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Date : 20160622


Dossier : T-144-15

Référence : 2016 CF 704

[TRADUCTION FRANÇAISE]

 

Ottawa (Ontario), le 22 juin 2016

En présence de madame la juge Roussel

ENTRE :

CANADA BREAD COMPANY, LIMITED

demanderesse

et

LA TORTILLA FACTORY

défenderesse

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]               Il s’agit d’un appel interjeté conformément à l’article 56 de la Loi sur les marques de commerce, L.R.C. (1985), ch. T-13, (la LMC) à l’encontre d’une décision de la Commission des oppositions des marques de commerce (la Commission), datée du 26 novembre 2014, par laquelle la Commission a rejeté les oppositions de la demanderesse, Canada Bread Company, Limited, produites à l’encontre de deux demandes d’enregistrement produites par la défenderesse, La Tortilla Factory : la demande d’enregistrement no 1 485 346 visant la marque de commerce SMART & DELICIOUS WRAPS, et la demande d’enregistrement no 1 485 347 visant la marque de commerce SMART & DELICIOUS TORTILLAS, en liaison avec des [traduction] « tortillas et sandwichs roulés ».

[2]               Pour les motifs qui suivent, je considère que l’affaire dont je suis saisie est théorique et par conséquent, l’appel doit être rejeté.

I.                   Les faits

[3]               La demanderesse est une société dont l’établissement principal se trouve à Etobicoke en Ontario. Elle exerce ses activités dans le secteur de la boulangerie et de la pâtisserie. La défenderesse est une société basée aux États-Unis qui exerce ses activités dans le domaine de la fabrication de tortillas et de produits alimentaires connexes.

[4]               Le 16 juin 2010, la défenderesse a déposé la demande no 1 485 346 visant l’enregistrement de la marque de SMART & DELICIOUS, et la demande no 1 485 347, visant la marque de commerce SMART & DELICIOUS TORTILLAS. La défenderesse a fait une demande pour chaque marque de commerce fondée à la fois sur l’emploi au Canada depuis août 2006 et sur son enregistrement et son emploi aux États-Unis.

[5]               Le 9 mars 2011, les deux demandes de marques de commerce ont été publiées dans le Journal des marques de commerce (vol. 58, numéro 2941).

[6]               Le 5 mai 2011, la demanderesse a produit des déclarations d’opposition en vertu de l’article 38 de la LMC visant les deux demandes d’enregistrement. Les motifs d’opposition sont les suivants :

a)         Les demandes d’enregistrement de marques de commerce n’étaient pas conformes aux dispositions de l’alinéa 30b) de la LMC, puisque la défenderesse n’avait pas employé la marque de commerce en liaison avec les services décrits dans la demande à la date de premier emploi alléguée;

b)        Les demandes d’enregistrement de marques de commerce n’étaient pas conformes aux exigences de l’alinéa 30d) de la LMC, puisque la défenderesse n’avait pas employé les marques de commerce alléguées aux États-Unis en liaison avec chacune des catégories générales de marchandises et de services décrits dans la demande;

c)         Les demandes de marques de commerce n’étaient pas conformes aux exigences de l’alinéa 30i) de la LMC, parce que la défenderesse ne peut pas avoir été convaincue qu’elle avait le droit d’employer les marques de commerce alléguées au Canada en liaison avec les services décrits dans les demandes d’enregistrement, compte tenu de la famille de marques de commerce SMART de la demanderesse;

d)        Les marques de commerce ne sont pas enregistrables en vertu de l’alinéa 12(1)d) de la LMC, puisqu’elles créent de la confusion avec les marques de commerce déposées SMART & Design (LMC no 708,753) et DEMPSTER’S SMART (LMC no 761,257);

e)         La défenderesse n’est pas la personne ayant droit à l’enregistrement des marques de commerce conformément aux alinéas 16(1)a) et b) de la LMCV, étant donné que, à la date de premier emploi alléguée des marques de commerce alléguées au Canada, les marques de commerce alléguées créaient de la confusion avec la famille de marques de commerce SMART de la demanderesse qui a déjà été employée au Canada par la demanderesse et pour lesquelles des demandes d’enregistrement ont déjà été produites par la demanderesse;

f)         En ce qui a trait aux dispositions de l’article 2 de la LMC, les marques de commerce n’étaient pas adaptées de manière à distinguer les marchandises de la défenderesse de celles de la demanderesse, en raison de la famille de marques de commerce SMART de la demanderesse.

[7]               Le 22 septembre 2011, la défenderesse a produit une contre-déclaration en réponse aux deux déclarations d’opposition.

[8]               Les déclarations d’opposition ont été modifiées le 18 juillet 2012, dans le but d’ajouter un motif distinct invoqué en vertu de l’alinéa 12(1)d), alléguant la confusion avec la marque de commerce déposée SMART de la demanderesse (LMC no 827,840). Les déclarations d’opposition modifiées ont été acceptées le 18 septembre 2012. La défenderesse n’a pas demandé l’autorisation de modifier ses contre-déclarations pour faire suite aux déclarations d’opposition modifiées.

[9]               Après la signification de la preuve de chaque partie, du contre-interrogatoire de l’un des déposants, la réponse aux engagements et l’échange des observations écrites, l’audience sur les oppositions a eu lieu le 11 mars 2014. La défenderesse n’a pas comparu.

[10]           Le 26 novembre 2014, la Commission a rendu sa décision et a rejeté les oppositions en vertu du paragraphe 38(8) de la LMC.

[11]           Dans un avis de requête daté du 2 février 2015, la demanderesse a interjeté appel de la décision de la Commission devant la Cour conformément à l’article 56 de la LMC. La défenderesse a déposé son avis de comparution le 12 février 2015.

[12]           Le 21 mai 2015, la défenderesse a envoyé une lettre à la Cour et à la demanderesse qui comprenait des copies de deux lettres datées du 29 avril 2015 et envoyées au registraire des marques de commerce (le registraire), lesquelles indiquaient que la défenderesse avait retiré ses demandes d’enregistrement de marques de commerce no 1 485 346 (SMART & DELICIOUS WRAPS) et no 1 485 347 (SMART & DELICIOUS TORTILLAS), sous toutes réserves. Dans sa lettre adressée à la Cour et à la demanderesse, la défenderesse a fait savoir qu’elle avait pris la position que la question dont la Cour était saisie était devenue théorique en raison du retrait de ses demandes d’enregistrement de marques de commerce. La défenderesse a également fait savoir qu’elle n’avait pas pris position à l’égard de cet appel.

[13]           La demanderesse a produit son dossier le 9 juin 2015 et une demande d’audience le 4 août 2015. La demanderesse a également déposé de nouveaux éléments de preuve, tel qu’il est permis par le paragraphe 56(5) de la LMC. L’audience sur l’appel a été fixée au 15 décembre 2015.

[14]           Le 7 décembre 2015, une conférence téléphonique a eu lieu avec les avocats des parties pour discuter de la question de savoir si cette affaire devait toujours être entendue compte tenu de la position de la défenderesse. Par suite de la conférence téléphonique, la Cour a émis, le 8 décembre 2015, une directive informant les parties que la Cour souhaitait entendre les observations sur la question du caractère théorique au début de l’audience.

[15]           Le jour de l’audience, la défenderesse n’a pas comparu. La Cour a entendu les observations de la demanderesse sur la question du caractère théorique, ainsi que sur le bien-fondé de l’appel, et a par la suite pris son jugement en délibéré.

II.                Questions en litige

[16]           L’affaire devant la Cour soulève les questions suivantes :

A.              L’appel est-il théorique?

B.               Dans l’affirmative, la Cour devrait-elle exercer son pouvoir discrétionnaire et entendre l’appel malgré son caractère théorique?

III.             Analyse

A.                L’appel est-il théorique?

[17]           La demanderesse a soutenu que l’appel n’était pas théorique au motif que le registraire n’a pas pu donner effet au retrait des demandes d’enregistrement de marques de commerce. Elle a fait valoir que, contrairement aux dispositions de la LMC relatives à l’abandon ou à l’abandon réputé d’une demande d’enregistrement de marque de commerce (article 36 et paragraphe 40(3) de la LMC), il n’y a pas de disposition légale dans la LMC qui prévoit le retrait d’une demande d’enregistrement de marque de commerce une fois qu’elle a été déposée auprès du registraire. Selon la demanderesse, une fois qu’une demande d’enregistrement de marque de commerce a été déposée, elle doit suivre son cours et par la suite, en l’absence d’autres mesures prises par la demanderesse, elle est réputée abandonnée.

[18]           La demanderesse a également contesté l’inscription par le registraire sur le site web de l’Office de la propriété intellectuelle du Canada que les demandes d’enregistrement des marques de commerce avaient été [traduction] « volontairement abandonnées » et a fait valoir que cette inscription aurait dû se lire [traduction] « en appel ».

[19]           La demanderesse a fait valoir en outre qu’une fois que la décision de la Commission avait été publiée et qu’un appel avait été interjeté à la Cour, le registraire était dessaisi et la Cour avait le pouvoir de donner effet au retrait des demandes d’enregistrement des marques de commerce, soit par voie de requête en radiation de l’appel ou d’observations en appel sur la question du caractère théorique. Elle a également exposé l’argument que la défenderesse pourrait également avoir consenti à l’une des conclusions recherchées par la demanderesse en appel.

[20]           Le jugement principal sur la question du caractère théorique est l’arrêt Borowski c. Canada (Procureur général), [1989] 1 RCS 342, 57 DLR (4th) 231 [Borowski]. Aux paragraphes 15 et 16, la Cour suprême du Canada décrit l’analyse en deux temps permettant de déterminer si une question est théorique. La première étape consiste à établir s’il reste un litige actuel entre les parties. Si le litige n’existe plus, la question sera considérée comme purement théorique. Deuxièmement, si la question est purement théorique, la cour doit décider si elle devrait exercer son pouvoir discrétionnaire et entendre malgré tout le litige. Les trois (3) facteurs suivants sont pertinents pour permettre à la Cour de décider d’exercer ou non ce pourvoir discrétionnaire : 1) l’existence d’un débat contradictoire entre les parties; 2) le souci de l’économie des ressources judiciaires et 3) la considération de la fonction véritable de la Cour dans l’élaboration du droit (arrêt Borowski, aux paragraphes 31, 34 et 40).

[21]           Dans la décision Sous-tapis Dura Limitée. c. BASF Corp., (1998) 154 F.T.R. 233 (CF) [Dura], la Cour a conclu que l’appel d’une décision du registraire des marques de commerce ayant rejeté l’opposition de la demanderesse était théorique parce que la défenderesse avait abandonné sa demande d’enregistrement de marque de commerce sous-jacente et par conséquent, il n’y avait pas de litige actuel. La Cour a conclu que la décision du registraire ne définissait pas les droits futurs de la demanderesse ou ne lui portait pas préjudice, indépendamment de l’argument de la demanderesse voulant que la décision du registraire ait des conséquences négatives et crée un dangereux précédent. En outre, la Cour a noté que le registraire examinera toute demande d’enregistrement de marque de commerce ou opposition à venir en fonction de ses propres circonstances (Dura, au paragraphe 20).

[22]           Plus récemment, dans la décision Ingénieurs Canada c. MMI-IPCO, LLC, 2015 CF 839 [Ingénieurs], le juge Brown a confirmé la conclusion tirée dans la décision Dura voulant que, lorsque la demande d’enregistrement de marque de commerce qui a donné lieu au litige n’existe plus, il n’y ait plus aucune source de litige et l’appel soit théorique. En outre, le juge Brown a conclu qu’il n’y a aucune différence entre le retrait d’une demande d’enregistrement de marque de commerce et l’abandon d’une demande d’enregistrement de marque de commerce; les deux rendent l’appel théorique (Ingénieurs, au paragraphe 23). Le juge Brown a également souligné que si le comportement de l’intimée ou de toute autre partie équivaut à de l’usurpation, l’appelante peut alors intenter une action pour usurpation de marque ou déposer une autre opposition à une nouvelle demande d’enregistrement qui sera évaluée par le registraire sur le fond (Ingénieurs, au paragraphe 25).

[23]           Dans le présent appel, les demandes d’enregistrement des marques de commerce, qui constituent le fondement de l’appel, ont été retirées. Il n’existe plus de source de litige et il n’a pas été démontré à la satisfaction de la Cour que les droits de l’une ou l’autre partie seront lésés par l’issue de l’appel. Comme les autres membres de la Cour l’ont jugé dans la décision Dura et plus récemment dans la décision Ingénieurs, je conclus qu’il n’y a pas de litige actuel entre la demanderesse et la défenderesse.

[24]           En outre, je ne suis pas convaincue par l’argument de la demanderesse que le registraire n’a pas le pouvoir d’accepter le retrait de la demande d’enregistrement de marque de commerce sous prétexte que ce retrait n’est pas prévu dans la LMC. La demanderesse a soutenu que la LMC ne prévoit que l’abandon ou l’abandon réputé d’une demande lorsqu’un requérant fait défaut dans la poursuite d’une demande (article 36, paragraphe 40(3) de la LMC) ou omet de produire une contre-déclaration dans le délai prescrit (paragraphe 38(7.2) de la LMC), et que seule une opposition peut être retirée (paragraphe 38(7.1) de la LMC). Accepter l’argument de la demanderesse signifierait qu’une demande ne pourrait jamais être retirée de la procédure d’enregistrement malgré les intentions des parties. Cela créerait non seulement de l’incertitude concernant l’état des demandes en cours, mais aussi à l’égard des demandes passées qui ont été retirées ou abandonnées par les requérants et qui figurent dans le registre comme ayant été [traduction] « volontairement abandonnées ».

[25]           Pour ce qui est de savoir si la Cour devrait exercer son pouvoir discrétionnaire et trancher l’appel malgré son caractère théorique, je conclus que le premier facteur de l’analyse de l’arrêt Borowski ne justifie pas l’exercice du pouvoir discrétionnaire, étant donné qu’il n’y a pas de débat contradictoire en cours, comme en témoigne le fait que la défenderesse n’a pas pris position à l’égard de l’appel, n’a pas déposé d’observations écrites et n’a pas comparu à l’audience de la présente affaire. Pour ce qui est du souci de l’économie des ressources judiciaires et la considération de la fonction véritable de la Cour dans l’élaboration du droit, en l’absence d’observations écrites ou verbales par la défenderesse, le caractère incomplet du dossier soumis à la Cour ne justifie pas l’exercice du pouvoir discrétionnaire dans les circonstances. À l’instar de mes collègues dans les décisions Dura et Ingénieurs, je suis également d’avis qu’il ne serait pas souhaitable que la Cour se prononce sur le bien-fondé de l’appel en l’absence d’un contexte contradictoire et sans pouvoir avoir recours aux observations de la défenderesse.

[26]           Pour tous les motifs qui précèdent, l’appel doit être rejeté en raison de son caractère théorique et la Cour doit refuser d’exercer son pouvoir discrétionnaire. Par souci de clarté, ces motifs ne sont pas et ne doivent pas être interprétés de telle manière qu’une décision a été rendue sur le fond de l’appel ou de la décision de la Commission.

[27]           La demanderesse a demandé que les dépens soient adjugés en sa faveur même si l’appel a été jugé théorique. En règle générale, les dépens sont adjugés à la partie qui a gain de cause. Cependant, en l’espèce, la défenderesse n’a pas présenté d’observations écrites et n’a pas comparu à l’audience. Compte tenu des circonstances, j’exerce mon pouvoir discrétionnaire et je conclus que les dépens ne seront adjugés à ni l’une ni l’autre des parties.


JUGEMENT

LA COUR rejette l’appel en raison de son caractère théorique. Aucuns dépens ne sont adjugés.

« Sylvie E. Roussel »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-144-15

INTITULÉ :

CANADA BREAD COMPANY LIMITED c LA TORTILLA FACTORY

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 15 décembre 2015

JUGEMENT ET MOTIFS :

La juge ROUSSEL

DATE DES MOTIFS :

Le 22 juin 2016

COMPARUTIONS :

Bruno Barrette

Yann Canneva

Pour la demanderesse

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Barrette Legal Inc.

Montréal (Québec)

Pour la demanderesse

Ridout & Maybee S.E.N.C.R.L.

Avocat

Ottawa (Ontario)

Pour la défenderesse

 

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