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Date : 20160516


Dossier : IMM-626-15

Référence : 2016 CF 544

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Toronto (Ontario), le 16 mai 2016

En présence de monsieur le juge O’Reilly

ENTRE :

ORLANDO CONCEPCION

NHORLEO CONCEPCION

NOEMI CONCEPCION

GABBY CONCEPCION

JACKIELYN CONCEPCION

CARL IAN ORDANZA

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   Aperçu

[1]               Mme Nelly Concepcion souhaitait parrainer son mari, Orlando, aux fins de la résidence permanente au Canada. Il réside actuellement aux Philippines. Une agente des visas à Manille a constaté que M. Concepcion était interdit de territoire au Canada pour avoir commis des crimes contre l’humanité quand il a servi comme opérateur radio dans l’armée philippine, citant l’alinéa 35(1)a) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (LIPR) (les dispositions de la LIPR qui sont citées sont énoncées dans une annexe).

[2]               M. Concepcion soutient que l’agente l’a traité injustement en omettant de l’aviser comme il se doit que son admissibilité au Canada était en cause et en se fondant sur des sources d’information qui lui sont inconnues. Il soutient également que l’agente a appliqué un critère d’interdiction de territoire désuet et inexact, et a rendu une décision déraisonnable. Il me demande d’annuler la décision de l’agente et d’ordonner au ministre défendeur de traiter sa demande de résidence permanente et celle de ses enfants.

[3]               J’estime que l’agente a appliqué une mauvaise définition de l’interdiction de territoire et j’accueillerai cette demande de contrôle judiciaire pour ce motif. Il est inutile d’aborder les autres questions que M. Concepcion a soulevées. Je ne peux, cependant, pas accorder le redressement que M. Concepcion demande; je ne peux qu’ordonner qu’un autre agent réexamine la question de son admissibilité au Canada. (Rafuse c. Canada (Commission d’appel des pensions), 2002 CAF 31, au paragraphe 14).

[4]               Par conséquent, la seule question est de savoir si l’agente a appliqué le bon critère d’interdiction de territoire.

II.                Décision de l’agente

[5]               En 2011, l’agente a interviewé M. Concepcion au sujet de son éventuelle interdiction de territoire au Canada en fonction de son service dans l’armée. Les préoccupations de l’agente découlaient de sources publiques au sujet de l’implication de l’armée dans des crimes contre l’humanité.

[6]               Deux ans plus tard, l’agente a informé M. Concepcion qu’il pourrait être interdit de territoire au Canada pour avoir commis des crimes contre l’humanité, en se référant à la Loi sur les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre, L.C. 2000, ch. 24. L’agente n’a pas précisé quelle disposition de la loi elle invoquait. M. Concepcion a répondu en disant à l’agente qu’il n’avait jamais participé à un crime contre l’humanité. Son rôle en tant qu’opérateur radio, a-t-il dit, touchait l’entretien des lignes de communication afin de protéger la sécurité publique.

[7]               En 2014, l’agente a rendu sa décision en concluant que M. Concepcion était interdit de territoire au Canada. Elle a conclu qu’il avait été membre d’unités de l’armée qui avaient été impliquées dans des atrocités – la 7e division d’infanterie et le 56e bataillon d’infanterie. Elle a constaté qu’il avait été au courant que certaines de ses communications avaient abouti à l’arrestation et l’interrogatoire de membres de l’ennemi, la Nouvelle armée du peuple. Il savait que son bataillon avait été impliqué dans un combat en 1987, bien qu’il n’y ait pas été impliqué personnellement. Pourtant, il n’avait pas pris de mesures pour arrêter les atrocités de l’armée ou se dissocier d’elles.

[8]               L’agente a constaté que M. Concepcion était complice des crimes de l’armée en ayant eu connaissance d’eux et en y contribuant en facilitant la transmission des communications. Elle s’est fondée principalement sur l’analyse de la complicité dans l’affaire Ramirez c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 2 CF 306. Elle a conclu qu’une personne serait interdite de territoire si elle a commis un crime au regard du droit international ou a été impliquée dans un rôle secondaire (par exemple, en aidant et encourageant autrui à le commettre). L’agente a ensuite déclaré qu’une association avec un groupe impliqué dans des crimes de droit international peut constituer une complicité, même si la personne en était tout simplement au courant et les tolérait.

III.             Le critère de l’interdiction de territoire

[9]               En vertu de l’alinéa 35(1)a) de la LIPR, une personne est interdite de territoire au Canada pour atteinte aux droits humains ou internationaux si elle a commis un acte à l’extérieur du Canada qui équivaut à une infraction en vertu des articles 4 à 7 de la Loi sur les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre.

[10]           La Cour suprême du Canada a jugé que, dans le but de prouver qu’une personne a été complice d’un crime de guerre, il faut démontrer qu’elle y a apporté une contribution importante; une personne ne peut pas être considérée comme complice par simple association : Ezokola c. Canada (Citoyenneté et Immigration), [2013] 2 RCS 678. Dans ce cas-là, la Cour traitait des dispositions de la LIPR relativement à l’exclusion du droit à l’asile alors que la présente affaire porte sur l’interdiction de territoire au Canada. Néanmoins, le libellé en question est identique. En outre, l’arrêt Ezokola traitait de la portée appropriée de la responsabilité à l’égard des crimes de droit international, qui est également applicable à la fois à l’exclusion en vertu de l’article 1Fa) de la Convention sur les réfugiés et à l’interdiction de territoire en vertu de l’alinéa 35(1)a) de la LIPR.

[11]           La Cour d’appel fédérale a constaté que l’arrêt Ezokola ne concerne pas directement la clause de l’interdiction de territoire de l’alinéa 34(1)f) de la LIPR, qui porte sur l’appartenance à une organisation qui se livre au terrorisme (Kanagendren c. Canada (Citoyenneté et Immigration, 2015 CAF 86). Cependant, il distingue avec précision l’alinéa 34(1)f) de l’alinéa 35(1)a), en faisant remarquer que l’alinéa 35(1)a) est « la disposition de droit interne relative à l’interdiction de territoire qui correspond à l’article 1Fa) ». Par conséquent, l’analyse de la Cour suprême va sûrement s’appliquer en l’espèce. En effet, le ministre reconnaît qu’il s’applique.

[12]           Dans l’arrêt Ezokola, la Cour suprême a jugé que la complicité en vertu de l’article 1Fa) exige un lien entre le comportement de la personne et le but du groupe : « Des individus peuvent être complices de crimes internationaux sans être liés à un crime en particulier, mais il doit exister un lien entre ces individus et le dessein criminel du groupe [...]  » (au paragraphe 8; italiques dans l’original).

[13]           La Cour a appliqué une « approche axée sur la contribution » pour remplacer le « critère fondé sur la participation consciente » retenu dans l’arrêt Ramirez. Elle a souligné la nécessité de respecter les règles de responsabilité qui ont été retenues en ce qui concerne les crimes de droit international, compte tenu de leur « nature extraordinaire  » (paragraphe 44) : « Même s’il repose sur des principes nationaux, le droit pénal international a adapté le concept de responsabilité individuelle au contexte de la criminalité collective et à grande échelle, où le crime se commet souvent de manière indirecte et à distance » (paragraphe 45).

[14]           Après avoir consulté le Statut de Rome et d’autres sources de principes internationaux du droit pénal, la Cour a conclu ce qui suit :

En droit pénal international, on ne peut conclure à la complicité d’une personne que si elle a consciemment (ou, du moins, par insouciance) apporté une contribution significative au crime ou au dessein criminel d’un groupe (paragraphe 68).

[15]           Par conséquent, le critère de l’interdiction de territoire au titre de l’alinéa 35(1)a) exige des raisons sérieuses de penser qu’une personne a volontairement apporté une contribution importante et en connaissance de cause à une infraction en contravention de la Loi sur les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre ou au dessein criminel d’un groupe.

IV.             L’agente a-t-elle appliqué le bon critère?

[16]           Le ministre soutient que l’agente n’a commis aucune erreur en appliquant le critère de Ramirez, car il revient, en substance, à la même norme énoncée et appliquée par la Cour suprême du Canada dans l’affaire Ezokola.

[17]           Même si je suis d’accord avec le ministre sur le fait qu’il y a beaucoup d’éléments communs dans les arrêts Ramirez et Ezokola; il y a aussi, à mon avis, des différences considérables. Plus précisément, dans la décision Ezokola, la Cour suprême s’est explicitement écartée de la notion de complicité par association (une notion qui ne découle pas de l’arrêt Ramirez lui-même, mais des décisions qui ont été rendues dans sa foulée; voir, par exemple, l’arrêt Sivakumar c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] 1 CF 433, au paragraphe 9). Comme il est indiqué ci-dessus, le critère exige désormais la preuve d’une contribution importante à un crime de droit international. Le ministre soutient que ce critère a été respecté en l’espèce par des éléments de preuve démontrant que M. Concepcion a apporté une « [traduction] contribution volontaire, importante et consciente à l’armée des Philippines, pendant de nombreuses années, lorsqu’elle commettait des atrocités ». À mon avis, ce n’est pas le bon critère. La preuve doit démontrer, au moins, que la personne a apporté une contribution importante à un crime ou au dessein criminel de l’organisation, pas seulement une contribution à l’organisation.

[18]           Dans tous les cas, cependant, l’agente a appliqué un critère encore moins rigoureux que celui qui était offert par le ministre. L’agente a constaté qu’une association avec un groupe impliqué dans des crimes de droit international équivaudrait à une complicité si la personne était au courant des activités du groupe et y a acquiescé. Cette norme ne peut plus être appliquée après l’arrêt Ezokola, qui exige la preuve qu’une personne a apporté une contribution importante à un crime ou au dessein criminel d’un groupe.

[19]           Par conséquent, l’agente aurait dû appliquer les principes de responsabilité énoncés dans l’arrêt Ezokola. Ne pas le faire équivalait à une erreur de droit.

V.                Conclusion et dispositif

[20]           Le critère appliqué par l’agente ne correspondait pas aux principes énoncés par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Ezokola. Par conséquent, je dois accueillir la présente demande de contrôle judiciaire. Compte tenu de la jurisprudence existante sur cette question (par exemple, l’arrêt Kanagendren), aucune question d’importance générale ne se pose.


JUGEMENT

LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT :

1.      La demande de contrôle judiciaire est accueillie et l’affaire est renvoyée à un autre agent pour réexamen.

2.      Aucune question de portée générale n’est mentionnée.

« James W. O’Reilly »

Juge


Annexe

Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, ch 27

Immigration and Refugee Protection Act, SC 2001, c 27

Sécurité

Security

34. (1) Emportent interdiction de territoire pour raison de sécurité les faits suivants :

 

34. (1) A permanent resident or a foreign national is inadmissible on security grounds for

 

[…]

f) être membre d’une organisation dont il y a des motifs raisonnables de croire qu’elle est, a été ou sera l’auteur d’un acte visé aux alinéas a), b), b.1) ou c).

(f) being a member of an organization that there are reasonable grounds to believe engages, has engaged or will engage in acts referred to in paragraph (a), (b), (b.1) or (c).

Atteinte aux droits humains ou internationaux

Human or international rights violations

35. (1) Emportent interdiction de territoire pour atteinte aux droits humains ou internationaux les faits suivants :

35. (1) A permanent resident or a foreign national is inadmissible on grounds of violating human or international rights for

a) commettre, hors du Canada, une des infractions visées aux articles 4 à 7 de la Loi sur les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre;

(a) committing an act outside Canada that constitutes an offence referred to in sections 4 to 7 of the Crimes Against Humanity and War Crimes Act;

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-626-15

 

INTITULÉ :

ORLANDO CONCEPCION, NHORLEO CONCEPCION, NOEMI CONCEPCION, GABBY CONCEPCION, JACKIELYN CONCEPCION, CARL IAN ORDANZA c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 16 octobre 2015

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE O’REILLY

 

DATE DES MOTIFS :

Le 16 mai 2016

 

COMPARUTIONS :

Prasanna Balasundaram

 

Pour les demandeurs

 

Jamie Todd

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Prasanna Balasundaram

Avocat

Toronto (Ontario)

 

Pour les demandeurs

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

Pour le défendeur

 

 

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