justifiées. Par conséquent, la demande des demanderesses visant à obtenir, en vertu de l’article 6 du Règlement sur les MB(AC), une ordonnance interdisant au défendeur, le ministre de la Santé, de délivrer un avis de conformité à Teva pour ses capsules de sulfate d’atazanavir de 150, 200 et 300 mg, jusqu’à l’expiration du brevet 736, est rejetée.

VI.              Dépens

[512]       Une brève discussion a eu lieu durant l’audition de la demande au sujet des conséquences des dépens si les demanderesses devaient obtenir gain de cause relativement au brevet 840, mais pas au brevet 736. Comme les parties ne semblent pas s’entendre sur ce point, je suis disposée à examiner de brèves observations sur la question des dépens.

[513]       Les demanderesses disposeront de dix jours, à partir de la date de mon jugement, pour produire leurs observations sur les dépens (qui ne devront pas dépasser cinq pages de longueur), y compris des observations sur les raisons pour lesquelles chaque partie ne devrait pas prendre en charge ses propres dépens, compte tenu du succès mitigé dans la présente affaire. Teva disposera de dix jours, à compter de la date de réception des observations des demanderesses, pour y répondre en soumettant leurs propres observations, lesquelles ne devront pas dépasser cinq pages de longueur. Les demanderesses auront alors cinq jours pour y donner suite, leur réponse ne devant pas dépasser deux pages de longueur.

 


JUGEMENT

LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT :

1.                  La demande des demanderesses visant à obtenir, en vertu de l’article 6 du Règlement sur les MB(AC), une ordonnance interdisant au défendeur, le ministre de la Santé, de délivrer un avis de conformité à Teva relativement à ses capsules de sulfate d’atazanavir de 150, 200 et 300 mg, jusqu’à l’expiration du brevet 840, est accueillie.

2.                  La demande des demanderesses visant à obtenir, en vertu de l’article 6 du Règlement sur les MB(AC), une ordonnance interdisant au défendeur, le ministre de la Santé, de délivrer un avis de conformité à Teva pour ses capsules de sulfate d’atazanavir de 150, 200 et 300 mg, jusqu’à l’expiration du brevet 736, est rejetée.

3.                  La Cour conserve sa compétence pour traiter la question des dépens.

« Anne L. Mactavish »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-1364-14

 

INTITULÉ :

BRISTOL-MYERS SQUIBB CANADA CO., BRISTOL‑MYERS SQUIBB HOLDINGS IRELAND ET NOVARTIS AG c. TEVA CANADA LIMITÉE ET LE MINISTRE DE LA SANTÉ

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Du 15 février 2016 au 19 février 2016

 

JUGEMENT PUBLIC ET MOTIFS :

LA JUGE MACTAVISH

 

DATE DES MOTIFS :

Le 8 juin 2016

 

COMPARUTIONS :

Andrew J. Reddon

Steven G. Mason

David A. Tait

Sanjaya Mendis

Martin Brandsma

 

Pour les demanderesses

 

Marcus Klee

Jonathan Stainsby

Scott A. Beeser

 

Pour le défendeur

TEVA CANADA LIMITÉE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

McCarthy Tétrault S.E.N.C.R.L., s.r.l.

Avocats

Toronto (Ontario)

 

Pour les demanderesses

 

Aitken Klee LLP

Avocats

Ottawa (Ontario)

Pour le défendeur

TEVA CANADA LIMITÉE

 

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